Lucrezia Floriani/Chapitre 05

Lucrezia Floriani
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V.

Karol remarqua la belle figure un peu dure de ce vieillard, et, ne songeant point que ce pût être le père de la signora, il le salua et se disposa à passer outre. Mais Salvator s’était arrêté à contempler la pittoresque chaumière et le vieux pêcheur qui, avec sa barbe blanche un peu jaunie par le soleil, ressemblait à une divinité limoneuse des rivages. Les souvenirs que, maintes fois, la Floriani lui avait retracés, les larmes aux yeux, et avec l’éloquence du repentir, repassèrent confusément dans son esprit ; les traits austères du vieillard lui semblaient aussi conserver quelque ressemblance avec ceux de la belle jeune femme ; il le salua par deux fois et alla essayer d’ouvrir la grille du parc, située à dix pas de là, non sans tourner plusieurs fois la tête vers le pêcheur, qui le suivait des yeux avec un air d’attention et de méfiance.

Quand celui-ci vit que les deux jeunes seigneurs tentaient réellement de pénétrer dans la demeure de la Floriani, il se leva et leur cria, d’un ton peu accueillant, qu’on n’entrait point là, et que ce n’était pas une promenade publique.

— Je le sais fort bien, mon brave, répondit Salvator ; mais je suis un ami intime de la signora Floriani, et je viens pour la voir.

Le vieillard approcha et le regarda avec attention. Puis il reprit : — Je ne vous connais pas. Vous n’êtes pas du pays ?

— Je suis de Milan, et je vous dis que j’ai l’honneur d’être lié avec la signora. Voyons, par où faut-il entrer ?

— Vous n’entrerez pas comme cela ! Vous attend-on ? Savez-vous si on voudra vous recevoir ? Comment vous nommez-vous ?

— Le comte Albani. Et vous, mon brave, voulez-vous me dire votre nom ? Ne seriez-vous pas, par hasard, un certain honnête homme, qu’on appelle Renzo…, ou Beppo…, ou Checco Menapace ?

— Renzo Menapace, oui, c’est moi, en vérité, dit le vieillard en se découvrant, par suite de l’habitude qu’ont les gens du peuple de s’incliner, en Italie, devant les titres. D’où me connaissez-vous, signor ? Je ne vous ai jamais vu.

— Ni moi non plus ; mais votre fille vous ressemble, et je savais bien son véritable nom.

— Un meilleur nom que celui qu’ils lui donnent maintenant ! mais enfin le pli en est pris, et ils l’appellent tous d’un nom de guerre ! Ah ça ! vous voulez donc la voir ? Vous venez exprès ?

— Mais, sans aucun doute, avec votre permission. J’espère qu’elle voudra bien nous recommander à vous, et que vous ne vous repentirez pas de nous avoir ouvert la porte. Je présume que vous en avez la clef ?

— Oui, j’en ai la clef, et pourtant, Seigneuries, je ne peux vous ouvrir. Ce jeune seigneur est avec vous ?…

— Oui, c’est le prince de Roswald, dit Salvator, qui n’ignorait pas l’ascendant des titres.

Le vieux Menapace salua plus profondément encore, quoique sa figure restât froide et triste. — Seigneurs, dit-il, ayez la bonté de venir chez moi et d’y attendre que j’aie envoyé mon serviteur prévenir ma fille, car je ne peux pas vous promettre qu’elle soit disposée à vous voir.

— Allons, dit Salvator au prince, il faut nous résigner à attendre. Il paraît que la Floriani a maintenant la manie de se cloîtrer ; mais, comme je ne doute pas que nous ne soyons bien reçus, allons un peu voir sa chaumière natale. Ce doit être assez curieux.

— Il est fort curieux, en effet, qu’elle habite un palais, aujourd’hui, et qu’elle laisse son père sous le chaume, répondit Karol.

— Plaît-il, seigneur prince ? dit le vieillard, qui se retourna, d’un air mécontent, à la grande surprise des deux jeunes gens ; car ils avaient l’habitude de parler allemand ensemble, et Karol s’était exprimé dans cette langue.

— Pardonnez-moi, reprit Menapace, si je vous ai entendu ; j’ai toujours eu l’oreille fine, et c’est pour cela que j’étais le meilleur pêcheur du lac, sans parler de la vue, qui était excellente, et qui n’est pas encore trop mauvaise.

— Vous entendez donc l’allemand ? dit le prince.

