Louis Hébert, premier colon du Canada/III

Imprimerie de "L'Événement" (p. 27-39).

III


L’hiver se passa heureusement. Il y eut pourtant une vive alarme, et un incident regrettable qui remontait à deux ans faillit causer la ruine de l’œuvre de Champlain.

Les Français traitaient les sauvages avec une grande bonté, une patiente indulgence. Mais, en 1616, un matelot et Charles Pillet, serrurier de l’Habitation, s’étant pris de querelle avec deux Montagnais, les avaient chargés de coups et jetés à la porte. À l’automne, Pillet et le matelot s’en allèrent chasser sur les grèves de Saint-Joachim. Ils disparurent mystérieusement, et, en 1618, on eut la preuve que les sauvages qu’ils avaient maltraités les avaient assassinés. Ce double meurtre, dit un historien de Champlain, n’était que le sanglant prélude du massacre qui se tramait dans l’ombre. Huit cents Algonquins-Montagnais, se réunirent à Trois-Rivières, afin de surprendre les Français de Québec et de les exterminer. Un chef, qui portait un nom français, — Laforière — révéla le complot au Frère Pacifique, qu’il aimait. Le bon Récollet, alors catéchiste à Trois-Rivières, fit aussitôt avertir Beauchesne.

Il y avait à peine cinquante âmes à Québec, et la poudre manquait à l’Habitation. Mais le commandant fut admirable de calme, et paya d’audace. Il assura aux sauvages, cabanés à Québec, qu’il ferait pendre les auteurs du complot. Les femmes et les enfants allaient lui demander pardon, et tous protestaient de leur attachement pour les Français.

Pendant ce temps, grandes furent sans doute les angoisses de Louis Hébert. Bien des fois il dut songer à ce que lui avaient dit ses amis de Paris.

Heureusement, le Frère Pacifique s’employa si bien auprès de Laforière, que le projet de destruction avorta. Le chef persuada aux sauvages que le massacre des Français ne serait d’aucune utilité à la nation, qu’il valait bien mieux faire la paix avec eux. Et, chargés de présents, les Algonquins-Montagnais vinrent à Québec offrir des réparations pour le meurtre commis[1].

Avec quel intérêt Louis Hébert dut suivre l’éclosion du printemps, le renouveau charmant dans la forêt vieille comme le monde. C’est l’âme en fête sans doute que cet agriculteur de race reprit ses travaux, mais d’amères épreuves l’attendaient.

Les marchands de la Compagnie n’avaient point tardé à reconnaître en lui un colon sérieux. Or, ils ne voulaient voir dans le Canada qu’un pays de traite.

D’après Sagard, malgré tous leurs engagements, ils n’avaient pas encore défriché un demi arpent. La courageuse initiative d’Hébert alarma donc leur insatiable cupidité, et notre premier colon se heurta désormais à un mauvais vouloir implacable.

À force d’ennuis, de tracasseries, de vexations, de persécutions mesquines, on espérait le dégoûter, le décourager, le décider à retourner en France. « Ô Dieu ! partout les gros poissons mangent les petits »[2], écrivait le Frère Sagard, indigné de ces injustices.

Mais la fermeté d’Hébert fut inébranlable. Réduit à préparer ses champs à la bêche, il bêcha, il piocha sans regarder à la fatigue, et dans ses sillons péniblement creusés, par un beau jour de mai, il jeta triomphalement la première semence.

Quand la clairière fumait à l’ardent soleil, avec quelle émotion Hébert devait regarder la terre brune où le grain dormait. Avec quelle joie, il vit poindre et croître la semence, se développer et mûrir les beaux épis barbus. « Le patriotisme fleurit en même temps que les champs se couvrent de moissons », a dit quelqu’un. Pour Hébert, la pensée de l’exil éternel s’adoucissait. Dans les beaux jours, aux heures de repos, quand le silence dans l’espace immense laissait entendre les plus douces voix de la vie, il aimait à s’asseoir sur les marches de pierre de sa maison, à songer à l’avenir, en regardant le sauvage Québec.

Et de la terre riche de l’humus des siècles, de la fumée des foyers, de l’horizon grandiose, du fleuve resplendissant, de la forêt ombreuse, des solitudes inconnues, une fraîche figure s’ébauchait, prenait corps : c’était la Nouvelle-France, la jeune patrie aux clartés d’aurore, aux mystérieuses destinées, à qui il avait tout sacrifié.

