Lourdes/Quatrième journée/Chapitre V

Charpentier et Fasquelle (p. 438-461).
Quatrième journée, chapitre V

Tout de suite, comme ils descendaient les rampes, le docteur Chassaigne dit à Pierre :

— Vous venez de voir le triomphe, je vais vous montrer maintenant deux grandes injustices.

Et il le mena, rue des Petits-Fossés, visiter la chambre de Bernadette, cette chambre basse et obscure, d’où elle était sortie, le jour où la sainte Vierge lui apparut.

La rue des Petits-Fossés part de l’ancienne rue du Bois, aujourd’hui rue de la Grotte, et va couper la rue du Tribunal. C’est une ruelle tortueuse, légèrement en pente, d’une grande tristesse. Les passants y sont rares, elle n’est bordée que de longs murs, de maisons misérables, de façades mornes, où pas une fenêtre ne s’ouvre. Un arbre, dans une cour, en est toute la gaieté.

— Nous y sommes, dit le docteur.

La rue, à cet endroit, s’étranglait, très resserrée, et la maison se trouvait en face d’une haute muraille grise, la muraille nue d’une grange. Tous deux, levant la tête, regardaient la petite maison qui semblait morte, avec ses croisées étroites, son crépi grossier, violâtre, d’une laideur honteuse de pauvre. En bas, l’allée s’enfonçait toute noire, une mince grille ancienne seule la fermait ; et il y avait une marche à monter, que le ruisseau, par les orages, baignait.

Le docteur reprit :

— Entrez, mon ami, entrez. Vous n’avez qu’à pousser la grille.

L’allée était profonde, Pierre suivait de la main le mur humide, par crainte de quelque faux pas. Il lui semblait descendre dans une cave, en pleine obscurité, avec la sensation, sous lui, d’un sol glissant, toujours trempé d’eau. Puis, au bout, sur une nouvelle indication du docteur, il tourna à droite.

— Baissez-vous, car vous pourriez vous cogner, la porte est basse… Là, nous y sommes.

Comme celle de la rue, cette porte de la chambre était grande ouverte, dans une insouciance d’abandon. Et Pierre, qui s’était arrêté au milieu de la pièce, hésitant, les yeux emplis de la vive clarté du dehors, ne distinguait absolument rien, tombé là en pleine nuit. Une fraîcheur glacée, pareille à la sensation d’un linge mouillé, l’avait saisi aux épaules.

Mais, peu à peu, ses yeux s’habituèrent. Les deux fenêtres, de grandeur inégale, prenaient jour sur une étroite cour intérieure, où ne descendait qu’une lumière verdâtre, comme au fond d’un puits ; et, pour lire dans la chambre, en plein midi, il aurait fallu une chandelle. Cette chambre, grande de quatre mètres sur trois mètres cinquante environ, était dallée de grosses pierres raboteuses ; tandis que la maîtresse poutre et les solives du plafond, apparentes, avaient noirci à la longue, d’un ton sale de suie. En face de la porte, se trouvait la cheminée, une pauvre cheminée de plâtre, dont une vieille planche vermoulue formait la tablette. Un évier était là, entre la cheminée et l’une des fenêtres. Les murs, dont un ancien badigeon s’en allait par écailles, tachés d’humidité, couturés de cicatrices, tournaient, comme le plafond, à une saleté noire. Et il n’y avait plus de meubles, la pièce paraissait abandonnée, on n’y entrevoyait que des objets confus et extraordinaires, méconnaissables dans l’ombre lourde qui en noyait les coins.

Après un silence, le docteur parla.

— Oui, c’est la chambre, tout est parti d’ici… Rien n’a été changé, seuls les meubles n’y sont plus. J’ai essayé de les replacer, les lits se trouvaient sûrement contre ce mur, en face des fenêtres ; les trois lits au moins, car les Soubirous étaient sept, le père, la mère, deux garçons, trois filles… Songez-vous à cela ! trois lits emplissant cette pièce ! et sept personnes vivant dans ces quelques mètres carrés ! et ce tas de monde enterré vif, sans air, sans lumière, presque sans pain ! Quelle misère basse, quelle humilité de pauvres êtres pitoyables !

Mais il fut interrompu. Une ombre, que Pierre prit d’abord pour une vieille femme, entra. C’était un prêtre, le vicaire de la paroisse, qui justement occupait aujourd’hui la maison. Il connaissait le docteur.

— J’ai entendu votre voix, monsieur Chassaigne, et je suis descendu… Alors, voilà que vous faites encore visiter la chambre ?

— En effet, monsieur l’abbé, je me suis permis… Cela ne vous dérange pas ?

— Oh ! du tout, du tout !… Venez tant qu’il vous plaira, amenez du monde.

Il riait d’un air engageant, il salua Pierre, qui, étonné de sa tranquille insouciance, lui demanda :

— Pourtant, les gens qui viennent doivent parfois vous importuner ?

À son tour, le vicaire parut surpris.

— Ma foi, non ! il ne vient personne… Vous comprenez, ce n’est guère connu, ici. Tout le monde reste là-bas, à la Grotte… Je laisse la porte ouverte, pour qu’on ne me tracasse pas. Mais des journées se passent, sans que j’entende seulement le petit bruit d’une souris.

Les yeux de Pierre, de plus en plus, s’accoutumaient à l’obscurité ; et, dans les objets vagues, inquiétants, qui emplissaient les coins, il finissait par reconnaître de vieux tonneaux, des débris de cages à poule, des outils cassés, toutes les loques qu’on balaye, qu’on jette au fond des caves. Puis, pendues aux solives, il aperçut des provisions, un panier à salade plein d’œufs, des liasses de gros oignons roses.

