La Pantoufle de Sapho et autres contes/Loup et louve (1192)

LOUP ET LOUVE

(1192)

D’amour la nature est telle qu’il
rend plus sage l’homme sage
et plus fol l’insensé…

« En l’an de grâce 1192, de nouvelles foules passèrent la mer pour aller délivrer le saint sépulcre. »

Ces mots, un moine pâle venait de les peindre dans un grand missel relié en parchemin, quand, par la fenêtre grillée de l’abbaye, montèrent des chants joyeux, accompagnés d’une guitare. Sur la route conduisant à Carcassonne, deux hommes richement vêtus et paraissant un chevalier armé suivi de son page, chevauchaient.

Le moine blanc essuya à son froc sa minuscule plume de corbeau, la posa entre les feuillets d’un gigantesque in-folio et se dirigea vers l’embrasure de la fenêtre voûtée, pour jeter un coup d’œil au dehors. Il constata aussitôt que ce n’était point un seigneur qui passait aussi fièrement, mais un de ces manants que l’art du chant avait ennoblis et à qui la harpe et le luth ouvraient les hautes salles des demeures féodales et les appartements des dames, un troubadour et son musicien appelé jongleur. Le passant confirma l’impression du moine en se retournant sur sa selle, se dressant sur ses étriers et, saluant de la main le pâle ascète, lui lança un air de sa façon :

Celui-là est mort dont le cœur ne bat plus,
Vie sans amour n’offre que déplaisir.

Le moine regarda devant lui, rêveur, et suivit longtemps des yeux son chanteur, qui continuait sa route en riant, tandis que le jongleur, en un accès de juvénile espièglerie, ajoutait quelques vers à l’improvisation de son maître, raillant à son tour le vénérable disciple de saint Benoît,

Tant que les cheveux sont encor bruns ou blonds,
Que le cœur bat vif et plein de confiance,
Il sied mal de faire le sage.

Bientôt, tous deux eurent disparu dans un nuage de poussière et le moine retourna à sa chronique. Une heure plus tard, nos hardis compagnons s’arrêtaient devant un carrefour et réfléchissaient.

— Il y a longtemps que je n’ai foulé ce sol, Guillaume, dit le plus élégant des deux, qui était aussi le plus âgé, à son compagnon de route, et pourtant je jurerais que c’est le chemin de droite qui conduit au Gabaret.

— Consultez votre cœur, repartit le plus jeune, dans le mélodieux idiome de la Provence. Vous serez sûr de ne point vous tromper.

— Que sais-tu de mon cœur ? repartit le fier troubadour à son serviteur.

— Celui-ci ne se soucia pas de répondre, sinon par une chanson :

D’amour la nature est telle
Qu’il rend plus sage l’homme sage
Et plus fol l’insensé.

Le maître sourit et prit en silence le chemin qu’il avait indiqué. C’était un homme vigoureux, encore beau, d’une quarantaine d’années. Son noble visage, aux yeux ardant d’un feu sombre, était, selon la mode du temps, complètement rasé. En revanche, il s’encadrait de luxuriantes boucles brunes, parmi lesquelles un fil d’argent brillait de place en place. Une coiffure légère couvrait son chef. Ses membres vigoureux étaient vêtus d’une longue tunique de velours bleu richement garni de fourrure grise, et serrée à la taille par une ceinture brodée d’or. La tunique laissait à peine entrevoir les pantalons collants, d’un jaune mat, et les pieds chaussés de souliers de cuir rouge à broderie d’or. Quant à Guillaume le jongleur, il se contentait d’un béret brun, d’un habit écourté, signe d’humble naissance, et d’un pantalon gris. Cependant le luth d’or qu’il portait à un ruban de soie bleue passé sur l’épaule, et l’épée qu’il avait, ainsi que son maître, au côté, lui prêtaient une certaine élégance chevaleresque.

La monture de chacun des cavaliers était chargée d’un porte-manteau contenant la garde-robe du troubadour et les cadeaux précieux qu’il rapportait de ses voyages.

Le jour commençait à baisser et les monts de Gabaret ne se révélaient encore que sous la forme de cônes et de cubes, lorsque les Cavaliers s’engagèrent dans une gorge étroite et sombre. Soudain, un rire clair et sonore éclata au-dessus de leurs têtes, parmi les branches de noisetiers couronnant les abruptes rochers. Ils levèrent les yeux, tout surpris, et aperçurent un homme pauvrement vêtu qui, se tenant les côtes, les saluait avec empressement.

— Vidal, cria-t-il tout à coup, fleuron de la couronne des troubadours, Peire Vidal, parangon de toute folie, comment te trouves-tu là ? Je te croyais gisant depuis longtemps en quelque campo-santo italien, ton excentrique cerveau faisant sortir de terre des fleurs aussi folles et étranges que les bizarres inspirations qui t’en poussaient vivant.

— C’est toi, Faidit ? repartit le troubadour, et un sourire passa de l’un des coins de ses lèvres à l’autre.

— Oui, moi, Gauvelon Faidit ! cria l’homme d’en haut en frappant joyeusement dans ses mains. Quel revoir ! Mais nous allons descendre. Attends-nous.

Faidit disparut parmi les buissons, pour reparaître, accompagné d’une jolie, mais hardie jeune femme, à l’entrée de la gorge. Il secoua cordialement la main de son ancien ami.

— Et que devient-on, mon vieux ? demanda celui-ci.

— On parcourt le pays, comme tu vois, en servant le dieu Apollon selon ses forces, répondit Faidit. Et, grâce à celle-ci, poursuivit-il, en montrant sa compagne et en clignant de l’œil, on est réduit à la misère, ou plutôt à un baudet, lequel fait sentinelle là-haut auprès de notre campement.

— Oui, oui, plains-toi donc, fit en riant l’effrontée donzelle, qui lui lança un coup de poing pas trop doux, dans les côtes.

— Vois-tu, Vidal, elle s’entend à vous traiter comme il convient et, mieux que les dames, car elle n’a point l’humeur mauvaise. Elle ne maltraite pas, comme les autres, notre âme, rien que nos côtes.

— Qui est cette demoiselle ?

— Demoiselle ! Eh ! Eh ! Delphine, il attaque ton honneur, railla Faidit. Il s’imagine qu’une belle poupée comme toi peut, sans danger, traîner sur les routes de Provence. Tu sauras que Delphine est coureuse de grands chemins et gaie comme un oiseau des bois.

Un nouveau coup de poing forma l’accompagnement des paroles de Faidit, qui continua, sans s’interrompre :

— Tu te souviens qu’à l’instar de tout véritable chevalier, j’avais choisi pour dame la blonde Marie de Ventadour, belle comme un doux clair de lune.

Elle accepta mon service et m’imposa les devoirs les plus rigoureux. Pendant sept ans, fidèle à mon vœu, je me tins comme un mendiant à la porte du paradis. Mais quel amant ne perd patience quand le supplice du renoncement se prolonge ? Je finis par exiger une preuve d’amour, la menaçant de me choisir un autre idéal. La ruse d’une amie de la belle Marie sut m’attirer dans ses filets. Elle fit de moi son vassal et, de nouveau, me laissa languir. Je m’en vengeai par des chansons. Mais mon infidélité à Marie me pesait sur le cœur. Je me croisai et partis en Terre sainte. À mon retour, je fis serment de renoncer à jamais au service des capricieuses et fantasques belles qui habitent des châteaux et ne sont fières et vertueuses que pour nous tourmenter, et j’engageai cette fille, rencontrée sur une route. Un moine nous maria à ciel ouvert. Eh bien ! je ne l’ai point regretté, car sous son corselet, bat un cœur joyeux et, sur son sein blanc, on repose aussi mollement que sur l’hermine des princesses.

— Et comment vivez-vous ?

— Nous parcourons le pays à cheval, à âne ou à pied. Si je gagne, en chantant, quelques oboles, mon amie m’aide à les dépenser. Alors elle met du velours et des fourrures comme une dame. En ce moment, elle court nu-pieds, comme tu vois, car nous en sommes redescendus à l’âne.

Delphine se mit à rire avec l’exubérance d’un enfant, découvrant deux superbes rangées de dents blanches.

— Et, où allez-vous à présent ?

— Chez la généreuse suzeraine de Gabaret, fit Delphine avec vivacité, la belle Loba, la louve de Penautier. Nous accompagnez-vous ?

— Chez Loba ? répéta Vidal. Elle vit donc encore, toujours aussi fière sans doute et distante, aux côtés de son époux ? J’avais l’intention de rendre visite à Gabaret, mais maintenant je change mon plan.

— Comment, tu la fuis ? s’étonna Faidit. N’est-ce donc pas vrai, ce qu’on dit, que tu l’aimais quand elle était jeune fille ?

— Si je l’aimais ! et comment ! soupira Vidal, tandis que dans ses yeux s’allumait une flamme inquiétante d’enthousiasme fanatique, lui donnant l’aspect d’un insensé. Je ne suis qu’un simple fils de sacristain, mais avec la lyre dans mes armoiries, je trouvai bon accueil au château de son père. Comme toutes nos hautes et gracieuses dames nées pour commander, pleine d’ardeur pour les arts et les sciences, Loba fut de bonne heure avide de s’instruire. Elle eut d’abord pour maître un chapelain de Carcassonne, puis moi. Je lui enseignai la poésie et la musique, et elle, elle fut mon professeur d’amour. Mais, lorsque j’implorai grâce à ses pieds, elle refusa mes services et accepta la main du seigneur de Gabaret. Ce faisant, elle me brisa le cœur. Oh, elle était belle et sage et, si aimable ! Élancée et blanche comme un lys, avec des cheveux luisant comme l’or du soleil et des yeux sombres dont le regard pénétrant vous dardait au cœur des flèches mortelles, sous l’arc de ses sourcils noirs. Elle avait une manière si attirante de subjuguer et de faire de vous véritablement son esclave ! Mais, après, elle savait être cruelle, tout à fait comme une louve. Je m’essayai à l’oublier. Je quittai Penautier et mon pays, et me rendis en Italie où je produisis mes chansons à la cour des Monteferre, des Malaspine, des d’Este. Mais, dans mon cœur, l’amour continuait de brûler, l’amour de la louve féroce, comme une lampe perpétuelle aux pieds de la madone. La nostalgie m’a ramené après de longues années, pour tenter ma fortune.

— Voilà qui tombe magnifiquement ! s’écria Delphine.

— Donc, tu viens avec nous, conclut Faidit. Je te dirai que la louve a beaucoup changé, depuis qu’elle est veuve.

— Loba est libre ?

— Certainement. Depuis qu’elle règne seule et sans contrôle à Gabaret, le fier château est devenu le paradis des troubadours. Une fête succède à l’autre, les prétendants affluent attirés par la réputation de beauté de la châtelaine, des seigneurs, des comtes, des princes ! Mais la louve ne les écoute point et, à tous les nobles chevaliers, préfère un pauvre chanteur.

— Un chanteur ! qui cela ? s’exclama Vidal troublé.

— Raimond. Tu ne le connais pas. C’est un jeune blanc-bec, Raimond de Miraval.

— Je l’étranglerai, le coquin ! cria Vidal qui, sautant de cheval, tira son épée et se mit à frapper de gauche et de droite les buissons, se démenant comme un forcené.

— Revenez à vous, fit Delphine en le saisissant résolument par le collet et en le secouant. Est-ce là le moyen de gagner les faveurs d’une grande dame ?

Pendant ce temps, Guillaume le jongleur se mettait à chanter :

D’amour la nature est telle
Qu’il rend plus sage l’homme sage
Et plus fol l’insensé.

Finalement, l’amoureux forcené se laissa choir mélancoliquement sur une pierre et parut réfléchir.

— Allons, venez toujours, lui dit la truande. Je parlerai pour vous à la louve.

— Non, non, elle ne doit pas me reconnaître, décida Vidal. Nous allons tous nous déguiser, il ne manque pas de beaux habits dans mes sacs. Toi, Delphine, tu vas monter, solennellement parée, sur le cheval de mon jongleur, et toi, Faidit, enfourcheras le mien, vêtus de mes plus beaux atours. Je prendrai tes haillons et passerai, assis sur votre baudet, pour ton musicien.

— Et moi ? réclama le jongleur.

— Toi, coquin, tu resteras aux enviions avec nos bagages, repartit son maître d’un ton de commandement, et tu chanteras tes chansons, tes plus infâmes satires, aux bêtes de la forêt.

Ce disant, Vidal commença à changer de costume et à se teindre les cheveux. Guillaume l’aidait, tout en vocalisant, sans se lasser, sa chanson favorite :

D’amour la nature est telle
Qu’il rend plus sage l’homme sage
Et plus fol l’insensé.

Le lendemain de grand matin, le troubadour Faidit, suivi de son étrange cortège, faisait son entrée au château de Gabaret. Le veilleur de la Tour, qui n’avait pas fini de cuver son vin de la nuit, commença par faire, selon son habitude, toutes sortes de difficultés, et discuta quelque temps avant de faire baisser le pont-levis. En avant, chevauchait Faidit, vêtu d’une longue tunique de velours rouge brodé d’or, qui lui descendait jusqu’aux pieds ne laissant entrevoir que peu de chose de son pantalon collant, rayé bleu et blanc. Sur sa tête, un béret à aigrette de diamant ornée d’une plume blanche, flottait au vent et de ses épaules tombait un vaste manteau, bordé de fourrure de prix. Derrière lui, venait Delphine, qui s’était adroitement drapée une robe avec le manteau de soie bleue de Vidal et fait un manteau de sa tunique bordée de fourrure, en la serrant autour de sa taille à l’aide de la ceinture d’or. Sur sa chevelure noire, elle avait posé une toque de velours rouge, ornée d’une plume. Vidal les suivait, déguisé et grimé à en être méconnaissable, dans l’habit le plus minable de Faidit, enveloppé d’un manteau gris, le luth sur l’épaule, sur ses cheveux blanchis, un capuchon de moine en grossier feutre brun.