* * *


Ce n’est pas seulement dans la lutte contre les hommes et les difficultés qu’Hébert eut besoin d’énergie. Dans l’été de 1619, sa fille mourut à seize ans, et peu après, son mari la rejoignit dans la tombe. Ces aimables jeunes époux emportèrent de vifs regrets. Désormais Hébert allait travailler avec une plaie au cœur.

Cette même année, le Frère Pacifique Duplessis, vénéré de tous[3], mourut à Québec. Ses obsèques furent très solennelles. Il fut inhumé dans la petite chapelle et pleuré des Français et des sauvages.

Cette teinte de néant que la mort répand sur tout, n’empêcha pas Hébert de poursuivre vaillamment ses travaux. Car Champlain qui les suivait avec un intérêt passionné, écrivait, transporté de joie, à son arrivée de France, en 1620 : « Je visitai les lieux, les labourages de terre que je trouvai ensemencés, chargés de beaux blés, les jardins chargés de toutes sortes d’herbes, comme choux, raves, laitues, pourpier, oseille, persil et autres légumes, aussi beaux et avancés qu’en France. Bref le tout s’augmente à la vue de l’œil. »

Qui pourrait dire ce que tout cela représentait de fatigues, d’opiniâtre et héroïque labeur !… Mais les marchands ne désarmaient pas. S’attribuant des droits sur les récoltes d’Hébert, ils le forçaient à leur vendre ses blés au prix qu’eux-mêmes fixaient[4].

* * *


Plus une âme est noble, plus la bassesse et l’injustice la révoltent. L’odieuse conduite des associés dut soulever dans l’âme d’Hébert des tempêtes d’indignation. Mais sa constance fut immuable, et il poursuivit ses travaux avec intelligence. Il avait fait venir des pommiers de Normandie, et il avait planté des vignes qui lui donnaient d’excellents fruits. Ses champs, visiblement bénis du ciel, se couvraient de riches moissons.

C’est probablement sur le conseil de Champlain qu’il demanda au vice-roi de confirmer la concession de dix arpents qui lui avait été faite. Dans sa requête, Hébert alléguait qu’il était le premier chef de famille établi dans la Nouvelle-France — qu’il avait tout quitté, tout sacrifié, pour travailler à l’établissement de la colonie. Le vice-roi répondit en lui donnant en fief noble une grande partie du terrain de la ville actuelle de Québec. Hébert est donc le premier seigneur de la Nouvelle-France.

En 1621, il maria sa fille Guillemette à Guillaume Couillard, arrivé au pays en 1613. Couillard était charpentier et au service de la Compagnie. Mais, au foyer inspirateur d’Hébert, il devint vite un agriculteur passionné et seconda son beau-père avec une vaillance admirable. Champlain fut témoin au mariage de Guillemette Hébert.

En 1620, il avait amené sa jeune et charmante femme. Mme de Champlain passa quatre ans à Québec. Avec quelle fierté Hébert devait l’inviter, au printemps, à monter voir sa vigne en fleur, ses pommiers blancs et roses ! La jeunesse de Mme de Champlain la rapprochait de Guillemette. Il semble qu’elle devait l’avoir souvent à l’Habitation. Elle y était du moins quand, dans l’été de 1622, trente canots iroquois apparurent sur le fleuve.

Chez les faibles l’épouvante dut être grande, car Champlain était absent et Québec presque sans défenseurs. Les terribles ennemis défilèrent fièrement, prirent la rivière Saint-Charles et se dirigèrent vers le couvent des Récollets. Ils furent accueillis par une fusillade qui abattit huit des leurs. Les Montagnais s’étaient joints aux Français, et les Iroquois ne purent s’emparer de la maison. Il leur eut été facile de tout ravager à Québec, mais ils n’osèrent pas risquer l’attaque. « Mme Couillard, qui était à l’Habitation, dit Leclercq[5], admira la protection divine sur la colonie ».

* * *


La construction du fort Saint-Louis apporta sans doute à Hébert un grand soulagement. Au besoin c’était un refuge pour sa famille et on avait enfin des voisins.

Autour de la maison de notre premier colon, il y avait alors, d’après Sagard, un grand désert. Toutes les semences jetées en terre, poussaient drues et hautes. Mais Hébert si fort, si robuste, ne devait pas jouir du fruit de ses labeurs. Au mois de janvier 1627, il tomba sur la glace et les suites de cette chute le mirent bientôt à toute extrémité.

