Louis Riel et l’Insurrection canadienne

LOUIS RIEL
ET
L’INSURRECTION CANADIENNE


Le 23 mars 1885, sir John Mac-Donald, premier ministre, annonçait au parlement canadien, réuni à Ottawa, qu’une insurrection venait d’éclater dans le territoire du nord-ouest. Six cents demi-blancs et un certain nombre d’Indiens, sous les ordres de Louis Riel, avaient pris les armes, déclarant qu’ils ne les déposeraient que quand le gouvernement aurait fait droit à leurs justes réclamations. Campés à Prince-Albert, ils menaçaient le fort Carlton ; maîtres des stations télégraphiques, ils avaient coupé les communications entre le Manitoba et la capitale. Sir John Mac-Donald ajoutait qu’il avait donné ordre de concentrer sur Carlton les brigades de police à cheval et d’expédier en hâte de Winnipeg le 90e bataillon de carabiniers et une batterie d’artillerie. En outre, le major-général Middleton se préparait à partir, avec des renforts, pour arrêter les progrès de l’insurrection.

L’émotion fut vive dans le parlement et non moins vive dans tout le Canada. Depuis longtemps, on redoutait un soulèvement des demi-blancs, Canadiens d’origine française, profondément irrités du peu de cas que le gouvernement faisait de leurs incessantes réclamations. En 1869, le Canada avait obtenu la cession, à prit d’argent, par la Compagnie de la baie d’Hudson, des immenses territoires du nord-ouest. Les demi-blancs, qui, antérieurement à cette cession, s’étaient établis sur une partie de ces territoires, l’avaient fait conformément aux coutumes locales et en vertu du droit de préemption. Tacitement, tout au moins, la Compagnie de la baie d’Hudson avait reconnu ce droit par lequel ils détenaient le sol qu’ils avaient défriché et mis en valeur. Dans ces vastes solitudes, où il n’existait pas de routes tracées, les colons s’étaient établis de préférence sur le cours des rivières, notamment du Saskatchewan, qui se déversait dans le lac de Manitoba et leur offrait une voie économique pour le transport de leurs produits. En prenant possession de ces territoires, le gouvernement canadien avait établi le cadastre des terres, réclamé la propriété du sol attenant aux cours d’eaux et contesté les droits des demi-blancs, leur offrant, à titre d’indemnité, des terrains en friche dans des conditions moins favorables. Les demi-blancs s’y refusaient énergiquement ; ils réclamaient une reconnaissance définitive et légale de leurs titres de propriété, ou, tout au moins, une indemnité suffisante en cas d’expropriation. Une première prise d’armes avait abouti, en 1869, à la reconnaissance partielle de leurs droits et à la promesse de mesures équitables ; mais depuis ils n’avaient pu, malgré leurs incessantes sollicitations, obtenir que des décisions partielles, réglant des cas isolés, mais laissant planer sur l’ensemble de leurs réclamations une incertitude menaçante pour l’avenir. Leur patience était à bout ; les nouvelles d’Europe annonçaient comme imminente une guerre entre l’Angleterre et la Russie au sujet de l’Afghanistan. Profitant des embarras de la métropole pour lui arracher par la force ce qu’elle refusait à leurs demandes, ils se soulevaient à l’appel de Louis Riel, qui, déjà en 1869, s’était mis à leur tête. Pour comprendre l’importance de ce mouvement, il faut d’abord se rendre compte du cadre dans lequel il se produisait et de l’homme qui le dirigeait.

Le Dominion du Canada s’étend de l’Atlantique au Pacifique : ces « quelques arpens de neige » dont parlait Voltaire ont une superficie de 9,099,140 kilomètres carrés, plus des deux tiers de l’Europe. Le territoire du nord-ouest, plus considérable de beaucoup que toutes les autres provinces du Canada, puisqu’il contient à lui seul 7,500,000 kilomètres carrés, a été acquis par le gouvernement canadien de la Compagnie de la baie d’Hudson. C’est au cœur même de cet immense territoire, à 800 lieues de l’Atlantique et à plus de 400 lieues du Pacifique, que se trouvait le foyer de l’insurrection. D’immenses prairies, coupées de bouquets d’arbres, y déroulent, sur 1,300 kilomètres de longueur, de Winnipeg aux Montagnes-Rocheuses, l’horizon infini et monotone de leurs hautes herbes ondoyant, au souffle de la brise, comme les vagues d’une mer de verdure. Terre riche au-delà de toute description, donnant au cultivateur d’abondantes moissons d’un beau blé doré, véritable grenier d’abondance croulant l’été sous le poids des gerbes. Trois grands cours d’eau la sillonnent : l’Assiniboine, du nord-ouest au sud-est ; le Saskatchewan et le Qu’Appelle, de l’ouest à l’est ; puis, çà et là, des lacs qui partout ailleurs seraient considérables, mais semblent lilliputiens à côté de ces mers intérieures qui ont nom l’Érié, l’Ontario, le Huron, le lac Supérieur, immenses nappes d’eau de 100 à 150 lieues de longueur, qui alimentent le majestueux Saint-Laurent, roulant, sur son parcours de 1,200 kilomètres, ses eaux bleues dans un lit qui, à 100 lieues de son embouchure, mesure 12 kilomètres de large et 150 à la Pointe des monts !

À peine exploré, il y a cinquante ans, par les chasseurs et les trappeurs de la baie d’Hudson, qui parcouraient seuls ces vastes solitudes, le Manitoba est aujourd’hui occupé par une population de métis. Les tribus indiennes, refoulées par la civilisation, y vivent en bonne harmonie avec ces colons auxquels les unissent les liens du sang. Entre les Indiens et eux il y a échange de produits et de bons procédés. Français d’origine, les demi-blancs ont conservé ces traditions d’humanité qui, lors de notre occupation du Canada, nous avaient concilié la sympathie des Indiens, demeurés fidèles à notre cause à travers toutes les vicissitudes de nos luttes avec l’Angleterre.

Situé sur les bords du Saskatchewan, à l’ouest du lac Winnipeg, Carlton est le centre de la région occupée par les métis et dans le voisinage du territoire des Indiens Crees. C’est de là que Louis Riel avait donné le signal de l’insurrection. Il savait pouvoir compter sur le concours de Big-Bear, le chef des Indiens Crees, ambitieux et courageux, mécontent du gouvernement canadien, dont il croyait avoir à se plaindre, et tout prêt à faire cause commune avec les demi-blancs contre lui. Puis il subissait l’ascendant de Louis Riel, que ses guerriers et lui considéraient comme une sorte de prophète, et qui avait, aux yeux des demi-blancs comme à ceux des Indiens, presque aussi superstitieux les uns que les autres, un incontestable prestige.

Louis Riel était né, en 1844, à Fort-Garry, aujourd’hui la ville de Winnipeg, dans le territoire du Manitoba. Bien que de sang mêlé, il tenait beaucoup plus de la race blanche que de la race indienne. Très intelligent, il retenait et apprenait facilement ; ses heureuses dispositions naturelles, sa docilité, son penchant pour les choses religieuses, attirèrent de bonne heure sur lui l’attention de l’archevêque catholique, Mgr  Taché, qui l’envoya au séminaire de Montréal pour y faire son éducation. Il augurait favorablement de Louis Riel et espérait le voir entrer dans les ordres. Il n’en fut rien ; à l’expiration de ses études, Louis Riel revint se fixer à Fort-Garry. Là, sa supériorité intellectuelle, et surtout son patriotisme ardent, lui conquirent un grand ascendant auprès de ses compatriotes. En peu de temps il devint l’un des hommes les plus populaires du territoire, et, lorsqu’en 1869 éclata la première insurrection des métis, Riel fut appelé par eux à en prendre le commandement.

Le Canada venait d’acquérir les territoires du nord-ouest. Les demi-blancs voyaient cette cession avec inquiétude. D’une part, ils redoutaient l’application du système fiscal canadien ; de l’autre, ils se sentaient menacés, en tant que détenteurs du sol, n’ayant pour la plupart aucun titre écrit et ne possédant qu’en vertu du droit de préemption, qui avait pour eux force de loi. Riel prit, sans hésiter, le commandement qu’on lui offrait, et, avant que le gouvernement canadien eût pu s’y opposer, il s’emparait du fort de la Compagnie, décrétait l’organisation d’un gouvernement local dont il se proclamait chef et mettait en demeure les autorités d’accorder aux demi-blancs d’être représentés au parlement, ainsi que de leur garantir les droits de propriété et autres dont ils jouissaient. En même temps, bien renseigné par les Indiens et connaissant parfaitement le pays, il faisait main basse sur les dépôts d’armes et de munitions dont ils lui signalaient l’existence, armait et équipait ses partisans, dont le nombre grossissait chaque jour. Les milices volontaires anglaises tentèrent vainement de s’opposer à ses progrès ; Louis Riel les battit, et, résolu à inspirer la terreur, fit fusiller leur chef, Thomas Scott. Le général Wolseley, célèbre depuis, était alors lieutenant-colonel au service du Canada. Ce fut lui que le gouvernement chargea de réprimer l’insurrection. À la tête de 1,000 hommes de troupes régulières et des milices nationales, Wolseley réussit à atteindre le Fort-Garry. Hors d’état de résister, Riel dut licencier ses partisans et chercher un refuge aux États-Unis. Peu après, le gouvernement canadien le condamnait à cinq ans d’exil.

L’insuccès de Riel ne compromit en rien sa popularité : il avait fait preuve d’audace et d’énergie ; l’exil augmentait son prestige, et, tout vaincu qu’il fût et forcé de fuir, il obtenait cependant gain de cause dans une certaine mesure, puisque le gouvernement canadien admettait en principe les réclamations des demi-blancs et leurs droits à des compensations équitables. À l’expiration de sa sentence de bannissement, Riel rentrait dans le Manitoba, salué des applaudissemens de ses compatriotes, prêts à se ranger de nouveau sous les ordres de celui qu’ils considéraient comme leur chef naturel, le représentant de leur race et le défenseur de leurs droits.