Le cortège passa le pont-levis et s’arrêta dans la cour du château, sous le tilleul énorme qui se dressait au centre. Tandis que Faidit descendait de sa monture en faisant résonner ses éperons, et la remettait aux mains de Vidal, celui-ci cherchait des yeux les fenêtres des appartements féminins reliés au donjon par un pont volant, dans l’espoir d’apercevoir la belle maîtresse de ces lieux.

Au même moment, de clairs et espiègles éclats de rire retentissaient dans la salle de bain du rez-de-chaussée.

Deux femmes, toutes les deux jolies et de belle humeur, s’ébattaient dans les flots tièdes et se taquinaient en remplissant d’eau le creux de leur main et en s’éclaboussant mutuellement la figure. Qui les eût surprises n’eût pas hésité un seul instant à désigner Loba. Seule, la louve de Penautier possédait cette taille élancée, à l’allure fière, et ces cheveux abondants se répandant comme des flammes sur ses épaules éblouissantes. Seule, elle avait ce regard séduisant et inquiétant tout à la fois.

L’autre jeune femme, aux boucles pâles, aux yeux bleus pleins d’espièglerie, était Diane Obilot, son amie. Elle aida la châtelaine à s’habiller, parée elle-même des seules feuilles de roses dont l’eau de la baignoire était jonchée et qui s’étaient fixées dans ses cheveux.

— Tu l’aimes réellement ? demanda Diane, en lui passant par-dessus la tête une tunique de velours rouge.

— Qui prétend cela ? repartit la louve en fronçant légèrement ses orgueilleux sourcils.

— Pourquoi alors le distingues-tu et places-tu, toi, la suzeraine de Gabaret, un pauvre troubadour au-dessus des chevaliers et des princes ?

— Comment te l’expliquer ? Ceux-là seuls peuvent me comprendre qui, comme moi, ont grandi dans un monde de poésie. Mais je veux essayer. Une vieille ballade raconte qu’un jour le grand roi Alexandre en traversant une épaisse forêt, entendit de douces voix humaines, accompagnées de harpes et de luths. Le feuillage était si dense que le soleil n’y pouvait pénétrer et, dans l’ombre divine, voluptueuse, fleurissaient, arrosées de l’eau d’une source fraîche, des fleurs merveilleuses sur le gazon odorant. Alexandre dressa sa tente dans la forêt et chacun de ses compagnons trouva une compagne parmi les mystérieuses chanteuses. Il y eut des rires et des chants qui paraissaient ne jamais devoir prendre fin. Les belles contèrent à leurs amants qu’à chaque printemps s’ouvraient, dans l’ombre sainte de la mystique forêt, de grandes fleurs miraculeuses, et en s’ouvrant, mettaient au jour les plus belles filles de la terre. L’été se passa en un rêve et d’ineffables jouissances ; mais, quand vint l’automne, les jeunes femmes moururent, les fleurs se fanèrent, les arbres perdirent leur frondaison, les sources se tarirent et les oiseaux se turent. Alexandre et ses compagnons repartirent d’un cœur attristé.

Eh bien, toute femme est ainsi une fleur miraculeuse dont l’épanouissement est de courte durée, dont la vie et l’amour se flétrissent de bonne heure. Une chose peut la sauver et la rendre immortelle — le chant du poète — la poésie. Le luth accordé pour elle, honore la femme mieux que l’épée de chevalier brandie en son honneur, et, non seulement le chant est incomparablement plus efficace à répandre la gloire de sa beauté et de ses vertus, mais plus à même aussi, quand cela est nécessaire, de la défendre et la protéger.

— Ce dont mainte dame a grand besoin.

— Eh bien, oui, je ne le nie point, concéda Loba avec un fin sourire. J’ai fait usage de ma liberté et joui largement de ma jeunesse en fleur.

— Ce n’est pas là ce qu’on te reproche. Mais on te dit sans cœur, on accuse ta cruauté à attirer les hommes et à les séduire pour, ensuite, les laisser languir, ou leur imposer des épreuves qui sont de véritables affronts.

— Possible, s’écria la jeune femme en rejetant sa crinière d’un mouvement de défi. Mais qui donc leur commande de rechercher mes faveurs ? Seul, un loup peut prétendre à la louve. Mais qu’il sache bien que non seulement je suis cruelle comme une louve, mais encore prudente comme un serpent. Dois-je te faire un aveu ? Il fut un temps où je voyais avec plaisir Peire Vidal, le troubadour. Je l’accueillais volontiers, mais j’accordai ma main au chevalier de Gabaret. J’étais alors jeune fille et sans expérience. Aujourd’hui, je suis femme et j’aime le vaillant et beau comte de Foix avec toute l’ardeur d’un cœur de femme déçu à qui l’on a volé son bonheur. Je l’aime comme, seule, la louve peut aimer. Mais le serpent est prudent, trop prudent pour ne point choisir Raimond le troubadour.

Diane secoua la tête d’un air de désapprobation.

— Tu ne comprends toujours pas pourquoi la noble suzeraine choisit un vil amant ? N’oublie pas que l’art ennoblit comme la vaillance. Ventadour était le fils d’un charbonnier, il trouva grâce devant Éléonore de Normandie. Je veux commander aux chants de Raimond comme à autant de vaisseaux et, de ses chants, je fustigerai, comme avec des lanières, jusqu’au sang, tous les railleurs qui oseraient m’approcher. Je renverserai mes ennemis et les blesserai au cœur, et, s’il le faut, je les tuerai, aussi vrai que je suis Loba, la louve.

Ses yeux sombres étincelèrent d’une diabolique lueur et son sein se souleva violemment.

Diane avait terminé la toilette de son amie et la sienne. Les formes souples de Loba se moulaient dans une chemise de soie blanche et une robe de soie bleue pâle, serrée fortement à la taille. Pardessus, tombaient les plis d’une tunique de soie carmin doublée d’hermine princière et qui, relevée devant, laissait apercevoir l’ourlet de la robe. Tandis que les manches blanches de celle-ci renfermaient les beaux bras jusqu’aux poignets, celles, plus larges, de la tunique tombaient jusqu’à terre. Les petits pieds étaient chaussés de souliers pointus. La chevelure vermeille, séparée au milieu du front et retenue par un cercle en or repoussé, retombait en ondes brillantes le long de la nuque et du dos.

Diane était vêtue d’une robe de dessous verte et d’une tunique de même couleur, brodée d’or, et enveloppée d’un large manteau jaune doublé de fourrure blanche éblouissante.

Ses pâles cheveux étaient entrelacés d’un ruban rouge.

Ainsi les deux jeunes femmes, leurs robes traînantes gracieusement relevées dans leur main droite, sortirent de la salle de bain se dirigeant vers le tilleul, où elles firent bienveillant accueil aux chanteurs inconnus.

Un joli page aux boucles claires enserrées d’un ruban rouge, apporta sur un plateau une coupe en verre de Venise artistement ornée et une cruche d’argent ciselé. Loba saisit la cruche, emplit la coupe, la porta à ses lèvres et la tendit à Faidit, qui la vida en l’honneur de la belle hôtesse du château de Gabaret.

Tandis que les dames prenaient place sur les sièges de gazon qu’ombrageaient les branches de l’arbre hospitalier, le troubadour se fit donner le luth, l’accorda et entonna un lai à la louange des femmes. Les serviteurs occupés dans la cour, interrompirent leurs travaux pour écouter. Pendant ce temps, Peire Vidal s’approchant de la truande, lui glissait à l’oreille :

— Regardez donc, Delphine, n’est-elle pas toujours la plus belle, créée pour commander aux hommes et pour inspirer les poètes ? Sa chevelure ne coule-t-elle pas comme de la lumière ? Sa taille est mince comme celle d’une fourmi, ses lèvres sont plus rouges que la flamme, plus parfumées que l’ambroisie.

Delphine fit la grimace, mais l’amoureux, dans sa folie d’amour, ne le vit point.

— Avez-vous vu, poursuivit-il, avez-vous vu, comme elle buvait le rouge suc de la vigne, la claire liqueur couler le long de son gosier ?

— Je n’ai rien vu du tout, dit brusquement la truande offensée. Je n’ai rien vu, Vidal, sinon que vous êtes un incurable fou et ne mériterez aucune pitié lorsque l’impitoyable et sauvage louve vous tiendra dans ses griffes.

— Qu’elle m’arrache le cœur et les entrailles, murmura Vidal, je chanterai quand même sa louange. Mais, d’abord, il me faut étrangler Raimond.

Dans le courant de la journée, de nouveaux hôtes se présentèrent au château et furent salués, du haut du donjon, par le son joyeux des trompettes ; Quelques-uns venaient des environs, d’autres, de lointains pays, pour assister à une série de fêtes auxquelles la belle et inventive Loba les avait conviés. Il vint de gracieuses dames portés par leurs hommes liges dans des litières, ou montées sur des palefrois richement harnachés ; de hardis chevaliers et des troubadours experts en l’art du chant. Parmi les seigneurs, le premier rang appartenait sans contredit au comte de Foix, tant par sa naissance et sa fortune, que par ses avantages personnels. À peine eut-il pénétré dans le petit appartement qui lui avait été assigné dans le donjon, et se fût-il débarrassé, avec l’aide de son écuyer, de la poussière de la route, qu’il envoya un messager à la châtelaine, la priant de le recevoir.

Loba l’avait épié par la fenêtre de sa chambre à coucher, serrant nerveusement le rideau qui la cachait, le visage enflammé et les genoux tremblants. Mais, à sa requête d’être admis à lui rendre hommages, elle refusa net. Le Comte, dépité, tapa du pied avec une telle violence que ses éperons, son épée et son armure résonnèrent. Au bout d’une heure, cependant, s’étant fait annoncer pour la deuxième fois, il reçut une réponse favorable. La louve était seule dans sa chambre à coucher, assise sur un banc de bois sculpté recouvert d’un coussin moelleux, les pieds posés sur une peau de loup aux poils ébouriffés, et tournant le dos. Le Comte s’arrêta un instant sous la portière artistement drapée, mais la cruelle ne fit pas mine de se retourner. Il s’approcha et mit un genou à terre.

La petite fenêtre couverte d’un opaque rideau ne laissait filtrer qu’un filet de lumière, et un mystérieux crépuscule régnait dans la chambre. Seuls, les rouges reflets de la robe de velours et des cheveux ardents jetaient un éclair dans la pénombre, et l’hermine, caressant la nuque et les mains de la jeune femme, brillait comme la lune.

— C’est encore vous ? commença Loba d’un ton trahissant plus de contrariété que de plaisir.

— Ne vous en fâchez pas, ma belle châtelaine, repartit le chevalier. Il m’est impossible de rester loin de vous plus longtemps. Vous savez…

— Que vous m’aimez, noble Comte, interrompit la louve en laissant jouer ses doigts nacrés avec l’hermine de sa robe. Et puis après ? serait-ce un mérite ?

— Non, Madame, loin de moi la pensée de fonder sur ce fait des prétentions et des droits. Je viens en suppliant demander l’aumône de Votre faveur, une miette du riche festin de votre grâce.

La louve tressaillit, mais se contint.

— Donc, vous désirez ?…

— Porter vos couleurs au tournoi et combattre en votre honneur, comme votre chevalier, votre vassal, votre esclave. Ne le suis-je pas déjà, en dépit de votre volonté et de la mienne ? Votre beauté m’a mis à votre service à jamais. Je ne veux être que votre chose, votre bien, un valet qu’il vous est loisible de vendre, de donner, voire même de tuer, si cela vous plaît. Je ne veux obéir qu’à vous et être heureux quand vous condescendrez à me donner des ordres ou à me maltraiter pour vous passer le temps.

Loba avait fixé ses yeux sombres sur la peau de loup à ses pieds. Foix attendait en silence sa réponse. Enfin, elle se décida à le regarder, et croisant les bras sur sa poitrine, elle dit :

— Je ne vous aime point, je ne vous aimerai jamais. Si, malgré cela, vous voulez être mon champion, n’ayant aucune raison de refuser les services d’un aussi noble seigneur, je vous agrée.

— Merci, ma souveraine, merci mille fois, s’écria le Comte en extase.

— Bien entendu, comme vassal, compléta-t-elle avec vivacité, ne l’oubliez point, comme un esclave obéissant sans réplique, muet. Vous considérez cela comme une grande faveur ?

— Pour moi, la plus grande, murmura le Comte. Et vous me permettez d’arborer vos couleurs ?

— Non, décida-t-elle d’un ton qui ne souffrait point de réplique, personne ne doit savoir que j’ai agréé votre service, vous devez vous soumettre à cette condition.

— Comme en toute chose.

— Bien. Je vous arme mon chevalier et mon esclave, prononça la louve avec une certaine solennité en ôtant, d’un geste rapide, son gant dont elle frappa légèrement la joue du Comte. Puis, elle lui tendit la main.

— Baisez-la, dit-elle, elle vous conduira désormais, et, même, vous châtiera, quand cela sera nécessaire.

Foix pressa la petite main aux doigts aristocratiques, sur ses lèvres et jura fidélité et obéissance.

— Prenez ceci comme gage que vous m’appartenez, ajouta la fière et belle femme en offrant son gant au chevalier à genoux, qui le baisa avec ferveur et le cacha sous sa tunique.

L’arrivée des seigneurs de Blacas et de Coucy mit fin au tête-à-tête.

Bientôt, le son des trompettes convia la noble assemblée au déjeuner dressé dans la grande salle, magnifiquement décorée pour la circonstance. Après le repas, les seigneurs allèrent en hâte s’armer pour le tournoi, et les dames, vêtues de couleurs claires, des manteaux garnis de précieuses fourrures sur les épaules et les cheveux couronnés de fleurs odorantes, prirent place sur la tribune élevée dans la cour intérieure du château, pendant que les hérauts délimitaient le champ clos en enfonçant leurs lances dans le terrain mou et les reliant par des cordes. Les nobles juges de la lutte, de vieux chevaliers à barbe et à cheveux gris, avaient leur place sur une estrade réservée, recouverte de tapis. Au son des trompettes annonçant les divers champions, ceux-ci pénétraient dans la lice suivis de leurs pages et écuyers, et en faisaient le tour pour saluer les dames.