— J’ai servi longtemps comme soldat, et j’ai passé des années dans votre pays. Je ne pourrais pas bien parler votre langue, mais je l’entends encore un peu, et vous me permettrez de vous répondre dans la mienne. Si je n’habite pas le palais de ma fille, c’est que j’aime ma chaumière, et si elle n’habite pas ma chaumière avec moi, c’est que le local est trop petit, et que nous nous gênerions l’un l’autre. D’ailleurs, j’ai l’habitude de demeurer seul, et c’est à mon corps défendant que je souffre auprès de moi le serviteur qu’elle a voulu me donner, sous prétexte qu’à mon âge, on peut avoir besoin d’un aide. Heureusement c’est un bon garçon ; je l’ai choisi moi-même, et je lui apprends l’état de pêcheur. Allons, Biffi, quitte un moment ton souper, mon enfant, et va dire à la signora que deux seigneurs étrangers demandent à la voir. — Vos noms encore une fois, s’il vous plaît, Seigneuries ?

— Le mien suffira, répondit Albani, qui avait suivi avec Karol le vieux Menapace jusqu’à l’entrée de sa cabane. Il tira de son portefeuille une carte de visite qu’il remit au jeune gars, chargé du service du pêcheur. Biffi partit à toutes jambes, après que son maître lui eut remis une clef qu’il tenait cachée dans sa ceinture.

— Voyez-vous, Seigneuries, dit Menapace à ses hôtes en leur présentant des chaises rustiques qu’il avait garnies et tressées lui-même avec les herbes aquatiques du rivage, il ne faut pas croire que je ne sois pas bien traité par ma fille. Sous le rapport de l’assistance, de l’amitié et des soins, je n’ai qu’à me louer d’elle. Seulement, vous comprenez ? je ne peux pas changer de manière de vivre à mon âge, et tout l’argent quelle m’envoyait, lorsqu’elle était au théâtre, je l’ai employé un peu plus utilement qu’à me bien loger, à me bien habiller et à me bien nourrir. Ces choses-là ne sont pas dans mes goûts. J’ai acheté de la terre, parce que cela est bon ; cela reste, et cela lui reviendra quand je n’y serai plus. Je n’ai pas d’autre enfant qu’elle. Elle n’aura donc pas à se repentir de tout ce qu’elle a fait pour moi. Son devoir était de me faire part de sa richesse ; elle l’a toujours rempli ; le mien est de faire prospérer cet argent-là, de le bien placer et de le lui restituer en mourant. J’ai toujours été l’esclave du devoir.

Cette façon étroite et intéressée du vieillard d’envisager ses rapports avec sa fille, fit sourire Salvator.

— Je suis bien sûr, dit-il, que votre fille ne compte pas de cette sorte avec vous, et qu’elle ne comprend rien à votre système d’économie.

— Il n’est que trop vrai qu’elle n’y comprend rien, la pauvre tête, répondit Menapace avec un soupir, et si je l’écoutais, je mangerais tout, je mènerais une vie de prince, comme elle, avec elle, et avec tous ceux à qui elle jette l’argent à pleines mains. Que voulez-vous ? nous ne pouvons pas nous entendre là-dessus. Elle est bonne, elle m’aime, elle vient me voir dix fois le jour, elle m’apporte tout ce qu’elle peut imaginer pour me faire plaisir. Si je tousse ou si j’ai mal à la tête, elle passe les nuits auprès de moi. Mais tout cela n’empêche pas qu’elle n’ait un grand défaut et qu’elle ne soit pas bonne mère, comme je le voudrais !

— Comment ! elle n’est pas bonne mère ? s’écria Salvator, qui avait bien de la peine à garder son sérieux devant la morale parcimonieuse du paysan. Je l’ai vue au sein de sa famille, et je pense que vous vous trompez, signor Menapace !

— Oh ! si vous trouvez qu’une bonne mère de famille doive caresser, soigner, amuser, gâter ses enfants, et pas davantage, soit ; mais je ne suis pas content de voir qu’on ne leur refuse jamais rien, qu’on habille les petites filles comme des princesses, avec des robes de soie, qu’on permette au garçon d’avoir déjà des chiens, des chevaux, une barque, un fusil, comme à un homme ! Ce sont de bons enfants, j’en conviens, et très-jolis ; mais ce n’est pas une raison pour leur donner tout ce qu’ils veulent, comme si cela ne coûtait rien ! Je vois bien qu’on va manger au moins trente mille francs par an dans la maison, tant en plaisirs et en maîtres aux enfants qu’en livres, en musique, en promenades, en cadeaux, en folies de tout genre. Et les aumônes donc ! C’est scandaleux ! Tous les estropiés, tous les vagabonds du pays ont appris le chemin de la maison, qu’ils ne connaissaient guère, certes, du temps du vieux Ranieri, l’ancien propriétaire ! Voilà un homme qui entendait bien ses intérêts, et qui faisait des économies dans sa terre, tandis que ma fille s’y ruinera si elle ne m’écoute !

L’avarice du vieillard causait un profond dégoût au prince ; mais Salvator s’en amusait plus qu’il n’en était indigné. Il connaissait bien la nature du paysan, cette âpreté à conserver, cette dureté envers soi-même, cette soif d’acquérir des fonds sans jamais jouir des revenus, cette crainte de l’avenir qui s’étend pour les vieillards laborieux et pauvres au delà du tombeau. Il ne put cependant se défendre d’un peu de mécontentement en entendant Menapace invoquer le souvenir du vieux Ranieri, qui avait joué un si vilain rôle dans l’histoire de la Floriani.

