Lourdes/Troisième journée/Chapitre V

Charpentier et Fasquelle (p. 327-347).
Troisième journée, chapitre V

Pierre marcha, dans un besoin d’air pur, la tête si lourde, qu’il s’était découvert, pour rafraîchir son front brûlant. Malgré la fatigue de cette terrible nuit de veille, il ne songeait point à dormir, tenu debout par la révolte de tout son être, qui ne se calmait pas. Huit heures sonnaient, et il allait au hasard sous le glorieux soleil matinal, resplendissant dans un ciel sans tache, que l’orage semblait avoir lavé des poussières du dimanche.

Mais, brusquement, il leva la tête, avec l’inquiétude de savoir où il était ; et il s’étonna, car il avait fait déjà du chemin, il se trouvait en bas de la gare, près de l’Hospice municipal. Il hésitait, à la bifurcation de deux routes, ne sachant laquelle prendre, lorsqu’une main amie se posa sur son épaule.

— Où donc allez-vous, à cette heure ?

C’était le docteur Chassaigne, redressant sa haute taille, serré dans sa redingote, tout vêtu de noir.

— Êtes-vous donc perdu, avez-vous besoin de quelque renseignement ?

— Non, non, merci, répondit Pierre troublé. J’ai passé la nuit à la Grotte, avec cette jeune malade qui m’est chère, et je me suis senti le cœur brouillé d’un tel malaise, que je me promène pour me remettre, avant de rentrer me coucher un instant à l’hôtel.

Le docteur continuait à le regarder, lisait clairement en lui son affreuse lutte, son désespoir de ne pouvoir s’endormir dans la foi, toute la souffrance de son effort inutile.

— Ah ! mon pauvre enfant ! murmura-t-il.

Puis, paternellement :

— Eh bien ! puisque vous vous promenez, voulez-vous que nous nous promenions ensemble ? Je descendais justement de ce côté, au bord du Gave… Venez donc, et vous verrez, au retour, quel horizon merveilleux !

Lui, chaque matin, marchait ainsi pendant deux heures, toujours seul, fatiguant son deuil. Il allait d’abord, dès son lever, s’agenouiller au cimetière sur la tombe de sa femme et de sa fille, qu’il garnissait de fleurs, en toutes saisons. Et il battait ensuite les chemins, emportait ses larmes, ne rentrait déjeuner que brisé de fatigue.

D’un geste, Pierre avait accepté. Tous deux descendirent la route en pente, côte à côte, sans une parole. Longtemps, ils se turent. Ce matin-là, le docteur paraissait plus accablé que de coutume, comme si la causerie avec ses chères mortes lui eût fait saigner le cœur davantage. Dans son visage pâle, encadré de cheveux blancs, son nez d’aigle s’abaissait, tandis que des larmes noyaient encore ses yeux. Et il faisait si bon, si doux, au grand soleil, par cette admirable matinée ! Maintenant, la route suivait le bord du Gave, sur la rive droite, de l’autre côté de la ville nouvelle. On apercevait les jardins, les rampes, la Basilique. Puis, ce fut la Grotte qui apparut, en face, avec le braisillement continu de ses cierges, que le grand jour pâlissait.

Le docteur Chassaigne, qui avait tourné la tête, fit un signe de croix. Pierre ne comprit pas d’abord. Puis, quand il eut vu la Grotte à son tour, il regarda avec surprise son vieil ami, il retomba à son étonnement de l’avant-veille, devant cet homme de science, athée et matérialiste, que la douleur avait foudroyé et qui croyait à présent, pour l’unique joie de revoir dans une autre vie ses chères mortes tant pleurées. Le cœur avait emporté la raison, l’homme vieux et seul ne vivait plus que de l’illusion de revivre, au paradis, où l’on se retrouve. Et le malaise du jeune prêtre en fut accru. Devrait-il donc attendre de vieillir et d’endurer une souffrance égale, pour trouver enfin un refuge dans la foi ?

Ils continuèrent à marcher, à s’éloigner de la ville, le long du Gave. Ils étaient comme bercés par ces eaux claires, roulant sur des cailloux, entre des berges plantées d’arbres. Et ils se taisaient toujours, allant d’un pas égal, perdu chacun dans sa tristesse.

— Et Bernadette, demanda tout d’un coup Pierre, l’avez-vous connue ?

Le docteur leva le front.

— Bernadette… Oui, oui, je l’ai vue une fois, plus tard.

Il retomba un instant dans son silence, puis il causa.

— Vous comprenez, en 1858, au moment des apparitions, j’avais trente ans, j’étais à Paris, jeune médecin, ennemi de tout surnaturel, et je ne songeais guère à revenir dans mes montagnes, pour voir une hallucinée… Mais, cinq ou six ans plus tard, vers 1864, j’ai passé par ici, et j’ai eu la curiosité de rendre une visite à Bernadette, qui était encore à l’Hospice, chez les sœurs de Nevers.

Pierre se rappela que son désir de compléter son enquête sur Bernadette, était une des raisons de son voyage à Lourdes. Et qui savait si la grâce ne lui viendrait pas de l’humble et adorable fille, le jour où il serait convaincu de la mission de pardon divin qu’elle avait remplie sur la terre ? Il lui suffirait peut-être de la mieux connaître, de se persuader qu’elle était bien la sainte et l’élue.