Le comte de Foix fut le premier à passer la barrière. Les hérauts lui adressèrent les questions d’usage, examinèrent son écusson et, finalement le déclarèrent sans tache, ayant servi fidèlement, l’Église et son pays, protégé les malheureux et témoigné aux dames le respect et l’amour qui leur sont dûs.

Foix, dont le destrier portait un long manteau brodé à ses armes, qui descendait presque à terre, ne laissant entrevoir que la tête et les jambes de l’animal, était lui-même vêtu d’une tunique blanche armoriée, et bordée de précieuse fourrure. Son bouclier et son casque étaient ornés d’un panache flottant, et sa lance, d’une oriflamme à ses couleurs. Fièrement, il se dressa sur ses étriers et provoqua les chevaliers présents en l’honneur de sa dame, qu’il n’osait nommer, bien qu’elle fût noble et sans tache et la plus belle et glorieuse du monde.

Loba ne trahit, par aucun signe, son émotion ; les dames autour d’elles chuchotaient et se penchaient, appelant leurs chevaliers servants et les engageant à relever l’affront qu’on venait de leur infliger.

Après que tous les autres champions eussent soutenu l’épreuve de l’examen, le tournoi commença.

Le seigneur de Blacas attaqua Foix le premier. Les trompettes sonnèrent et les chevaliers bondirent. Ils tenaient de la main droite une lance se terminant par trois pointes émoussées. Au premier choc, Foix souleva son adversaire hors de selle, et fut déclaré vainqueur. Aimeric de Castillon lui succéda et brisa sa lance, selon toutes les règles, contre le casque du Comte, sans que celui-ci en fût désarçonné mais, perdant pied lui-même, il se trouva renversé.

Montluçon soutint le premier choc ; au second, il vola, à la surprise de tous et à la grande douleur de sa dame qui se voila la face, à dix pas, dans le sable.

Le jeune et fougueux Ventadour arriva en tempête, saluant au passage sa dame, la blonde Alice de Montpellier, et fondit avec une telle impétuosité sur le Comte, que sa lance vola en éclat et que lui-même, par la force du contre-coup, fut culbuté, avec son coursier. Un nuage de poussière tourbillonna, les dames poussèrent des cris et les pages accoururent, pour retirer le vaincu de dessous son cheval et l’emporter hors de la lice.

Le sire de Coucy eut moins de chance encore. Il manqua son adversaire, fut honni par les dames et condamné à l’amende. Le reste des chevaliers ne furent pas plus heureux. Foix les terrassa les uns après les autres. Un seul tint bon, c’était le Prince d’Orange. Les deux lances se brisèrent simultanément, celle du Prince contre la cotte du Comte, celle du Comte contre le bouclier du Prince. Une fanfare acclama le coup, qui faisait honneur à tous deux. Finalement, Foix, le triomphateur, s’avança, au son des trompettes, jusqu’à la tribune des dames, descendit de cheval et reçut, à genoux, de la main de Loba, le prix consistant en un anneau d’or orné de joyaux et en une couronne de roses qu’elle lui posa sur le front.

Raimond de Miraval, le troubadour, qui se tenait à proximité de la tribune et dont le jeune et frais visage avait suivi le tournoi avec un sourire ironique, remarqua alors, seulement, le gant que le comte portait, ainsi qu’une amulette à sa poitrine. Poussé par un soupçon jaloux, il passa en revue la phalange des dames et aperçut la main dégantée de Loba. Le sang monta, révélateur, aux joues de la jeune femme, sous ce regard qu’elle intercepta au passage, puis elle pâlit jusqu’à ses lèvres. Mais la louve retrouva vite son sang-froid et sa bonne humeur.

— Nobles seigneurs, dit-elle, après vous être si vaillamment mesurés en champ clos, nous vous convions à une lutte plus dangereuse encore.

Dame Vénus en personne vous provoque au combat, et vous attend sur la pelouse, au pied du château.

Les seigneurs coururent avec empressement se défaire de leurs lourdes armures et, bientôt, montés sur des chevaux parés, eux-mêmes vêtus d’habits de fête multicolores et la tête ornée de couronnes de fleurs, passèrent en longue file le pont-levis et descendirent le talus. Sur le terrain où aboutissait le sentier, se dressait une légère construction en bois, tendue de tapis. Sur le toit plat entouré de créneaux, se tenaient les dames, toutes vêtues de soie rose et couronnées de fleurs. Seule, dame Vénus représentée par la louve, était vêtue de soie blanche ornée d’hermine royale et parsemée du haut en bas de roses fraîches gracieusement fixées par des fils d’or.

Sur sa tête brillait une couronne en or d’où s’échappaient des roses fleuries ; elle tenait à la main un arc, et des flèches. Ses compagnes avaient auprès d’elles de grandes corbeilles à couvercle fermé.

Les chevaliers saluèrent, ainsi qu’il convenait, la belle garnison du château-fort et s’avancèrent à l’attaque. Une partie, commandée par Foix, resta en selle et tenta d’enfoncer la porte du château de Vénus à l’aide de leurs lances et de massues, tandis que les autres, descendus de cheval, grimpaient sur les épaules les uns des autres pour essayer d’escalader le mur. Des rires exubérants, des appels, des cris de joie et de combat accompagnaient chaque tentative. Les dames inondaient les assaillants du contenu de leurs corbeilles consistant en fruits, gâteaux, fleurs, boules de farine et en flacons remplis d’essences odorantes, et Loba décochait ses flèches pointues, peu dangereuses mais pourtant sensibles, avec une cruelle sûreté.

Foix lui servait de cible de prédilection, cinq flèches déjà l’avaient atteint, et le sang rouge ruisselait de son front sur sa tunique blanche brodée d’or.

Déjà les créneaux étaient atteints, déjà les dames, se rendant aux vainqueurs, capitulaient sous les baisers, lorsque la porte s’ouvrit et Dame Vénus bondit à cheval, suivie d’une troupe d’amazones, à l’encontre de Foix et de ses hommes. Les guerrières les attaquaient et se défendaient avec des branches de roses, et furent bientôt entourées. Le vaillant Foix prit dame Vénus dans ses bras, la souleva de selle et l’emporta vers le château. Tandis que les pans de sa robe flottaient comme des ailes d’ange, les bras moelleux de la louve s’enlacèrent au cou du vainqueur et leurs lèvres s’unirent en un brûlant baiser.

C’était une fraîche matinée d’été. Dans les jardins humides de roses, le jet d’eau bruissait gaîment sous une haute charmille formée de rosiers grimpants et de vignes, et les pinsons gazouillaient, joyeux, sur les branches du vieux hêtre qui dressait sa majestueuse couronne jusqu’aux fenêtres de Loba. Vidal, toujours déguisé en vieux jongleur, était resté toute la nuit accroupi sous les fenêtres de l’aimée, contemplant sans se lasser le reflet de sa lampe dont la rouge lueur filtrait, à travers la fente des volets, sur le gazon vert. Enfin, il se leva en soupirant, bâta l’âne de Faidit et l’amena dans la cour. Delphine, qui le regardait faire de sa fenêtre, lui fit signe d’approcher ; mais il secoua la tête avec un air de triste résignation et quitta, emmenant l’âne par la bride, le domaine de la louve.

Une autre personne encore, assistait avec un sourire ironique à ce départ. C’était Raimond le troubadour, qui descendait l’escalier extérieur du donjon. Mais, bientôt, la vue de la truande et de son impudente beauté attira et retint son attention, et il enjamba les marches, afin de lui parler.

— Moi aussi, lui dit-il, je vais bientôt partir, à l’instar du jongleur et de son âne, avec la différence qu’en moi poète et âne ne feront qu’un.

— Comment cela ? interrogea Delphine, en poussant davantage le volet de sa fenêtre et en montrant les rangées blanches de ses dents.

— Ma dame m’a trompé, elle a joué avec moi un jeu infâme.

— Loba ?

— Elle a donné son gant au comte de Foix, comme gage d’amour. Il est secrètement à son service, et, à l’assaut du fort de Vénus, elle s’est laissée prendre et embrasser par lui.

— Quel crime ! railla la truande.

— Je quitte aujourd’hui même le château, poursuivit le poète, mais ce ne sera pas pour son plaisir. Mes vers ne sont pas émoussés comme leurs lances de tournois, et me vengeront de l’infidèle.

— Je sais un châtiment bien meilleur, insinua Delphine.

— Lequel ?

— Rester ici, faire semblant de ne rien voir de sa trahison, et, devant elle, vouer vos services et votre luth à une autre beauté.

» Vous atteindrez son amour-propre d’une manière bien plus sensible.

— Vous êtes femme et partant plus maligne que l’homme le plus malin, répliqua Raimond. Je ferai comme vous l’avez dit ; maintenant que tout repose, laissez-moi pénétrer dans votre chambre.

— Non, répondit la truande d’un ton sec, en refermant brusquement son volet.

Raimond partit d’un éclat de rire et s’assit sur le banc de gazon sous le tilleul. Il y attendait Loba, espérant lui parler quand elle se rendrait au bain, et se faisait passer le temps en composant sur elle un poème satirique. Peu à peu, le château sortit du sommeil ; les valets conduisirent les chevaux à l’abreuvoir ; le chapelain, suivi de deux pages, se rendit à la chapelle pour y célébrer la messe ; les servantes s’occupèrent à préparer le bain de leur maîtresse. Enfin, celle-ci parut, cette fois sans son amie, et s’approcha de Raimond pour lui souhaiter le bonjour.

— Qu’avez-vous ? lui dit-elle. Hier on ne vous a aperçu que de loin.

Raimond s’était résolu à agir avec prudence et à paraître indifférent ; mais, quand son regard rencontra les yeux sombres et énigmatiques de la châtelaine qu’il aimait si ardemment, toute sa raison s’évanouit ; il saisit vivement les mains de la jeune femme et lui parla avec une fiévreuse impatience.

— Nous avons un compte à régler, ma suzeraine, et cela tout de suite.

Loba sourit.

— Je ne serai pas plus longtemps votre jouet, poursuivit le troubadour. Depuis cinq ans, je vous sers comme un valet, je vous aime comme un forcené, je vous célèbre comme une déesse, et quelle a été ma récompense, durant ces cinq années ? Un baiser, un seul et unique baiser.

— Un baiser, c’est beaucoup, railla la louve.

— Y songiez-vous quand, hier, le comte de Foix baisait vos lèvres rouges ?

— C’était un jeu.

— Il me semble que le jeu se fait plutôt avec moi, reprit Raimond avec amertume. C’est de moi que vous vous jouez et c’est sérieusement que vous aimez le comte.

Les joues de Loba s’empourprèrent, trahissant ses sentiments.

— Oui, vous l’aimez, votre trouble confirme mes soupçons.

— Et quand cela serait ? dit-elle avec fierté.

— Vous ne deviez pas accepter mes services et éveiller une espérance que vous ne pouviez satisfaire.

— Vous en parlez avec assurance.

— Et j’agirai de même. Adieu, orgueilleuse dame, je m’en retourne dans le vaste monde, mais vous aurez de mes nouvelles.

Loba penchait sa belle tête de plus en plus bas. Elle réfléchissait.

— Et si je vous ordonnais de rester ? émit-elle à voix basse.

Raimond ne répondit point.

— Si je vous disais que je vais récompenser votre fidélité, vos services ?

— Comment cela ?

— Restez ici, Raimond, acheva la louve en évitant de lever les yeux sur son adorateur offensé, ce soir, quand je me serai retirée, présentez-vous sous mes fenêtres, au jardin des fleurs.

Sans attendre la réponse, elle se leva et entra dans la salle de bain.

Pendant toute cette journée, le Comte ne fut point reçu par Loba. Vers le soir, seulement, il fut admis à pénétrer dans son appartement et ne trouva point l’accueil auquel il s’attendait, mais un regard sombre et une mine renfrognée.

Pourtant, la louve n’en voulait qu’à son propre cœur, qui aimait, malgré elle, le jeune et beau héros, et s’interdisait cet amour comme une dangereuse imprudence. Pour éviter toute explication, elle proposa une partie d’échecs.

Pendant qu’ils étaient assis l’un en face de l’autre dans l’embrasure de la fenêtre, de lourdes tentures les isolant de tout le reste du monde, et que les jolis doigts de la louve en posant ou prenant les pièces, atteignaient du même coup la plaie douloureuse de son cœur, Foix pencha vers elle sa belle tête, encadrée de boucles flottantes d’où s’échappaient de doux parfums enivrants, par dessus l’échiquier, et murmura tout bas :

— Vous m’avez ensorcelé hier, belle Comtesse, oui, tout à fait empoisonné de vos lèvres.

— En ce cas, on ne vous permettra plus de les baiser, repartit la louve en prenant une pièce.

— Rappelez-vous le mot du poète :

Douce bouche, couleur de rose,
Viens et m’apporte guérison !

Loba haussa les épaules.

— Et qui vous dit que je veux être votre médecin ?

Elle prit une nouvelle pièce.

— Doutez-vous de mon dévouement, de mon ardeur à vous servir ?

— Peut-être.

— Mettez-moi à l’épreuve.

— Échec et mat, cria la jeune femme avec toute la joie d’une chasseresse cruelle qui a réussi à circonvenir sa proie.

— En effet, murmura Fois, je suis perdu et livré à merci entre vos mains.

— Bien, fit la louve en saisissant cette occasion de se défaire de l’homme aimé dont elle ne voulait point exaucer les vœux, en le bannissant de sa présence. Vous savez que je passe pour belle.

— On vous donne le prix sur toutes les autres femmes.

— Je veux bien le croire, mais je désire toucher le prix en toute réalité.

