Ambert & Cie (p. 23-30).
IV

Luc n’éprouvait aucun embarras au milieu des artistes réunis au foyer des Agriculteurs où l’un après l’autre ils arrivaient. L’assistance nombreuse fêtait comédiens et musiciens ; les applaudissements apportaient dans le salon contigu à la scène, la griserie du succès et de la renommée. Luc, tout jeunet et tout simplet, dans le milieu compliqué où il se trouvait soudain transporté, prenait avec ivresse sa part de cette surexcitation particulière où se mêle, au chatouillement doux de l’amour-propre caressé, la joie supérieure et comme maladive de toucher dans un être les fibres susceptibles de noblement tressaillir au contact de la beauté. Cette beauté faite d’une étincelle jaillie de soi-même touche le public, allume en lui la flamme de l’enthousiasme et laisse pour longtemps dans son souvenir le réconfort et la chaleur de l’idéal.

Luc était d’un sang-froid étonnant ; mais comme il venait d’apercevoir, en se penchant hors la baie du salon ouverte sur la scène, Mme  Marcelot et Jeannine, aux premiers rangs, attentives au poème que traduisait avec son énergie farouche et sa fantasque maîtrise le grand Durey-Colbert de la Comédie-Française, son assurance fléchit ; une fraîcheur passa dans ses veines, le fit frissonner des pieds à la tête et hâta le rythme de son cœur.

Cette fois, il n’était plus le chanteur anonyme dont la voix se confondait avec les plaintes alanguies de l’orgue. Il allait être lui, pour lui-même et pour Jeannine très éloignée de savoir si près d’elle « son enfant de chœur », — son enfant de chœur mêlé déjà à ce monde extravagant des théâtres où venait de l’introduire son professeur, M. Letourneur, le maître de chapelle. Et ce monde rassis et frelaté s’étonnait. La jeunesse élégante et gentille de Lucet intriguait les vieux comédiens. Les comédiennes se demandaient pourquoi cet adolescent égarait parmi leurs froufrous violemment parfumés et leurs hâbleries provoquantes ses yeux candides.

Durey-Colbert exprimait les strophes dernières d’un vibrant poème. Luc, dont l’entrée en scène était imminente, vit arriver Déah Swindor tourbillonnante de fanfreluches, bruissante de paillettes, prise en un corsage de tulles et de guipures descendant en cascades noires constellées d’or sur sa robe fourreau toute de jais rutilant dont les sonnailles tintinnabulaient en un murmure continu autour de la grande comédienne. Son profil félin issait d’une blonde auréole de cheveux mal contenus sous une capeline faite d’un énorme bouquet de violettes de Parme ; sa bouche dédaigneuse et ses yeux gris aux longs cils filés d’un coup de crayon jusqu’aux tempes diaphanes comme une cire pâle, donnaient un air de grandeur et de langueur royales à sa sinueuse souplesse. Un monde, quand elle marchait, semblait naître dans son sillage. Des paillettes d’or et de jais se détachaient de l’abondance de ses tulles et restaient sur le tapis sous ses pas, comme si des choses brillantes et légères devaient marquer sa trace partout : fleurs, bravos, parfums, sourires, soieries et pierreries, fards en poudre et musiques en émoi, morceaux d’étoiles, mousse, clinquant, battage et chiqué. On l’avait dit : princesse du battage et reine du chiqué ! Dans notre monde de trônes et d’alcôves, cette royauté égale les autres non moins incertaines et éphémères, et se justifie mieux. Déah avait connu des triomphes intraduisibles. Elle avait vu des peuples dételer les chevaux de ses voitures et mille bras traîner le poids précieux de sa personne. Des empires restaient sous le charme de son talent. Des poètes devaient à son génie l’essor du leur. Et les foules savaient ; et le nom de Déah Swindor était synonyme de Gloire et de Beauté.