— Parlez-moi d’elle, je vous en prie. Dites-moi tout ce que vous savez.

Un faible sourire monta aux lèvres du docteur. Il comprenait, il aurait voulu calmer cette âme de prêtre, torturée par le doute.

— Oh ! bien volontiers, mon pauvre enfant. Je serais si heureux de vous aider à faire la lumière en vous !… Vous avez raison d’aimer Bernadette, cela peut vous sauver ; car j’ai réfléchi, depuis ces choses déjà anciennes, et je déclare que je n’ai jamais rencontré de créature si bonne et si charmante.

Alors, au rythme lent de leur marche, par la belle route, ensoleillée, et dans la fraîcheur exquise du matin, le docteur conta sa visite à Bernadette, en 1864. Elle venait d’avoir vingt ans, il y avait six ans déjà que les apparitions s’étaient produites ; et elle le surprit par son air simple et raisonnable, sa modestie parfaite. Les sœurs de Nevers, qui lui avaient appris à lire, la gardaient avec elles à l’Hospice, pour la défendre contre la curiosité publique. Elle s’y occupait, les aidait dans des besognes infimes, était d’ailleurs si souvent malade, qu’elle passait des semaines au lit. Ce qui le frappa surtout en elle, ce furent ses yeux admirables, d’une pureté d’enfance, ingénus et francs. Le reste du visage s’était un peu gâté, le teint se brouillait, les traits avaient grossi ; et, à la voir, elle n’était guère qu’une fille de service comme les autres, petite, effacée et chétive. Sa dévotion restait vive, mais elle ne lui avait pas paru l’extatique, l’exaltée qu’on aurait pu croire ; au contraire, elle montrait plutôt un esprit positif, sans envolée aucune, ayant toujours à la main un petit travail, un tricot, une broderie. En un mot, elle était dans la voie commune, elle ne ressemblait en rien aux grandes passionnées du Christ. Jamais plus elle n’avait eu de visions, et jamais, d’elle-même, elle ne causait des dix-huit apparitions, qui avaient décidé de sa vie. Il fallait qu’on l’interrogeât, qu’on lui posât une question précise. Brièvement, elle répondait, tâchait ensuite de rompre l’entretien, n’aimant pas à parler de ces choses. Lorsqu’on voulait pousser plus avant, qu’on lui demandait la nature des trois secrets dont elle avait reçu la divine confidence, elle se taisait, détournait les yeux. Et il était impossible de la mettre en contradiction avec elle-même, toujours les détails qu’elle donnait demeuraient conformes à sa version première, elle semblait en être venue à répéter strictement les mêmes mots, avec les mêmes sons de voix.

— Je l’ai tenue pendant toute une après-midi, continua le docteur, et elle n’a pas varié d’une syllabe. C’était déconcertant… Je jure bien qu’elle ne mentait pas, qu’elle n’a jamais menti, incapable de mensonge.

Pierre osa discuter.

— Mais, docteur, ne croyez-vous pas à une maladie possible de la volonté ? N’est-il pas acquis, aujourd’hui, que certaines dégénérées, les enfantines, frappées d’un rêve, d’une hallucination, d’une imagination quelconque, ne peuvent s’en dégager, surtout lorsqu’elles sont maintenues dans le milieu où le phénomène s’est produit ?… Bernadette cloîtrée, Bernadette ne vivant qu’avec son idée fixe, s’y entêtait naturellement.

Le docteur retrouva son faible sourire, et avec un grand geste vague :

— Ah ! mon enfant, vous m’en demandez trop long ! Vous savez que je ne suis plus qu’un pauvre vieil homme, très peu fier de sa science, et qui n’a plus la prétention de rien expliquer… Oui, je connais le fameux exemple de clinique, la jeune fille qui se laissait mourir de faim chez ses parents, en se croyant atteinte d’une grave maladie de l’estomac, et qui mangea, lorsqu’on l’eut déplacée… Seulement, que voulez-vous ? ce n’est qu’un fait, et il y a tant d’autres faits contradictoires !

Un instant, ils se turent. On n’entendait, sur la route, que le bruit cadencé de leurs pas. Puis, le docteur reprit :

— D’ailleurs, il est bien vrai que Bernadette fuyait le monde, n’était heureuse que dans son petit coin de solitude. On ne lui a jamais connu une amie intime, une tendresse humaine particulière. Elle était également douce et bonne envers tous, ne montrait d’affection vive que pour les enfants… Et, comme le médecin, quand même, n’est pas mort complètement en moi, vous avouerai-je que je me suis parfois inquiété de savoir si elle était restée vierge d’esprit, ainsi qu’elle l’a été sûrement de corps ? C’est fort possible, car remarquez qu’elle était d’un tempérament lent et chétif, malade presque toujours ; sans parler du milieu innocent où elle a grandi, Bartrès d’abord, le couvent ensuite. Pourtant, un doute m’est venu, lorsque j’ai appris le tendre intérêt qu’elle portait à l’Orphelinat, bâti par les sœurs de Nevers sur cette route même. On y reçoit les petites filles pauvres, on les y sauve des périls de la rue. Et, si elle le voulait très grand, pouvant contenir toutes les brebis en danger, n’était-ce pas qu’elle se souvenait d’avoir battu les chemins pieds nus, tremblante encore à l’idée de ce qu’elle aurait pu devenir, sans le secours de la sainte Vierge ?