Il l’était et le fit bien voir en sachant résister à l’impulsion de ses partisans. Les fenians, ou Irlandais, nombreux et puissans aux États-Unis, animés contre l’Angleterre d’une haine implacable, non contens d’entretenir par leurs subsides l’agitation en Irlande, cherchaient, par tous les moyens possibles, à faire naître un conflit entre les États-Unis et l’Angleterre. Aud États-Unis même ils se sentaient appuyés, ouvertement, par un parti considérable, tacitement, par de hautes influences. Les États-Unis ne voyaient pas sans regrets le nord de l’Amérique aux mains des Anglais ni sans une certaine satisfaction les dissentimens entre la race française d’origine et le gouvernement colonial. On caressait espoir de complications graves de nature à amener un jour ou l’autre l’annexion de cet immense territoire ; on suivait avec attention le mécontentement chaque jour croissant d’une partie de la population, l’affaiblissement des liens qui l’unissaient à la métropole ; et, sans prêter aux fenians un concours compromettant on leur laissait toute liberté d’action. Ils en usaient. Estimant le moment favorable, croyant pouvoir compter sur le concours des demi-blancs, ils organisaient sur les frontières du Canada une expédition de flibustiers destinée à envahir le Manitoba. Vaincus, ils savaient pouvoir se replier sur le territoire des États-Unis, et, grâce à la complicité morale des autorités, y trouver un refuge ; vainqueurs, ils ne doutaient pas d’être soutenus. Leur chef, O’Donohue homme d’action et l’un des plus ardens agitateurs irlandais, entretenait des intelligences avec les mécontens du Manitoba. Il fit sonder Riel pour s’assurer de son concours. Riel le refusa. Le but qu’il poursuivait n’était pas l’annexion aux États-Unis, mais la prépondérance de l’élément français, devant amener, dans un temps peu éloigné, l’indépendance du Canada. Pour lui, l’annexion aux États-Unis n’eût été que l’absorption de l’élément français catholique noyé dans une invasion de colons américains protestans.

La plupart de ses compatriotes ne voyaient ni aussi loin ni aussi juste. Aigris et irrités, ils se montraient disposés à bien accueillir ceux qui leur offraient de faire cause commune contre un ennemi commun. Riel résista à ce courant d’opinion ; il fit plus, il ramena les demi-blancs à ses vues ; il les décida à repousser, même par la force, l’agression des fenians et informa le gouvernement canadien qu’il était prêt, lui et les siens, à coopérer aux mesures de défense que le gouvernement jugerait à propos de prendre en cas d’invasion. Cette attitude énergique ne fit qu’accroître sa popularité, et, aux élections pour le parlement, Louis Riel fut élu par le Manitoba. Cette élection suscita d’ardentes protestations dans le parti anglais, parmi les loyalists, comme ils s’intitulaient. Riel, le chef des insurgés du Manitoba, l’assassin de Thomas Scott, à peine de retour de l’exil, osait de nouveau parler et agir en maître ; il briguait le mandat de membre du parlement canadien et réunissait la grande majorité des suffrages ! On proférait contre lui les menaces les plus violentes, on lui promettait, s’il poussait l’audace jusqu’à venir à Ottawa, le sort de Thomas Scott, exécuté par ses ordres. Riel ne s’en rendit pas moins à Ottawa pour prêter serment et siéger ; mais telle était la terreur qu’inspiraient ses ennemis, que le greffier du parlement fut obligé de l’introduire seul, à la tombée de la nuit, dans la salle déserte, pour y recevoir son serment. Le lendemain, les abords du parlement étaient assiégés par une foule irritée, décidée à l’écharper s’il se présentait. Devant ces menaces, il s’abstint. Le président déclara son siège vacant, et Riel quitta Ottawa pour n’y plus revenir.

Désespérant, pour le moment, de pouvoir être utile à sa cause, il se retira de nouveau aux États-Unis. Les menaces dont il était l’objet, les accusations violentes dirigées contre lui accentuèrent, si elles ne déterminèrent pas chez lui, une crise intellectuelle et religieuse. Enclin par nature au mysticisme, né sous le ciel mélancolique et brumeux du nord-ouest, d’une mère de race blanche et d’un père métis de blanc et d’Indien, imbu de bonne heure des traditions catholiques, sa vie depuis l’âge de vingt ans s’était écoulée au milieu de ces vastes solitudes et de ces horizons sans limites. Deux idées dominantes hantaient son imagination : les profonds mystères de sa foi et les souffrances imméritées de ses compatriotes et des Indiens, qui ne demandaient qu’à vivre libres sur le sol que Dieu leur avait donné et que leur travail avait défriché. Riel ne comprenait rien aux exigences de la civilisation qui les serrait de près ; il se révoltait contre ses injustices et ses envahissemens. Sobre par nature, il s’indignait contre les marchands d’eau-de-vie qui favorisaient l’ivrognerie des Indiens et en profitaient pour acquérir à vil prix leurs terres et leurs biens. Il en était venu peu à peu à se croire investi d’une mission, humaine au début, plus tard divine, à prendre pour des inspirations d’en haut les suggestions de son esprit frappé et de sa conscience révoltée, à s’estimer en droit d’opposer à la force légale la force matérielle. Dieu devait être avec lui, puisqu’il luttait pour lui. Réfugié dans la Montana, sur les frontières du Canada, il y reçut, dit-il, sa première révélation : — « Il faut que tu marches en avant, » lui dit l’esprit. Je ne savais rien alors, ajouta-t-il, de l’agitation qui régnait dans le Manitoba ; je priais nuit et jour, suppliant Dieu de venir en aide à mes efforts pour protéger les Indiens et les demi-blancs contre l’eau-de-vie. Tout à coup, le 4 juin 1884, je reçus une délégation de mes frères du nord-ouest, m’invitant à venir me mettre à leur tête. Je leur demandai un délai de vingt-quatre heures pour prier et me confesser. Le lendemain matin, je me confessai et communiai avec Gabriel Dumont et Michael Dumas, puis j’ouvris ma Bible et tombai sur ce passage : « Ne te détourne pas de celui qui te demande. » On m’appelait ; mon devoir était de partir. »

Tel était l’homme qui, en mars 1885, à la tête d’une poignée de demi-blancs et d’Indiens, entrait résolument en lutte avec le Canada et l’Angleterre. Il débuta par organiser dans tout le territoire une agitation pacifique et un vaste pétitionnement. Son premier acte officiel fut la publication du Bill of rights, résumé des réclamations présentées par lui au nom de ses compatriotes. Il demandait : 1° la sous-division en provinces des territoires du nord-ouest ; 2° l’extension à tous les demi-blancs habitant lesdits territoires des concessions faites aux demi-blancs du Manitoba ; 3° la remise de titres réguliers aux colons en possession du sol ; 4° la mise en vente de 500,000 acres de terres non occupées et appartenant à l’état, le produit de ladite vente devant être affecté à la construction d’écoles et d’hôpitaux et à la remise, aux demi-blancs sans ressources, des semences et outils agricoles nécessaires à leurs exploitations ; 5° la mise à part d’une partie des terres coloniales pour être ultérieurement distribuées aux enfans des demi-blancs ; 6° une annuité de 5,000 francs par village pour l’entretien, dans chacun d’eux, de sœurs catholiques vouées à l’éducation des enfans et aux soins des malades ; 7° l’amélioration de la situation des Indiens et le contrôle rigoureux des agens chargés de leur distribuer les subsides du gouvernement.

Sur le refus tacite du gouvernement de discuter ces demandes et d’y faire droit, Louis Riel appela la population aux armes et invita les tribus indiennes à se joindre à lui. Leur concours lui était indispensable, étant données les conditions de la lutte qu’il engageait et la frayeur que la seule menace d’un soulèvement des Indiens causait dans tout le Canada. Derniers représentans de la race autochtone, les tribus indiennes qui errent encore dans ces immenses prairies du nord-ouest ne sont plus que les descendans dégénérés des peuplades guerrières dont Fenimore Cooper a décrit la grandeur et la décadence. Parqués comme des parias dans des réserves dont les colons leur disputent la possession, exploités par les agens chargés de leur distribuer, sous forme de vivres, de couvertures et d’effets, les subsides du gouvernement, ils végètent misérablement, décimés par l’ivrognerie et les privations. Quand la famine les étreint, quand ils ont échangé contre un verre d’eau-de-vie la couverture destinée à les abriter contre les rigueurs de l’hiver, quand le gibier se fait rare et le froid intense, ils pillent où ils peuvent et ce qu’ils peuvent, abattus à coups de fusil par les blancs, pour lesquels ils sont un danger constant. Dans le nord-ouest, plus à distance de la civilisation, leur existence serait moins dure, n’était l’eau-de-vie. Ils trouvent encore à chasser, à vendre des pelleteries aux trafiquans de fourrures, puis, si maigres que soient les secours que le gouvernement leur accorde, c’est quelque chose à ajouter au produit de leur chasse, de leur pêche, et à la rémunération du concours qu’ils prêtent aux demi-blancs pour la culture du sol.

Les plus redoutés et les plus redoutables sont les Indiens Sioux, chassés des États-Unis par l’invasion des émigrans. Contraints de remonter vers le nord, ils ont, pendant la guerre de sécession, franchi sur plusieurs points la frontière du Canada et se sont réfugiés dans les prairies et les forêts du nord-ouest. Le gouvernement canadien n’est tenu à rien vis-à-vis d’eux ; ils n’ont aucun droit au sol, aucun droit à ses secours ; ils vivent à l’état nomade, de chasse et de déprédations. Les Indiens Crees sont au nombre d’environ 15,000, les Black feet ou pieds noirs, environ 10,000. On ignore le nombre des Sioux. Si dégénérées que soient quelques-unes de ces tribus indiennes, elles ne laissent pas d’être redoutables par le nombre et la bravoure de leurs guerriers, par leur merveilleuse résistance à la fatigue, par leur connaissance des localités, leurs ruses et leur tactique militaire, qui consiste à tenir leur ennemi toujours en alerte, à le surprendre à l’improviste, à se débander pour se reformer plus loin, à dresser des embuscades et à éviter toute rencontre en rase campagne.

Auprès d’elles et de leurs chefs, Louis Riel avait un grand prestige. Les Indiens le tenaient pour un prophète. Leur sang coulait dans ses veines, il parlait leur langue, comprenait leurs besoins, compatissait à leurs misères ; leur imagination superstitieuse entendait son langage mystique. Ils le savaient brave et le suivaient sans hésitation. N’était-ce pas lui que leurs traditions désignaient comme le libérateur appelé à leur rendre leur grandeur et leur liberté perdues ? Big Bear, le chef de la tribu des Indiens Crees répondit à l’appel de Riel en mettant à sa disposition une partie de ses meilleurs combattans et en entrant lui-même en campagne avec les autres. Poundmaker, chef des Indiens Stonies, suivit son exemple et mit aux ordres de Riel ses plus habiles scouts. Ces scouts ou éclaireurs jouent dans les guerres indiennes un rôle important. Ils se recrutent parmi les jeunes braves de la tribu ; ils surveillent et épient l’ennemi. Doués d’une rare agilité, rompus à toutes les ruses, ils suivent la marche des colonnes, se rendent compte de leur force, se glissent jusque dans le camp, et, grâce à leur prodigieuse mémoire des localités, dirigent ensuite l’attaque sur les points faibles ou mal gardés. Rien n’échappe à leur œil vigilant et plus d’une fois une poignée de scouts a réussi à paralyser les mouvemens de toute une colonne en lui enlevant ses chevaux pendant la nuit, en incendiant les hautes herbes et en capturant ses convois.