» Quand les déesses se disputèrent, elles élurent Pâris, prince de Troie, pour juge, et Pâris offrit la pomme à dame Vénus, en signe de victoire. Apportez-moi la pomme et je croirai à votre amour.

— Vous raillez ?

— Cueillez-moi la lune au ciel et je ferai plus, je vous aimerai, poursuivit Loba. Apportez-moi les clés saintes du Graal, de la montagne du Montsalvat, et je serai à vous.

— Vous demandez l’impossible, soupira Foix. Vous ne voulez donc qu’une chose, me refuser la lumière de votre regard ?

— Eh bien, je vous demanderai le possible, fit la louve avec vivacité, une épreuve qu’un vaillant comme vous pourra bien soutenir. Armez-vous de la croix, allez en Terre sainte et délivrez le Saint-Sépulcre des mains des infidèles. Alors je serai vôtre. Pas un mot d’amour avant ; je vous défends même de soupirer en ma présence ou de fixer les yeux sur moi plus souvent que sur n’importe quelle autre dame.

— Vous êtes cruelle, Loba.

— Je suis cruelle parce que je ne vous aime pas, dit-elle avec une froide hauteur. Vous oubliez que vous êtes mon bien. Cruelle ? Et que diriez-vous si, étant ma propriété, je vous donnais ? Si, prenant au mot vos fastueux serments, je faisais de vous l’esclave de l’homme que j’aime ? Allez, en dépit de vos prouesses au tournoi, vous n’êtes pas homme à épouser la louve de Penautier. Allez !

Foix devenu pâle comme un mort, balbutia quelque chose qu’il ne comprit pas lui-même.

— Sortez, commanda la châtelaine une fois de plus.

Le malheureux chevalier s’inclina en silence et sortit lentement, espérant toujours qu’elle le rappellerait. Il descendit de même l’escalier, mais elle ne l’appela point, et sa fenêtre demeura fermée alors même qu’il monta en selle et quitta le château, suivi de ses pages et écuyers.

Longtemps, Loba resta assise dans l’embrasure de la fenêtre, la tête appuyée sur sa main et perdue dans ses réflexions.

La nuit vint. La faucille lunaire apparut derrière de petits nuages blancs et éclaira le jardin. Traversant la fente du volet, un rayon tomba sur le visage décoloré de la jeune femme. D’en bas, montait l’haleine enivrante des roses. Le hêtre, de temps à autre, mugissait puissamment, accompagnant le bruissement du jet d’eau et le rossignol sanglotant dans les buissons. Soudain, un vent passa dans les branches du hêtre, comme si une violente tempête allait en éparpiller toutes les feuilles, et il sembla que le vieil arbre frappait de ses branches contre le volet, qui rendit un son sourd.

La louve ouvrit. Le gracieux et hardi visage de Raimond parut à la fenêtre.

— Venez, chuchota-t-elle.

Le troubadour voulut passer par la fenêtre, elle était trop petite.

— Ne vous êtes vous pas encore assez moquée de moi ? s’écria-t-il.

— Prenez patience, reprit-elle, si vous ne pouvez entrer, c’est moi qui irai à vous.

Elle referma le volet et le troubadour descendit de l’arbre. Au bout de peu d’instants, il vit la robe bordée d’hermine de la châtelaine briller derrière le treillis des vignes. Ses pas, comme irrités, crissaient sur le sable. Elle le salua d’un rapide baiser et l’entraîna sous la charmille.

Nul ne la vit, nul ne l’entendit. Seule, la lune, qui louchait à travers les feuilles de vigne et de rosier, la surprit en effleurant de la changeante lueur de ses rayons d’argent le jet d’eau écumant et l’hermine éblouissante.

Autour des lourdes murailles, régnait un silence profond et, parmi les rosiers, le rossignol chantait son doux chant nuptial.

Les hôtes de la châtelaine de Gabaret venaient de prendre le déjeuner en commun et, en hâte, descendaient les marches du perron menant à la cour, où les chevaux piaffaient impatients et, de temps à autre, poussaient des hennissements joyeux.

Une troupe de valets avaient précédé l’assemblée à la prairie, but de la promenade, pour y attendre la noble société avec un beau goûter.

Les cavaliers aidèrent galamment les dames à descendre de leurs gracieux palefrois, puis tout le monde se rendit en procession brillante, à travers les prés diaprés, dans la forêt mugissante. Ils suivirent un étroit sentier, plaisantant et devisant, écoutant çà et là le bruit monotone du pic tapant les troncs d’arbre de son bec, ou le cri mélancolique du butor. Quand les branches barraient la route, Loba qui chevauchait en tête, les cassait et les jetait en plaisantant à la figure de son troubadour, lequel les rejetait à quelque autre derrière lui, et rires et facéties se propageaient jusqu’au bout du cortège. Parfois, on apercevait sur un tronc obscur, un petit écureuil rouge toisant de ses yeux noirs étincelants les hôtes inusités. Des aigles planaient dans les airs et quand une légère brise se soulevait, froissant les cimes des pins, des hêtres et des chênes, une odeur réconfortante de résine se répandait ; de l’herbe verte et mouvante, montait comme un arôme d’encens.

Vers midi, on atteignit la clairière entourée de la muraille verdoyante des arbres et recouverte d’un tapis de hautes herbes que paraient de broderie les fleurs multicolores, formant une salle idéale sous la coupole de saphir.

Au bout de la clairière, les valets de Loba avaient dressé une immense tente en toile verte, dont la nuance s’appareillait à la couleur de la forêt. Des cordes vertes retenaient ce toit aérien à de petits piquets enfoncés dans le sol, tandis qu’à la clé de voûte, un aigle d’or aux ailes éployées paraissait tenir dans ses serres les plis de la toile. L’intérieur de la tente était jonché de verdure et de fleurs, et, le long des parois, de moelleux coussins s’étalaient sur des tapis, en forme de divans.

Seigneurs et dames descendirent de leurs montures qu’ils remirent aux mains des écuyers, qui les emmenèrent, tandis que la joyeuse société se dispersait dans les taillis par couples, ainsi que le permettait l’usage. Ceux qui eurent la chance de rencontrer une source, s’y installèrent, cueillant des fleurs et puisant de l’eau dans le creux de leurs mains, bavardant et faisant la cour ou se la laissant faire.

D’autres se contentaient d’un tronc d’arbre moussu, qu’ils partageaient avec les fourmis empressées et les lézards à reflets verts. D’autres encore, cherchaient l’ombre sous les buissons de mûres sauvages, ou se balançaient sur quelque branche de sapin courbée à terre par l’orage.

Quand on se fut retrouvé sous la tente fraîche où un abondant repas était servi, on but à la gloire des dames, en des coupes d’or. Puis on prit place sur les coussins, et ceux qui ne préféraient pas rêver ou écouter, contaient quelque nouvelle espiègle et pimentée, dans la manière de celles qu’a rassemblées Boccace dans le Decaméron, chantaient un lai ou jouaient un air favori. Finalement, Dianed’Obilot proposa de danser. Les dames choisirent leurs cavaliers, des couples se formèrent et, se tenant les mains, organisèrent une ronde qui occupa la clairière presque en entier.

Raimond, qui évitait Loba autant que cela lui était possible, tenait le luth, Faidit la viole et le jongleur de Raimond, Vadriquet, la harpe. Toute l’assemblée chanta les paroles d’après la mélodie et, après avoir tourné en rond, se divisa en couples. La ronde, se reformant, ondula en figures diverses, autour de la prairie. C’était plutôt un gracieux balancement et des pas marchés, que des bonds et un tourbillonnement, qu’on ne voyait guère alors que sous les arbres villageois.

Loba dansait avec le comte Godefroy de Roussillon, sans perdre de vue un seul instant Raimond. Elle remarqua qu’il s’approchait aussi souvent que l’occasion s’en présentait, de Diane d’Obilot, sans s’interrompre de jouer et que, tout en suivant la mesure et dansant follement, il lui glissait à voix basse des paroles qu’elle accueillait d’un sourire encourageant.

À l’aube, au premier chant de l’alouette, il avait pris congé de la louve, enivré, en apparence, du bonheur de nommer sienne la plus belle des femmes. Et maintenant, il évitait de lui parler, voire même de la regarder, et recherchait ostensiblement une autre dame, sa meilleure amie !

Loba en fut d’abord surprise, puis indignée, son orgueil indompté se rebiffa sous l’affront. Les autres spectateurs avaient remarqué, comme elle, l’étrange conduite du troubadour, la louve se sentait observée par cent regards curieux, peut-être ironiques, et se trouva au plus haut point blessée, et provoquée de manière humiliante. Elle tremblait de rage, mais sut se contenir et cueillir des roses là où sa main eût préféré prendre un poignard et verser du sang.

Ce qui l’irritait le plus était de ne rien comprendre au changement de Raimond.

Peu d’heures auparavant, il était esclave à ses pieds ; il la dédaignait à présent, comme une servante. C’en était trop pour le sang bouillant de la louve. Brusquement, elle sortit de la ronde et, selon la mode du temps, se mit à cueillir des fleurs et à les tresser en couronne. Aussitôt, seigneurs et dames suivirent son exemple ; mais elle, plus alerte que tous, poussée par le désir de se venger ouvertement de l’affront, se sentait des ailes aux doigts. En quelques minutes, elle avait terminé sa couronne et s’approcha de Raimond qui, s’inclinant avec un sourire moitié confus moitié moqueur, s’attendait à recevoir l’hommage. Mais Loba, le toisant, marcha droit à Roussillon et posa sur ses longues boucles noires, la magnifique couronne. Le jeune homme, ravi, mit un genou en terre et baisa, reconnaissant, l’ourlet éblouissant de sa robe.

Tous les yeux se tournèrent vers Raimond dont les lèvres avaient pâli. Mais il reprit contenance et, fredonnant un air gai, continua de tresser la guirlande commencée.

Déjà, toutes les jeunes dames avaient paré leurs chevaliers et étaient, elles-mêmes, fleuries, quand le troubadour, qui depuis longtemps avait terminé sa couronne, la tenait encore à la main.

— Eh bien, Raimond, fit Loba d’un air de défi, toutes les dames sont parées, je ne vois plus de chevelure libre pour recevoir votre couronne. Essayez votre chance, déposez-la à mes pieds, peut-être daignerai-je la ramasser ?

Le troubadour se sentit pris d’un vertige. Il lui sembla que le sol manquait sous ses pieds et que le firmament se couvrait. Mais son visage n’exprima qu’un sourire insolent et railleur.

— Un poète, commença-t-il gaîment, ne saurait offrir sa couronne aussi simplement. Les fleurs qu’il enlace autour de sa belle, sont de nature particulière, un parfum immortel y demeure fixé et elles ne se fanent jamais. C’est pourquoi je veux, avant de rendre hommage à une dame que tout le monde connaît, vous raconter une histoire.

— Une nouvelle ? questionna Diane d’Obilot.

— Plutôt un conte, répondit Raimond, ou ce que vous voudrez l’appeler.

Toute la société prit place sur le gazon et Raimond de Miraval prit la parole.

— Il y avait une fois une petite violette de nuit, une modeste et silencieuse fleurette, dont l’âme exhalait un parfum exquis. Elle avait poussé dans un coin isolé, à l’écart des autres filles du printemps ; mais elle levait les yeux, tout comme les autres, vers le soleil, quand le fier et brillant roi du jour apparaissait au firmament. Puis, lorsque son char d’or s’engloutissait dans l’Océan, elle fermait, comme les autres, sa corolle, et balançait ses pétales en un rêve odorant. Et le soleil semblait, de préférence, aimer la petite au suave parfum. Il lui jetait la caresse de ses rayons les plus ardents et s’entretenait secrètement avec elle, jusqu’à ce que la fleur, éprise d’amour insensé, se mit à espérer et que son âme monta vers l’astre vermeil, en un parfum enivrant. Il arriva qu’un jour l’ortie, qui se tenait méprisée à l’ombre, dit à la violette : « Tu crois que le soleil t’aime ? Le soleil aime le rouge gueule-de-loup, qui fleurit en pleine prairie, princesse des fleurs ; avec toi, il ne fait que s’amuser, comme avec tant d’autres. » Et la violette reconnut que c’était la vérité. Elle quitta son modeste abri et se retira plus loin, dans l’ombre de la profonde forêt, où jamais le regard du soleil ne pénètre. Elle ferma tristement son calice et y ensevelit son doux parfum. Les choses en étaient là, quand vint la nuit.

» Alors que toutes ses sœurs dormaient, la violette entr’ouvrit ses pétales. Le soleil était couché. Un silence profond régnait tout alentour. Soudain, une douce lumière se répandit et la lune monta, dans toute sa splendeur argentée. La violette tressaillit et s’effraya, mais la douce sœur de l’orgueilleux soleil la salua à travers les branches, de son sourire le plus tendre, et lui dit :

» — Tu es la seule fleur qui me salue. Je te remercie, et merci aussi de l’encens mystique que tu m’envoies.

» Et la petite violette cessa d’être triste. Elle vit bien que la lune n’est point aussi brillante que son frère étincelant ; mais, aussi, sa lumière ne brûlait point, elle tombait, comme une rosée bienfaisante. sur son calice, et son regard fidèle et plein de promesse ne favorisait aucune autre fleur, quelque nombreuses qu’elles fussent, dans la forêt et sur les prés.

» Et il advint que la violette voua son service et son amour à la lune et dit, à jamais, adieu au soleil. »

— Quelle ravissante fable, s’écria l’espiègle Catherine de Roussillon, mais quel rapport entre elle et votre couronne, Raimond ?

— Ma couronne ? je l’avais presque oubliée. Merci, gracieuse dame, de me la rappeler, et, — brusquement, il s’approcha de Diane d’Obilot et déposa la couronne à ses pieds. Diane la prit, tandis que le sang affluait aux joues de la louve.

— Et cela signifie ? demanda Diane, laquelle, instruite par Loba, comprenait parfaitement l’hommage du chanteur.

