Eugène Renduel (Œuvres complètes de Victor Hugo. Drames, Tome Vp. i-vii).



Ainsi qu’il s’y était engagé dans la préface de son dernier drame, l’auteur est revenu à l’occupation de toute sa vie, à l’art. Il a repris ses travaux de prédilection, avant même d’en avoir tout-à-fait fini avec les petits adversaires politiques qui sont venus le distraire il y a deux mois. Et puis, mettre au jour un nouveau drame six semaines après le drame proscrit, c’était encore une manière de dire son fait au présent gouvernement. C’était lui montrer qu’il perdait sa peine. C’était lui prouver que l’art et la liberté peuvent repousser en une nuit sous le pied maladroit qui les écrase. Aussi compte-t-il bien mener de front désormais la lutte politique, tant que besoin sera, et l’œuvre littéraire. On peut faire en même temps son devoir et sa tâche. L’un ne nuit pas à l’autre. L’homme a deux mains.

Le Roi s’amuse et Lucrèce Borgia ne se ressemblent ni par le fond, ni par la forme, et ces deux ouvrages ont eu chacun de leur côté une destinée si diverse que l’un sera peut-être un jour la principale date politique et l’autre la principale date littéraire de la vie de l’auteur. Il croit devoir le dire cependant, ces deux pièces si différentes par le fond, par la forme et par la destinée, sont étroitement accouplées dans sa pensée. L’idée qui a produit le Roi s’amuse et l’idée qui a produit Lucrèce Borgia sont nées au même moment, sur le même point du cœur. Quelle est en effet la pensée intime cachée sous trois ou quatre écorces concentriques dans le Roi s’amuse ? La voici. Prenez la difformité physique la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, à l’étage le plus infime, le plus souterrain et le plus méprisé de l’édifice social ; éclairez de tous côtés, par le jour sinistre des contrastes, cette misérable créature ; et puis, jetez-lui une âme, et mettez dans cette âme le sentiment le plus pur qui soit donné à l’homme, le sentiment paternel. Qu’arrivera-t-il ? C’est que ce sentiment sublime, chauffé selon certaines conditions, transformera sous vos yeux la créature dégradée ; c’est que l’être petit deviendra grand ; c’est que l’être difforme deviendra beau. Au fond, voilà ce que c’est que le Roi s’amuse. Eh bien ! qu’est-ce que c’est que Lucrèce Borgia ? Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, dans le cœur d’une femme, avec toutes les conditions de beauté physique et de la grandeur royale, qui donnent de la saillie au crime, et maintenant mêlez à toute cette difformité morale un sentiment pur, le plus pur que la femme puisse éprouver, le sentiment maternel ; dans votre monstre mettez une mère ; et le monstre intéressera, et le monstre fera pleurer, et cette créature qui faisait peur fera pitié, et cette âme difforme deviendra presque belle à vos yeux. Ainsi, la paternité sanctifiant la difformité physique, voilà le Roi s’amuse ; la maternité purifiant la difformité morale, voilà Lucrèce Borgia. Dans la pensée de l’auteur, si le mot bilogie n’était pas un mot barbare, ces deux pièces ne feraient qu’une bilogie sui generis, qui pourrait avoir pour titre : Le Père et la Mère. Le sort les a séparées, qu’importe ! l’une a prospéré, l’autre a été frappée d’une lettre de cachet ; l’idée qui fait le fond de la première restera long-temps encore peut-être voilée par mille préventions à bien des regards ; l’idée qui a engendré la seconde semble être chaque soir, si aucune illusion ne nous aveugle, comprise et acceptée par une foule intelligente et sympathique ; habent sua fata ; mais quoi qu’il en soit de ces deux pièces, qui n’ont d’autre mérite d’ailleurs que l’attention dont le public a bien voulu les entourer, elles sont sœurs jumelles, elles se sont touchées en germe, la couronnée et la proscrite, comme Louis XIV et le Masque de Fer.