Riel ne se dissimulait pas la responsabilité qu’il encourait en provoquant le concours d’alliés aussi compromettans. Il connaissait les Indiens, il savait qu’une fois déchaînés, il était bien difficile de maîtriser leurs passions brutales et violentes, que leurs guerres étaient des guerres d’extermination, qu’ils n’épargnaient ni les femmes, ni les enfans, ni les vieillards, mais il savait aussi que les Indiens se lèveraient, qu’il le voulût ou non, le jour où l’insurrection éclaterait, et il comptait sur son influence pour les empêcher de se porter à de trop cruelles extrémités.

Campé sur les bords du Saskatchewan avec ses demi-blancs, Riel occupait le gué de Batoché, barrant ainsi la route aux troupes que le gouvernement colonial dirigeait contre lui, et, s’appuyant sur le village peuplé de demi-blancs, centre de plusieurs missions tant catholique qu’anglicane et presbytérienne. Cette localité, qui servait d’entrepôt à la plupart des exploitations agricoles environnantes, était abondamment pourvue de grains, de bétail, d’approvisionnemens de toute sorte. Riel avait fait fortifier le gué de Batoché et pouvait y tenir contre des forces supérieures. Les scouts indiens, explorant les deux côtés de la rivière, parcouraient la prairie sur leurs ponies, maigres comme leurs maîtres, comme eux durs à la fatigue, infatigables à la course.

Pendant ce temps, Big Bear, bien renseigné par les siens, se dirigeait à marches forcées sur Frog-Lake, situé à 120 milles de Battleford et à 30 milles de Fort-Pitt. À Frog-Lake se trouvait un ancien fort construit par la Compagnie de la baie d’Hudson. Autour se groupait une population d’environ 200 habitans. Surpris avant d’avoir pu se mettre en état de défense, le fort fut emporté d’assaut, ses défenseurs égorgés. Ceux qui échappèrent au massacre s’enfuirent au hasard ; deux femmes blanches, Mmes  Delaney et Gowanlok, furent épargnées et gardées comme otages. Les Indiens avaient goûté du sang ; encouragés par ce premier succès, ils se dirigèrent sur Fort-Pitt. Un détachement de police à cheval y tenait garnison. Soldats éprouvés, endurcis à toutes les fatigues, rompus aux luttes avec les Indiens, ils connaissaient leur répugnance à s’attaquer à des ouvrages fortifiés et défendus. Des fugitifs échappés au massacre de Frog-Lake, des colons effrayés de la marche des Indiens et venant chercher un refuge à Fort-Pitt grossirent rapidement le chiffre de la petite garnison et le portèrent à une centaine d’hommes.

Les Indiens suivaient de près ; au nombre d’un millier environ, ils cernèrent le fort. Ses défenseurs, bien armés, abrités derrière les meurtrières, les tenaient à distance. Les Indiens tentèrent d’enlever le fort d’assaut. À un signal de leur chef, ils se ruèrent sur les palissades, mais ils ne purent tenir sous la pluie de balles qui les accueillit et ils battirent en retraite. Les assiégés respiraient, mais les vivres et les munitions se faisaient rares. Le fort n’était approvisionné que pour une trentaine d’hommes et il servait d’abri aux colons, à leurs femmes et à leurs enfans, auxquels il fallait distribuer des rations. Les vivres s’épuisaient, et, si ménager que l’on fut de la poudre et des balles, on ne pouvait tenir longtemps.

On espérait que, découragés par l’insuccès de leur tentative, les Indiens avaient levé le siège pour aller piller les fermes abandonnées ; mais, en l’absence d’éclaireurs, on en était réduit aux hypothèses. L’inspecteur de police, F.-J. Dickens, commandait la petite garnison. Son expérience de la tactique des Indiens lui faisait redouter une surprise, bien qu’on n’en vît plus trace aux abords du fort. Il soupçonnait que Big Bear, renseigné par ses espions, était au courant des ressources dont il disposait, savait que le fort, approvisionné pour un nombre d’hommes restreint, ne pourrait longtemps subvenir aux besoins de ceux qu’il abritait et que l’assaut livré par lui avait eu surtout pour but d’épuiser rapidement les munitions des assiégés.

Adossé à la rivière par laquelle on y faisait tenir, à intervalles réguliers, les approvisionnemens nécessaires, le fort n’était exposé aux attaques des Indiens que du côté de la prairie ; aussi la partie qui y faisait face était-elle solidement défendue par des palissades, des fossés et d’épais revêtemens de terre. Par derrière, sur la rivière, on avait creusé une crique où l’on abritait une chaloupe destinée au service du fort. La retraite par eau était donc possible, mais la chaloupe ne pouvait contenir qu’un petit nombre d’hommes. Assisté de ses deux sergens, J.-W. Ralph et J.-H. Martin, Dickens procéda au recensement des vivres et des munitions. On en avait pour quelques jours à peine et un ou deux assauts épuiseraient ce qui lui restait de cartouches. Il résolut donc d’évacuer le fort et employa les non-combattans à la construction d’un large radeau. Ses soldats prendraient place dans la chaloupe, éclairant et remorquant le radeau et le maintenant autant que possible à l’abri des balles des Indiens au cas où ces derniers surveilleraient le cours de la rivière. Ces mesures prises, il attendit la nuit.

La journée s’écoula sans incidens. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, la prairie était déserte et un calme profond avait succédé à la lutte du matin. On se reprenait à espérer. La nuit vint. L’embarquement se fit en silence ; on partait, quand le cri de guerre des Indiens éclata aux abords du fort. Profitant de l’obscurité, rampant à travers les hautes herbes, ils escaladaient les revêtemens, brisant à coups de hache les palissades, entassant leurs débris contre les portes massives, incendiant ces amas de charpentes, dont la lueur leur permit de distinguer sur la rivière les fugitifs, qui s’éloignaient lentement. Abandonnant le fort en flammes, ils se ruèrent sur les berges, dirigeant leur feu sur la masse noire qui glissait au fil de l’eau. Les soldats ripostèrent, on se fusillait dans l’obscurité, mais tout l’avantage était du côté des Indiens, dispersés, s’abritant dans les herbes et derrière les arbres, suivant, au long de la rivière, la lourde marche du radeau, péniblement remorqué par la chaloupe. La supériorité du tir des blancs ne leur était d’aucun secours, obligés de riposter au hasard à des ennemis invisibles. La plupart succombèrent, et le petit nombre des fugitifs qui tombèrent aux mains des Indiens dut envier le sort de ceux qui étaient morts les armes à la main.

Pendant ce temps, le général Middleton marchait à la rencontre de Riel. La chute de Fort-Pitt l’obligeait à modifier son plan de campagne. Battleford était menacé par les Indiens, et il y avait urgence à ne pas laisser tomber entre leurs mains ce point important, qu’on n’eût pu reprendre qu’au prix des plus grands efforts. On était aux débuts du printemps, printemps froid et pluvieux. La débâcle des glaces commençait, le dégel rendait les routes impraticables ; les convois de vivres s’embourbaient ; il fallait tout amener avec soi, fourrages pour les animaux, approvisionnemens pour les hommes, artillerie de campagne. Le général Middleton divisa ses troupes en deux colonnes. L’une, composée de 500 hommes et de deux batteries d’artillerie, sous son commandement, remontait vers le nord en suivant le cours de la rivière. Le vapeur Northcote devait appuyer sa marche et assurer le service des approvisionnemens. L’autre colonne, sous les ordres de lord Malgund, comprenait environ 400 hommes, quarante scouts, deux batteries d’artillerie, et devait suivre parallèlement l’autre rive du Saskatchewan, de manière à prendre Riel en flanc pendant que Middleton l’engagerait de front. Enfin le colonel Otter devait se porter rapidement sur Battleford pour y renforcer le colonel Morris, hors d’état, avec les faibles ressources dont il disposait, de tenir longtemps contre une attaque des Indiens.

Riel attendait l’ennemi de pied ferme. Gabriel Dumont, son ami et son bras droit, commandait, sous sa direction, les demi-blancs ralliés autour d’eux et décidés à combattre jusqu’à la dernière extrémité. D’origine française, ancien trappeur de la Compagnie de la baie d’Hudson, Gabriel Dumont était connu dans tout le territoire du Nord-Ouest, où son habileté de chasseur, sa bravoure et son sang-froid lui avaient concilié l’estime des demi-blancs et le respect des Indiens. Nul ne connaissait mieux que lui ces interminables solitudes, où il s’aventurait à la poursuite des ours, des renards noirs et argentés, des martres et des loutres dont il vendait les fourrures, trafiquant avec les Indiens, vivant comme eux, joignant à leur merveilleux instinct de la vie nomade la supériorité intellectuelle de la race blanche. Nature flegmatique et calme, il admirait en Riel les facultés Imaginatives et l’esprit mystique qui lui faisaient défaut ; il possédait, en revanche, un grand sens pratique ; il avait acquis, dans le cours de son existence aventureuse, une remarquable habileté stratégique ; il excellait à choisir un campement, à tirer parti des avantages qu’il offrait pour s’y fortifier et s’y défendre. Riel, qui l’appréciait à sa valeur, lui avait confié le commandement en sous-ordre et tenait ses conseils en grande considération.

Dumont fut d’avis de se porter en avant pour arrêter la marche du général Middleton. Au sud de Batoché se trouvait Fish Creek et le village de Saint-Antoine-de-Padoue, frontière du territoire des demi-blancs. Le terrain, plus accidenté, se relevait en collines boisées formant un étroit défilé. Gabriel Dumont y établit le camp sur la hauteur et fit immédiatement creuser des rifle pits, sorte de trous suffisans pour abriter un ou deux hommes et leur permettre de recharger leur carabine à couvert. Établis sur le penchant de la colline, ces rifle pits, reliés les uns aux autres par d’étroites tranchées, rendaient difficile la marche d’une colonne d’assaut ; ils permettaient à leurs défenseurs d’ajuster avec précision et de n’offrir au tir de l’ennemi qu’un objectif fugitif et restreint. Avec de l’artillerie, on pouvait avoir raison de cet obstacle, mais l’endroit, habilement choisi par Dumont au coude du défilé, ne permettait le tir de l’artillerie qu’à portée de carabine, et il devait être difficile de l’amener et de la maintenir en ligne sous un feu d’une justesse aussi parfaite que celui des demi-blancs, habitués dès l’enfance au maniement de leurs armes, ménagers de leur poudre et manquant rarement leur but.