— Cela signifie, belle dame, répondit le troubadour en pliant le genou, que Raimond de Miraval dépose à vos pieds toutes les fleurs de son chant, les douces et flatteuses comme les belliqueuses et mortelles, et vous prie d’agréer ses services.

Loba vit Diane, avec un mouvement de surprise joyeuse, tendre sa main au troubadour et le relever. Elle-même monta en selle et partit, en un sauvage galop de Walkyrie, dans la direction de son burg.

Pendant que, la nuit, derrière les lourdes murailles, tout le monde dormait et que le rossignol sanglotait dans les rosiers, la sauvage louve, assise à sa fenêtre, la tête appuyée sur sa main, pleurait.

Comblé de présents, Faidit quitta le château de Gabaret, chevauchant aux côtés de sa femme et se dirigeant du côté où le jongleur de Peire Vidal les attendait. De son fol ami, il n’avait pas eu la moindre nouvelle depuis le jour de sa disparition subite de la demeure de Loba. Il n’en fut que plus enchanté de retrouver son âne bien gardé, entre les mains de Guillaume. Celui-ci ne sut rien lui dire de son maître, sinon qu’il errait dans les montagnes, « sans doute, remarqua le jovial musicien, pour y faire pénitence et se nourrir d’herbes et de racines, pendant que lui-même récompensait ses bonnes actions en les arrosant d’un vin pétillant. » Le chemineau-poète, avant de poursuivre sa route accompagné de sa truande, restitua honnêtement les beaux habits et les chevaux, reprenant en échange, ses haillons et son baudet.

Seule, Delphine retint la tunique de velours bleu bordée de petit-gris, et manda en retour à Vidal, un message de joie. Le gai jongleur parcourut, le jour même, la montagne en tous sens, s’arrêtant parfois sur les hauteurs, pour crier de toutes ses forces : « Vidal ! grand fou ! »

Et l’écho répondait : « Grand fou ! »

Enfin, vers le soir, Guillaume découvrit son maître assis près d’un torrent qui se précipitait avec fracas hors des rochers. Il parut ne point le voir et s’occupait à arracher du lierre et à en former des anneaux qu’il entrelaçait en chaînes. Il en était chargé, comme un prisonnier, du haut en bas.

— Que faites-vous là, Monseigneur ? commença le jongleur.

Vidal leva les yeux et se tut.

— Que signifie ce jeu d’enfant ? poursuivit le musicien.

— Je porte les chaînes de la louve.

— Allégorie ou folie ? railla le jongleur. Vous voilà là, accroupi comme un hibou, et manquez en plein jour votre bonheur.

— Mon bonheur ? répéta Vidal, parles-tu de la superbe Loba ? Tu sais qu’en dehors d’elle, je ne connais point de bonheur.

— Si je le sais ! C’est bien pour cela que je vous cherche depuis ce matin, dans toutes sortes de cachettes et de cavernes de fauves. Raimond a quitté Gabaret et devinez avec qui : Diane d’Obilot !

Il a donné son congé à Loba.

— C’est impossible ! s’écria Vidal rayonnant.

— Peut-être après tout est-ce elle qui le lui donne, poursuivit le jongleur ; quoi qu’il en soit, ils sont brouillés, Loba est libre et vous ferez bien de renoncer à votre vie de pénitent, de vous habiller proprement et de vous rendre avec moi à l’antre de la louve.

— J’irai, décida Vidal, et cela sur-le-champ ; mais non point, comme tu crois, dans l’attirail d’un troubadour, sous un modeste déguisement.

— Encore une mascarade ?

— Silence, hardi compère, j’ai en ces sortes d’affaires plus d’expérience que toi.

Le troubadour se leva de son siège mousseux et prit les devants. Guillaume le suivait en fredonnant d’un air narquois sa chanson de prédilection :

D’amour la nature est telle…

Au château de Gabaret, Loba était assise à l’embrasure de sa fenêtre et laissait errer sa vue sur les montagnes, derrière lesquelles le soleil avait depuis longtemps disparu. Les pointes aiguës des cimes se détachaient en ombres chinoises sur le fond d’un ciel orange. Le pied de la châtelaine pesait sur la planchette d’un rouet rustique et ses doigts tenaient le chanvre rugueux ; mais elle ne filait point, elle était plongée en de tristes et errantes pensées. Elle resta ainsi sans mouvement jusqu’à ce que la dernière lueur du jour se fût éteinte et que les chauves-souris se missent à tirer leurs bordées silencieuses entre les murailles grises. Alors seulement, elle se leva, alluma l’un des cierges du candélabre en argent repoussé, que son mari avait rapporté d’Italie, tira d’un meuble un encrier, une plume et du papier et, s’asseyant à la table devant la cheminée, commença à écrire… Elle était assise sur un coffre en bois à haut dossier, recouvert de coussins et de tapis qui en faisaient un siège fort confortable ; ses pieds reposaient sur la moelleuse peau de loup.

Elle écrivait lentement, pesant chaque lettre, car, en ce temps, les paroles des dames ne coulaient pas encore facilement de la plume sur le docile papier. Pourtant, dans le courant de la soirée, elle réussit à formuler tout ce qu’elle avait à dire, sur les quatre grandes pages in-quarto qu’elle avait à sa disposition. En les relisant, elle se sentit grandement satisfaite et croyait s’entretenir avec le destinataire en personne, car, sans le savoir, elle lisait tout haut, en accentuant les mots expressifs qu’elle avait dessinés, pour les mettre en valeur, avec de l’encre rouge, et s’échauffa au point qu’elle termina sa lecture en un éclat de rire.

La missive, entourée d’une feuille blanche, fut pliée, scellée et enveloppée, par surcroît de précaution, dans de la soie rouge. La châtelaine remit le paquet à un page botté et éperonné, avec l’ordre de le délivrer dans le moins de temps possible, au comte de Foix.

Avant de s’endormir sous son ciel de lit somptueux, porté par quatre dieux païens, parmi ses moelleux duvets d’hermine blanche, elle imagina le ravissement du Comte lisant son épître, et comme son tardif aveu d’amour et sa prière de revenir en hâte auprès d’elle, le transporteraient de bonheur et lui donneraient des ailes.

À son réveil, on lui annonça l’arrivée d’un marchand chargé de précieuses marchandises. Bien que sa curiosité fût excité, elle se rendit d’abord à sa salle de bain, et puis, seulement, fit mander le marchand auprès d’elle. Elle le reçut, assise sur un fauteuil de soie verte et entourée de ses servantes, et se mit à examiner les étoffes.

Le marchand, vêtu de drap gris, le visage, bruni par les intempéries, encadré d’une barbe blanche, déploya devant elle ses magnificences : du velours de soie, des pantoufles brodées d’or et de pierres par les inventifs Vénitiens, et des fourrures précieuses telles que les hommes de l’Occident en trouvent aux foires de Moscou et de Nijni-Novgorod.

Loba venait de choisir un coupon de soie Manche, qui glissa comme un rayon de lune sur l’aune de fer du négociant, et une jolie paire de babouches vertes, et sa main caressait les souples peaux d’hermine ficelées en paquet à ses pieds, quand, soudain, l’homme se pencha vers elle.

Qu’avez-vous besoin de cela ? Votre corps lui-même est une hermine éblouissante.

La louve jeta un coup d’œil sur le marchand.

— Vidal ! murmura-t-elle.

— Lui-même, reprit le troubadour, qui vient humblement à vous, ne demandant qu’à être le tabouret de vos pieds.

— On nous observe, remarqua Loba, ce n’est pas un endroit pour nous parler.

— Dites-moi seulement de ne pas désespérer.

— Vous pouvez même espérer, murmura-t-elle en continuant à regarder les marchandises.

Les jours suivants, la châtelaine évita de se retrouver avec Vidal, bien qu’il essayât, sous divers prétextes, de pénétrer dans le château.

Elle attendait Foix. Mais elle l’attendit en vain.

Le messager avait porté la lettre, le Comte l’avait saisie en la couvrant d’impétueux baisers. Il envoya, en retour, ses hommages les plus respectueux à Loba ; mais le soleil se leva et se coucha sans qu’il parût au château.

La louve finit par perdre patience avec cet adorateur maladroit et envoya quérir Vidal. Celui-ci était reparti, avec son âne chargé de merveilles, et la fougueuse louve se reprochait déjà son indécision, lorsqu’à l’entrée de la nuit, une flèche lui parvint par la fenêtre ouverte, portant quelques mots d’une écriture bien connue. Elle s’assit auprès des cierges allumés et lut les serments embrasés d’amour, les folles promesses d’une imagination surchauffée et, enfin, la prière d’accorder un rendez-vous à son serviteur.

Un sourire de satisfaction épanouit les lèvres roses et sensuelles de la louve, puis elle s’appuya sur son bras et réfléchit. Elle avait trouvé ce qu’elle cherchait, un protecteur, un vengeur ; mais elle n’aimait point Vidal. Elle aimait le comte de Foix.

Des doutes surgissaient dans son âme inquiète et les pensées se croisaient dans son cerveau agité.

Fort opportunément, une profonde et sonore voix d’homme porta à ce moment à son oreille, une chanson de Vidal qu’elle se rappelait bien :

Ce qu’en toute occasion j’accomplis,
À elle je le dois, qui m’enseigna la connaissance.
C’est pourquoi je la chante,
Les choses que je sens et qui me pénètrent le cœur,
Je les dois à ses beaux traits.

Loba se leva et, se penchant à la fenêtre, cria :

— Est-ce vous ?

— Oui, ma suzeraine, fit la voix du troubadour.

Loba griffonna en hâte quelques mots sur une feuille de parchemin, la piqua d’une épingle, y passa un long fil et fit glisser la feuille au bas de la muraille. Elle sentit quelqu’un la saisir et rompre le fil, et referma la fenêtre.

Vidal, en ouvrant le billet, lut les mots suivants :

« Demain, après la messe, auprès de l’image du Crucifié sur la lisière du bois. »

De grand matin, Vidal, le luth sur l’épaule, l’épée aux côtés, parcourait la montagne et la forêt de Gabaret. Les arbres frémissaient de temps à autre sous la brise fraîche et répandaient sur l’herbe autour d’eux, de claires gouttes de rosée, étincelant au soleil comme une pluie de diamants. Des merles noirs à becs jaunes, traversaient en courant le chemin. Sur les cimes, retentissait le gai sifflet des pinsons. Au loin, un bûcheron cognait un tronc d’arbre, et un pic, suivant la mesure, du bec, semblait parodier ses coups. Vidal allait toujours plus avant dans la solitude, une délicieuse et douce agitation amoureuse le poussait. Traversant une gorge entre deux hauts rochers, il perçut, dans un trou, le hululement d’une petite chouette et, peu après, le hurlement d’un loup appelant sa louve.

Le poète montait toujours. Pendant longtemps il chemina parmi les arbustes, sous lesquels luisaient des clochettes bleues et des baies rouges. Enfin, il atteignit la coupole d’une colline élevée et aborda une prairie d’un vert savoureux, piquée de fleurettes multicolores. Un torrent mugissant la traversait en se jetant dans la vallée ; des deux côtés, des brebis paissaient, des agneaux blancs et noirs, tous bien nourris et la laine brillante.

Un grand chien, au poil ébouriffé, les surveillait et clignait des yeux vers le troubadour, avec un regard défiant de loup, tandis que le pâtre, un jeûne et joli gamin à cheveux roux, dormait sur les genoux de sa bergère. Quand celle-ci aperçut l’étranger brillamment vêtu, elle asséna un coup de poing à son ami, en lui criant aux oreilles :

— Lève-toi, eh ! Folquet, il y a quelqu’un.

— Qui ? un loup ? demanda l’autre tout engourdi.

— Non, point de loup, mais un homme.

— Si ce n’est pas un loup, je me rendors, opina Folquet.

Mais la jolie bergère le tira si longtemps par ses boucles embroussaillées, qu’il finit par se dresser sur ses genoux et, après s’être convenablement étiré, par bondir sur ses pieds.

— C’est un beau cavalier qui vient à nous, lui dit tout bas la bergère. Il faut le saluer.

— Oui, c’est ce que nous allons faire, repartit Folquet en brandissant sa houlette, dont la ressemblance avec une crosse d’évêque ne pouvait être niée.

Sur ces entrefaites, Vidal s’était rapproché, salué par le grand chien roux avec des aboiements furieux.

— Eh Judas ! eh ! cria le pâtre, ici, Judas !

L’animal obéit à l’appel, mais il continua à grogner et à montrer les dents, se postant devant son maître qui, un bras autour de son amie, considérait le troubadour avec curiosité. Vidal, de son côté, contemplait avec plaisir le joli groupe, évoquant de façon vivante l’âge d’or des Grecs. Même un œil blasé n’eût pu découvrir une ombre de vulgarité ou de laideur en ces deux enfants.

Folquet portait crânement sur ses épaules une tête à boucles blondes, de Bacchus adolescent, que la bergère avait gracieusement ornée de feuilles de chêne ; ses pieds étaient chaussés de sandales brunes ; le reste de ses vêtements se réduisait à une peau de mouton en forme de vareuse sans manche, laissant bras et jambes à découvert. Il ressemblait, dans son allure, avec son long bâton à crosse, à un saint Jean-Baptiste dans le désert, tandis que son amie, qui portait une courte cotte d’un brun roux descendant aux chevilles, en guise de corsage une peau d’agneau blanc et, dans ses cheveux noirs flottants, des fleurs blanches et bleues, rappelait Théocrite.

— Sans doute, vous vous aimez bien et vous êtes heureux, leur dit Peire Vidal. Comment vous appelez-vous ?

— J’ai nom Folquet et celle-là s’appelle Adalasie, répondit le pâtre sans se laisser intimider. Pour l’amour, ça peut aller, mais pour ce qui est du bonheur, ça ne va guère, bien que je me donne toute la peine du monde pour lever un trésor ou, au moins, déterrer quelques florins d’or romain.

Vidal hocha la tête.

— Qui possède le bonheur ne l’estime jamais à sa valeur. Vous ignorez le trésor que vous portez en vous.