Il continua, il dit les foules accourues, qui venaient contempler et vénérer Bernadette. C’était, pour elle, une fatigue considérable. Pas une journée ne se passait sans qu’un flot de visiteurs se présentât. Il en débarquait de tous les points de la France, de l’étranger même ; et il fallait bien écarter les simples curieux, on n’admettait près d’elle que les vrais fidèles, les membres du clergé, les gens de marque, qu’on ne pouvait décemment laisser à la porte. Une religieuse était toujours présente, pour la protéger contre les indiscrétions trop vives, car les questions pleuvaient, on l’épuisait à lui faire raconter son histoire. Des grandes dames se jetaient à genoux, baisaient sa robe, auraient voulu en emporter un lambeau, comme une relique. Elle devait défendre son chapelet, que toutes, exaltées, la suppliaient de leur vendre, très cher. Une marquise tenta de le conquérir, en lui en donnant un autre qu’elle avait apporté, à la croix d’or, aux grains de perles fines. Beaucoup espéraient qu’elle consentirait à faire devant elles un miracle ; et on lui amenait des enfants à toucher, on la consultait sur des maladies, on tâchait d’acheter son influence certaine sur la sainte Vierge. De grosses sommes lui furent offertes, on l’aurait comblée de présents royaux, au moindre signe, si elle avait témoigné le désir d’être une reine, ornée de pierreries et couronnée d’or. Les humbles restaient à genoux sur le seuil, les grands de la terre se pressaient à son entour, se seraient fait gloire de lui servir d’escorte. Même on raconta qu’il y en eut un, le plus beau et le plus riche des princes, qui vint, par un clair soleil d’avril, la demander en mariage.

— Mais, interrompit Pierre, ce qui m’a toujours frappé et déplu, c’est ce départ de Lourdes, à vingt-deux ans, c’est cette disparition brusque, cet emprisonnement dans le couvent de Saint-Gildard, à Nevers, d’où elle n’est jamais ressortie… Cela ne donnait-il pas prise aux bruits de folie qui ont faussement couru ? Ne s’exposait-on pas à ce qu’on supposât qu’on l’enfermait, qu’on la faisait disparaître, par crainte d’une indiscrétion de sa part, d’une parole naïve qui aurait livré le secret d’une longue supercherie ?… Et, pour dire le mot brutal, vous l’avouerai-je, moi-même je crois encore qu’on l’a escamotée.

Le docteur Chassaigne hocha la tête doucement.

— Non, non, en toute cette affaire, il n’y a jamais eu d’histoire arrêtée à l’avance, de gros mélodrame réglé dans l’ombre, joué ensuite par des acteurs plus ou moins conscients. Les choses se sont produites d’elles-mêmes, par la seule force des faits ; et elles ont toujours été très complexes, d’une analyse fort délicate… Ainsi, il est certain que Bernadette fut la première à désirer quitter Lourdes. Les continuelles visites la fatiguaient, elle était mal à l’aise au milieu de ces adorations bruyantes. Elle ne souhaitait qu’un coin d’ombre où elle pût vivre en paix, et son désintéressement, parfois, devenait si farouche, qu’elle jetait par terre l’argent qu’on lui remettait, dans le but pieux d’une messe à dire ou simplement d’un cierge à faire brûler. Jamais elle n’accepta rien pour elle, ni pour sa famille, qui resta pauvre. Avec une telle fierté, une telle simplicité naturelle, si désireuse d’effacement, on comprend très bien qu’elle ait voulu disparaître, se cloîtrer à l’écart, afin de se préparer à une bonne mort… Son œuvre était faite, cet extraordinaire mouvement qu’elle avait mis en branle, sans trop savoir pourquoi ni comment ; et elle n’était vraiment plus utile, d’autres allaient conduire l’affaire et assurer le triomphe de la Grotte.

— Mettons qu’elle soit partie d’elle-même, dit Pierre. Mais quel soulagement pour les gens dont vous parlez, ceux qui, dès lors, ont été les seuls maîtres, sous la pluie des millions tombant du monde entier !

— Ah ! certes, je ne prétends pas qu’on l’ait retenue ! s’écria le docteur. Franchement, je crois même qu’on l’a un peu poussée. Elle finissait par être embarrassante ; non pas qu’on redoutât de sa part des confidences fâcheuses ; mais songez qu’elle n’était guère décorative, timide à l’excès, très souvent alitée. Et puis, si peu de place qu’elle tînt à Lourdes, si obéissante qu’elle se montrât, elle était une puissance, elle attirait les foules, ce qui faisait d’elle comme une concurrence à la Grotte. Pour que la Grotte restât seule, resplendissante dans sa gloire, il était bon que Bernadette s’effaçât, ne fût plus qu’une légende… Telles furent sans doute les raisons qui déterminèrent l’évêque de Tarbes, Mgr Laurence, à hâter le départ. On eut seulement le tort de dire qu’il s’agissait de l’arracher aux entreprises du monde, comme si l’on eût redouté qu’elle pût commettre le péché d’orgueil, en s’abandonnant à la vanité de cette renommée sainte dont la chrétienté entière retentissait. Et cela était lui faire une grave injure, car elle était incapable d’orgueil, comme de mensonge, jamais il n’y a eu d’enfant plus simple ni plus modeste.