— Et, à ce que je vois, reprit-il, avec un léger frémissement, vous avez cru devoir utiliser la chambre ?

Le vicaire commençait à être gêné.

— Sans doute, c’est cela même… Que voulez-vous ! la maison est petite, j’ai si peu de place ! Et puis, vous n’avez pas idée comme cette pièce est humide, il est radicalement impossible de l’habiter… Alors, mon Dieu ! petit à petit, tout cela s’y est entassé de soi-même, sans qu’on l’ait voulu.

— Une pièce de débarras, conclut Pierre.

— Oh ! non, pourtant !… Une pièce inoccupée, et ma foi, oui ! si vous y tenez, une pièce de débarras !

Sa gêne augmentait, mêlée d’un peu de honte. Le docteur Chassaigne restait silencieux, n’intervenait pas ; mais il souriait, il était visiblement ravi de la révolte de son compagnon contre l’ingratitude humaine.

Celui-ci, ne pouvant se maîtriser, continua :

— Vraiment, monsieur le vicaire, excusez-moi si j’insiste. Mais songez donc que vous devez tout à Bernadette, que sans elle Lourdes serait encore une des villes les plus ignorées de France… Et, en vérité, il me semble que la reconnaissance de la paroisse aurait dû transformer cette misérable chambre en une chapelle…

— Oh ! une chapelle ! interrompit le vicaire, il ne s’agit que d’une créature, l’Église ne saurait lui rendre un culte.

— Eh bien ! ne disons pas une chapelle, disons qu’il devrait y avoir ici des lumières, des fleurs, des gerbes de roses, toujours renouvelées par la piété des habitants et des pèlerins… Enfin, je voudrais un peu de tendresse, un souvenir ému, une image de Bernadette, quelque chose qui témoignât délicatement de la place qu’elle doit occuper dans tous les cœurs… C’est monstrueux, cet oubli, cet abandon, la saleté où l’on a laissé tomber cette pièce !

Du coup, le vicaire, un pauvre homme inconscient et inquiet, se rangea de son avis.

— Au fond, vous avez mille fois raison. Mais je n’ai aucun pouvoir, je ne puis rien, moi !… Le jour où l’on viendrait me demander la pièce pour l’arranger, je la donnerais tout de même, j’enlèverais mes tonneaux, bien que je ne sache vraiment pas où les mettre… Seulement, je le répète, ça ne dépend pas de moi, je ne puis rien, rien du tout !

Et, sous le prétexte qu’il avait à sortir, il se hâta de prendre congé, il se sauva, en disant de nouveau au docteur Chassaigne :

— Restez, restez tant qu’il vous plaira. Vous ne me gênez jamais.

Lorsqu’il se retrouva seul avec Pierre, le docteur lui saisit les mains, débordant d’une effusion heureuse.

— Ah ! mon cher enfant, que vous venez de me faire plaisir ! Comme vous lui avez bien dit ce qui bouillonne dans mon cœur depuis longtemps !… J’ai eu, moi, cette idée, d’apporter ici chaque matin des roses. J’aurais fait simplement nettoyer la pièce, je me serais contenté de mettre sur la cheminée deux grosses gerbes de roses ; car vous savez que j’ai voué à Bernadette une infinie tendresse, et il me semblait que ces roses seraient ici la floraison même, l’éclat et le parfum de sa mémoire… Seulement, seulement…

Il eut un geste désespéré.

— Le courage m’a manqué toujours… Oui, je dis le courage, personne n’ayant osé encore se déclarer ouvertement contre les pères de la Grotte… On hésite, on recule devant un scandale religieux. Songez au tapage déplorable que cela soulèverait ; et ceux qui s’indignent comme moi, en sont réduits à se taire, à mieux aimer faire le silence.

Et il ajouta, il conclut :

— C’est une grande tristesse, mon cher enfant, que l’ingratitude et la rapacité des hommes. Chaque fois que je viens ici, dans cette misère noire, j’ai le cœur si gros, que je ne peux retenir mes larmes.

Puis, il cessa de parler, ni l’un ni l’autre ne prononça plus un mot, envahis tous deux par la mélancolie poignante qui se dégageait de la pièce. Les ténèbres les baignaient, l’humidité leur donnait un frisson, au milieu du délabrement des murs, de la poussière des vieilles loques entassées. Et l’idée leur était revenue que, sans Bernadette, rien n’aurait existé des prodiges qui avaient fait de Lourdes une ville unique au monde. C’était à sa voix que la source miraculeuse avait jailli, que la Grotte s’était ouverte, flamboyante de cierges. Des travaux immenses s’exécutaient, des églises nouvelles poussaient du sol, des rampes colossales menaient jusqu’à Dieu, toute une cité neuve se bâtissait comme par prodige, avec ses jardins, ses promenades, ses quais, ses ponts, ses boutiques, ses hôtels. Et les peuples les plus lointains de la terre accouraient en foule, et la pluie des millions tombait si drue, si abondante, que la jeune cité semblait devoir grandir indéfiniment, emplir toute la vallée, d’un bout à l’autre des montagnes. Si l’on supprimait Bernadette, plus rien n’existait, l’extraordinaire aventure rentrait dans le néant, le vieux Lourdes inconnu dormait encore son sommeil séculaire, au pied du Château. Bernadette était l’ouvrière unique, la créatrice, et cette chambre d’où elle était partie, le jour où elle avait vu la Vierge, ce berceau même du miracle, de la merveilleuse fortune future, se trouvait dédaigné, laissé en proie à la vermine, bon seulement à faire une pièce de débarras, où l’on serrait les oignons et les tonneaux vides.