Les deux enfants de la forêt se regardèrent avec stupéfaction, un rire bête passa sur le joli visage de Folquet, et Adalasie prit un air plus niais encore.

— Oui, peut-être ben, si cela vous plaît, sire chevalier, fut tout ce que le jeune garçon trouva à répondre.

Je ne suis pas chevalier, repartit Vidal.

— Quoi donc alors ? Vous avez pourtant une épée.

— Je suis troubadour.

— Ah oui, c’est ainsi qu’on nomme les chanteurs et les musiciens qui demeurent avec les riches seigneurs et les belles dames dans les châteaux.

— Ah vous avez aussi un luth ! s’écria Adalasie. Jouez-nous quelque chose, nous danserons.

Vidal ne se le fit pas dire deux fois. Il s’assit au bord d’un ruisseau, parmi les fleurs, et joua des rondes populaires. On eût cru entendre de gais chalumeaux et des cornemuses souffler en même temps. Les deux enfants tournèrent en rond et, de temps en temps, Folquet poussait un cri joyeux, comme une alouette s’élevant des champs vers le ciel bleu.

Tout à coup, une étrange figure sortit du fourré qui encadrait la prairie ; un vieillard décharné, vêtu de haillons bruns, à la barbe et aux cheveux incultes, s’appuyait sur un tronc d’arbre déraciné auxquels des feuilles étaient restées. Il tenait à la main un petit panier en écorce, rempli d’herbes et de racines, de baies et de champignons. Il s’arrêta pendant quelques instants et regarda le couple danser.

— Pensez au néant de toute chose terrestre, commença-t-il d’une voix rauque, et ne provoquez pas le jugement par votre turbulence et votre joie profane. Le diable est puissant en nous et son règne sur terre n’a point de limites.

Le sombre avertissement sépara les jeunes insouciants ; ils se tinrent confus, les yeux baissés, et le luth de Vidal se tut également.

— Qui est celui-ci ? interrogea le troubadour. Il n’a pas l’air d’avoir toute sa raison.

— Oh c’est un sage homme, répondit Folquet. Il se nomme Aimeric, habite dans une caverne et expie ses péchés.

— En ce cas, ce n’est point un sage. S’il avait sagement vécu, il n’aurait rien à expier, et s’il expie sans être chargé de péché, il est encore moins raisonnable.

— C’est là ton opinion, enfant du siècle, neveu du diable, cria le pénitent, qui n’avait pas perdu un mot du colloque. Mais ton heure viendra. Toi aussi, tu sentiras les flèches du repentir. Elles te déchireront un jour. Tu parais un savant, un troubadour. Comment t’appelle-t-on ?

— Peire Vidal.

— Je connais tes chants, soupira le vieillard, je les ai chantés souvent, en de superbes salles, quand les coupes tintaient et humectaient les lèvres rouges des femmes. Rentre en toi-même et fais pénitence pendant qu’il est encore temps. Faites tous pénitence et chargez-vous de la croix.

Il se signa et passa son chemin en marmonnant des prières, tandis que les deux bergers le suivaient des yeux d’un air de crainte.

— J’ai peur de lui, dit enfin Adalasie. Il a le regard enflammé d’un loup.

— Eh bien quoi, je le crains aussi peu qu’un loup, s’écria Folquet, pourvu qu’il en soit un véritable, et pas un loup-garou. Je ne crains rien au monde que les sorcières et les mauvais esprits.

Et il traça le signe de la croix sur son front, sur sa poitrine et sur ses lèvres.

Comme un accompagnement mélodieux, montèrent à ce moment des sons de cloche, de la plaine.

— Elles sonnent la messe à Gabaret, remarqua Adalasie.

— En ce cas, adieu, dit le troubadour en épaulant son instrument et, si Dieu veut, au revoir !

— Que le Seigneur vous protège, jongleur !

— Et vous aussi.

Vidal se hâta à travers le taillis, et se trouva, longtemps avant la dame de ses pensées, devant le Christ grossièrement sculpté dans la pierre, à l’orée du bois où elle l’avait prié de l’attendre. Lorsqu’enfin, le blanc palefroi arriva au galop sur la plaine verte et que Vidal vit le manteau, messager de bonheur, flotter au vent, son cœur battit comme celui d’un adolescent dont le premier Printemps d’amour accélère le pouls.

Loba le salua de loin, puis étant, avec, son aide, descendue de cheval, elle retira son gant et lui tendit sa main nue, qu’il baisa ardemment.

— Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, Peire Vidal, commença la châtelaine en s’asseyant d’un mouvement gracieux parmi les fleurs, pendant que le troubadour attachait les brides du cheval à une branche d’arbre.

— Toute une éternité, repartit Vidal. J’ai le sentiment d’avoir été mort, étendu durant de longues années dans un tombeau, et que votre regard me rappelle à la vie.

— Et qu’est-ce qui vous ramène ?

— L’amour, noble dame, répondit le troubadour. Vous devez vous souvenir que je quittai la maison de votre père, le cœur percé d’une flèche. J’errai à l’étranger dans l’espoir de vous oublier ; mais c’était impossible, et me voici de nouveau, dans toute mon ancienne détresse, vous implorant : rendez-moi la raison !

— Mais, êtes-vous bien sûr, aussi, que c’est l’amour de moi qui vous tourmente ? questionna Loba en le considérant avec attention.

Vidal saisit son luth et commença à chanter, de sa belle et émouvante voix :

Ce que je chante, ce que je fais
À elle je le dois qui m’enseigna la connaissance.
C’est pourquoi je suis heureux.
Ce que je réussis de beau,
Et tout ce qui ravit mon âme,
Je le dois à ses beaux traits.

— Oui, Loba, j’imagine souvent que vous m’avez versé un breuvage magique, tant je suis à vous. Mais, quand je vois, comme en ce moment, votre visage suave comme la lune, votre corps blanc qui humilie le lys, la blanche neige de votre sein, vos mains semblables à l’hermine, je me sens devenir l’escabeau de vos pieds.

— Au temps où vous nous quittiez, dit Loba, j’étais une petite fille sauvage et irréfléchie ; aujourd’hui, je sais apprécier votre valeur.

« Que me demandez-vous ?

— Rien, sinon de me laisser à vos pieds.

Et Vidal, se précipitant aux genoux de la cruelle recommença, en s’accompagnant de son luth,

Noble dame, je n’en demande pas plus
Sinon que vous souffriez mes soins,
Et quel que soit mon avantage,
Je vous servirai en vassal
Dévoué, joyeux, fidèle et content,
Car jamais ne seriez loup ni lion
Pour m’occire sans nécessité.

— Qui sait ? fit Loba en souriant. Vous avez oublié la louve.

— De ta main, la mort même serait un bienfait, s’écria Vidal les yeux illuminés.

— Bien, fit la louve, je vous prends donc à mon service. Mais je tiens à vous mettre à l’épreuve. Si vous la soutenez, mais alors seulement, vous recevrez le plus haut, le plus doux salaire d’amour.

Deux semaines s’étaient écoulées depuis que Loba avait envoyé son page au comte de Foix. Elle se tenait dans la grande salle, entourée de ses femmes occupées à filer, broder et tricoter, et feuilletait un livre de chansons, lorsque le comte, vêtu avec goût et magnificence, entra et se jeta à ses pieds.

La louve, en le voyant, se mit à trembler, et demeura longtemps silencieuse. Enfin, elle le releva et le pria de s’asseoir.

— Vous vous êtes fait attendre longtemps, noble seigneur, dit-elle.

— Pardonnez-moi, très gracieuse dame, mais, vous le savez, je suis expert en l’art de manier l’épée et la lance, la flèche et l’arc, le poignard et la massue, non la plume. Quand je reçus votre lettre, mon clerc était absent. En conséquence, je la portai nuit et jour sur mon cœur, sans parvenir à la déchiffrer. Elle m’accompagna au tournoi de Ventadour et fut percée d’une pointe de lance sur ma poitrine.

Le vaillant tira le parchemin troué et le tendit à sa dame. Il y eut encore un long silence. Enfin, Loba se leva et descendit au jardin, faisant signe à Foix de la suivre.

— Vous venez trop tard, lui dit-elle. J’étais libre quand je vous ai écrit. Vous m’avez laissée sans réponse et cela m’a blessée. Aujourd’hui, je ne m’appartiens plus tout à fait.

— Vous m’offensez, murmura le Comte.

— C’est moi qui suis l’offensée, s’écria Loba, car je vous aime. Oui, je n’en ai jamais aimé un autre. Vous appartenir eût été, pour moi, la félicité suprême, vous-même avez compromis notre bonheur.

— Grâce, grâce et pardon ! supplia le Comte en tombant à genoux.

— Je me suis engagée, fit la louve en réfléchissant. Peire Vidal, le troubadour dont la gloire est dans toutes les bouches au delà des Alpes, prétend à ma faveur.

— Un chevalier devra céder la place à un chanteur ?

— Nous verrons cela. Je me suis réservée le droit de mettre Vidal à l’épreuve. Aidez-moi à l’empêcher de la soutenir et je suis à vous.

— Est-ce une plaisanterie ? questionna Foix méfiant.

— C’est mon sérieux, mon plus grand sérieux, comme gage je vous donne un baiser.

D’un brusque mouvement, elle effleura ses lèvres, et retourna précipitamment vers ses femmes.

L’après-midi, Vidal arriva en un magnifique attirail, accompagné de son jongleur, et demanda audience. Loba le reçut dans sa chambre, l’invitant à s’asseoir auprès d’elle, sur des coussins, devant la cheminée. Vidal lui parla amour et Loba l’écouta avec une patience dont seule une femme coquette, en pareille circonstance, est capable.

— Permettez-moi, fit-il en terminant, de commencer mon service. Traitez-moi comme le dernier de vos valets, mais laissez-moi le bonheur de votre présence.

— Vous prétendez m’aimer, repartit la cruelle en allant droit à son but, mais possédez-vous le courage qu’il faut pour oser prétendre à mes faveurs ?

— Mettez-moi à l’épreuve.

— C’est mon intention. Vous connaissez mes manières sauvages. Il est temps encore de vous retirer. Un loup seul peut prétendre à la louve.

— Je suis prêt à tout, déclara le troubadour.

— En ce cas, dit Loba d’un ton ferme et menaçant, j’exige que pendant une semaine entière, vous renonciez à la forme humaine et, en mon honneur, vous transformiez en loup, évitant les demeures des hommes et cherchant la solitude, un loup parmi les loups, afin que se réalise, en vérité, ma parole : un loup seul peut prétendre à la louve.

— Vos ordres seront exécutés, dit le troubadour en se levant, et, pour que vous vous rendiez compte par vous-même, de la docilité de votre serviteur, le loup, ce soir même, saluera la louve.

Vidal quitta en hâte le manoir y laissant son jongleur avec les chevaux, et alla à la forêt. De misérables chaumières de cultivateurs et quelques huttes de pâtres s’y trouvaient disséminées, sans cependant former un village. Il alla de porte en porte, demandant à ces hommes vigoureux s’ils possédaient une peau de loup et s’ils voulaient la lui céder. Après de nombreuses et vaines tentatives, il rencontra un vieux pâtre, qui avait livré plus d’un combat meurtrier contre les fauves de la montagne et qui, tout récemment, avait abattu d’un coup de massue, un loup d’une dimension peu ordinaire qui était venu s’attaquer à son troupeau. Privol, c’était le nom du vieillard, après un instant d’hésitation, alla chercher la fourrure superbe de maître Isengrin et Vidal en opéra l’achat moyennant quelques piécettes de menue monnaie. Puis il se dévêtit dans la hutte même du vieux, ôta ses magnifiques habits et se fit coudre dans la peau de l’animal. Quand Privol eut terminé son étrange besogne, il considéra le troubadour en se tenant les côtes, tant il riait.

— Si, jamais, dit-il, je vous rencontre ainsi, noble seigneur, par saint Pierre, je vous octroie un tel coup de massue, que rien en ce monde ne pourra plus vous faire de mal.

— J’ai donc l’air d’un vrai loup ? questionna Vidal en paradant devant le vieux avec une évidente satisfaction.

— Absolument, confirma Privol. Maintenant, essayez un peu de marcher à quatre pattes et de hurler comme un loup hurle.

Vidal ne se le fit pas redire. Il se laissa tomber sur les mains et fit mille tours dans la cabane. Puis, s’asseyant sur son derrière, il commença à hurler lamentablement, à la grande joie du berger. Privol, qui connaissait parfaitement les us et coutumes de la gente louve, se mit à imiter à son tour, de manière à s’y méprendre, l’appel des loups dans la forêt, et Vidal s’exerça à apprendre de lui. Tous deux en arrivèrent à former un épouvantable duo, qui fit se dresser les cheveux de tous ceux qui l’entendirent et, bientôt, les chiens du voisinage unirent leurs voix à ce concert. À la tombée de la nuit, le troubadour vêtu en loup quitta l’abri que lui offrait la cabane de Privol. Il marcha debout, en se hâtant, jusqu’à ce qu’il eût atteint le fourré, redoutant, malgré tout, de tomber entre les mains des bergers ou sous les crocs de leurs chiens. Dans la forêt, les ténèbres étaient si complètes que le faux maître Isengrin heurta à plusieurs reprises sa tête contre les troncs. Il dut bientôt renoncer à pénétrer plus avant et s’assit sur la mousse humide, où il resta jusqu’à ce que la lune parut au-dessus des cimes rocheuses, inondant la montagne et la plaine et jusqu’aux gorges les plus profondes et humides, de sa lumière argentée.