Ses cruelles souffrances et la vue de la mort ne troublèrent cependant pas la paix de son cœur. Il régla ses affaires avec sérénité et au contentement de tous les siens.

Chez l’héroïque défricheur il y avait de l’apôtre. « Je meurs content, disait-il, puisqu’il a plu à Notre-Seigneur de me faire la grâce de voir mourir des sauvages convertis. J’ai passé les mers pour les venir secourir plutôt que pour aucun intérêt particulier, et je mourrais volontiers pour leur conversion, si tel était le bon plaisir de Dieu. Je vous supplie de les aimer comme je les ai aimés et de les assister de tout votre pouvoir. Dieu vous en saura gré et vous en récompensera en paradis… Ils sont créatures raisonnables comme nous… Ils peuvent aimer Dieu comme nous. Par vos bons exemples, par vos prières, il faut leur apprendre à le connaître. »

Le Père Le Caron lui administra les derniers sacrements, qu’il reçut avec ferveur. Hébert réunit ensuite sa femme et ses enfants autour de son lit et leur recommanda de s’entr’aimer véritablement, de vivre toujours en parfaite union, comme l’ordonne la loi divine.

« Cette vie est courte, dit-il, et celle à venir est éternelle. Je suis prêt d’aller devant Dieu, mon juge, auquel je dois rendre compte de toute ma vie. Priez-le pour moi afin que je trouve grâce devant sa face et que je sois du nombre des élus. »

Puis, levant la main, il bénit sa compagne de vie, il bénit ses enfants et s’endormit dans la paix du Seigneur. C’était le 27 janvier 1627.

Louis Hébert fut inhumé dans le cimetière des Récollets, au pied de la grande croix. Lui-même l’avait demandé, dans une visite aux religieux, trois jours avant l’accident qui lui coûta la vie, « comme si Dieu, dit Sagard, lui eut donné un sentiment de sa mort prochaine »[6].

Deux ans plus tard, en pleine paix, Québec, manquant de tout, tomba aux mains des Anglais. Presque tous les Français repassèrent en France. Mais Mme Hébert ne voulut pas y retourner. Comme Champlain, elle se refusait à croire le Canada perdu pour la France. Son cœur s’était raciné au sol. Elle ne voulut pas quitter le foyer que son mari avait construit, où pour elle, quelque chose de lui habitait encore.

* * *


On sait qu’en 1632 le traité de Saint-Germain-en-Laye restitua le Canada à la France. De 1629 à 1632, les Anglais avaient presque tout ruiné à Québec. En arrivant, Champlain ne vit à la Basse Ville qu’une pauvre masure et quelques misérables baraques. De l’Habitation, des magasins des différents corps de logis, il ne restait d’après les Relations « que des murailles de pierres toutes bouleversées ». Mais la maison de Louis Hébert avait été respectée et sa veuve l’habitait avec ses enfants et son gendre.

Comment dire leurs transports, quand ils aperçurent le pavillon blanc aux mâts des navires qui arrivaient ? Et que Champlain fut heureux de retrouver ceux qu’il avait laissés, trois ans auparavant, l’attendant sur le rivage, fous de bonheur. Pas un ne manquait : Mme Hébert, son fils Guillaume, Mme Couillard et son mari, les autres Français restés à Québec, tous étaient là, et aussi les petits Couillard si beaux, d’après le Père Lejeune.

C’est dans la maison de Mme Hébert que le missionnaire célébra la messe à son arrivée : « Bon Dieu ! dit-il, dans les Relations, quelle joye ! Les larmes tombaient des yeux quasi à tous de l’extrême contentement qu’ils avaient. Oh ! que nous chantâmes de bon cœur le Te Deum laudamus. »

À cette heure si douce, sous ces humbles lambris, comme Louis Hébert était vivant dans les cœurs ! Et sans doute le vaillant colon était là, louant et bénissant Dieu avec les siens et avec Champlain. « Les morts sont des invisibles, ils ne sont pas des absents. »

* * *


Mme Hébert survécut vingt-deux ans à son mari et se remaria à un colon venu de Normandie : Guillaume Huboust Deslongchamps. Ce mariage lui permit d’entreprendre une œuvre généreuse, que l’ardente charité de Louis Hébert pour les indigènes lui avait sans doute inspirée.