Le général Middleton avançait avec prudence ; il avait réussi à se procurer parmi les Indiens Black feet, restés fidèles au gouvernement colonial et ennemis des Crees, un certain nombre de scouts, qui éclairaient sa marche. Le 23 avril, ils l’avisèrent que sa colonne était surveillée par les Crees ; ils en concluaient que l’ennemi ne pouvait être très éloigné. Le 24, en effet, ils lui signalaient sa présence à quelques milles de distance, à l’entrée du défilé. Le général Middleton donna ordre au major Boulton de se porter en avant avec les éclaireurs et au gros de la colonne de se préparer à l’attaque. Riel et Dumont les laissèrent s’engager à bonne portée de balles et ouvrirent le feu, feu meurtrier, qui jeta bas une partie de l’avant-garde. Les troupes ripostèrent, mais leurs balles se perdaient dans le vide et passaient en sifflant au-dessus des rifle pits. Un temps d’arrêt se produisit, les soldats hésitaient à se lancer à l’assaut de ces pentes boisées, coupées de trous et de tranchées, qui leur cachaient l’ennemi. Le général fit avancer le 90e bataillon, commandé par le capitaine Clarke.

Le bataillon s’engagea dans le défilé sous un feu terrible. Pour s’y soustraire, les hommes s’avançaient en rampant. En ce moment, le général Middleton, qui les encourageait du geste et de la voix, eut sa tunique traversée d’une balle : « Debout ! tenez-vous debout ! cria-t-il à ses soldats ; si je m’étais baissé, la balle me frappait à la tête. » Encouragés par son exemple, les soldats, se déployant en tirailleurs, abordèrent l’obstacle. Le capitaine Clarke marchait en avant. Le feu des demi-blancs redoubla. Frappé d’une balle, le capitaine Clarke tomba ; le désordre se mettait dans les rangs des assaillans quand le général fit avancer deux batteries d’artillerie sous les ordres du capitaine Peters et commanda un mouvement général pour forcer le passage et franchir le défilé. Riel et Dumont suivaient d’un œil attentif les manœuvres de leur adversaire. Devinant son intention, ils ramenèrent en arrière le gros de leurs troupes, laissant ordre aux tirailleurs de ralentir leur feu pendant quelques instans, mais de tenir bon dans leurs rifle pits et de viser surtout aux chevaux. Les chevaux, blessés, affolés dans cet espace restreint, jetaient le trouble parmi les troupes et paralysaient le mouvement des batteries. La colonne avançait péniblement, prise en flanc par le feu des tirailleurs, se heurtant de front aux défenses improvisées que Dumont avait fait élever en hâte pour barrer la route. Les troupes faiblissaient ; un désastre était imminent.

La journée s’avançait. Middleton envoya prévenir lord Malgund, qui remontait le cours de la rivière sur l’autre rive, de lui amener des renforts. Lord Malgund, entendant le bruit de la fusillade, avait compris que son chef était aux mains avec l’ennemi ; les détonations de l’artillerie lui donnèrent à penser que l’engagement était sérieux. Suspendant sa marche, il avait fait préparer les chalands pour traverser la rivière en cas de besoin. Avisé du danger que courait la colonne de gauche, il embarqua en hâte une compagnie du 10e régiment, en prit le commandement, donna ordre à deux autres compagnies et à la batterie de campagne de venir les rejoindre, et, après une marche de 1 kilomètre pour prendre l’ennemi en flanc, il vint prêter main-forte à l’avant-garde. Ce renfort permit au général Middleton de reprendre l’offensive. Maître des deux côtés du défilé, il entendait écraser l’ennemi entre deux feux. Le combat durait depuis le matin, mais, cette fois, les troupes ressaisissaient l’avantage. Cernés dans le défilé, Riel et les siens semblaient perdus. Ils n’en continuaient pas moins la lutte sans faiblir. Leur tir, aussi sûr, portait aussi juste. L’artillerie de leurs adversaires tirait à mitraille, mais ils tenaient toujours dans leurs rifle pits. Leurs rangs étaient éclaircis, mais ceux qui restaient chargeaient et déchargeaient leurs carabines avec la même précision, sans se lasser, sans se presser, jetant bas tout ennemi qui se montrait à découvert.

À cinq heures du soir, le général Middleton, convaincu de l’inutilité de ses efforts et redoutant, à la tombée de la nuit, un mouvement offensif des Indiens, habiles à jeter la panique parmi des troupes épuisées, donna l’ordre de suspendre l’attaque et de se replier en arrière. Les deux aides-de-camp, le capitaine Wise et le lieutenant Doucet, étaient blessés. Lord Malgund avait eu son cheval tué sous lui. La nuit venait, accompagnée d’une pluie battante et d’un froid pénétrant. Le Saskatchewan charriait des blocs de glace qui rendaient périlleuse la traversée des chalands ; on manquait de tout pour les blessés. Les troupes, harassées par une longue lutte, découragées par leur insuccès, se sentant entourées d’ennemis invisibles, appréhendaient une surprise des Indiens et campaient en armes, attendant le jour. Le général Middleton, anxieux, craignait pour ses approvisionnemens, qui se trouvaient de l’autre côté de la rivière, dégarni de troupes par l’appel des renforts, et que gardaient seuls une compagnie du 10e régiment et 50 éclaireurs[1].

Le lendemain, 25, le général dut laisser reposer ses hommes ; le 26 seulement, une forte reconnaissance poussée en avant constata que les rebelles avaient évacué le terrain sur lequel avait eu lieu la bataille. Ils s’étaient repliés sur Batoché, à 10 milles de là, sur le bras sud du Saskatchewan.

La nouvelle de l’échec des troupes coloniales à Fish-Creek avait causé dans tout le Canada une sensation d’autant plus profonde que la milice engagée était composée en grande partie de volontaires, et qu’un grand nombre de familles comptaient des représentans dans ses rangs. À Québec, à Montréal, à Ottawa, on ignorait les détails, les noms des tués et des blessés ; l’anxiété et la rumeur publique grossissaient l’étendue du désastre ; les adversaires politiques de sir John Mac-Donald et du ministère l’attaquaient sans relâche dans le parlement. Au dehors l’opinion publique lui était hostile. On lui reprochait de n’avoir pas su, par des concessions opportunes, conjurer un conflit redoutable, d’avoir ajourné constamment l’examen des réclamations des demi-blancs. Beaucoup estimaient que les demandes de Riel étaient fondées, que l’achat par le Canada des territoires du nord-ouest impliquait le respect des droits acquis antérieurement à cet achat et que le gouvernement colonial ne pouvait, à son gré, imposer aux détenteurs des terres un cadastre nouveau.

Dans les séances de la chambre, M. Blake mettait en demeure sir John Mac-Donald de s’expliquer sur les causes du conflit. Le premier s’y refusait, alléguant que, dans la situation actuelle, l’intérêt du pays exigeait l’ajournement de cette discussion. Dans le sénat, sir Alexandre Campbell, ministre de la guerre, défendait de son mieux les agens de l’administration indienne, auxquels on reprochait d’avoir, par leurs exactions éhontées, poussé les Indiens à la révolte en les affamant. Les adversaires du ministère établissaient, preuves en mains, que la misère des Indiens n’était que trop réelle. Dépouillés de leurs territoires de chasse cadastrés et mis en vente, ils s’étaient vus chaque année refoulés vers les montagnes Rocheuses. Les buffles, leur principale ressource, avaient disparu. En 1883, le trafic des peaux de buffles, à Saint-Paul, avait porté sur un chiffre de 150,000 ; en 1884, on en avait vendu 300. Parqués dans leurs réserves, les Indiens n’avaient plus pour vivre que les subsides du gouvernement, et ces subsides passaient par les mains d’agens prévaricateurs qui faisaient fortune à leurs dépens. On affirmait que, sur les 25 dollars par tête alloués aux Indiens, ceux-ci en recevaient à peine 5. Avec Riel, on accusait les agens de favoriser l’introduction de l’eau-de-vie et on rappelait le dicton cruel et brutal : « Le meilleur Indien, c’est l’Indien mort » (The best indian is a dead one). On produisait enfin des lettres de colons du nord-ouest déclarant que les Indiens en étaient réduits à se nourrir de porc pourri que leur donnaient les agens, ou à mourir de faim.

Pendant que Riel tenait en échec le général Middleton, Poundmaker, à la tête de ses Indiens, se préparait à attaquer Battleford, sur le bras nord du Saskatchewan, à 50 lieues environ de Batoché. La réserve assignée par le gouvernement canadien à Poundmaker et à sa tribu se trouvait dans le voisinage de Battleford. L’agitation inusitée des Indiens avait éveillé l’attention du commandant du fort chargé de surveiller la réserve. Un blanc, M. Arthur, retenu prisonnier par Poundmaker, réussit à s’échapper, à gagner le fort et à donner avis d’une attaque imminente. Le commandant détacha le chef de ses scouts, Ross, avec ordre de pénétrer, si possible, dans le campement des Indiens et de s’assurer de leurs projets ; en même temps, il envoyait avis à Battleford du danger qui menaçait la ville. À la faveur de la nuit, Ross réussit à se glisser dans le camp des Indiens et même à assister sans être vu à une conférence des chefs. Familiarisé avec la langue des Crees, il n’eut pas de doutes sur leurs projets. Pour lui l’occasion était trop tentante pour la laisser échapper. Rampant entre les herbes, s’abritant derrière les arbres, il rejoignit ses hommes, et au moment où les Indiens se séparaient, une décharge de carabines en abattait un certain nombre. Ne comprenant rien à ce dont il s’agissait, croyant à une méprise de leurs propres guerriers, ils couraient au hasard, les uns pour prendre leurs armes, les autres pour intervenir. Profitant de la confusion, Ross parvint à regagner le fort sans perte.

Le colonel Otter commandait à Battleford ; au reçu de la dépêche l’avisant du danger qui le menaçait, il résolut de le conjurer en le devançant. À la tête d’une colonne de 300 hommes de police et de troupes, il se porta en avant. Le 5 mai, après une marche de 35 milles, il atteignait le campement des Indiens. Bien que pris à l’improviste, Poundmaker résista avec énergie. Le combat, commencé à cinq heures du matin, se prolongea pendant sept heures. Les Indiens faiblissaient, quand leurs squaws, saisissant les armes de ceux qui étaient tombés, vinrent se joindre à la lutte excitant les combattans par leurs cris et leurs imprécations. À midi, le feu se ralentit et cessa. Le colonel Otter hésitait à pousser plus loin, craignant de voir couper ses communications avec Battleford ; les Indiens se tenaient pour satisfaits d’avoir arrêté l’ennemi et de conserver leurs positions. De part et d’autre, on s’estimait victorieux, et le colonel Otter rallia Battleford, convaincu que les Indiens ne se hâteraient pas de l’y venir chercher.