Par de belles nuits, les bergers aiment à rester dehors avec leurs troupeaux. À Gabaret, des chants joyeux saluèrent, de toutes parts, l’ascension de l’astre d’argent. Tout à coup, Vidal perçut près de lui un bruit de voix claires, semblant appartenir à des jeunes filles. Poussé par la curiosité, il avança et vit une clairière sur laquelle une douzaine de bergers campaient autour d’un feu, tandis que leurs moutons paissaient non loin de là. Oubliant complètement son masque lupin, il sortit du fourré et entra dans le cercle, avec son élégance accoutumée. Les gardiens ne l’aperçurent que lorsqu’il se trouva devant le feu. Pris d’une terreur indicible, ils se mirent tous à la fois à crier, et, tombant les uns sur les autres, dégringolèrent le long du talus. Vidal en rit de bon cœur. Enchanté du succès obtenu, il continua sa route. Son intention était de rendre visite à Folquet et à Adalasie. C’est pourquoi, il monta au plateau où il les avait rencontrés. Ils s’y trouvaient, en effet, campés avec leurs moutons et occupés autour d’un feu, à préparer leur repas.

Cette fois, Vidal approcha lentement en marchant à quatre pattes et s’arrêta de l’autre côté du ruisseau, sur une pente que la lumière crue de la flamme et celle, plus douce, de la lune éclairaient également. Folquet soufflait dans un chalumeau et exécutait des bonds qui eussent fait honneur aux jambes d’un chèvre-pied, tandis que la jolie bergère était active auprès du foyer.

Soudain, Judas, le grand chien de Folquet, se mit à aboyer, et le pâtre, levant les yeux, cria :

— Un loup ! un loup ! Vas-y Judas !

Le roux : et belliqueux Judas se jeta aussitôt sur Vidal, avec des aboiements rauques, dans l’intention bien évidente d’écharper le pseudo-loup ; mais, le troubadour s’étant redressé, Judas poussa un gémissement plaintif et se retira craintivement.

Folquet, qui suivait le chien, s’arrêta et se signa.

— Regarde donc, Adalasie, le loup se tient debout sur deux pieds, comme un homme.

— N’y va pas, cria Adalasie terrifiée, c’est peut-être un Loup-garou.

— Ne me reconnaissez-vous pas, mes enfants ? commença Vidal.

— Jésus, Marie, il parle ! cria Folquet.

Tous deux tombèrent à genoux et se mirent à prier avec ferveur. Le faux Isengrin jugea prudent de profiter de ce moment pour opérer sa retraite. Prenant pour guide les rayons de la lune, il monta plus haut, à travers crevasses et fourrés, et finit par découvrir l’ermite, assis sur une pierre et lisant dans un grand livre à la lueur de la lune.

Aussitôt, Vidal se laissant tomber à quatre pattes, entonna un hurlement effroyable.

L’ermite bondit de son siège pierreux et saisit une massue digne d’Hercule, dans l’intention de se défendre. Vidal partit d’un éclat de rire, qui se répercuta, lugubre, contre les parois des rochers.

— Ah c’est ainsi ? railla le saint homme, tu t’allies à l’enfer pour venir me tenter ? C’est bon. Tu me trouveras veillant, que tu te présentes sous la forme d’une bête ou sous celle d’une femme séduisante à regarder.

Il courut à la caverne et en revint, tenant d’une main un bénitier et, de l’autre, un puissant goupillon.

Vidal salua ces préparatifs d’un nouvel accès d’hilarité. Puis, quand le pieux Aimeric l’eut aspergé d’une bonne quantité d’eau bénite, il lui dit de sa voix naturelle :

— Regardez-moi donc. Je suis Peire Vidal, le troubadour.

— C’est toi, Peire Vidal ? fit L’ermite. Vois comme la main de Dieu, ainsi que je te l’avais prédit, s’est vite abattue sur toi ! Ainsi le ciel, t’a châtié de ta vie de péchés et t’a transformé en une bête de la forêt ?

— Finissez-en avec vos billevesées, repartit le troubadour en se dressant sur ses deux genoux. Je suis toujours le même et personne d’autre ne m’a transformé que Privol, le pâtre, par qui je me suis laissé coudre dans cette peau de loup, sur les ordres de la louve de Penautier, pour errer, en son honneur et à sa gloire, sur les monts de Gabaret, jusqu’à ce que, touchée par mon amour et mon humilité, elle m’accorde la suprême récompense d’amour.

— Vous recherchez les joies vaines de l’amour et vous parlez d’humilité ! Vidal ! Vidal ! rentre en toi-même, il en est temps encore !

— Il me semble plutôt qu’il serait temps de manger et de boire quelque chose, s’écria le troubadour.

— Chez moi, l’on ne trouve point de délicatesse.

— Vous avez bien un petit morceau de viande et une gorgée de vin.

Ce fut au tour d’Aimeric à éclater de rire.

— Oui-dà, le vin que notre bon seigneur fait couler du rocher, grommela-t-il en souriant, et des baies qui, sur son ordre, poussent dans la forêt. Ils sont à ta disposition.

Vidal soupira.

— Maigre pitance ! Mais la faim me tenaille. Donnez donc !

Tandis que l’ermite entrait dans sa caverne chercher une corbeille de fraises et de mûres sauvages, Vidal s’assit sur la pierre sylvestre et ouvrit le livre dans lequel son hôte avait lu. C’étaient les Saintes Écritures.

— Y comprenez-vous quelque chose ? demanda Aimeric en lui tendant les mûres, après avoir puisé de l’eau dans un petit sac en cuir servant de gobelet.

— Oh, je les connais, toutes les saintes aventures, répondit le troubadour, l’histoire du pauvre Job et de la belle Judith, le livre de Ruth et le cantique de Salomon.

— Vous êtes un incorrigible railleur, murmura Aimeric, mais vous, aussi, serez assailli un jour par quelque chose comme du repentir. Faites pénitence, il en est temps.

En disant ces mots, l’ermite tira de sa ceinture une discipline à manche court et la tendit à Vidal.

— Châtiez votre chair, cela vous fera du bien.

— Grand merci, repartit le troubadour en faisant disparaître les petites baies dans sa gueule de loup et en y faisant couler une gorgée d’eau claire ; si je dois absolument me mortifier, je préfère encore être tourmenté par une jolie femme.

Aimeric, qui s’était assis à côté de Vidal sur la pierre, soupira profondément.

— Comment s’appelle votre dame ?

— Loba, châtelaine de Gabaret,

— Oh alors, en effet, vous êtes plus à plaindre que sous la discipline, et le ciel considérera votre service auprès de la belle louve comme une expiation parfaite.

— Et vous ? demanda Vidal en se tournant vers son hôte, un grand péché vous accable-t-il, que vous preniez sur vous une si lourde croix ?

— Je ne puis l’affirmer, quoiqu’à vrai dire, qui donc est libre de tout péché ? Le sang injustement répandu ne souille pas mes mains, si vous voulez, et ni le bien étranger ni la vie d’autrui ne chargent ma conscience ; la connaissance du néant de toute chose m’a amené à renoncer aux vanités, à ne vivre qu’au service du Créateur et à vouer mes forces à son culte. Regardez-moi, je suis chevalier et j’ai été, comme vous, chanteur. Mon nom est Aimeric de Rivalin. Près de la Loire, s’élève fièrement mon château. J’ai rompu mainte lance au jeu frivole des tournois et sur les champs de bataille. J’ai rendu hommage aux dames et la plus belle a partagé ma couche nuptiale, une femme semblable à la fiancée du cantique dont le saint roi Salomon dit que ses jambes étaient des colonnes de marbre et ses seins des tours d’ivoire. Il arriva qu’en me rendant au tournoi, le matin, je traversai, au clair soleil, une prairie resplendissante où s’épanouissaient les plus merveilleuses fleurs, et traversée par de joyeux ruisseaux. Une tristesse infinie s’empara de moi, je pensai au peu de temps qui s’écoulerait avant que la parure de fleurs ne soit fanée, et je compris d’un coup combien éphémère est tout ce qui fleurit en ce monde autour de nous. Je pleurai amèrement et une angoisse profonde me saisit. Alors, descendant de mon destrier, je quittai mes nobles atours, je renvoyai mes gens chez mon épouse lui porter la nouvelle, et me rendis dans la solitude pour faire pénitence.

— Et vous vous sentez heureux ?

— Je le suis.

Les deux hommes restèrent longtemps assis l’un près de l’autre en silence, puis Vidal s’éloigna.

Vers minuit, des hurlements lamentables tirèrent la châtelaine de Gabaret de son sommeil.

En hâte, elle jeta sur ses épaules la peau de loup étendue sur son lit, la tête velue de la bête posant sur sa chevelure d’or. Ainsi, transformée elle-même en louve, elle monta à la tour pour regarder.

Sur une verte colline, en face de l’aile du château habitée par les hommes, elle aperçut la forme d’un gigantesque loup qui, la voyant, se mit à geindre amoureusement.

La louve partit d’un clair éclat de rire et fit flotter au vent le pan de son voile, en guise de salut.

Le loup se dressa aussitôt sur ses jambes et lui fit galamment la révérence.

Le lendemain, après la messe, des fanfares de chasse retentirent gaîment dans la cour du château. La louve, accompagnée du comte de Foix et d’une suite brillante de seigneurs et de nobles dames, sortait pour faire la chasse au loup Peire Vidal. La cruelle Loba s’était décidée à soumettre son pauvre adorateur à la plus dure épreuve, en le faisant traquer par ses chiens, et à ne lui faire grâce que lorsqu’il se croirait perdu.

Le jongleur de Vidal ayant eu vent des intentions de la châtelaine peu d’instants avant le départ de celle-ci, accourut hors d’haleine annoncer à son maître réfugié dans la cabane de Privol, qu’on allait le chasser comme un vrai loup et le poursuivre avec des chiens.

— Oh je connais Loba, repartit Vidal, elle veut me mettre à l’épreuve. Mais elle a trouvé son homme. Pour l’amour d’elle, je me laisserai volontiers déchirer, mettre en morceaux et même tuer sur-le-champ, si cela peut lui faire plaisir.

— Vous êtes un incorrigible fou, s’écria Guillaume, tirez-vous-en comme vous pourrez.

Déjà la sonnerie des cors se rapprochait, accompagnée d’aboiements sourds et menaçants. Vidal jugea plus prudent d’abandonner la hutte du pâtre et de chercher un abri sûr dans la montagne. Dans ses pérégrinations de la veille, il avait découvert, non loin de l’ermite, une deuxième grotte possédant une double issue. C’est là qu’il se retira. Il en boucha les entrées aussi vite qu’il le put, avec des branches sèches, des feuilles, de la mousse et des pierres. Les cors se rapprochaient toujours, ainsi que l’aboiement des lévriers chargés de lever la bête et de la ramener vers la plaine, où les chasseurs attendaient sur leurs chevaux.

À plusieurs reprises, Vidal perçut le souffle de chiens passant à fond de train.

Il retint sa respiration et appliqua son oreille au sol, afin de mieux les entendre.

Les chiens cherchaient en vain depuis une heure, quand Loba s’écria :

— Nous pourrions attendre longtemps. Comment les chiens le découvriraient-ils ? Ils sont dressés à la recherche de toutes sortes de gibier, non à celle des fous amoureux.

La noble société partit d’un joyeux éclat de rire.

— Le mieux serait, proposa Foix, de descendre de cheval et d’aller nous-mêmes dans la montagne à la recherche de ce rare animal.

Sa proposition ayant été bien accueillie, les chasseurs se partagèrent en deux camps. Les uns restèrent à l’affût au bord de la forêt, tandis que la louve, Catherine de Roussillon, Anne de Montpellier, Foix et le comte de Ventadour pénétraient à pied dans le fourré et, le javelot de chasse à la main, battaient les taillis. Bientôt les chiens et les veneurs se joignirent à eux et tous ensemble escaladèrent les rochers jusqu’à ce qu’ils se trouvèrent au haut de la montagne, Loba, en tête, sa chevelure d’or flottant au vent, sa robe de velours vert doublée de fourrure sombre, retroussée. Ce fut elle, aussi, qui la première découvrit la grotte où Vidal gisait étendu sur le sol et tremblant de tous ses membres.

— Faites entrer les chiens, commanda-t-elle, je gage qu’il est là.

Les valets déblayèrent les pierres et les branches, et déjà les chiens se glissaient à l’intérieur. Le pseudo-loup jugea prudent de ne pas rester plus longtemps dans sa cachette, ayant reconnu la voix de sa dame et sachant qu’il trouverait grâce devant elle plutôt que devant ses chiens. Donc, pendant que ceux-ci pénétraient dans la caverne par l’une des entrées, il s’échappait par l’autre et tentait de s’évader en gagnant la prairie derrière le fourré. Ce fut peine perdue. Le regard d’aigle de Loba le découvrit aussitôt, et de sa voix impérieuse, elle lança les chiens à ses trousses. Il courut à quatre pattes aussi vite qu’il put, les bêtes sanguinaires l’atteignirent en quelques bonds et lui firent sentir leurs crocs.

Heureusement, ils déchirèrent, pour commencer, l’épaisse peau de loup, et saisirent Vidal par ses fausses oreilles, pour l’offrir selon les règles au coup de grâce des chasseurs. Foix les avait rejoints et s’apprêtait à lui enfoncer son épée dans le corps, quand le bras vigoureux de la louve lui arracha l’arme des mains. Sa voix rappela les chiens, qui avaient assailli de tous les côtés à la fois le malheureux troubadour et lamentablement arrangé.

Un regard d’une inexorable sévérité commanda au Comte d’avoir à la quitter immédiatement, elle et ses domaines. En vain essaya-t-il d’excuser l’acte auquel l’amour et la jalousie l’avaient entraîné. Loba lui tourna brusquement le dos et, prenant le bras du comte de Ventadour, s’en retourna vers la plaine. Toute la société prit le même chemin, à l’exception du malheureux Foix, qui se perdit dans les taillis.

Le pauvre troubadour fut laissé sur le terrain. Nul ne s’occupa de lui, et moins que personne, sa cruelle dame.

Vidal resta ainsi jusqu’au soir, saignant de plusieurs blessures. Alors passèrent Folquet et sa bergère, avec leurs moutons et leur chien, et le malheureux risqua d’être achevé. Judas l’empoigna de ses crocs aigus et ne le lâcha que lorsqu’il se mit à parler.