Alors, l’opposition, dans l’esprit de Pierre, s’évoqua avec une intensité telle, qu’il revit le triomphe auquel il venait d’assister, l’exaltation de la Grotte et de la Basilique, tandis que Marie, traînant son chariot, montait derrière le Saint-Sacrement, au milieu des clameurs de la foule. Mais, surtout, la Grotte rayonnait ; non plus l’ancien creux de roche sauvage, devant lequel l’enfant s’était agenouillée autrefois, sur le bord désert du torrent ; mais la chapelle arrangée, enrichie, la chapelle ardente, où les nations défilaient. Tout le bruit, toute la clarté, toute l’adoration, tout l’argent éclataient là-bas, en une splendeur de continuelle victoire. Ici, au berceau, dans ce trou glacé et sombre, pas une âme, pas un cierge, pas un chant, pas une fleur. Personne ne venait, personne ne s’agenouillait ni ne priait. Seuls, quelques visiteurs tendres avaient, pour emporter un souvenir, émietté sous leurs doigts la planche à demi pourrie qui servait de tablette à la cheminée. Le clergé ignorait ce lieu de misère, où les processions auraient dû se rendre, comme à une station de gloire. C’était là que l’enfant pauvre avait commencé son rêve, par une nuit froide, couchée entre ses deux sœurs, prise d’un accès de son mal, pendant que toute la famille dormait lourdement ; c’était de là qu’elle était partie, emportant ce rêve inconscient, qui allait renaître en elle sous le plein jour, pour fleurir si joliment en une vision de légende. Et personne ne refaisait le chemin, la crèche était oubliée, on laissait aux ténèbres cette crèche où avait germé la petite semence si humble, qui poussait aujourd’hui, là-bas, en des moissons prodigieuses, que récoltaient les ouvriers de la dernière heure, au milieu de la pompe souveraine des cérémonies.

Pierre, que la grande émotion humaine de toute cette histoire attendrissait aux larmes, reprit enfin à demi-voix, résumant en un mot ses pensées :

— C’est Bethléem.

— Oui, dit le docteur Chassaigne à son tour, c’est le logis misérable, l’asile de rencontre, où naissent les religions nouvelles de la souffrance et de la pitié… Et, parfois, je me demande si tout ne va pas mieux ainsi, s’il n’est pas préférable que cette chambre reste dans cette indigence et dans cet abandon. Il me semble que Bernadette n’a rien à y perdre, car je l’aime davantage, lorsque je viens ici passer une heure.

Il se tut de nouveau, puis il eut un geste de révolte.

— Non, non ! je ne peux pardonner, l’ingratitude me jette hors de moi… Je vous l’ai dit, je suis convaincu que Bernadette est allée se cloîtrer librement à Nevers. Mais, si personne ne l’a fait disparaître, quel soulagement pour ceux qu’elle commençait à gêner, ici !… Et ce sont les mêmes hommes, si désireux d’être les maîtres absolus, qui aujourd’hui s’efforcent par tous les moyens de faire le silence sur sa mémoire… Ah ! mon cher enfant, si je vous disais tout !

Peu à peu, il parla, il se soulagea. Cette Bernadette, dont les pères de la Grotte exploitaient l’œuvre si âprement, ils la redoutaient plus encore morte que vivante. Tant qu’elle avait vécu, leur grande terreur était sûrement qu’elle ne revînt à Lourdes partager la proie ; et son humilité seule les rassurait, car elle n’était point une dominatrice, elle-même avait choisi l’ombre de renoncement où elle devait s’éteindre. Mais, à présent, ils tremblaient davantage, à l’idée qu’une volonté autre que la leur pouvait ramener les reliques de la voyante. Dès le lendemain de la mort, cette idée était bien venue au conseil municipal : la ville voulait élever un tombeau, on parlait d’ouvrir une souscription. Nettement, les sœurs de Nevers se refusèrent à livrer le corps, qui leur appartenait, disaient-elles. Derrière les sœurs, tout le monde avait alors senti les pères, très inquiets, qui agissaient, qui s’opposaient secrètement à ce retour de cendres vénérées, dans lesquelles ils flairaient une concurrence possible à la Grotte elle-même. Imaginait-on cette chose menaçante ? une tombe monumentale au cimetière, les pèlerins s’y rendant en procession, les malades allant baiser fiévreusement le marbre, des miracles s’y produisant au milieu d’une sainte ferveur ! C’était la concurrence certaine, désastreuse, le déplacement de la dévotion et du prodige. Et la grande, l’unique peur revenait toujours, celle d’avoir à partager, de voir l’argent se porter ailleurs, si la ville, instruite maintenant, savait tirer parti du tombeau.

On prêtait même aux pères un projet plein d’une astuce profonde. Ils auraient eu l’idée secrète de réserver pour eux le corps de Bernadette, que les sœurs de Nevers se seraient simplement engagées à leur garder, dans la paix de leur chapelle. Seulement, ils attendaient, ils ne voulaient le ramener que le jour où l’affluence des pèlerins commencerait à décroître. À quoi bon, maintenant, ce retour solennel, puisque les foules accouraient sans cesse plus nombreuses ; tandis que, lorsque l’extraordinaire succès de Notre-Dame de Lourdes déclinerait, comme toutes les choses de ce monde, on devinait quel réveil de la foi pourrait être la cérémonie solennelle et retentissante, dans laquelle la chrétienté verrait les reliques de l’élue reprendre possession de la terre sacrée où elle avait fait pousser tant de merveilles. Et les miracles recommenceraient, sur le marbre de son tombeau, devant la Grotte ou dans le chœur de la Basilique.