Le même jour, pendant que ces événemens se passaient aux environs de Battleford, le vapeur Northcote amenait au général Middleton ses renforts et ses approvisionnemens. Le 7, tout étant prêt, il levait le camp et se dirigeait sur Gabriel Crossing, à 6 milles de Batoché. Le 8, ses éclaireurs prenaient contact avec ceux de Riel, qui occupait Batoché. À cinq heures du matin, le 9, le général donnait l’ordre de se porter en avant. Incertain de l’issue de la lutte, il ne fit pas lever le camp, qu’il laissa à la garde des non-combattans. Le vapeur Northcote devait concourir à l’attaque, descendre la rivière, prendre Batoché à revers, pendant que lui-même l’aborderait de front, et couper ainsi les communications de Riel avec l’autre rive du Saskatchewan. Une compagnie de carabiniers et deux pièces de campagne étaient embarquées à bord. À huit heures du matin, le général Middleton arrivait devant Batoché. L’avant-garde de Riel, dissimulée derrière un rideau d’arbres qui masquait le village, ouvrit le feu sur les troupes. Plus loin, sur la rivière, on entendait distinctement les décharges de l’artillerie du Northcote et l’appel continu de son sifflet indiquant que le vapeur se trouvait en détresse ou aux prises avec un ennemi supérieur. Le général donna ordre à son artillerie de se porter en avant et de déloger l’ennemi du bois qui lui cachait le village. Soutenu par les scouts déployés en tirailleurs, l’artillerie dirigea sur ce point quelques volées à mitraille et força l’avant-garde de Riel à se replier.

Au débouché du bois, les troupes atteignaient un plateau découvert surplombant le coude de la rivière. Devant elles, et dans un creux, longeant le cours de l’eau, s’étendait le village entouré d’arbres ; une longue pente boisée descendait au Saskatchewan. Le général Middleton fit immédiatement mettre son artillerie en batterie et ouvrir un feu plongeant sur Batoché. De la hauteur qu’il occupait on apercevait les rebelles massés en force à l’abri de l’église Saint-Laurent et, sur la rivière, le Northcote en détresse. Bien renseignés par leurs éclaireurs, qui, depuis la bataille de Fish-Creek, n’avaient perdu de vue aucun des mouvemens de l’armée canadienne, Riel et Dumont avaient posté, à quelques milles au-dessus de Batoché, à un endroit où les eaux basses rendaient la navigation lente et difficile, des éclaireurs des deux côtés du Saskatchewan. Forcé de ralentir sa marche, le Northcote s’était trouvé pris entre deux feux. Il avait vainement riposté. Abrité dans ses rifle pits, l’ennemi ajustait à loisir, rendant le pont intenable. Le pilote était tué, la cheminée criblée de balles, et le vapeur était venu s’échouer sur un banc de sable. Son équipage avait réussi toutefois à le dégager, et suivant lentement le fil de l’eau, il avait atteint Batoché, mais il ne gouvernait plus et le courant l’entraînait sous une pluie de balles.

Le feu plongeant des batteries de Middleton contraignit les rebelles à évacuer l’église Saint-Laurent. Ils se replièrent sur le bois derrière le village. Middleton commanda de les y suivre ; l’infanterie formée en colonne se mit en marche ; l’artillerie devait la soutenir. Ce mouvement s’exécutait quand le cri de guerre des Indiens retentit à quelques pas du plateau. Profitant habilement des pentes boisées, ils les avaient escaladées ; débouchant sur le plateau à quelques mètres seulement des artilleurs occupés à atteler leurs pièces, ils ouvraient sur eux un feu à courte portée et luttaient corps à corps pour s’en emparer. Heureusement, pour l’armée canadienne, le capitaine Howard, commandant la batterie Gatling, avait ses pièces attelées. Par un mouvement rapide, il les porta en arrière et fit feu à mitraille sur les assaillans, que cette décharge rejeta en désordre. L’artillerie était sauvée. Le capitaine Howard fit immédiatement avancer les pièces, couvrant les pentes de ses feux, et ne se remit en marche qu’après avoir repoussé les Indiens à grande distance.

Poursuivant son mouvement, le général Middleton pénétrait dans Batoché, délogeant les troupes de Riel, qui se repliaient en bon ordre sur le bois. L’église Saint-Laurent était évacuée ; au moment où le général débouchait sur la place, un prêtre, debout sur le seuil, agitait un drapeau blanc. Le général s’avança, lui tendit la main, et apprit de lui que l’église était remplie de femmes et d’enfans qui étaient venus y chercher un abri, que le vapeur Northcote descendait la rivière sous le feu des rebelles et qu’il était fort à craindre qu’il ne tombât dans leurs mains, enfin que Riel et Dumont, fortement retranchés dans le bois, y avaient fait creuser de nombreux rifle pits qui en rendaient l’accès difficile et d’où on ne les délogerait probablement pas sans de grands efforts. Il ajouta qu’un corps considérable d’Indiens campait de l’autre côté de la rivière et que Riel avait sous ses ordres leurs plus braves guerriers. Le général Middleton fit transporter ses blessés dans l’église et commanda d’ouvrir le feu sur le bois. Ses éclaireurs et l’infanterie déployés en tirailleurs abordaient la lisière sous le commandement du capitaine French. Il était alors deux heures de l’après-midi ; le combat durait depuis huit heures du matin.

On avait successivement dégagé les abords de Batoché, rejeté l’ennemi sur le village qu’il était contraint d’évacuer en partie sous le feu plongeant de l’artillerie, mais on ne serait maître de la place qu’à la condition de déloger les rebelles du bois qu’ils occupaient et d’où un mouvement offensif était toujours à redouter. D’autre part, l’attaque du Northcote avait échoué, le vapeur en dérive courait risque de tomber aux mains de Riel, dont les communications avec l’autre rive étaient intactes, et qui, battu, pouvait encore mettre la rivière entre Middleton et lui. Il importait donc d’en finir, et on aborda le bois avec toutes les forces disponibles. Mais les efforts redoublés de l’attaque vinrent se briser contre l’énergie de la défense. Les demi-blancs se retrouvaient sur un terrain qui leur était familier, dans des conditions qui leur étaient favorables. Peu habitués à lutter en rase campagne, ils recouvraient tout leur sang-froid et leur indomptable persévérance dans leurs rifle pits, excellant à ajuster rapidement, à se dérober au feu de leurs adversaires, à ménager leurs forces et leurs munitions. De deux heures à cinq heures, les troupes canadiennes se battirent sans pouvoir avancer. Riel, Dumont, Garneau, parcourant sans relâche leurs positions, encourageaient et soutenaient leurs combattans. Le général Middleton espérait, d’après les rapports de ses scouts, que les munitions des rebelles s’épuiseraient ; mais, vers cinq heures du soir, leur feu subitement plus nourri et l’examen de quelques balles perdues d’un calibre et d’une fabrication différens lui montrèrent qu’ils avaient dû recevoir des approvisionnemens par la rivière.

À la nuit tombante, Riel reprit l’offensive. Le vent se levait ; par ses ordres, les Indiens mirent le feu aux hautes herbes et aux fourrés dont la brise rejetait les flammes et la fumée sur les troupes canadiennes et jusqu’aux abords de l’église, où le général Middleton avait établi son quartier-général et ses blessés. Force fut de l’évacuer. Les blessés furent transportés dans les wagons. L’artillerie réussit toutefois à arrêter le mouvement de Riel, et à minuit le feu cessa sur toute la ligne. Middleton donna ordre à lord Malgund de se rendre à la station télégraphique de Humboldt pour transmettre au gouvernement avis de l’état des choses et presser l’envoi de renforts. De part et d’autre, on campa sur les positions que l’on occupait.

La situation du général Middleton ne laissait pas que d’être critique, mais son énergie était à la hauteur de sa tâche. Certain d’être inquiété dans sa retraite s’il tentait un mouvement en arrière, redoutant pour ses troupes la fatigue et la démoralisation qui en résulteraient, il se décida, après consultation avec ses principaux officiers, à ne pas lâcher prise et à se cantonner fortement dans la partie du village qu’il occupait. La matinée du lendemain fut employée à fortifier les abords de l’église, dont il reprit possession, à couvrir ses avant-postes par des revêtemens de terre et à rectifier la position de ses troupes. Vers midi, le feu reprit sur toute la ligne, le 90e bataillon et les grenadiers soutenus par l’artillerie attaquant de front les positions des rebelles, dont le tir semblait se ralentir. Encouragés par cet indice et formés en colonne, ils abordèrent vigoureusement l’obstacle, mais ce n’était qu’une tactique de Riel pour les amener à s’engager plus avant. Accueillis par un feu violent, ils furent obligés de reculer. Pendant cette attaque, le général Middleton avait fait creuser en arrière de sa colonne d’assaut des rifle pits occupés par ses meilleurs tireurs ; accentuant le mouvement de recul de ses hommes, il espérait que les rebelles, entraînés par la poursuite, viendraient se heurter à ces obstacles et qu’un retour offensif lui rendrait l’avantage, mais Riel et Dumont, prévenus par leurs scouts, qui se glissaient jusqu’aux abords du camp canadien, retinrent leurs hommes.

La journée du 11 devait être décisive. À six heures du matin, le général Middleton passait ses troupes en revue : « Il nous faut enlever Batoché aujourd’hui, mes enfans, et en finir. » À sept heures, l’attaque recommençait. Du côté des demi-blancs, aucun symptôme de lassitude. Leur feu bien nourri tenait leurs adversaires à distance ; les rifle pits étaient aussi nombreux et aussi bien défendus. Vainement l’artillerie faisait pleuvoir sur eux et sur les maisons de Batoché une grêle de mitraille : le tir continuait sûr et régulier. À midi, les assaillans n’avaient pas gagné un pouce de terrain. Après un court temps d’arrêt, la bataille reprit de nouveau.