Quand tous les froufrous et les brouhahas de ses falbalas se furent assoupis, quand se furent immobilisés les rutilements des paillettes, dans le repos d’un fauteuil rapidement avancé vers elle, ce fut une cour. Et comme autour des vrais trônes, des méchancetés, des envies, des platitudes et des intrigues s’empressèrent. Seul, Luc demeurait droit dans l’inflexion des courbettes et la fluctuation des hommages. Or, tandis que le bourdonnement servile des autres laissait indifférente la grande comédienne, la tranquillité du jeune garçon requit son attention par le dépit qu’elle conçut de ne recevoir pas également les adulations de celui-ci, par l’étonnement heureux de trouver enfin celui dont elle devait désirer les hommages gardés par une réserve sans arrogance, mais un peu fière et sans doute indifférente. Déah éleva jusqu’à ses yeux retravaillés au pinceau son face-à-main d’écaille blonde inscrutée de diamants et fixa le petit chanteur. Son geste voulait dire : « Qui est celui-là ?… » Un des organisateurs devança l’interrogation, il présenta :

— Luc Aubry, que nous appelons aussi Lucet, — dit-il en prenant l’adolescent par les épaules, gentiment, — le petit soliste de notre maîtrise paroissiale, singulièrement honoré dans son jeune talent par votre présence, Madame.

Lucet, ainsi nommé, s’inclina dans une jolie attitude dont le respect gagna en surface ce qu’il négligeait en profondeur. Déah s’en aperçut. Elle voulut bien quitter son face-à-main et fixa sur l’adolescent aux beaux yeux pâles ses regards caressants. La peinture langoureuse de ses lèvres s’étira en un sourire charmé. Elle tendit la main d’un geste brusque, un peu tragique, mais qui laissait deviner une sympathie acquise soudain, et retint la main menue et déliée que Lucet abandonna parmi les orfèvreries de la sienne. Elle voulut bien murmurer, après un petit gémissement approbateur, en mangeant sa lèvre inférieure et sans faire trop direct son compliment :

— … Il est gentil !…

C’est vrai que Lucet était gentil !

Il était brun, avec de larges yeux vert sombre d’un velours débordant de curiosité. Il y avait en tout lui cette grâce puérile que l’on rencontre en Italie chez les gamins des rues dont la beauté s’épanouit jusque dans les gestes et les mouvements du corps. Il était brun, mais la nuance de ses cheveux ténus aux bouclettes souples et caressantes était sans influence sur la carnation du visage d’une telle matité diaphane que des veines se voyaient à travers la peau délicate, conduisant leurs résilles bleues des tempes vers les sourcils où elles se divisaient et cheminaient vers le front. Et ses yeux s’élargissaient de tout ce bleu d’aquarelle mêlé de tant de douceur fluide et d’une sensualité un peu maladive… Et sa bouche découpait dans la pâleur exquise de ce visage le dessin — un peu accentué — de son triangle de chair rouge désespérément joli. N’était la fraîcheur ingénue de son âge, on eût osé cueillir sur ces lèvres toute la beauté éparse en cet adolescent dont les formes révélaient la perfection, et dont la physionomie douce et vive trahissait un pressant besoin d’amour et de câlineries.

Sa beauté impressionna sur le champ la grande comédienne qui était aussi, à ses heures, peintre et sculpteur. Et non seulement la grâce étonnante de l’enfant s’était révélée, mais encore une indication vague dont son génie de cabotine venait de percevoir la subtilité et qui lui présageait en Luc Aubry un futur cabotin…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


La salle croula sous des bravos ; Durey-Colbert parut au salon d’où les rappels sans fin le vinrent arracher. Luc était prêt. Ses accompagnateurs, hautbois, harpe et violon entraient en scène déjà. M. Letourneur le vint enlever à Déah Swindor en s’excusant d’interrompre le court entretien qui, du reste, avait mis d’assez méchante humeur les bons camarades jaloux de la préférence accordée à ce « gamin ». Durey-Colbert le remplaça en courbant jusqu’à la main tendue de Déah sa belle barbe austère et grise d’où lui venait, avec la rosette minuscule de sa boutonnière, un air de grandeur rehaussé par l’absolue correction de son allure.