— Vous pouvez chercher, continua le docteur Chassaigne, vous ne trouverez pas à Lourdes, officiellement, une seule image de Bernadette. On vend son portrait, mais il n’est nulle part, dans aucun sanctuaire… C’est l’oubli systématique, c’est le même sentiment de sourde inquiétude qui a fait le silence et l’abandon, dans cette triste chambre où nous sommes. De même qu’on a peur d’un culte possible sur sa tombe, on a peur que les foules ne viennent s’agenouiller ici, le jour où deux cierges brûleraient, où deux bouquets de roses fleuriraient cette cheminée. Et si une paralytique se levait en criant qu’elle est guérie, quel scandale, quel trouble dans les âmes des bons commerçants de la Grotte, qui verraient leur monopole compromis gravement !… Ils sont les maîtres, ils entendent rester les maîtres, ils ne veulent rien lâcher de la ferme magnifique qu’ils ont conquise et qu’ils exploitent. Mais ils tremblent pourtant, oui ! ils tremblent devant la mémoire des ouvriers de la première heure, de cette petite fille qui est une si grande morte, dont l’héritage énorme les brûle de convoitise, à un tel point, qu’après l’avoir envoyée vivre à Nevers, ils n’osent même pas ramener son corps, laissé en prison sous la dalle d’un couvent !

Ah ! cette destinée pitoyable de pauvre être retranché des vivants, dont le cadavre à son tour était frappé d’exil ! Et comme Pierre la plaignait, cette créature de misère qui semblait n’avoir été choisie que pour souffrir, dans sa vie et dans sa mort ! Même en admettant qu’une volonté unique, persistante, ne l’eût pas fait disparaître, puis gardée jusque dans la tombe, quelle étrange suite de circonstances, comme il semblait que quelqu’un, inquiet du pouvoir immense qu’elle pouvait prendre, se fût toujours jalousement efforcé de la tenir à l’écart ! Elle restait à ses yeux l’élue, la martyre ; et, s’il ne pouvait plus croire, si l’histoire de cette malheureuse suffisait pour achever de ruiner en lui la croyance, elle ne l’en bouleversait pas moins dans toute sa fraternité, en lui révélant une religion nouvelle, la seule dont son cœur fût encore plein, la religion de la vie, de la douleur humaine.

Le docteur Chassaigne, justement, avant de quitter la chambre, s’écriait :

— Et c’est ici qu’il faut croire, mon cher enfant. Voyez-vous ce trou obscur, songez-vous à la Grotte resplendissante, à la Basilique triomphante, à toute la ville bâtie, à ce monde créé, à ces foules accourues ! Mais si Bernadette n’était qu’une halluciné, une folle, est-ce que l’aventure ne serait pas plus étonnante, plus inexplicable encore ? Comment ! le rêve d’une folle aurait suffi pour remuer ainsi les nations !… Non, non ! un souffle divin a passé, qui seul peut expliquer le prodige.

Vivement, Pierre allait répondre. Oui ! c’était vrai, un souffle avait passé, le sanglot de la douleur, le désir inextinguible vers l’infini de l’espoir. Si le rêve d’une enfant souffrante avait suffi pour amener les peuples, pour faire pleuvoir les millions et pousser du sol une cité nouvelle, n’était-ce pas que ce rêve venait apaiser un peu la faim des pauvres hommes, l’insatiable besoin qu’ils ont d’être trompés et consolés ? Elle avait rouvert l’inconnu, sans doute à un moment social et historique favorable ; et les foules s’y étaient précipitées. Oh ! se réfugier dans le mystère, quand la réalité est si dure, s’en remettre au miracle, puisque la nature cruelle semble une longue injustice ! Mais on a beau organiser l’inconnu, le réduire en dogmes, en faire des religions révélées, il n’y a toujours au fond que cet appel de la souffrance, ce cri de la vie, exigeant la santé, la joie, le bonheur fraternel, jusqu’à l’accepter dans un autre monde, s’il ne peut être sur cette terre. À quoi bon croire aux dogmes ? Ne suffit-il pas de pleurer et d’aimer ?

Et Pierre, cependant, ne discuta point. Il retint la réponse qui lui montait aux lèvres, convaincu d’ailleurs que l’éternel besoin du surnaturel ferait vivre chez l’homme douloureux l’éternelle foi. Le miracle, qu’on ne pouvait constater, devait être un pain nécessaire à la désespérance humaine. Puis, ne s’était-il pas juré, charitablement, de ne plus affliger personne de son doute ?

— Quel prodige, n’est-ce pas ? insista le docteur.

— Certes ! finit-il par dire. Tout le drame humain s’est joué, toutes les forces inconnues ont agi, dans cette pauvre chambre, si humide et si noire.

Silencieux, ils restèrent quelques minutes encore. Ils refirent le tour des murs, levèrent les yeux vers le plafond enfumé, jetèrent un dernier coup d’œil vers l’étroite cour verdâtre. C’était en vérité navrant, cette indigence tombée aux toiles d’araignée, cette saleté des vieux tonneaux, des outils hors d’usage, des débris de toutes sortes, qui se pourrissaient dans les coins, en tas. Et, sans ajouter une parole, lentement ils s’en allèrent enfin, la gorge serrée de tristesse.

Dans la rue seulement, le docteur Chassaigne parut se réveiller. Il eut un petit frisson, il pressa le pas, en disant :

— Ce n’est pas fini, mon cher enfant, suivez-moi… Nous allons voir, maintenant, l’autre grande iniquité.