Dans sa maison du coteau Sainte-Geneviève, elle reçut un certain nombre de petites sauvagesses. Elle les nourrissait, les logeait, les entretenait, comme ses propres enfants, et tâchait de les instruire, de les préparer au baptême, préludant ainsi à l’œuvre apostolique de notre grande Marie de l’Incarnation. L’horrible malpropreté de ses filles adoptives ne rebuta jamais Marie Rollet : « Je vous supplie d’aimer les sauvages comme je les ai aimés », lui avait dit son mari mourant. Cette suprême recommandation jointe aux paroles éternelles lui donna un courage invincible.

Louis Hébert n’a pas de descendants de son nom[7] ; mais par les femmes sa postérité est innombrable. Beaucoup de nos familles les plus influentes se glorifient d’avoir pour ancêtre notre premier colon, et cette fierté est très légitime.

Hébert fut le meilleur auxiliaire de Champlain. Au prix d’effrayants sacrifices, il ouvrit la voie aux défricheurs. Il est à la tête de cette admirable armée de travailleurs qui ont transformé le pays, qui nous ont conquis une patrie plus grande que l’Europe.

Hébert défricha de ses mains le terrain où s’élèvent la basilique, l’archevêché et l’université. Sa maison fut le berceau du Séminaire. « Après Champlain, dit Ferland[8], ce fut Louis Hébert qui prit la plus grande part à l’établissement de Québec, à l’avancement de la colonie. »

Cependant jusqu’ici qu’a-t-on fait pour honorer, pour populariser sa mémoire ?… Cherchez à Québec une inscription, quelque chose qui rappelle son héroïque initiative, son labeur surhumain ? Rien… Pas même une petite plaque de marbre à l’endroit où s’élevait sa maison !

* * *


En 1917, il y aura trois cents ans que Louis Hébert traversa la mer pour venir commencer le défrichement du Canada. Ce troisième centenaire sera-t-il célébré ?… Espérons qu’il le sera, qu’à la Haute-Ville de Québec — où mûrit la première moisson — on élèvera un monument à Louis Hébert et à Marie Rollet son admirable femme. Jamais le pays n’aura plus belle occasion d’honorer, de glorifier le travail de la terre, la force d’âme et les vertus de nos ancêtres !

  1. Sur l’avis du Père Le Caron, le jugement définitif des coupables fut réservé à Champlain. Quand l’affaire lui fut soumise à son retour, celui-ci décida que tout considéré « il valait mieux couler le cas à l’amiable et passer les choses doucement, les sauvages étant gens sans raison, faciles à s’estranger et fort prompts à la vengeance ».
  2. Sagard : « Histoire du Canada ».
  3. Ce bon religieux, dit Sagard, avait une admirable charité, une grande compassion laquelle s’étendait jusqu’aux animaux mêmes, auxquels il ne pouvait faire de mal… Chrétiens et sauvages perdirent en lui un grand support et la principale de leurs consolations en la maladie.
  4. Il faut croire, dit Faillon, que cette vexation était aussi notoire que criante, puisqu’elle entra dans les motifs de l’édit royal de 1627, qui supprima la Compagnie des Marchands de Rouen et de Saint-Malo.
  5. « Établissement de la foi ».
  6. En 1670, cet endroit du cimetière ayant été renversé, on trouva ses ossements enfermés dans un cercueil de cèdre. Le Père Valentin Le Roux, alors supérieur des Récollets, le fit tirer de cet endroit et le transporta solennellement dans la cave de la chapelle qu’il y avait fait bâtir. Et le corps de celui qui avait été la tige des premiers habitants est le premier dont les ossements reposent dans cette cave avec ceux du Frère Pacifique Du Plessis, Madame Couillard, fille de Louis Hébert et veuve de Guillaume Couillard, voulut être présente à cette translation et s’y fit transporter. — Sagard ; « Histoire du Canada ».
  7. Guillaume Hébert épousa, en 1634, Hélène Desportes, fille de Pierre Desportes. Il en eut deux filles et un fils qu’il nomma Joseph… Il mourut en 1639. — Joseph Hébert épousa Charlotte de Poitiers. Il périt dans une expédition contre les Iroquois et ne laissa pas d’enfants.
  8. Cours d’« Histoire du Canada ».