— Le loup-garou, cria la jolie bergère, tue-le, Folquet, tue-le.

Et, comme il hésitait, elle prit le bâton qu’il tenait à la main, posa résolument le pied sur le pauvre Vidal et le frappa de toutes ses forces. Cela rendit courage à Judas, qui se jeta sur le faux-loup avec des hurlements.

— Je ne suis pas un loup, cria le troubadour, et moins encore un loup-garou, gémit-il, je suis Peire Vidal, le chanteur, qui vous a fait danser avec son luth.

— Tout le monde peut prétendre cela, dit Adalasie. Attends un peu, je vais t’apprendre à effrayer les paisibles humains. Je saurai bien te faire détaler.

Elle continuait de le frapper sans pitié, quand Folquet la saisit par le bras.

— Tu entends, Adalasie, il parle avec une voix humaine, c’est donc vraiment un loup-garou. Il est blessé et nous pourrions facilement l’achever. Mais alors il ressusciterait à minuit et viendrait nous étrangler. Aussi vaut-il mieux l’épargner, s’il promet de ne point nous faire de mal.

— Jure, commença la bergère qui, dans sa courte peau d’agneau, ressemblait à une amazone scythe, le pied posé sur l’ennemi abattu qu’elle écrasait sur le sol, jure par ton maître, seigneur Satan.

— Je jure, répondit Vidal, mais venez à mon aide, car je suis, comme vous, un malheureux mortel.

La bergère retira enfin son pied de dessus le blessé et se concerta avec Folquet. Par bonheur, Privol passait à ce moment sur le chemin, conduisant son troupeau.

— Privol, cher ami, cria le troubadour, dites-leur, je vous prie, que je ne suis pas un loup-garou, mais Peire Vidal, le chanteur.

Le pâtre, en apercevant le vieil adorateur de la louve, partit d’abord d’un formidable éclat de rire. Mais dès qu’il se fut rendu compte de son état lamentable, il expliqua les choses au jeune couple dont l’ardeur belliqueuse et sanguinaire se transforma en profonde pitié. Adalasie alla quérir de l’eau, posa la tête du blessé sur ses genoux et baigna ses plaies. Pendant ce temps, les deux bergers faisaient, avec des branches, une civière. Ils y étendirent Vidal et le portèrent à la grotte de l’ermite, renommé comme guérisseur, dans toute la montagne.

Lorsqu’ils eurent déposé leur fardeau à l’entrée de la caverne, Aimeric en sortit et leur dit :

— Portez-le à l’intérieur.

Il avait préparé dans son antre, avec de la mousse et des herbes, une deuxième couche.

— Je m’y attendais, soupira-t-il en débarrassant Vidal de la peau de loup, il n’est point d’herbes ni de racines contre l’amour. Du moins, je n’en connais point, pourtant je connais toutes les plantes que le Seigneur fait croître pour l’utilité et le bien des humains.

Il continua à gronder de la sorte jusqu’à ce qu’il eût tout mis en ordre. Puis il congédia d’un signe les bergers, et, bientôt, un sommeil bienfaisant enveloppa les sens du malheureux troubadour.

Le pieux pénitent passant la nuit à veiller et à prier à son chevet, entendit de temps à autre une voix claire et moqueuse troubler le silence solennel :

D’amour la nature est telle,
Qu’il rend plus sage l’homme sage
Et plus fol l’insensé.

C’était Guillaume, le jongleur, qui cherchait son maître.

Dans la cour du château de Limoux, de longues sonneries de trompettes conviaient accusateurs et accusés devant la cour d’amour qui, selon la gracieuse coutume de Provence, devait juger leurs différends. Sous le haut tilleul, une tribune couverte de tapis avait été dressée pour les sept sièges réservés aux juges devant une table tendue de drap rouge, sur laquelle l’arbre vénérable étendait ses frondaisons épaisses formant un magnifique baldaquin. À droite, sur une estrade, se trouvaient un siège et une table pour l’accusateur, à gauche, pour le défenseur, en face, les bancs des accusés et des plaignants. Le tout entouré de palissades. Deux valets masqués faisaient la garde.

À la seconde sonnerie, les juges firent leur entrée. C’étaient sept nobles dames, célèbres par leur esprit et leur beauté. Elles étaient habillées de longues robes traînantes en velours pourpre doublé d’hermine, et portaient des guirlandes de roses sur leur tête. Accusateurs, accusés et défenseurs étaient également de jeunes et ravissantes dames, et quatre dames remplissaient les fonctions d’huissier.

Une foule compacte, parmi laquelle on distinguait les hautes tailles des seigneurs du voisinage et les élégantes silhouettes de nobles châtelaines, entourait l’enceinte. Après que juges, accusateurs et défenseurs eurent pris place, une troisième sonnerie de trompette invita les plaignants à se faire entendre.

Avec une lente et hautaine majesté, Loba avança la première, s’inclina devant la cour et prit place au banc des accusateurs. Après elle, Peire Vidal, le troubadour, fit un salut respectueux et s’assit à ses côtés.

En dernier, parut Raimond de Miraval, le troubadour ; Il plia, en qualité d’accusé, un genou, devant les juges et alla seul prendre place au banc de droite. Personne d’autre ne comparut ce jour-là.

La belle Marguerite de Montaudon, qui présidait le tribunal, ouvrit la séance en donnant la parole à Éléonore de Cabestaing parlant au nom de l’accusatrice.

— Très haute et équitable cour d’amour, commença-t-elle, j’élève, au nom de la noble Loba de Penautier, une accusation des plus graves contre Raimond de Miraval, le troubadour. Celui-ci vint dans la demeure de ma cliente, fasciné par sa beauté et par son esprit, lui jurer amour et fidélité et la prier humblement d’agréer son service. Elle fut si clémente de lui accorder cette faveur. Pendant cinq ans entiers, il la servit et elle lui permit de demeurer auprès d’elle. Elle lui fut, en toutes circonstances, une suzeraine indulgente et débonnaire et alla si loin, dans sa condescendance, qu’elle lui accorda un baiser. Après cinq ans, le traître la quitta sans l’ombre d’une raison, et, depuis, rend déloyalement hommage à une autre, la magnifiant dans ses chants et se raillant de Loba. Je requiers donc, au nom de celle-ci, la condamnation de Raimond de Miraval, et un châtiment proportionné à son crime contre les saintes lois d’amour.

— Raimond de Miraval, qu’avez-vous à répondre ? prononça la belle Montaudon en se tournant vers lui.

L’accusé se leva, s’apprêtant à parler, mais son avocate, la sage Alice de Montpellier, lui fit signe de se rasseoir et prit la parole.

— Raimond de Miraval, commença-t-elle, ne nie point qu’il eût rendu hommage à la belle Loba de Penautier et qu’elle l’eût accueilli avec bonté pendant cinq ans entiers, en bienveillante dame et suzeraine. Il avoue également avoir quitté sa dame et s’être raillé d’elle dans ses chants, en glorifiant Diane d’Obilot.

» Mais ces choses, point ne les fit par esprit de traîtrise ou inconstance volage, mais afin de prendre vengeance de Loba, qui l’avait trompé la première de la manière la plus inexcusable, pendant cinq ans.

Parmi les juges et parmi l’auditoire, il se produisit une vive animation. La sage Alice remarqua le mouvement avec plaisir et s’arrêta un instant, pour reprendre plus haut :

— Après que Raimond eût humblement servi, pendant cinq ans, la belle Loba de Penautier et que, pour tout son amour, il n’eût reçu d’elle qu’un seul et unique baiser, le hasard lui révéla que, si Loba le favorisait ouvertement, elle en aimait un autre en secret. On est donc en droit de se demander lequel des deux a le plus manqué à l’amour et à l’honneur, de Raimond, qui, se voyant trompé, a quitté Loba, ou de Loba qui, simulant un amour pour Raimond, le trahissait à tout instant, en chacune de ses pensées et chaque battement de son cœur.

Quand Alice de Montpellier eût fini, il y eut une courte pause. La belle Marguerite de Montaudon se leva et se retira avec les juges, dans une salle du château, pour délibérer. Après quelques moments, la cour d’amour revint et Marguerite prononça la sentence que l’accusé et l’accusatrice écoutèrent debout.

— Comme d’aucune part il n’a été fait d’objection contre les accusations formulées de part et d’autre, tout ce qui a été avancé devant être admis comme exact, la cour reconnaît une culpabilité égale à Loba de Penautier et à Raimond de Miraval, car tous deux ont enfreint les lois d’amour, la fidélité de l’âme étant au moins aussi estimable et précieuse que la charnelle.

» De plus, la cour d’amour reconnaît Raimond coupable d’avoir persiflé et raillé dans ses chants une dame qui lui avait témoigné des bontés, ce qui, en toute circonstance, est blâmable et contraire à la chevalerie. En conséquence, la cour d’amour condamne Loba de Penautier et Raimond à faire amende honorable à genou, en exprimant leur repentir et implorant leur pardon.

» Enfin, elle condamne le même Raimond de Miraval qui, par basse vengeance, a offensé tout le sexe, à être fustigé de la main de deux dames avec des branches de rosiers.

Sur un signe de la belle et équitable Marguerite, Loba et Raimond s’agenouillèrent en même temps et répétèrent l’amende honorable que la présidente leur dicta.

Quand cela fut fait, ils se relevèrent, et deux pages masqués, vêtus de rouge, s’approchèrent de Raimond, le dénudèrent jusqu’aux hanches et lui lièrent les mains sur le dos avec un cordon de soie rouge.

Deux dames charmantes, les manches retroussées et tenant, chacune, à la main, une branche de roses abondamment garnie d’épines, s’avancèrent et commencèrent à le frapper. Chaque coup des jolies et odorantes verges imprimait une marque sur le dos du condamné, et bientôt son sang coula sous les mains de ses jolis bourreaux. La louve jubilait en assistant au châtiment de l’infidèle et fut déçue lorsque la présidente fit signe d’arrêter.

Marguerite, alors, se tournant vers Peire Vidal, lui demanda la cause de sa comparution.

— J’accuse Loba de Penautier, répondit-il.

La louve sourit et quitta fièrement le banc des accusateurs pour celui des accusés.

— Et que reprochez-vous à cette noble dame ?

Éléonore de Gabestaing s’empressa de répondre au nom de Vidal.

— Peire Vidal, dont le nom est connu de toute personne cultivant le chant et la poésie, commença-t-elle, aime la fière Loba de Penautier depuis de nombreuses années avec une inébranlable fidélité. Il rechercha ses faveurs au temps où, jeune fille, elle demeurait encore au château de son père, mais elle accorda sa main au seigneur de Gabaret.

» Sur ce, Peire Vidal parcourut le vaste monde, errant par toutes les contrées du Seigneur, dans l’espoir d’oublier Loba ; mais il n’y réussit point. Il revint, le cœur brûlant, comme il était parti, et se jeta aux pieds de la dédaigneuse, implorant d’elle la faveur de devenir son esclave. Loba accepta son service et décida de mettre son amour à l’épreuve, lui promettant, en cas de succès, le plus doux prix de l’amour.

» Sur son ordre, Peire Vidal se laissa coudre dans une peau de loup. La cruelle le fit poursuivre par sa meute et, lorsqu’il fut tombé à ses pieds, saignant par d’innombrables blessures, elle l’abandonna sans miséricorde à son sort. Cependant, loin de la maudire, Peire Vidal l’adore comme avant, prêt à donner sa vie pour elle à tout moment. En conséquence, je demande à la cour s’il a loyalement soutenu l’épreuve, si son amour et sa fidélité ne sont point libres de tout blâme et de toute tache, et s’il ne mérite pas le prix que Loba lui a assuré, et qu’elle lui refuse encore ?

— Vous n’avez rien à objecter, noble Loba ? demanda Marguerite.

— Rien, répondit la louve.

La cour délibéra pour la seconde fois, et la belle et équitable Marguerite prononça la sentence :

— Étant reconnu par la cour que Peire Vidal a fait la preuve parfaite de son amour, Loba de Penautier a le devoir de lui donner la récompense promise et que la rare fidélité et le dévouement du chanteur lui ont méritée.

La louve sourit. Souriante, elle avança vers Peire Vidal et lui tendit, devant tous, ses lèvres roses à baiser.

Le même jour, quatre jeunes filles, vêtues de soie blanche et couronnées de roses, conduisirent le troubadour à la chambre de la louve, qui trônait comme une sultane, entourée d’hermine, sur des coussins de soie.

— Prenez, lui dit-elle, ce qui depuis longtemps, vous appartient, dit la jeune femme avec un rayonnant et bienveillant sourire. Je suis vôtre pour toujours.

— Non pas, ma suzeraine, repartit le troubadour, qui se laissa tomber à genoux en un geste d’adoration, tu ne m’aimes pas, tu en aimes un autre ; or, l’amour seul peut exiger de l’amour l’enchantement suprême de la vie.

— Tu te trompes, Peire Vidal, s’écria la louve, l’homme que j’aimais a perdu mon amour au moment même où te voyant sans défense, il s’apprêtait à te tuer sournoisement. Je ne l’aime plus ; c’est toi que j’aime de toute mon âme et avec la passion dont la louve seule est capable. Tu es mien, aucune puissance au monde ne peut t’arracher à moi.

En un mouvement de sauvage tendresse, elle jeta ses bras autour de lui et l’attira sur son sein impérial.

À ce moment, retentit au pied de la colline, le son d’un pieux cantique. Une troupe d’hommes, aux armes étincelantes, l’étendard des croisés flottant au vent, à leur tête, le comte de Foix, la croix rouge brodée sur ses armes, passaient.

Et, tandis que la belle louve souriait à son esclave qui lui baisait les pieds, les croisés, en bas, chantaient :

Aucun héros ne passe pour noble en ces temps,
S’il ne vole au secours de la Croix,
Paré de ses armes et de sa vaillance,
On conquiert honneur et gloire en paradis.