À mesure que l’après-midi avançait, le feu des rebelles se ralentissait. Depuis quatre-vingts heures, ils tenaient bon dans leurs rifle pits, mais il était visible que leurs forces s’épuisaient et que leurs munitions diminuaient. Le général Middleton multipliait ses assauts ; à trois heures, il donna ordre au capitaine French de prendre le commandement des scouts tenus en réserve depuis le matin, et de se lancer à fond. À ce moment, un prisonnier de Riel, Astley, s’avançait en parlementaire, agitant un drapeau blanc. Il était porteur d’un message écrit de Riel ainsi conçu : « Si vous ne cessez pas immédiatement de tirer sur les maisons où sont réfugiés nos femmes et nos enfans, je fais mettre à mort les prisonniers que nous détenons, en commençant par Lasp, l’agent préposé aux réserves indiennes. » Middieton lui répondit : « Faites-moi savoir où sont réfugiés vos femmes et vos enfans, je ferai suspendre le feu dans cette direction. » Un second message de Riel contenait ces mots : « Général, votre prompte réponse me prouve que vous n’êtes pas insensible aux considérations d’humanité. Je vais faire réunir les femmes et les enfans dans un même endroit et vous en aviserai. » Sur l’enveloppe il avait ajouté au crayon : « Je hais la guerre, mais si vous ne vous retirez pas ou si vous me refusez une entrevue, je maintiens ma décision en ce qui concerne les prisonniers. » Middieton communiqua ce message à ses officiers et, par eux, à ses troupes. Le sort des prisonniers dépendait de leur bravoure et de leur impétuosité. Officiers et soldats, sur un signe de leur général, se ruèrent à l’attaque. French, à la tête de ses scouts, aborda le village au pas de course, chassant devant lui l’ennemi déconcerté par son élan. Une balle le frappa à la tête au moment même où, atteignant la maison dans laquelle Riel détenait ses prisonniers, il en faisait briser les portes. Vainement Riel et Dumont tentèrent de rallier leurs hommes. La panique s’était mise dans leurs rangs. Fuyant en désordre, acculés à la rivière, bon nombre d’entre eux essayèrent de gagner l’autre rive à la nage ; la plupart, tués par les carabiniers, teignaient de leur sang l’eau, qui charriait leurs cadavres. Riel, Dumont, Garneau et les principaux lieutenans réussirent à se jeter dans une barque et à s’échapper. Le même soir, le général Middleton expédiait à Ottawa une dépêche annonçant la prise de Batoché. En même temps, un message l’avisait que le vapeur Northcote était hors de danger. À son bord se trouvait comme volontaire Hugh Mac-Donald, fils du premier ministre.

Les demi-blancs étaient vaincus, mais, tant que Riel était libre, une nouvelle prise d’armes était possible, et si Riel parvenait à rejoindre Poundmaker ou Big-Bear, la guerre pouvait se prolonger longtemps encore. Sur l’ordre de Middleton, les scouts fouillaient les bois et les abords de la rivière. Les renseignemens reçus donnaient à croire que Riel et Dumont s’étaient séparés, que Dumont avait réussi à se mettre hors d’atteinte, mais que Riel, inquiet du sort de sa femme et de ses enfans, prisonniers dans Batoché, errait aux alentours. Le surlendemain du combat, trois éclaireurs de Middleton, Armstrong, Hourie et Dript, rencontraient Riel à 1 mille et demi de Batoché, accompagné de trois de ses hommes. Les éclaireurs armaient leurs carabines quand Riel s’avança vers eux : « Inutile de tirer, dit-il ; j’allais me livrer, je veux revoir ma femme et mes enfans. » Prévenu de son arrestation, le général Middleton consigna les troupes dans leurs tentes. Il redoutait l’exaspération de ses soldats et l’assassinat de son prisonnier. Riel, amené devant lui, déclara qu’il eût pu s’enfuir avec Dumont et gagner le territoire de Montana aux États-Unis, mais qu’il n’avait pu se décider à abandonner les siens. « La guerre que j’ai soutenue, ajouta-t-il, aura du moins pour résultat de forcer le gouvernement à examiner les justes réclamations des demi-blancs et des Indiens. » Puis, s’interrompant au moment où une batterie d’artillerie défilait devant la tente, il reprit : « J’espère, général, que vous ne ferez pas attacher ma femme et mes enfans à la gueule de ces canons. »

La prise de Batoché, la défaite des demi-blancs et la capture de leur chef permettaient au général Middleton d’agir contre Poundmaker et Big-Bear. Campé aux environs de Battleford, Poundmaker avait réussi à s’emparer d’un convoi de vivres, d’armes et de munitions destiné au ravitaillement des troupes. Il se préparait à marcher sur Batoché pour rallier Riel quand il apprit que Riel était vaincu et prisonnier, Dumont en fuite, et que le général Middleton, accompagné de 400 hommes, venait d’arriver à Battleford à bord du vapeur Northwest. Ces nouvelles jetèrent l’alarme dans le camp indien. La jonction des forces du colonel Otter et du général rendait critique la situation de Poundmaker, qui s’empressa d’ouvrir des négociations. Le 26, il livrait ses armes, restituait le convoi, libérait ses prisonniers et se rendait sans conditions.

Big-Bear seul tenait encore. Campé aux environs de Fort-Pitt, sa réputation de courage et d’audace avait rallié autour de lui beaucoup de jeunes guerriers indiens appartenant à diverses tribus, mais ambitieux de servir sous ses ordres et d’accroître leur renom de bravoure. Il disposait de plus de 800 combattans. Le colonel Strange occupait Fort-Pitt. Depuis trois semaines il cherchait vainement à se renseigner sur la position des Indiens ; Big-Bear éludait sa poursuite, pillant les fermes, s’emparant du bétail et recrutant des adhérens. Prévenu enfin que le chef indien se trouvait à une vingtaine de milles du fort, le colonel Strange se mit en marche, et le 28 mai ses éclaireurs lui signalaient la présence de Big-Bear et de ses Indiens sur une hauteur au nord-est de son campement. À la tête de 300 hommes d’élite du 65e régiment de Montréal, soutenus par les carabiniers de Winnipeg et deux pièces de campagne, le colonel Strange se porta à leur rencontre ; Big-Bear accepta le combat. La hauteur qu’il occupait était entourée d’un marais qui rendait difficile une attaque de flanc. Les troupes n’hésitèrent pas à aborder de front, mais le feu plongeant des Indiens arrêtait leur élan. Le colonel Strange réussit, non sans peine, à contourner le mamelon et à amener sur le plateau une compagnie de carabiniers dont le tir jeta un instant le désordre dans le camp indien. Big-Bear lança de ce côté 200 de ses meilleurs guerriers, devant l’impétuosité desquels les carabiniers durent battre en retraite. L’artillerie, mise en ligne en arrière, faillit même être capturé. Contrairement à leur tactique habituelle, les Indiens s’exposaient à découvert, et, à plusieurs reprises, des bandes de 20 ou 30 guerriers se lançaient en avant jusqu’à quelques mètres des pièces. Après quatre heures de combat, convaincu qu’il ne réussirait pas à enlever la position, le colonel Strange fit cesser le feu et ramena ses troupes ; la retraite s’effectua sans encombre, et le même soir il regagnait Port-Pitt, où l’attendait un message du général Middleton l’informant de la soumission de Poundmaker et l’avisant qu’il s’embarquait pour Fort-Pitt avec le 90e bataillon de Winnipeg, composé de soldats aguerris, ayant pris part à toute la campagne.

Arrivé à Fort-Pitt, Middleton prit immédiatement ses mesures pour en finir avec Big-Bear. Il donna au capitaine Steele le commandement de 70 scouts triés dans tous les corps de l’armée et supérieurement montés. Steele devait se diriger vers le sud en décrivant une courbe et se porter ainsi en arrière des Indiens, pendant que Middleton et Strange s’avanceraient à leur rencontre. Steele avait ordre d’éviter tout engagement avec les Indiens, de reconnaître leurs positions, d’en donner avis au commandant en chef et de manœuvrer de façon à leur couper la retraite. Le 3 juin, Steele débouchait à l’improviste dans une clairière au moment où les Indiens levaient leur camp. Le choc fut si brusque et la rencontre si inattendue que la lutte s’engagea presque corps à corps. Steele réussit toutefois à se dégager et à rallier ses hommes, non sans avoir fait subir aux Indiens des pertes considérables. Les vivres leur manquaient, leurs munitions s’épuisaient, le désordre se mettait dans leurs rangs. Deux jours après ce combat, Big-Bear était fait prisonnier et ses Indiens se soumettaient sans conditions.

L’insurrection était vaincue, les opérations militaires terminées. Il restait à faire la part des responsabilités de chacun, à examiner dans quelle mesure les réclamations des demi-blancs et des Indiens étaient fondées et à décider du sort des prisonniers. Cette tâche incombait à l’administration civile et à l’administration judiciaire.

Le gouvernement canadien n’envisageait pas sans de sérieuses appréhensions les embarras qu’allait lui causer le procès de Riel. Si l’élément anglais domine dans le Haut-Canada, il n’en est pas de même dans le Bas-Canada. D’après le dernier recensement, celui de 1881, cette province comptait 1,358,469 habitans, dont 1,073,820 se réclamaient de leur origine française, contre 123,749 descendans d’Irlandais, 54,923 d’origine écossaise, 81,515 d’origine anglaise ; le reste appartenant à des nationalités diverses. Sur un chiffre total de 4,324,810 habitans, les Canadiens français figurent pour environ 2,000,000, descendans authentiques des 60 ou 70,000 colons laissés sur les rives du Saint-Laurent ou dans les criques de la péninsule acadienne au moment de l’abandon de la Nouvelle-France. Si les Canadiens français n’avaient pas pris fait et cause pour Riel, s’ils s’étaient abstenus de lui prêter un concours actif, il n’en était pas moins vrai que les sympathies du plus grand nombre lui étaient acquises, et que, dans le parlement, leurs représentans avaient, en maintes circonstances, élevé la voix pour réclamer une enquête sur les griefs des demi-blancs, et des mesures plus humaines vis-à-vis des Indiens.

Puissante par le nombre, par l’influence et par la culture intellectuelle, cette population est arrivée à faire accepter au Canada sa langue comme langue officielle au même titre que l’anglais, à être représentée dans le ministère aussi bien que dans le parlement, à créer et à entretenir des universités exclusivement françaises, une presse quotidienne, à soutenir un clergé catholique. À se l’aliéner on courrait grand risque, celui de rompre le lien si frêle qui unit encore le Canada à la métropole et de provoquer une rupture que souhaite un parti nombreux. La haine implacable et vivace des Irlandais contre toute domination anglaise, le mécontentement des partisans du libre échange causé par les mesures protectionnistes de l’administration de sir John Mac-Donald, haine et mécontentement avivés sous-main par les fenians, ne permettaient guère au ministère de s’aliéner les votes et l’appui des Canadiens français. Toutefois la loi devait suivre son cours. Le 20 juillet 1885, le gouverneur général prorogeait le parlement, et le même jour Louis Riel comparaissait devant la cour de Régina sous la prévention du crime de haute trahison. Interrogé par le juge Richardson, président du tribunal, il déclarait plaider la non-culpabilité. Les avocats Fitzpatrick et Lemieux défendaient l’accusé, que poursuivait Me  Robinson, remplissant les fonctions du ministère public.