Il se passionnait, s’exaltait. Brusquement, il se calma, eut de nouveau son pâle sourire.

— C’est vrai, je l’aime ; plus j’ai songé à elle, plus je l’ai aimée… Mais voyez-vous, Pierre, il ne faut pas que vous me jugiez complètement abêti par la croyance. Si je fais aujourd’hui la part de l’au-delà, si j’ai le besoin de croire à une autre vie meilleure et plus juste, je sais qu’il reste les hommes en ce bas monde ; et, même lorsqu’ils portent le froc ou la soutane, leur besogne y est parfois abominable.

Il y eut encore un silence. Chacun rêvait de son côté. Et il reprit :

— Je veux vous dire une imagination qui m’a hanté souvent… Admettez que Bernadette ne fût pas cette enfant simple et farouche, donnez-lui un esprit d’intrigue et de domination, faites d’elle une conquérante, une directrice de peuples ; et tâchez d’évoquer ce qui se serait passé alors… Évidemment, la Grotte serait à elle, la Basilique serait à elle. Nous la verrions trôner dans les cérémonies, sous un dais, avec une mitre d’or. Ce serait elle qui distribuerait les miracles, dont la petite main conduirait les foules au ciel, d’un geste souverain. Elle rayonnerait, étant la sainte, l’élue, celle qui seule a contemplé la divinité face à face. Et, en somme, rien ne paraîtrait plus juste, elle serait au succès après avoir été à la peine, elle jouirait glorieusement de son œuvre… Tandis que, vous le voyez, elle est frustrée, dévalisée. Les moissons merveilleuses qu’elle a semées, ce sont d’autres qui les coupent. Pendant les douze années qu’elle a vécu à SaintGildard, agenouillée dans l’ombre, il y avait ici des victorieux, des prêtres en habits d’or, chantant des actions de grâce, bénissant des églises et des monuments, bâtis à coups de millions. Elle seule a manqué au triomphe de la foi nouvelle dont elle a été l’ouvrière… Vous dites qu’elle a rêvé. Ah ! quel beau rêve qui a remué tout un monde, et dont elle, la chère créature, ne s’est éveillée jamais !

Ils s’arrêtèrent, ils s’assirent un instant sur une roche, au bord de la route, avant de revenir vers la ville. Devant eux, le Gave, profond à cet endroit, roulait des eaux bleues, moirées de reflets sombres ; tandis que, plus loin, coulant largement sur un lit de gros cailloux, il n’était plus qu’une écume, une mousse blanche, d’une légèreté de neige. Un air frais descendait des montagnes, dans la pluie d’or du soleil.

Pierre n’avait trouvé qu’un nouveau sujet de révolte, en écoutant cette histoire de Bernadette, exploitée et supprimée ; et, les yeux à terre, il songeait à l’injuste nature, à cette loi qui veut que le fort mange le faible.

Puis, relevant la tête :

— Et l’abbé Peyramale, vous l’avez connu aussi ?

Les yeux du docteur se rallumèrent, il répondit vivement :

— Certes ! un homme droit et fort, un saint, un apôtre ! Il a été, avec Bernadette, le grand ouvrier de Notre-Dame de Lourdes. Comme elle, il en a souffert affreusement, et comme elle il en est mort… On ne sait rien, on ne comprend rien au drame qui s’est passé ici, si l’on ne connaît pas cette histoire.

Longuement, alors, il la conta. L’abbé Peyramale était curé de Lourdes, au moment des apparitions. C’était un homme grand, aux fortes épaules, à la puissante tête léonine, un enfant du pays d’une intelligence vive, très honnête, très bon, mais violent parfois et dominateur. Il semblait fait pour la lutte, ennemi de toute exagération dévote, remplissant son ministère en esprit large. Aussi se méfia-t-il d’abord : il refusa de croire aux récits de Bernadette, la questionna, exigea des preuves. Ce fut plus tard seulement, lorsque le vent de la foi devint irrésistible, bouleversant les plus rebelles, emportant les foules, qu’il finit par s’incliner ; et encore fut-il surtout conquis par son amour des humbles et des opprimés, le jour où il vit Bernadette menacée d’être conduite en prison : les autorités civiles persécutaient une de ses ouailles, son cœur de pasteur s’éveilla, il mit à la défendre son ardente passion de la justice. Puis, le charme de l’enfant avait opéré sur lui, il la sentait si ingénue, si véridique, qu’il se prit à croire aveuglément en elle, à l’aimer, comme tout le monde l’aimait. Pourquoi écarter le miracle, quand il est partout dans les livres saints ? Ce n’était pas à un ministre de la religion, si prudent fût-il, qu’il appartenait de faire l’esprit fort, lorsque des populations entières s’agenouillaient et que l’Église semblait à la veille d’un nouveau et grand triomphe. Sans compter que le conducteur d’hommes qui était en lui, le remueur de foules et le bâtisseur, avait enfin trouvé sa voie, le vaste champ où il pourrait agir, la grande cause à laquelle il se donnerait tout entier, avec sa fougue et son besoin de victoire.