C’était de l’abbé Peyramale et de son église qu’il parlait. Ils traversèrent la place du Porche, tournèrent dans la rue Saint-Pierre ; quelques minutes devaient suffire. Mais la conversation était retombée sur les pères de la Grotte, sur la guerre terrible, sans merci, faite par le père Sempé à l’ancien curé de Lourdes. Celui-ci, vaincu, en était mort, dans une affreuse amertume ; et, après l’avoir ainsi tué de chagrin, on avait achevé de tuer son église, qu’il laissait inachevée, sans toiture, ouverte au vent et à la pluie. Cette église monumentale, de quel rêve glorieux elle avait empli les dernières années de son existence ! Depuis qu’on l’avait dépossédé de la Grotte, chassé de cette œuvre de Notre-Dame de Lourdes dont il était, avec Bernadette, le premier ouvrier, son église devenait sa revanche, sa protestation, sa part de gloire à lui, la maison de Dieu où il triompherait en habits sacrés, d’où il emmènerait d’interminables processions, pour réaliser le vœu formel de la sainte Vierge. L’homme d’autorité et de domination qui était au fond de son être, le pasteur de foules, le constructeur de temples, goûtait une impatiente joie à hâter les travaux, avec une imprévoyance d’homme passionné qui ne s’inquiétait pas de la dette, se laissait voler par les entrepreneurs, pourvu qu’il y eût toujours un peuple d’ouvriers sur les échafaudages. Et il la voyait grandir, son église, et il la voyait finie, par un beau matin d’été, toute neuve dans le soleil levant.

Ah ! cette vision sans cesse évoquée, elle lui donnait le courage de la lutte, au milieu du meurtre sourd dont il se sentait enveloppé. Son église, dominant la vaste place, se dressait enfin dans sa majesté colossale. Il l’avait voulue de style roman, très grande, très simple, la nef longue de quatre-vingt-dix mètres, la flèche haute de cent quarante. Elle resplendissait au clair soleil, débarrassée la veille du dernier échafaudage, encore toute fraîche de jeunesse, avec ses larges assises de pierre, montées par rangs égaux. Et, en pensée, il tournait autour d’elle, ravi de sa nudité, de sa chasteté de vierge enfant, d’une candeur géante, sans une sculpture, sans un ornement qui l’aurait inutilement chargée. Les toitures de la nef, du transept et de l’abside régnaient à la même hauteur, au-dessus de l’entablement, fait de moulures sévères. De même, les baies des bas côtés et de la nef n’avaient d’autre décoration que des archivoltes moulurées, continuant les pieds-droits. Il s’arrêtait devant les grandes verrières du transept, dont les rosaces étincelaient ; il faisait le tour, en passant derrière l’abside ronde, contre laquelle le bâtiment de la sacristie alignait deux étages de petites fenêtres ; et il revenait, et il ne pouvait se lasser devant cette royale ordonnance, ces grandes lignes qui se découpaient sur le bleu, ces toits superposés, cette masse énorme dont la solidité défiait les siècles. Mais, lorsqu’il fermait les yeux, il évoquait surtout la façade, le clocher, dans un ravissement d’orgueil : en bas, le porche à trois travées, la travée de droite et la travée de gauche, dont les toitures de pierre formaient terrasse, tandis que le clocher, naissant de la travée centrale, s’élançait au milieu, d’un jet puissant. Là aussi, les colonnes engagées dans les pieds-droits supportaient des archivoltes simplement moulurées. Contre le pignon, à la pointe d’un pinacle, une statue de Notre-Dame de Lourdes se trouvait sous un dais, entre les deux baies hautes de la nef. Au-dessus, d’autres baies s’ouvraient encore, que garnissaient les abat-son, fraîchement peints. Les contreforts partaient du sol, aux quatre angles, s’amincissaient en montant, d’une légèreté forte, jusqu’à la flèche, une hardie flèche de pierre, flanquée de quatre clochetons, ornée également de pinacles, envolée et perdue en plein ciel. Et il lui semblait que c’était son âme de prêtre fervent qui avait grandi, qui s’était élancée avec cette flèche, pour témoigner de sa foi au travers des âges, là-haut, tout près de Dieu.

D’autres fois, une vision l’enchantait davantage encore. Il croyait voir l’intérieur de son église, le jour de la première messe solennelle qu’il y célébrerait. Les vitraux jetaient des feux comme des pierreries, les douze chapelles des bas côtés rayonnaient de cierges. Et il était au maître autel de marbre et d’or, et les quatorze colonnes de la nef, en marbre des Pyrénées d’un seul bloc, dons magnifiques venus des quatre coins de la chrétienté, se dressaient, supportant la voûte, que les voix grondantes des orgues emplissaient d’un chant d’allégresse. Un peuple de fidèles se pressait là, agenouillé sur les dalles, en face du chœur entouré d’une grille légère ainsi qu’une dentelle, revêtu d’une admirable boiserie sculptée. La chaire à prêcher, royal cadeau d’une grande dame, était une merveille d’art, fouillée en plein chêne. Les fonts baptismaux avaient été taillés dans la pierre dure par un artiste de grand talent. Des tableaux de maître ornaient les murailles, des croix, des ciboires, des ostensoirs précieux, des vêtements sacrés, pareils à des soleils, s’entassaient au fond des armoires de la sacristie. Et quel rêve d’être le pontife d’un tel temple, d’y régner après l’avoir bâti avec passion, d’y bénir les foules accourues de toute la terre, pendant que les sonneries volantes du clocher iraient dire à la Grotte et à la Basilique qu’elles avaient là-bas, dans le vieux Lourdes, une rivale, une sœur victorieuse, chez laquelle Dieu triomphait aussi !

Après avoir suivi un instant la rue Saint-Pierre, le docteur Chassaigne et son compagnon tournèrent dans la petite rue de Langelle.

— Nous arrivons, dit le docteur.