— Ce Ranieri, si je me souviens bien de ce que m’a raconté Lucrezia, dit-il, était un ignoble ladre. Il avait maudit, et voulait déshériter son fils, parce que celui-ci voulait épouser votre fille !

— Il nous a causé du chagrin, c’est vrai, reprit le vieillard sans s’émouvoir ; mais à qui la faute ? À ce jeune fou, qui voulait épouser une pauvre paysanne. Dans ce temps-là, la Lucrezia n’avait rien ; elle avait appris de sa marraine, madame Ranieri, bien des choses inutiles, la musique, les langues, la déclamation…

— … Choses qui lui ont assez bien servi depuis, pourtant ! dit Salvator en l’interrompant.

— Choses qui l’ont perdue ! reprit l’inflexible vieillard. Il eût mieux valu que la vieille Ranieri, qui ne pouvait rien lui donner pour l’établir, ne l’eût pas prise en si grande amitié, et qu’elle l’eût laissée paysanne, raccommodeuse de filets, fille de pêcheur, comme elle l’était, et femme de pêcheur, comme elle pouvait le devenir. Car j’en savais un bon, qui avait une bonne maison, deux grandes barques, un joli pré, des vaches… Oui ! oui ! un excellent parti, Pietro Mangiafoco, qui l’aurait épousée si elle avait voulu entendre raison. Au lieu qu’en l’instruisant et en la rendant si belle et si savante, sa marraine a été cause de tout le mal qui s’en est suivi. Memmo Ranieri, son fils, est devenu fou de Lucrezia, et, ne pouvant pas l’épouser, il l’a enlevée. C’est comme cela que ma fille a été séparée de moi, et c’est pour cela que, pendant douze ans, je n’ai pas voulu entendre parler d’elle.

— Si ce n’est pour recevoir l’argent qu’elle lui envoyait ! dit Salvator à Karol, oubliant que le pêcheur entendait l’allemand.

Mais cette réflexion ne blessa nullement le vieillard.

— Sans doute, je le recevais, je le plaçais et je le faisais valoir, reprit-il. Je savais qu’elle menait grand train et qu’elle serait peut-être fort aise, un jour, de trouver de quoi vivre, après avoir mangé tout ce qu’elle gagnait. Car, que n’a-t-elle pas gagné ? Des millions, à ce qu’on dit ! Et que n’a-t-elle pas donné, gaspillé ? Ah ! c’est une malédiction d’avoir un pareil caractère !

— Oui, oui, c’est un monstre ! s’écria Salvator en riant : mais, en attendant, il me semble que le vieux Ranieri a été bien mal avisé de ne pas vouloir la marier avec son fils ; il l’aurait fait s’il eût pu deviner que cette petite paysanne gagnerait des millions avec son talent !

— Oui ! il l’eût fait, dit Menapace avec le plus grand calme, mais il ne pouvait le deviner ; et, en se refusant à un mariage si disproportionné, il était dans son droit : il avait raison, tout autre eût fait comme lui, et moi-même à sa place !

— De sorte que vous ne le blâmez pas, et que peut-être vous êtes resté en fort bons termes avec lui, tandis que son fils séduisait votre fille, faute de pouvoir arracher le consentement du vieux ladre ?

— Le vieux ladre, l’avarone, comme on l’appelait, était dur, j’en conviens ; mais enfin il était juste, et ce n’était pas un mauvais voisin. Il ne m’a jamais fait de bien ni de mal. En voyant que je ne pardonnais point à ma fille, il m’avait pardonné d’être son père. Et, quant à son fils, il lui a pardonné aussi, quand il a abandonné Lucrezia pour faire un bon mariage.

— Et vous, lui avez-vous pardonné, à ce fils, digne de son père ?

— Je ne devais pas lui pardonner, quoique, après tout, il fût dans son droit ; il n’avait rien promis par écrit à ma fille ; c’est elle qui eut tort de se fier à son amour, et quand il l’a quittée, ils avaient des dettes ; elle avait fait de mauvaises affaires dans son entreprise de théâtre, au commencement… D’ailleurs, il est mort, et Dieu est son juge ! Mais, pardon ! Excellences, j’ai laissé mes filets au bord de l’eau, et s’il venait de l’orage, cette nuit, ils pourraient bien s’en aller. Il faut que je les retire. Ce sont encore de bons filets, et qui prennent du poisson. J’en fournis la table de ma fille, mais elle le paie, da ! je ne donne rien pour rien ! et je lui dis… « Mange, mange… fais manger tes enfants ; heureusement pour eux, ils retrouveront ce poisson-là dans ma bourse ! »