Dès ce moment, l’abbé Peyramale n’eut plus qu’une pensée, exécuter les ordres que la Vierge avait chargé Bernadette de lui transmettre. Il veilla à l’aménagement de la Grotte : une grille fut posée, on canalisa l’eau de la source, on fit des travaux de terrassement pour dégager les abords. Mais, surtout, la Vierge avait demandé qu’on construisît une chapelle ; et lui voulut une église, toute une basilique triomphale. Il voyait grand, bousculant les architectes, exigeant d’eux des palais dignes de la Reine du ciel, plein d’une sereine confiance dans l’aide enthousiaste de la chrétienté entière. D’ailleurs, les dons affluaient, l’or pleuvait des diocèses les plus lointains, une pluie d’or qui devait grandir et ne jamais cesser. Ce furent alors ses années heureuses, on le rencontrait à chaque heure parmi les ouvriers, qu’il activait en brave homme aimant à rire, toujours sur le point de prendre lui-même le pic et la truelle, dans sa hâte à voir se réaliser son rêve. Mais les temps d’épreuves allaient venir, il tomba malade, il était en grand danger de mort, le 4 avril 1864, lorsque la première procession partit de son église paroissiale pour se rendre à la Grotte, une procession de soixante mille pèlerins, qui se déroulait au milieu d’un concours de foule immense.

Le jour où l’abbé Peyramale, sauvé une première fois de la mort, se releva, il était dépossédé. Déjà, pour le suppléer dans sa lourde tâche, l’évêque, Mgr Laurence, lui avait donné un aide, un de ses anciens secrétaires, le père Sempé, dont il avait fait le directeur des missionnaires de Garaison, une maison fondée par lui. Le père Sempé était un petit homme maigre et fin, d’une apparence désintéressée, très humble, brûlé au fond de toutes les soifs de l’ambition. D’abord, il s’était tenu à son rang, servant le curé de Lourdes en subordonné fidèle, s’occupant de tout pour le soulager, se mettant au courant de tout, dans le désir de se rendre indispensable. Immédiatement, il dut comprendre quelle riche ferme allait devenir la Grotte, quel revenu colossal on en pourrait tirer, avec un peu d’adresse. Il ne quittait plus l’évêché, il s’était emparé de l’évêque, très froid, très pratique, qui avait de grands besoins d’aumônes. Et ce fut ainsi qu’il réussit, lorsque l’abbé Peyramale tomba malade, à faire définitivement séparer de la cure de Lourdes le domaine entier de la Grotte, qu’il fut chargé d’administrer, à la tête de quelques pères de l’Immaculée-Conception, dont l’évêque le nomma supérieur.

La lutte bientôt commença, une de ces luttes sourdes, acharnées, mortelles, comme il y en a sous la discipline ecclésiastique. Une cause de rupture était là, un champ de bataille où l’on allait se battre à coups de millions : la construction d’une nouvelle église paroissiale, plus grande et plus digne que la vieille église existante, dont l’insuffisance était reconnue, depuis l’affluence sans cesse accrue des fidèles. C’était, d’ailleurs, une idée ancienne de l’abbé Peyramale, qui voulait être le strict exécuteur des ordres de la Vierge. Elle avait dit, en parlant de la Grotte : « On y viendra en procession. » Et il avait toujours vu les pèlerins partir en procession de la ville, où ils devaient rentrer de même le soir, comme, du reste, cela s’était fait d’abord. Il fallait donc un centre, un point de ralliement, et il rêvait une église magnifique, une cathédrale aux proportions géantes, pouvant contenir tout un peuple. Avec son tempérament de constructeur, d’ouvrier passionné du ciel, il la voyait déjà monter du sol, dresser au grand soleil son clocher, bourdonnant de cloches. C’était aussi sa maison qu’il voulait bâtir, son acte de foi et d’adoration, le temple dont il serait le pontife, où il triompherait avec le doux souvenir de Bernadette, en face de l’œuvre dont on l’avait dépossédé. Naturellement, dans la profonde amertume qu’il en ressentait, cette nouvelle église paroissiale était un peu une revanche, sa part de gloire à lui, une façon encore d’occuper son activité militante, la fièvre qui le consumait, depuis que, le cœur meurtri, il avait même cessé de descendre à la Grotte.