Riel ne prétendait pas être innocent des charges que l’accusation relevait contre lui, ni décliner la responsabilité de ses actes. Il reconnaissait avoir pris part à l’insurrection, en avoir été le chef, tout en laissant à son lieutenant Dumont la direction des opérations militaires, mais il déclarait que cette insurrection était légitime, que les demi-blancs n’avaient fait que défendre leurs droits, violés depuis des années, et repousser la force par la force. Il alléguait pour sa justification les nombreuses pétitions présentées, conformément à la loi, par les demi-blancs pour obtenir justice, le silence dédaigneux qu’on leur avait opposé, l’agitation, toute pacifique au début, à laquelle il avait eu recours pour obtenir, tout au moins, l’examen de leurs plaintes, agitation autorisée par de nombreux précédens, et conforme aux usages anglais. Puis d’accusé il se faisait accusateur. Le gouvernement canadien, en acquérant de la Compagnie de la baie d’Hudson les immenses territoires du nord-ouest, en devenait propriétaire, mais à la charge pour lui de respecter les droits antérieurs à sa prise de possession. Or les demi-blancs occupaient les terres dont ils réclamaient la propriété bien avant la cession au gouvernement canadien. Ils les occupaient du consentement tacite de la Compagnie de la baie d’Hudson, conformément aux lois et coutumes en usage parmi les settlers. Les routes faisant défaut, ils avaient dû, pour assurer leurs communications et l’écoulement des produits, s’établir sur le cours des rivières, lis avaient défriché et ensemencé le sol, construit leurs demeures, mis en valeur des terres incultes. De quel droit le gouvernement canadien venait-il leur en disputer la jouissance ? Il leur avait assigné, il est vrai, d’autres terres en échange de celles qu’il leur enlevait, mais en vertu de quel droit procédait-il à cette dépossession et à cet échange ? De droit, il n’en avait aucun. Ses mesures arbitraires ruinaient les demi-blancs, et cela, pourquoi ? Pour livrer aux gros spéculateurs qui entreprenaient la construction du chemin de fer destiné à relier Halifax, sur l’Atlantique, aux rives du Pacifique, les terres cultivées par les demi-blancs.

Riel concluait en réclamant un sursis pour préparer sa défense. Il demandait, en outre, la comparution devant la cour, à titre de témoins à décharge, de Gabriel Dumont et Dumas, qui avaient réussi à gagner les États-Unis, et de Burges et Van Gougnet, secrétaires d’état du ministère de l’intérieur et des affaires indiennes, dépositaires, en leur qualité officielle, des documens, pétitions et réclamations soumis par les demi-blancs à l’examen du gouvernement, dont le silence et les fins de non-recevoir avaient été la cause des événemens survenus. Enfin, il réclamait la production devant la cour des papiers saisis à son quartier-général, à Batoché, parmi lesquels se trouvaient, disait-il, des pièces établissant que, contrairement aux termes de l’acte d’accusation, il avait cessé d’être sujet anglais pour devenir citoyen américain.

Le ministère public répondait que Riel et ses conseillers légaux avaient eu tout le temps nécessaire pour préparer sa défense ; que, prenant en considération l’impossibilité pour Riel de faire venir à ses frais les témoins qui lui étaient nécessaires, le gouvernement prendrait ces frais à sa charge, mais qu’il n’était pas au pouvoir du gouvernement de faire comparaître comme témoins Gabriel Dumont et Dumas, eux-mêmes sous le coup d’un mandat d’arrêt, comme coupables de haute trahison, et réfugiés aux États-Unis, en dehors de la juridiction de la cour, ou de leur offrir un sauf-conduit. Il consentit toutefois à un délai d’une semaine, que la cour octroya, après avoir entendu lecture d’une lettre de Gabriel Dumont, offrant de venir joindre son témoignage à celui de Riel et de se rendre à Regina avec ou même sans saut-conduit.

À l’insu de Riel et sans l’avoir consulté, ses conseillers légaux lui préparaient une seconde ligne de défense. Ils entendaient tirer parti de son exaltation religieuse et de son mysticisme bien connu pour plaider, au cas où ils seraient battus sur la question politique, l’irresponsabilité de leur client. À cet effet, ils avaient obtenu des consultations du docteur Ray, médecin de l’asile de Beaufort à Québec, et du docteur Clarke, médecin de la maison de fous d’Ontario, établissant que, dans leur opinion, Riel ne jouissait pas de la plénitude de ses facultés mentales.

Les débats s’ouvrirent le 30 juillet. Le ministère public fit comparaître huit témoins à charge qui établirent non-seulement la participation de Riel au mouvement insurrectionnel, mais encore le fait qu’il l’avait commandé, dirigé et soutenu jusqu’au bout. Il produisit une vingtaine de pièces saisies à Batoché, écrites et signées de la main de Riel, adressées aux demi-blancs et aux Indiens, proclamations et lettres par lesquelles il leur annonçait ses succès à Duck Lake et Fish Greek, les encourageait à attaquer les forts, à capturer les convois et à se joindre à lui pour résister aux troupes du gouvernement. Il établissait, par les mêmes documens, que, si Gabriel Dumont avait eu la direction des opérations militaires, Riel était, de fait, le chef suprême de l’insurrection, que c’était lui qui avait choisi Batoché pour son quartier-général et mis la place en état de défense. Laissant de côté les allégations de Riel qu’il n’avait pris les armes que pour résister à la force par la force et obtenir justice pour les demi-blancs, il prétendait établir que les motifs de Riel étaient tout autres, que ses assertions n’étaient qu’un prétexte, qu’en réalité il avait voulu se venger de son échec de 1869 et de son exil. Enfin, il produisait un document signé de Riel, sorte de programme politique, rédigé en vue d’une séparation du Canada de l’Angleterre et qui consistait à distribuer un septième du territoire aux Irlandais émigrés aux États-Unis et à donner gratuitement des terres aux Hongrois, Bavarois, juifs et Polonais persécutés en Europe. Ce programme bizarre se terminait par des considérations mystiques relatives à l’établissement d’une religion nouvelle.

De ces témoignages et de ces pièces résultait bien, ce qui n’était douteux pour personne, le rôle considérable de Riel dans l’insurrection, mais ils laissaient subsister, d’une part, les revendications de Riel contre les injustices dont se plaignaient ses compatriotes et, de l’autre, ils offraient à ses défenseurs l’occasion de plaider l’irresponsabilité de leur client.

Aux premiers mots qu’ils prononcèrent dans ce sens, Riel protesta. Il n’admettait pas un instant qu’on cherchât à le faire passer pour fou. De leur côté, ses avocats déclarèrent que, si Riel entendait conduire lui-même sa défense et gêner leur liberté d’action, ils seraient obligés de se retirer. La cour décida que Riel eût à s’abstenir pour le moment ; il lui serait loisible, suivant l’usage, de prendre la parole après les plaidoiries.

On vit alors successivement comparaître devant la cour, Philippe Garneau, secrétaire particulier de Riel, le père André et le père Fourmand, de Batoché, les docteurs Ray et Clarke. Garneau témoigna des excentricités de Riel et de son attitude singulière pendant l’insurrection. « Riel, dit-il, se croyait inspiré et prophétisait. Riel lui avait fait part de ses projets de conquérir le Canada, l’Angleterre, la France et l’Italie ; il rêvait même de devenir pape. Les pères André et Fourmand déposèrent dans le même sens ; suivant eux Riel était fou. Quand il abordait les questions politiques ou religieuses, il n’était plus maître de lui ; doux et calme d’ordinaire, il devenait alors impérieux et violent, divaguait, menaçait de détruire les églises et de chasser les prêtres. Le docteur Ray déclara, sous serment, qu’il avait donné des soins à Riel alors qu’il était interné dans l’asile de Beaufort, qu’à cette époque il le tenait pour fou. Le docteur Clarke, commis à l’examen de Riel, concluait dans le même sens. Au contraire, le docteur Wallace, médecin de l’asile d’Hamilton, déclara que, d’après le résultat de ses observations, il tenait Riel pour sain d’esprit et responsable de ses actes. L’accusé se leva et le remercia de ce témoignage. Le lendemain, le général Middleton et ses principaux officiers furent appelés à comparaître devant la cour. Tous déposèrent que les actes de Riel, les dispositions d’attaque et de défense prises par lui, sa bravoure et son sang-froid pendant la lutte, son attitude comme prisonnier, dénotaient un homme en pleine possession de ses facultés. Riel leur en témoigna publiquement sa reconnaissance.

Les plaidoiries de ses avocats furent brèves. Ils soutinrent la thèse suivante : « Quand Riel se mit à la tête du mouvement, il entendait s’en tenir à une agitation pacifique. L’indifférence dédaigneuse avec laquelle les autorités accueillirent ses justes réclamations exaspérèrent un esprit malade, convaincu que Dieu l’avait désigné pour défendre les droits de ses frères opprimés. Acculé à la nécessité de s’incliner devant la force brutale, de laisser consommer la ruine des siens, Riel avait perdu la tête, la folie s’était emparée de lui. » Ils insistaient, pour établir leur thèse, sur le contraste qu’offraient les documens rédigés par Riel, alors qu’il plaidait la cause des demi-blancs, avec les divagations, les excentricités, les prophéties mystiques qui abondaient dans ses proclamations, la lutte une fois engagée. Ils concluaient en disant que l’accusation de haute trahison portée contre Riel n’était pas soutenable ; le crime de haute trahison comportant de la part de son auteur la pleine possession de ses facultés mentales et l’absolue responsabilité de ses actes.