Mais Pierre regardait, ne voyait pas d’église. Il n’y avait là que des masures misérables, tout un quartier de faubourg pauvre, obstrué de constructions lépreuses. Enfin, il aperçut, au fond d’une impasse, un pan de la vieille palissade, à demi pourrie, qui entourait encore le vaste terrain carré, compris entre les rues Saint-Pierre, de Bagnères, de Langelle et des Jardins.

— Il faut tourner à gauche, reprit le docteur, qui s’était engagé dans un couloir étroit, parmi des décombres. Nous y voilà !

Et la ruine, brusquement, apparut, au milieu des laideurs et des misères qui la masquaient.

Toute la puissante carcasse de la nef et des bas côtés, du transept et de l’abside, était debout. Les murs, partout, s’élevaient jusqu’à la naissance des voûtes. On pénétrait là comme dans une église véritable, on pouvait s’y promener à l’aise, en reconnaître les parties accoutumées. Seulement, lorsqu’on levait les yeux, on voyait le ciel : les toitures manquaient, la pluie tombait, le vent soufflait librement. Depuis quinze ans bientôt, les travaux étaient abandonnés, les choses restaient dans l’état où le dernier maçon les avait laissées. Ce qui frappait d’abord, c’étaient les dix piliers de la nef, les quatre piliers du chœur, ces piliers magnifiques en marbre des Pyrénées d’un seul bloc, qu’on avait recouverts d’une chemise de planches, pour les protéger contre tout dégât. Les bases et les chapiteaux, encore bruts, attendaient les sculpteurs. Et ces colonnes isolées, ainsi vêtues de bois, avaient une grande tristesse. Puis, une mélancolie montait de l’enceinte béante, de l’herbe qui envahissait le sol ravagé, bossué, des bas côtés et de la nef, une herbe drue de cimetière, au travers de laquelle les femmes du voisinage avaient fini par tracer des sentiers. Elles entraient y étendre leurs lessives. Tout un blanchissage de pauvre, des draps épais, des chemises en loques, des langes d’enfant, achevaient justement d’y sécher, aux derniers rayons du soleil qui se glissaient là, par les larges baies vides.

Lentement, sans parler, Pierre et le docteur Chassaigne firent le tour, à l’intérieur. Les dix chapelles des bas côtés formaient des sortes de compartiments, pleins de gravats et de débris. On avait cimenté le sol du chœur, sans doute pour protéger la crypte des infiltrations, en dessous ; malheureusement, les voûtes devaient se tasser, il existait là une dépression que l’orage de la nuit précédente avait transformée en un petit lac. Du reste, c’étaient ces parties du transept et de l’abside qui avaient le moins souffert. Pas une pierre ne bougeait ; les grandes rosaces centrales, au-dessus du triforium, semblaient attendre leurs verrières ; tandis que des madriers, oubliés en haut des murs de l’abside, auraient pu faire croire qu’on allait commencer à la couvrir, le lendemain. Mais, quand ils furent revenus sur leurs pas, et qu’ils sortirent, pour voir la façade, la détresse lamentable de cette jeune ruine se montra. De ce côté, on avait beaucoup moins poussé les travaux, le porche à triple travée était seul construit ; et quinze années d’abandon avaient suffi aux hivers pour en ronger les sculptures, les colonnettes, les archivoltes, dans un travail de destruction vraiment singulier, comme si la pierre, entamée profondément, détruite, s’était fondue sous des larmes. Le cœur se serrait, à la vue de cette destruction qui s’attaquait à l’œuvre, avant même qu’elle fût finie. Ne pas être encore, et déjà s’émietter ainsi sous le ciel ! s’immobiliser dans sa croissance de colosse géant, pour semer l’herbe de décombres !

Ils rentrèrent dans la nef, ils y retrouvèrent l’affreuse tristesse de cet assassinat d’un monument. Le vaste terrain vague, à l’intérieur, était obstrué par les débris des échafaudages, qu’il avait fallu abattre, pourris à moitié, dans la crainte que leur chute n’écrasât le monde ; et c’étaient partout, au milieu des herbes hautes, des plats-bords, des boulins, des cintres, mêlés à des paquets de vieilles cordes, que l’humidité achevait de manger. Il y avait aussi la carcasse efflanquée d’un treuil, se dressant comme une potence. Des manches de pelle, des morceaux cassés de brouettes, traînaient encore parmi des matériaux oubliés, des tas de briques verdâtres, tachées de mousse, où fleurissaient des liserons. Sous les nappes d’orties, on revoyait, par places, les rails du petit chemin de fer, installé pour les charrois, et dont un wagonnet renversé gisait dans un coin. Mais la grande mélancolie de cette mort des choses était surtout la locomobile, restée sous le toit du hangar qui l’abritait. Depuis quinze ans, elle était là, refroidie, morte. Le hangar avait fini par s’effondrer sur elle, de larges trous laissaient la pluie la tremper, à chaque averse. Un bout de la courroie de transmission qui actionnait le treuil, pendait, semblait la lier, pareil à un fil d’araignée géant. Et ses aciers, ses cuivres se pourrissaient eux aussi, comme rouilles de lichens, recouverts d’une végétation de vieillesse, dont les plaques jaunâtres faisaient d’elle une sorte de machine très ancienne, herbue, que les hivers avaient décharnée. Cette machine morte, cette machine froide, au foyer éteint, à la chaudière muette, c’était l’âme même du travail qui s’en était allée, dans la vaine attente du grand cœur charitable, dont la venue, à travers les églantiers et les ronces, devait réveiller l’Église-au-Bois-dormant de son lourd sommeil de ruine.

Le docteur Chassaigne, enfin, parla.