Ce parut être une gageure, l’arrivée de Lucet après le départ du tragédien. Le public s’amusa de la jeunesse du petit artiste et de l’aplomb dont, incrédule, il attendait la justification. Luc le justifia. Dès les premières mesures la salle fut enlevée. Sa voix étrange et troublante, d’une expression musicale comme meurtrie, n’eût-elle pas ému et subjugué hommes et femmes suspendus aux lèvres ardentes du petit virtuose, que son élégante jeunesse seule eût fait rapidement la conquête de l’auditoire.

Pour tous, à peu près, il n’était que le petit chanteur de l’église. Mais comme Jeannine le regardait ! stupéfaite soudain et ravie, troublée, de retrouver en ce jeune garçon, plus beau vraiment qu’elle-même et que toutes ses petites compagnes si bien pomponnées des cours, « son enfant de chœur » ! celui qui permettait en souriant de sa petite bouche rose et de ses dents blanches deux, trois, jusqu’à quatre brioches minuscules, le dimanche. Jeannine eut comme envie de pleurer ; ses yeux lui firent mal ; elle se pressa contre sa mère en un mouvement fébrile. Et sa mère vit la joie seule sans deviner la souffrance qui se glissait avec l’amour…

Avec l’amour !! Comme une année les avait changés tous deux ! Ah ! certes, Jeannine jamais n’avait contemplé avec cette foi et cet espoir en un au-delà inconnu et délicieux aucun enfant, aucune personne autour d’elle, aucune ! Il lui parut comme un dieu, le petit Luc, et son nom révélé doublait la joie de le revoir. Elle détaillait avec son précoce savoir et sa curiosité de femme, l’adolescent dont la vue donnait la fièvre à son cœur. Il avait, pour chanter en matinée, un simple costume de ville : pantalon et veston de couleur très foncée, presque noirs ; le veston ouvert sur un gilet blanc coupé d’une mince chaînette d’or ; un col un peu haut et retombant sur lui-même laissait échapper le nœud serré d’une « régate » épinglée d’une perle menue. Les bottines vernies donnaient seules la note cérémonieuse à cette tenue.

Ses yeux, ses grands beaux yeux profonds et doux attiraient la sympathie, gemmes d’eau verte dans l’ombre bleutée des orbes sous la caresse lente des sourcils. Sa bouche ardente et fraîche tout ensemble laissait comme du miel s’en aller en chansons entre les pâles essaims des dents ; et sa gorge était de roses épuisées dans l’échancrure étroite et la haute blancheur du col.

Il chantait. Les notes unies du hautbois, du violon et de la harpe soulignaient la limpidité de sa voix. La méthode savante de son chant comblait de jeune gravité la puérilité de son adolescence et le faisait homme à demi. Il eût été viril tout à fait si la gracilité ravissante de sa voix n’eût dénoncé l’élan encore incomplet de sa chair vers la puberté.

Le tonnerre d’applaudissements qui avait salué Durey-Colbert, pour lui gronda à nouveau. Déah Swindor le baisa au front entre deux rappels. Et comme Luc avait bien vu Jeannine Marcelot et sa mère, comme il les connaissait un peu par des sourires échangés, il salua droit vers elles, et Jeannine se prit à pleurer. Dans une autre partie de la salle, la maman de Luc, qui avait ses mêmes beaux yeux aimants, aussi pleura. Ainsi l’adolescent ne pouvait rêver mettre à son jeune front pierreries plus éclatantes : les larmes de la Mère et les pleurs de l’Amante…


Ces applaudissements ne causèrent à Lucet aucune surprise. Il était fait pour les entendre. Il sentait ces bravos adulateurs naître de la dispersion de tout lui dans l’auditoire où sa jeune grâce les faisait éclore, comme germent et se lèvent dans les sillons roux, après les semailles ambrées, les gerbes d’or dans le soleil. Il ne raisonnait pas cela ; sa tête gamine ne se le fût pas expliqué ; il le sentait quand, lui-même porté au rythme sonore de sa voix, tout son être tremblait dans le bien-être d’une jouissance presque physique, par la commotion répercutée en lui du frisson répandu sur tous ceux qui l’écoutaient.