Au début, ce fut de nouveau une flambée d’enthousiasme. L’ancienne ville qui se sentait mise à l’écart, fit cause commune avec son curé, devant la menace de voir tout l’argent, toute la vie aller à la cité nouvelle, poussant de terre, autour de la Basilique. Le conseil municipal vota une somme de cent mille francs, qui, fâcheusement, ne devait être versée que lorsque l’église serait couverte. Déjà, l’abbé Peyramale avait accepté les plans de l’architecte, un projet qu’il avait voulu grandiose, et traité avec un entrepreneur de Chartres, lequel s’engageait à finir l’église en trois ou quatre ans, si les versements promis se faisaient avec régularité. Les dons allaient sûrement continuer à pleuvoir de partout, l’abbé se lançait dans cette grosse affaire sans inquiétude, débordant d’une vaillance insoucieuse, comptant bien que le ciel ne l’abandonnerait pas en route. Il se crut même certain de l’appui du nouvel évêque, Mgr Jourdan, qui, après avoir bénit la première pierre, prononça une allocution, où il reconnut la nécessité et le mérite de l’œuvre. Et il semblait que le père Sempé, avec son humilité habituelle, se fût incliné, acceptant cette concurrence désastreuse, qui devait le forcer à partager ; car il affectait de se donner entièrement à l’administration de la Grotte, il avait même laissé mettre, dans la Basilique, un tronc pour la nouvelle église paroissiale en construction.

Puis, la lutte sourde, la lutte enragée recommença. L’abbé Peyramale, qui était un détestable administrateur, exultait en voyant son église grandir rapidement. Les travaux étaient menés bon train, il ne demandait rien autre chose, toujours convaincu que la sainte Vierge payerait. Ce fut, chez lui, une stupeur, lorsqu’il s’aperçut enfin que les aumônes se tarissaient, que l’argent des fidèles ne lui arrivait plus, comme si quelqu’un, dans l’ombre, en avait détourné la source. Et le jour vint où il lui fut impossible de faire les payements promis. Il y avait eu là tout un étranglement savant, dont il ne se rendit compte que plus tard. De nouveau, le père Sempé devait avoir ramené sur la Grotte la faveur exclusive de l’évêque. On parla même de circulaires confidentielles distribuées dans les diocèses, pour que les envois d’argent ne fussent plus adressés à la paroisse. La Grotte vorace, la Grotte insatiable voulait tout, dévorait tout ; et les choses allèrent à ce point, que des billets de cinq cents francs mis dans le tronc, à la Basilique, furent gardés : on dépouillait le tronc, on volait la paroisse. Mais le curé, dans sa passion pour l’église grandissante, qui était sa fille, résistait avec violence, aurait donné son sang. Il avait d’abord traité au nom de la fabrique ; puis, quand il ne sut comment payer, il traita en son nom personnel. Sa vie n’était plus que là, il s’épuisa en efforts héroïques. Sur les quatre cent mille francs promis, il n’avait pu en donner que deux cent mille ; et le conseil municipal s’entêtait à ne pas verser les cent mille francs votés, avant que l’église fût couverte. C’était aller contre les intérêts évidents de la ville. Le père Sempé, à ce qu’on racontait, agissait secrètement auprès de l’entrepreneur. Brusquement, il triompha, les travaux furent arrêtés.

Dès lors, ce fut l’agonie. Le curé Peyramale, ce montagnard aux épaules larges, à la face léonine, frappé au cœur, chancela et s’abattit, ainsi qu’un chêne foudroyé. Il s’alita, il ne se releva plus. Des histoires couraient, on disait que le père Sempé avait tâché de s’introduire à la cure, sous un pieux prétexte, pour être certain que son adversaire redouté était bien blessé mortellement ; et on ajoutait qu’on avait dû le chasser de cette chambre douloureuse, où sa présence était un scandale. Puis, quand le curé fut mort, abreuvé d’amertume, vaincu, on put voir le père Sempé triomphant aux obsèques, dont on n’avait point osé l’écarter. On prétendit qu’il y afficha une joie abominable, le visage rayonnant de son triomphe. Enfin, il était donc débarrassé du seul homme qui lui faisait obstacle, dont il craignait la légitime autorité ! Il ne serait plus forcé de partager avec personne, maintenant que les deux ouvriers de Notre-Dame de Lourdes se trouvaient supprimés, Bernadette au couvent, l’abbé Peyramale dans la terre. La Grotte n’était plus qu’à lui, les aumônes ne viendraient plus qu’à lui, il emploierait à son gré le budget de huit cent mille francs environ, dont il disposait chaque année. Il achèverait les travaux gigantesques qui feraient de la Basilique tout un monde se suffisant à lui-même, il aiderait à l’éclat de la ville nouvelle pour isoler davantage l’ancienne ville, la reléguer derrière son rocher, ainsi qu’une paroisse infime, noyée dans la splendeur de sa voisine toute-puissante. C’était la royauté définitive, tout l’argent et toute la domination.