— Ah ! dit-il, quand on pense que cinquante mille francs auraient suffi pour empêcher un tel désastre ! avec cinquante mille francs, on pouvait couvrir, le gros œuvre était sauvé, et l’on avait tout le temps d’attendre… Mais ils voulaient tuer l’œuvre, comme ils avaient tué l’homme.

D’un geste, il désigna, là-bas, les pères de la Grotte, qu’il évitait de nommer.

— Et dire qu’ils ont des recettes annuelles de neuf cent mille francs ! Ils préfèrent envoyer des cadeaux à Rome, pour entretenir des amitiés puissantes.

Malgré lui, il repartait en campagne contre les adversaires du curé Peyramale. Toute cette histoire le hantait d’une sainte colère de justice. En face de la ruine lamentable, il reprenait les faits, le curé enthousiaste se lançant dans la construction de son église, s’endettant, se laissant voler, tandis que le père Sempé aux aguets profitait de chacune de ses fautes, le discréditait près de l’évêque, finissait par tarir les aumônes et par faire arrêter les travaux. Puis, après la mort du vaincu, venaient les procès interminables, quinze années de procès qui avaient donné aux hivers le temps de manger l’œuvre. Maintenant, elle était dans un si pitoyable état, la dette montait à un chiffre si gros, que tout paraissait bien fini. La mort lente, la mort des pierres s’achevait. Sous son hangar effondré, la locomobile allait tomber en loques, battue par la pluie, rongée par la mousse.

— Je le sais bien, ils chantent victoire, il n’y a plus qu’eux. C’était ce qu’ils désiraient, être les maîtres absolus, garder pour eux seuls toute la puissance, tout l’argent… Si je vous disais que leur terreur de la concurrence les a poussés jusqu’à écarter de Lourdes les ordres religieux qui ont tenté d’y venir. Des jésuites, des dominicains, des bénédictins, des capucins, des carmes ont fait des demandes ; toujours, les pères de la Grotte sont parvenus à les évincer. Ils ne tolèrent que les ordres de femmes, ils ne veulent qu’un troupeau… Et la ville leur appartient, et ils y tiennent boutique, ils y vendent Dieu, en gros et en détail !

À pas lents, il était revenu au milieu de la nef, parmi les décombres. D’un grand geste, il montra la dévastation qui l’entourait.

— Voyez cette tristesse, cette misère affreuse… Là-bas, le Rosaire et la Basilique leur ont coûté plus de trois millions.

Pierre, alors, comme dans la noire et froide chambre de Bernadette, vit se dresser la Basilique, radieuse en son triomphe. Ce n’était point ici que se réalisait le rêve du curé Peyramale, officiant, bénissant les foules à genoux, pendant que les orgues grondaient d’allégresse. La Basilique, là-bas, s’évoquait, toute sonnante de la volée des cloches, toute clamante de la joie surhumaine d’un miracle, toute braisillante de flammes, avec ses bannières, ses lampes, ses cœurs d’argent et d’or, son clergé vêtu d’or, son ostensoir pareil à un astre d’or. Elle flambait dans le soleil couchant, elle touchait le ciel de sa flèche, dans l’envolement des milliards de prières dont ses murs frémissaient. Ici, l’église morte avant de naître, l’église interdite par un mandement de l’évêque, tombait en poudre, ouverte aux quatre vents. Chaque orage emportait un peu des pierres, de grosses mouches bourdonnaient seules dans les orties qui avaient envahi la nef ; et il n’y avait d’autres dévotes que les femmes du voisinage, venant retourner leur pauvre linge, étendu sur l’herbe. Au milieu du morne silence, une voix sourde semblait sangloter, la voix des colonnes de marbre peut-être, pleurant leur luxe inutile, sous leur chemise de planches. Parfois, des oiseaux traversaient l’abside déserte, en jetant un petit cri. Des bandes de rats énormes, réfugiés sous les pièces des échafaudages abattus, se mordaient, bondissaient hors de leurs trous, dans un galop d’effroi. Et rien n’était d’une angoisse plus désespérée que cette ruine voulue, ne face de sa triomphante rivale, la Basilique rayonnante d’or.

De nouveau, le docteur Chassaigne dit simplement :

— Venez.

Ils sortirent de l’église, ils longèrent le bas côté de gauche, arrivèrent devant une porte, faite grossièrement de quelques planches clouées ; et, quand ils eurent descendu un escalier de bois à demi rompu, dont les marches branlaient sous leurs pieds, ils se trouvèrent dans la crypte.

C’était une salle basse, aux voûtes écrasées, qui reproduisait exactement les dispositions du chœur. Les colonnes trapues, laissées à l’état brut, attendaient elles aussi leurs sculptures. Des matériaux traînaient, des bois achevaient de pourrir sur la terre battue, toute la vaste salle restait blanche de plâtre, dans le fruste abandon des bâtisses qu’on ne finit pas. Au fond, trois baies, autrefois vitrées, et dont il ne restait plus un carreau, éclairaient d’un grand jour froid la nudité désolée des murs.