Les plaidoiries terminées, Riel demanda et obtint la parole. Une foule immense occupait la salle d’audience et les abords de la cour. Riel parla pendant deux heures au milieu d’un silence profond et sympathique. Levant les yeux au ciel, il débuta par la prière suivante : « Seigneur, viens à mon aide, au nom de Jésus-Christ, mon sauveur ! Seigneur, fais reposer tes bénédictions sur moi, sur cette cour, sur les jurés, sur mes avocats qui n’ont pas hésité à faire 700 lieues pour venir ici défendre ma vie. Bénis aussi ceux qui me poursuivent ; ils font ce qu’ils croient leur devoir et ils le font avec bonne foi ! Seigneur, bénis tous ceux qui sont ici présens comme spectateurs et fais que leur curiosité se change en un amour sincère de la vérité ! Amen. »

Abordant ensuite sa défense, il commença par établir, en son style imagé, qu’il se reconnaissait deux mères : celle qui l’avait porté et nourri, et sa patrie. Pas plus la seconde que la première ne souhaitait sa mort. La postérité le jugerait et l’acquitterait. Déjà ne voyait-il pas sa mission produire des fruits ? Cette mission, pouvait-il en douter, alors qu’elle lui avait été annoncée autrefois par l’archevêque Bourget et autres dignitaires de l’église ? Depuis dix ans, il s’y était voué et elle s’achevait dans cette enceinte. Dieu ne l’avait-il pas protégé de tout danger, alors qu’à Batoché les balles bourdonnaient à ses oreilles comme des nuées de moustiques ? Le général Middleton avait déclaré qu’il ne le croyait pas fou. Le ministère public avait, par ses témoins, mis à néant les déclarations des médecins qui concluaient à sa folie. Il priait Dieu de les bénir tous deux. Si les jurés le condamnaient à mort, il aurait du moins la satisfaction de savoir qu’on ne le tenait pas pour un fou. Suivant lui, il n’avait fait qu’user de son droit en provoquant une agitation pacifique ; le gouvernement seul l’avait fait dégénérer en guerre civile ; au gouvernement incombait la responsabilité du sang versé. Injustement traités, ses frères et lui avaient respectueusement réclamé leurs droits ; injustement attaqués, ils s’étaient défendus. Dieu était avec eux : « S’il y a ici quelqu’un de fou, dit-il en terminant avec véhémence, ce n’est pas moi, mais ceux qui dirigent les affaires publiques. À nos demandes légitimes ils ont opposé la ruse et les embûches. Ils nous ont cernés sans bruit et ont voulu nous écraser sur les rives du Saskatchewan. Mais quand ils ont montré les dents, j’étais prêt. J’ai commandé le feu et les ai fait reculer. Rappelez-vous que c’est là ce qu’ils appellent mon crime et ma trahison. Ils m’y ont forcé. J’ai agi au nom de Jésus-Christ, en qui seul je me confie. Maintenant, ils demandent ma mort. Si vous me croyez fou, irresponsable, acquittez-moi pour avoir repoussé en fou l’agression d’autres fous. Si vous croyez avec le ministère public que je suis sain d’esprit, acquittez moi encore, puisque, sain d’esprit, sachant ce que je faisais, j’ai tenu tête à un gouvernement qui avait perdu le sens et qui seul ici est coupable de trahison. »

Ceci dit, il se rassit. Conformément à la loi anglaise, le juge résuma les débats et termina son adresse aux jurés en leur déclarant que leur devoir était de condamner l’accusé s’ils n’estimaient pas qu’il fût atteint de folie et irresponsable de ses actes pendant leur exécution.

À deux heures et quart, le jury entra dans la salle de ses délibérations, et Riel se mit en prières. Une heure après, le chef du jury fit prévenir les juges qu’ils étaient d’accord sur le verdict. La cour reprit séance et les jurés furent introduits. Leur président, en proie à une émotion profonde, que trahissait sa voix entrecoupée par les larmes, déclara Riel coupable du crime de haute trahison, ajoutant que ses collègues et lui étaient unanimement d’avis de recommander l’accusé à la merci du gouvernement.

Le président de la cour se couvrit et prononça la sentence. Riel était condamné à être pendu. La recommandation du jury serait transmise aux autorités compétentes.

L’émotion fut vive dans tout le Canada quand on apprit la condamnation de Riel. Dans le nord-ouest et dans le Bas-Canada, la nouvelle provoqua un mouvement de colère et d’indignation. L’élément canadien français y dominait, et les sympathies pour Riel étaient profondes. Les uns voyaient en lui un héros dont la mort ferait un martyr ; les autres le tenaient pour un exalté ayant agi sous l’empire d’une idée fixe, obsédé de rêves et de visions, mais convaincu de bonne foi qu’il avait pour mission de faire rendre justice à ses frères persécutés, et blâmant hautement l’inertie et le mauvais vouloir du gouvernement à examiner des réclamations équitables. Ni les uns ni les autres ne croyaient d’ailleurs à l’exécution de Riel. La recommandation du jury leur semblait devoir entraîner une commutation de peine. Un vaste pétitionnement s’organisait, la presse franco-canadienne en prenait l’initiative et prodiguait au ministère les menaces et les protestations. À Montréal, à Québec, les manifestations se multipliaient en faveur de Riel.

Dans le Haut-Canada, au contraire, l’opinion publique se déchaînait contre lui. Les orangistes rappelaient avec indignation la part prise par Riel à l’insurrection de Red-River en 1869 et l’exécution de William Scott, l’un des leurs. Si, à cette époque, disaient-ils, le gouvernement avait agi avec plus de fermeté, l’insurrection de 1885 n’eût pas éclaté. Par faiblesse, par excès d’indulgence, on s’était borné à exiler Riel pour cinq ans, et il venait, par une prise d’armes nouvelle, tenter d’assouvir ses rancunes et ses colères. Non content de soulever les demi-blancs au nom de griefs imaginaires, il avait poussé les Indiens au meurtre, au pillage, à l’incendie, sacrifiant des centaines de vies à son orgueil et à son ambition. Riel était reconnu coupable, Riel était condamné, le gouvernement devait faire exécuter la sentence.

Entre ces deux courans passionnés, le ministère hésitait. Son indécision se trahissait par des ajournemens successifs qui relevaient la confiance des partisans de Riel, mais le 15 novembre l’ordre d’exécution expédié d’Ottawa arrivait à Regina. Riel en reçut avis par le shérif Chapleau. Le père André, qui l’assista dans ses derniers momens, passa la nuit en prières avec lui. À cinq heures du matin, le 16, il entendit la messe et communia. À huit heures, il montait sur l’échafaud, d’un pas ferme et résolu. Il s’agenouilla, écoutant les prières des agonisans. Les prières terminées, un grand silence se fit ; Riel, les yeux levés au ciel, semblait en extase. Un mouvement du shérif qui lui touchait légèrement l’épaule le ramena à lui ; comme un homme qui s’éveille en sursaut, il contempla d’un œil étonné ceux qui l’entouraient, l’exécuteur, ses aides, la plateforme, puis sourit et vint tendre sa tête au nœud coulant. « Du courage, Riel ! lui dit le père André. — J’en ai, mon père, je crois en Dieu. — Jusqu’au bout ? — Jusqu’au bout. Jésus, ayez pitié de moi. » Le shérif s’avança alors, lui dit : « Louis Riel, avez-vous quelque chose à dire, quelque raison à faire valoir contre la sentence de la cour ? — Non ! » répondit-il, en regardant le père André, qui l’avait exhorté à garder le silence. Puis il récita à haute voix l’oraison dominicale. Au moment où il prononçait ces mots : « Délivre-nous du mal, » la trappe bascula sous ses pieds, Riel disparut dans l’ouverture béante. La corde frémit, le corps du supplicié se crispa, les genoux repliés sous lui, puis les jambes se détendirent et le cadavre raidi oscilla lentement. Une heure plus tard, on le détacha. Par ordre du gouvernement, la corde et ses vêtemens furent brûlés pour empêcher qu’on n’en fît des reliques. Riel avait quarante et un ans.

À quelque point de vue que l’on se place pour juger l’homme et son œuvre, on ne saurait se défendre d’une émotion douloureuse devant une fin aussi tragique. On se prend à douter de la justice de l’arrêt et l’on se demande si la loi a frappé un criminel ou un fou. Puis, un côté de la question nous paraît être resté dans l’ombre, c’est le refus constant de Riel, avant comme pendant tout le cours de l’insurrection, de faire appel aux fénians, de prêter les mains à l’invasion du Canada par les bandes de flibustiers prêts à franchir la frontière des États-Unis et à créer en sa faveur une puissante diversion. Vaincu, Riel s’est réclamé, il est vrai, de sa prétendue naturalisation américaine, mais en ce faisant n’a-t-il pas obéi à des suggestions étrangères ? Ne pouvait-il pas aussi, comme Dumont, gagner le Montana et se mettre à l’abri ? Il s’y est refusé, par sollicitude pour les siens, mais vraisemblablement aussi parce qu’il était convaincu de la justice de sa cause, parce qu’il se considérait comme le représentant et le défenseur des droits de ses frères, parce que son imagination exaltée le faisait croire à sa mission et à la protection divine. Si Riel n’était pas complètement fou, Riel n’était pas non plus complètement responsable, et la justice, comme l’histoire, lui devait les bénéfices du doute. Pour beaucoup de ses compatriotes, sa mort le sacre héros et martyr ; elle lui crée une légende, et ces légendes sont dangereuses.

En octobre 1859, John Brown, originaire du Kansas, partisan fanatique de l’émancipation des esclaves, s’emparait soudainement, à la tête d’une poignée d’hommes, d’une fabrique d’armes des États-Unis, à Harper’s Ferry, et appelait les nègres à la révolte. Cette singulière levée d’armes, en pleine paix, avec d’aussi faibles moyens d’action, fut promptement écrasée. La plupart des insurgés se firent tuer. John Brown, blessé, fut fait prisonnier, jugé et exécuté. Tout était étrange dans cette insurrection : elle ne s’expliquait que par le fanatisme et la démence. Les réponses de John Brown, les papiers saisis sur lui dénotaient une imagination exaltée par la haine de l’esclavage. La folie était héréditaire dans sa famille. Sa tante, ses cousins étaient aliénés. Ses avocats plaidèrent l’insanité, mais, comme Riel, il revendiqua avec énergie la responsabilité de ses actes. Il ne voulut pas défendre sa vie et mourut en prophétisant que sous peu la cause qu’il représentait triompherait, et qu’une guerre formidable ferait ce qu’il n’avait pu faire. Moins de deux ans après, le 13 avril 1861, les batteries confédérées ouvraient leur feu sur le fort Sumter ; le 15, une proclamation du président Lincoln appelait le Nord à la défense de l’Union en péril, et 76,000 hommes se mettaient en marche, entonnant un chant de guerre qui devait devenir un hymne national, et qui débutait ainsi : « Le corps de John Brown repose dans son cercueil, mais son âme est avec nous et guide nos pas. » Le criminel ou le fou de 1859 était devenu le héros, le martyr de 1861, et sur cent champs de bataille, un peuple en armes acclamait son nom.

La politique a de ces retours inattendus, la fortune, de ces revanches posthumes qui, déjouant toutes les prévisions, remettent chacun et chaque chose sous son vrai jour. Comme John Brown, Riel est-il aussi un précurseur ? C’est ce qu’un avenir prochain nous apprendra. En tout cas, sa tentative et sa mort sont destinées à produire au Canada des conséquences graves et à précipiter une rupture désormais inévitable entre la métropole et la colonie.


C. de Varigny.
  1. The Canadian Rébellion, par lord Malgund, août 1885.