Pourtant, la nouvelle église paroissiale, bien que les travaux fussent abandonnés et qu’elle dormît dans son enclos de planches, était plus d’à moitié construite, jusqu’aux voûtes des bas côtés. Et il restait là une menace, si quelque jour la ville tentait de la finir. Il fallait achever de la tuer, elle aussi, en faire une ruine irréparable. Le sourd travail continua donc, une merveille de cruauté, de destruction lente. D’abord, le nouveau curé, une simple créature, fut conquis, à ce point qu’il ne décachetait même plus les envois d’argent adressés à la paroisse : toutes les lettres chargées étaient portées directement chez les pères. Ensuite, on critiqua l’emplacement choisi pour la nouvelle église, on fit rédiger, par l’architecte diocésain, un rapport qui déclarait l’église ancienne très solide et suffisant aux besoins du culte. Mais, surtout, on pesa sur l’évêque, on dut lui représenter le côté fâcheux des difficultés d’argent survenues avec l’entrepreneur. Ce Peyramale n’était plus qu’un homme violent, entêté, une sorte de fou dont le zèle indiscipliné avait failli compromettre la religion. Et l’évêque, oubliant qu’il avait bénit la première pierre, lança une lettre pour mettre l’église en interdit, avec défense d’y célébrer tout service religieux, ce qui fut le coup suprême. Des procès interminables s’étaient engagés, l’entrepreneur qui n’avait reçu que deux cent mille francs sur les cinq cent mille francs de travaux exécutés, venait d’attaquer l’héritier du curé, la fabrique et la ville, cette dernière se refusant toujours à verser les cent mille francs votés par elle. D’abord, le Conseil de Préfecture se déclara incompétent ; puis, le Conseil d’État lui ayant renvoyé l’affaire, il condamna la ville à donner les cent mille francs et l’héritier à terminer l’église, tout en mettant la fabrique hors de cause. Mais il y eut un nouveau pourvoi devant le Conseil d’État, qui cassa l’arrêt ; et, cette fois, retenant l’affaire, il condamna la fabrique, ou à son défaut l’héritier, à payer l’entrepreneur. Ni l’une ni l’autre n’était solvable, la situation en resta là. Ces procès avaient duré quinze années. La ville s’étant résignée à donner ses cent mille francs, on ne devait plus à l’entrepreneur que deux cent mille francs. Seulement, les frais de toutes sortes, les intérêts accumulés avaient grossi cette somme à un tel point, qu’elle atteignait désormais le chiffre de six cent mille francs ; et, comme, d’autre part, on estimait à quatre cent mille francs l’argent nécessaire à l’achèvement de l’église, c’était donc un million qu’il fallait pour en sauver la jeune ruine d’une destruction certaine. Dès ce jour, les pères de la Grotte purent dormir tranquilles : ils l’avaient assassinée, l’église à son tour était morte.

Les cloches de la Basilique sonnèrent à toute volée, le père Sempé régna victorieux, au sortir de cette lutte gigantesque, cette guerre au couteau, où l’on avait tué des pierres, après avoir tué un homme, dans l’ombre discrète des sacristies. Et le vieux Lourdes, têtu et inintelligent, porta durement la peine de ne pas avoir mieux soutenu son curé, qui était mort à la peine, pour l’amour de sa paroisse ; car, dès lors, la ville nouvelle ne cessa de grandir et de prospérer, aux dépens de l’ancienne ville. Tout l’argent allait à la première, les pères de la Grotte battaient monnaie, commanditaient des hôtelleries et des boutiques de cierges, vendaient l’eau de la source, bien qu’il leur fût défendu de se livrer à aucun négoce, d’après une clause formelle de leur contrat avec la commune. Le pays entier se pourrissait, le triomphe de la Grotte avait amené une telle rage de lucre, une fièvre si brûlante de posséder et de jouir, que, sous la pluie battante des millions, une perversion extraordinaire s’aggravait de jour en jour, changeait en Gomorrhe et en Sodome le Bethléem de Bernadette. Le père Sempé venait d’achever le triomphe de Dieu, dans l’abomination humaine, au milieu du désastre des âmes. Des constructions géantes poussaient du sol, cinq ou six millions étaient déjà dépensés, on avait sacrifié tout à cette volonté absolue de tenir la paroisse à l’écart, afin de garder la proie entière. Les rampes colossales, si coûteuses, n’étaient là que pour éluder le vœu de la Vierge, demandant qu’on vînt à la Grotte en procession. Ce n’était pas y aller en procession que de descendre de la Basilique par la rampe de gauche, puis d’y remonter par la rampe de droite : c’était tourner sur place. Mais les pères avaient réussi à ce qu’on partît de chez eux pour revenir chez eux, de façon à être les uniques propriétaires, les fermiers magnifiques engrangeant toute la moisson. Le curé Peyramale était enterré dans la crypte de son église, inachevée et en ruine ; et Bernadette avait longtemps agonisé au loin, au fond d’un couvent, où elle dormait aussi à cette heure, sous la dalle d’une chapelle.

Un grand silence tomba, lorsque le docteur Chassaigne eut terminé ce long récit. Puis, il se leva péniblement.

— Mon cher enfant, il va être dix heures, et je veux que vous vous reposiez un peu… Retournons.

Pierre, silencieux, le suivit. Ils revinrent vers la ville, d’un pas plus rapide.

— Ah ! oui, reprit le docteur, il y a eu là de grandes iniquités et de grandes douleurs. Que voulez-vous ! l’homme gâte les œuvres les plus belles… Et vous ne pouvez vous imaginer encore l’affreuse tristesse des choses que je viens de vous conter. Il faut voir, il faut toucher du doigt… Désirez-vous que je vous fasse visiter, ce soir, la chambre de Bernadette et l’église inachevée du curé Peyramale ?