Et, là, au milieu, dormait le corps du curé Peyramale. Des amis fervents avaient eu l’idée touchante de l’ensevelir ainsi dans la crypte de son église inachevée. Sur une large marche, le tombeau était tout en marbre. Les inscriptions, en lettres d’or, disaient la pensée des souscripteurs, le cri de vérité et de réparation qui sortait du monument. On lisait sur la face : « De pieuses oboles venues de tout l’univers ont élevé ce tombeau à la mémoire bénie du grand serviteur de Notre-Dame de Lourdes. » On lisait à droite ces mots d’un bref de Pie IX : « Vous vous êtes dévoué tout entier à édifier un temple à la Mère de Dieu. » On lisait à gauche cette parole de l’Évangile : « Heureux ceux qui souffrent de persécution pour la justice. » N’était-ce point la plainte véridique, l’espoir légitime du vaincu, qui avait combattu si longtemps, dans l’unique désir d’exécuter strictement les ordres de la Vierge, que Bernadette lui avait transmis ? Elle se trouvait là, Notre-Dame de Lourdes, une statuette mince, placée au-dessus de l’inscription funéraire, contre la grande muraille nue, que décoraient seulement quelques couronnes de perles, pendues à des clous. Et, devant le tombeau, cinq ou six bancs étaient alignés, comme devant la Grotte, pour les fidèles qui voulaient s’asseoir.

Mais, d’un nouveau geste de pitié émue, le docteur Chassaigne, silencieusement, avait montré à Pierre une tache énorme d’humidité qui verdissait le mur du fond. Pierre se rappela le petit lac qu’il avait remarqué en haut, sur le ciment disjoint du chœur, un amas d’eau considérable laissé par l’orage de la nuit précédente. Évidemment, des infiltrations se produisaient, une source véritable coulait en bas, envahissait la crypte, par les temps de forte pluie. Tous deux eurent le cœur serré, lorsqu’ils s’aperçurent que l’eau suivait la voûte par minces filets et retombait en grosses gouttes régulières, cadencées, sur le tombeau.

Le docteur ne put retenir un gémissement.

— Il pleut maintenant, il pleut sur lui !

Pierre demeurait immobile, dans une sorte de terreur sacrée. Sous cette eau qui tombait, sous les coups de vent qui devaient entrer l’hiver, par les carreaux brisés des fenêtres, ce mort lui apparut lamentable et tragique. Il prenait une grandeur farouche, tout seul dans son riche tombeau de marbre, au milieu des gravats, au fond des ruines croulantes de son église. Il en était le gardien solitaire, le mort endormi et rêveur qui en gardait les espaces vides, ouverts à tous les oiseaux de nuit. Il y était la protestation muette, obstinée, éternelle, et il y était l’attente. Couché dans sa bière, ayant l’éternité pour prendre patience, il y attendait sans lassitude les ouvriers qui reviendraient peut-être, par un beau matin d’avril. S’ils mettaient dix ans, il serait là, et s’ils mettaient un siècle, il serait là encore. Il attendait que les échafaudages pourris, là-haut, parmi l’herbe de la nef, fussent ressuscités ainsi que des morts, dans un prodige, de nouveau debout le long des murs. Il attendait que la locomobile, sous la mousse, tout d’un coup brûlante, retrouvât son haleine, pour monter les charpentes de la toiture. Son œuvre aimée, la géante construction croulait sur sa tête, et les mains jointes, les yeux clos, il en gardait les décombres, il attendait.

À demi-voix, le docteur acheva la cruelle histoire, comment après avoir persécuté le curé Peyramale et son œuvre, on persécutait son tombeau. Anciennement, un buste du curé était là, des mains dévotes entretenaient devant lui la petite flamme d’une lampe. Mais une femme étant tombée la face contre terre, en disant qu’elle voyait l’âme du défunt, les pères de la Grotte s’émurent. Est-ce que des miracles allaient se produire ? Déjà des malades passaient les journées entières, assis sur les bancs, devant le tombeau. D’autres s’agenouillaient, baisaient le marbre, imploraient leur guérison. Et ce fut une terreur : s’ils guérissaient, si la Grotte avait un concurrent dans ce martyr, couché tout seul, au milieu des vieux outils laissés par les maçons ! L’évêque de Tarbes, prévenu, travaillé, publia le mandement qui interdisait l’église, en défendant tout culte, tout pèlerinage et procession au tombeau de l’ancien curé de Lourdes. Comme pour Bernadette, son souvenir était proscrit, son image ne se trouvait officiellement nulle part. De même qu’ils s’étaient acharnés contre l’homme vivant, les pères s’acharnaient contre la mémoire du grand mort. Ils le poursuivaient jusque dans la tombe. Eux seuls, aujourd’hui encore, empêchaient que les travaux de l’église ne fussent repris, créant de continuels obstacles, refusant de partager leur riche moisson d’aumônes. Et ils attendaient que la pluie des hivers tombât, achevât l’œuvre de destruction, que la voûte, les murs, toute la construction géante croulât sur le tombeau de marbre, sur le corps du vaincu, et qu’il fût enseveli, et qu’il fût broyé !

— Ah ! murmura le docteur, moi qui l’ai connu si vaillant, si enthousiaste des nobles besognes ! Maintenant, vous le voyez, il pleut, il pleut sur lui !

Péniblement, il se mit à genoux, il s’apaisa dans une longue prière.

Pierre, qui ne pouvait prier, restait debout. Une humanité émue débordait de son cœur. Il écoutait les pesantes gouttes de la voûte s’écraser une à une sur le tombeau, dans un rythme lent, qui semblait compter les secondes de l’éternité, au milieu du profond silence. Et il songeait à l’éternelle misère de ce monde, à cette élection de la souffrance frappant toujours les meilleurs. Les deux grands ouvriers de Notre-Dame de Lourdes, Bernadette, le curé Peyramale, revivaient devant lui, ainsi que des victimes pitoyables, torturées pendant leur vie, exilées après leur mort. Certes, cela aurait achevé de tuer en lui la foi ; car la Bernadette qu’il venait de trouver, au bout de son enquête, n’était qu’une sœur humaine, chargée de toutes les douleurs. Mais il n’en gardait pas moins pour elle un culte de fraternelle tendresse, et deux larmes lentes roulèrent sur ses joues.