Corneille et Molière avaient pour habitude de répondre en détail aux critiques que leurs ouvrages suscitaient, et ce n’est pas une chose peu curieuse aujourd’hui de voir ces géants du théâtre se débattre dans des avant-propos et des avis au lecteur sous l’inextricable réseau d’objections que la critique contemporaine ourdissait sans relâche autour d’eux. L’auteur de ce drame ne se croit pas digne de suivre d’aussi grands exemples. Il se taira, lui, devant la critique. Ce qui sied à des hommes pleins d’autorité, comme Molière et Corneille, ne sied pas à d’autres. D’ailleurs il n’y a peut-être que Corneille au monde qui puisse rester grand et sublime, au moment même où il fait mettre une préface à genoux devant Scudery ou Chapelain. L’auteur est loin d’être Corneille ; l’auteur est loin d’avoir affaire à Chapelain ou à Scudery. La critique, à quelques rares exceptions près, a été en général loyale et bienveillante pour lui. Sans doute il pourrait répondre à plus d’une objection. À ceux qui trouvent, par exemple, que Gennaro se laisse trop candidement empoisonner par le duc au second acte, il pourrait demander si Gennaro, personnage construit par la fantaisie du poète, est tenu d’être plus vraisemblable et plus défiant que l’historique Drusus de Tacite, ignarus et juveniliter hauriens. À ceux qui lui reprochent d’avoir exagéré les crimes de Lucrèce Borgia, il dirait : lisez Tomasi, lisez Guicciardini, lisez surtout le Diarium. À ceux qui le blâment d’avoir accepté sur la mort des maris de Lucrèce certaines rumeurs populaires à demi fabuleuses, il répondrait que souvent les fables du peuple font la vérité du poète ; et puis il citerait encore Tacite, historien plus obligé de se critiquer sur la réalité des faits que le poète dramatique : Quamvis fabulosa et immania credebantur, atrociore semper fama erga dominantium exitus. Il pourrait pousser le détail de ces explications beaucoup plus loin, et examiner une à une avec la critique toutes les pièces de la charpente de son ouvrage ; mais il a plus de plaisir à remercier la critique qu’à la contredire ; et, après tout, les réponses qu’il pourrait faire aux objections de la critique, il aime mieux que le lecteur les trouve dans le drame, si elles y sont, que dans la préface.

On lui pardonnera de ne point insister davantage sur le côté purement esthétique de son ouvrage. Il est tout un autre ordre d’idées, non moins hautes selon lui, qu’il voudrait avoir le loisir de remuer et d’approfondir à l’occasion de cette pièce de Lucrèce Borgia. À ses yeux, il y a beaucoup de questions sociales dans les questions littéraires, et toute œuvre est une action. Voilà le sujet sur lequel il s’étendrait volontiers, si l’espace et le temps ne lui manquaient. Le théâtre, on ne saurait trop le répéter, a de nos jours une importance immense, et qui tend à s’accroître sans cesse avec la civilisation même. Le théâtre est une tribune. Le théâtre est une chaire. Le théâtre parle fort et parle haut. Lorsque Corneille dit : Pour être plus qu’un roi tu te crois quelque chose, Corneille, c’est Mirabeau. Quand Shakespeare dit : To die, to sleep, Shakespeare, c’est Bossuet.

L’auteur de ce drame sait combien c’est une grande et sérieuse chose que le théâtre. Il sait que le drame, sans sortir des limites impartiales de l’art, a une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine. Quand il voit chaque soir ce peuple si intelligent et si avancé qui a fait de Paris la cité centrale du progrès, s’entasser en foule devant un rideau que sa pensée, à lui chétif poète, va soulever le moment d’après, il sent combien il est peu de chose, lui, devant tant d’attente et de curiosité ; il sent que si son talent n’est rien, il faut que sa probité soit tout ; il s’interroge avec sévérité et recueillement sur la portée philosophique de son œuvre ; car il se sait responsable, et il ne veut pas que cette foule puisse lui demander compte un jour de ce qu’il lui aura enseigné. Le poète aussi a charge d’âmes. Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde. Aussi espère-t-il bien, Dieu aidant, ne développer jamais sur la scène (du moins tant que dureront les temps sérieux où nous sommes) que des choses pleines de leçons et de conseils. Il fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet, la prière des morts à travers les refrains de l’orgie, la cagoule à côté du masque. Il laissera quelquefois le carnaval débraillé chanter à tue-tête sur l’avant-scène ; mais il lui criera du fond du théâtre : memento quia pulvis es. Il sait bien que l’art seul, l’art pur, l’art proprement dit, n’exige pas tout cela du poète ; mais il pense qu’au théâtre surtout il ne suffit pas de remplir seulement les conditions de l’art. Et quant aux plaies et aux misères de l’humanité, toutes les fois qu’il les étalera dans le drame, il tâchera de jeter sur ce que ces nudités-là auraient de trop odieux le voile d’une idée consolante et grave. Il ne mettra pas Marion de Lorme sur la scène, sans purifier la courtisane avec un peu d’amour ; il donnera à Triboulet le difforme un cœur de père ; il donnera à Lucrèce la monstrueuse des entrailles de mère. Et de cette façon, sa conscience se reposera du moins tranquille et sereine sur son œuvre. Le drame qu’il rêve et qu’il tente de réaliser pourra toucher à tout sans se souiller à rien. Faites circuler dans tout une pensée morale et compatissante, et il n’y a plus rien de difforme ni de repoussant. À la chose la plus hideuse mêlez une idée religieuse, elle deviendra sainte et pure. Attachez Dieu au gibet, vous avez la croix.


12 février 1833.