— Certes, très volontiers !

— Eh bien ! après la procession de quatre heures, je vous retrouverai devant la Basilique, vous viendrez avec moi.

Et ils ne parlèrent plus, perdus chacun dans sa rêverie.

Sur leur droite maintenant, le Gave coulait dans une gorge profonde, une sorte d’entaille où il s’engouffrait, comme disparu, parmi des arbustes. Mais, parfois, on en revoyait une coulée claire, pareille à de l’argent mat. Plus loin, après un brusque détour, on le retrouvait élargi au travers d’une plaine, s’étalant en nappes vives qui devaient changer souvent de lit, car le sol de sable et de cailloux était raviné de toutes parts. Le soleil commençait à être brûlant, déjà haut dans le vaste ciel dont le bleu limpide se fonçait, d’un bord à l’autre de l’immense cirque des montagnes.

Ce fut à ce détour de la route que Lourdes reparut, lointain encore, aux yeux de Pierre et du docteur Chassaigne. Sous la splendide matinée, la ville blanchissait à l’horizon, dans une poussière volante d’or et de pourpre, avec ses maisons, ses monuments de plus en plus distincts, à chaque pas qui les en rapprochait. Et le docteur, sans parler, finit par montrer à son compagnon cette ville grandissante, d’un geste large et triste, comme pour la prendre à témoin des histoires qu’il avait dites. C’était l’exemple, s’évoquant dans l’éclatante lumière du jour.

Déjà, l’on apercevait le braisillement de la Grotte, affaibli à cette heure, parmi les verdures. Puis, les travaux gigantesques s’étendaient, le quai en pierres de taille, tout le long du Gave, dont on avait dû détourner le cours, le pont neuf qui reliait les nouveaux jardins au boulevard récemment ouvert, et les rampes colossales, et l’église massive du Rosaire, et la Basilique élancée, d’une grâce fière, dominant tout. Aux alentours, on ne voyait de la ville neuve, à cette distance, qu’un pullulement de façades blanches, qu’un miroitement d’ardoises neuves, les grands couvents, les grands hôtels, la cité riche poussée comme par miracle de l’antique sol pauvre ; tandis que, derrière la masse rocheuse où se profilaient les murs croulants du Château, apparaissaient, confuses et perdues, les toitures humbles de l’ancienne ville, un pêle-mêle de petits toits mangés par l’âge, serrés peureusement les uns contre les autres. Et, comme fond à cette évocation de la vie d’hier et d’aujourd’hui, sous la gloire de l’éternel soleil, le petit Gers et le grand Gers montaient, barraient l’horizon de leurs flancs nus, que les rayons obliques sabraient de jaune et de rose.

Le docteur Chassaigne voulut accompagner Pierre jusqu’à l’hôtel des Apparitions ; et là seulement il le quitta, en lui rappelant le rendez-vous qu’il lui avait donné pour le soir. Il n’était pas onze heures encore. Pierre, que la fatigue, tout d’un coup, venait d’anéantir, s’efforça de manger, avant de se mettre au lit ; car il sentait bien que le besoin était pour beaucoup dans sa défaillance. Il trouva heureusement une place libre à la table d’hôte, mangea en dormant, les yeux ouverts, sans savoir ce qu’on lui servait ; puis, il monta et se jeta sur son lit, après avoir eu le soin de dire à la servante de le réveiller à trois heures.

Mais, dès qu’il fut allongé, la fièvre où il était l’empêcha d’abord de fermer les yeux. Une paire de gants, oubliée dans la chambre voisine, lui avait rappelé M. de Guersaint, parti avant le jour pour Gavarnie, et qui devait n’être de retour que le soir. Quel heureux don que l’insouciance ! Lui, maintenant, les membres morts de lassitude, l’esprit éperdu, était triste à mourir. Tout semblait tourner contre sa bonne volonté à reconquérir la foi de son enfance. L’aventure tragique du curé Peyramale venait encore d’aggraver la révolte que lui avait laissée l’histoire de Bernadette, élue et martyre. La vérité qu’il était venu chercher à Lourdes, au lieu de lui rendre la foi, allait-elle donc aboutir à une haine plus grande de l’ignorance et de la crédulité, à cette amère certitude que l’homme est seul en ce monde, avec sa raison ?

Enfin, il s’endormit. Mais des images continuaient à flotter dans son pénible sommeil. C’était Lourdes gâté par l’argent, devenu un lieu d’abomination et de perdition, transformé en un vaste bazar, où tout se vendait, les messes et les âmes. C’était le curé Peyramale mort et couché au milieu des ruines de son église, parmi les orties que l’ingratitude avait semées. Et il ne se calma, il ne goûta la douceur du néant que lorsqu’une dernière vision, pâle et pitoyable, se fut effacée, celle de Bernadette à Nevers, agenouillée dans un coin d’ombre, rêvant à son œuvre, là-bas, qu’elle ne devait jamais voir.