Louis Bouilhet (Angot)/Texte entier

LOUIS BOUILHET

SA VIE — SES ŒUVRES



Une thèse d’esthétique de Gustave Flaubert. — Où la modestie du critique s’embarrasse. — Une profession de tempérament et de goûts littéraires. — La vraie critique. — « La littérature indiscrète ». — « Sainte-Beuve et ses inconnues ». — « La confession de Sainte-Beuve ». — Gustave Flaubert et « la littérature indiscrète ». — La vie de Louis Bouilhet.


Dans une préface qu’il a mise en tête des « Dernières Chansons » de Louis Bouilhet, Gustave Flaubert prétend qu’un critique ne peut trouver une admiration complète pour un ouvrage, que si cette œuvre satisfait à la fois son tempérament et son esprit. On simplifierait peut-être la critique, ajoute-t-il, si, avant d’énoncer un jugement, on déclarait ses goûts.

Cette proposition est contestable, et si contestable, que Flaubert, à qui je la rappelais un jour à Croisset, ne songea point à la défendre. D’abord, il nous arrivera bien rarement de trouver une œuvre satisfaisant complètement, à la fois, notre tempérament et notre esprit ; ensuite, il se rencontrera des choses qu’il nous, faudra bien admirer, quels que soient nos goûts et nos habitudes, en dépit de nos préjugés et de la mode.

Déclarer ses goûts, est-ce bien utile pour le critique digne de ce nom ? S’il est vraiment impartial, il s’embarquera hardiment et sans arrière-pensée avec un poëte ou un artiste pour la conquête de la Toison d’or, c’est-à-dire, de la Beauté ou de la Vérité, et il s’en emparera avec empressement, car le Beau ou le Vrai sait bien fixer les regards du chercheur et s’imposer à son attention. Il se reconnaît à l’harmonie des proportions, de la forme et de la couleur.

Quoiqu’il en soit, puisque l’éditeur des « Dernières Chansons » demande au critique une profession de tempérament et de goûts, il y aurait mauvaise grâce à ne pas obéir à cette exigence. Définissons le tempérament et les goûts que nous croyons nécessaires pour étudier aussi impartialement que possible Bouilhet, Bouilhet dont Gustave Flaubert fut l’ami fidèle, et, au besoin le défenseur.

Ce qu’il faut chez le critique, c’est une nature sujette à l’émotion poétique, quelle qu’en soit la source, accessible à toutes les ivresses, à tous les épanouissements de la vie et se laissant traverser comme un prisme par la splendeur du Vrai ; c’est une fougueuse impatience de rencontrer la Beauté, c’est un instinct délicat qui présidera à sa recherche, à sa manifestation et à son exaltation enthousiaste ; c’est enfin une répulsion profonde pour le banal et le convenu.

Avec un pareil tempérament chez son juge, Louis Bouilhet ne saurait manquer d’être apprécié suivant son mérite. Les garanties de bonne justice augmenteraient pour lui, si le critique possédait le goût des Arts, le goût de la Poésie, le goût du Théâtre, le goût de la science la plus élevée, en un mot, le goût du Vrai dans l’expression de la pensée.

Tel est le tempérament, et tels sont les goûts avec lesquels il convient d’aborder l’étude des œuvres de Louis Bouilhet. Mais, vraiment, n’est-ce pas tyrannique, de la part de Gustave Flaubert, d’exiger semblable déclaration chez un écrivain sincère et de placer sa modestie dans cette alternative de s’attribuer le tempérament et les goûts qui viennent d’être énumérés ou de confesser qu’il lui manque tout au moins une partie de ces dons ? La critique digne de ce nom n’exige-t-elle pas ces qualités ? La critique, si elle possède des droits, n’a-t-elle pas aussi des devoirs ? Et ces devoirs ne sont-ils pas certains, définis, et maintenant hors de discussion ? Or, le premier devoir ici, n’est-ce pas d’être digne de juger celui que l’on étudie ? Il n’y a pas critique et critique ; ou plutôt, il y en a deux : la bonne et la mauvaise. Et pour faire de la bonne critique, le tempérament et les goûts que nous cherchions à définir tout-à-l’heure sont en partie nécessaires.

Sans nous flatter de réunir tous ces dons heureux, nous nous efforcerons d’être clairvoyants, de décrire sans prévention et d’apprécier sans idées préconçues. Pratiquant la religion de l’Art, au lieu d’un dillettantisme égoïste qui sacrifie tout à l’agréable, nous admirerons alors tout ce qui est ferme, tout ce qui est sobre et sain, tout ce qui est fort, sans dédaigner toutefois les agréments de la forme.

Le critique doit être autre chose qu’un analyste de l’esprit ou des sentiments d’un écrivain, qu’un spectateur de sa poétique comédie ; il doit être pour lui « le juge et censeur des idées », comme l’a dit Balzac. Cette sorte de magistrature intellectuelle, intègre dans sa bienveillance, sévère dans sa simplicité, ne s’exerce jamais sans profit. C’est chose intéressante et utile que prendre successivement, et par ordre de dates, les œuvres d’un écrivain., d’en contrôler les inspirations, d’assister chaque jour aux progrès de sa pensée, de surveiller avec une attention assidue la floraison et l’épanouissement de son talent.

Les fruits de pareilles observations, sont la variété dans l’étude et le raffinement dans l’instruction, la subtilité dans le coup d’œil et la précision dans la curiosité, l’acuité dans les perceptions et la finesse dans le jugement. Quel spectacle vaut celui d’une intelligence aux prises avec l’inspiration ? Il permet d’assister à la révélation des mystères de l’enfantement poétique, au développement et à l’élargissement régulier d’une nature privilégiée. Une sympathique familiarité s’établit entre le poète et son juge, et ce dernier arrive peu à peu à cette fraternité intellectuelle qui permet de faire entendre les sentences d’un ami d’autant plus sévère qu’il est devenu plus intime.

Nous n’avons pas la prétention d’avoir, en méditant l’œuvre de Louis Bouilhet, rencontré exactement toute la vérité, ce trésor merveilleux si difficile à trouver tout entier. Mais n’aurions-nous rencontré que quelques parcelles de la vérité, que nous serions encore heureux de les avoir recueillies. Nous nous contenterons de ce résultat. D’autres seraient peut-être plus difficiles à satisfaire. L’esprit humain n’a jamais été si inventif que de nos jours. — Les savants font merveille avec leurs découvertes, mais certains littérateurs n’ont rien à leur envier. Sous le prétexte d’arriver à la vérité complète, on a inventé récemment ce qu’un maître de la critique a appelé « la littérature indiscrète » qui spécule le plus souvent sur « les curiosités profanes ou l’indifférence avide de scandale. »[1] La tombe s’est-elle à peine ouverte pour un mort illustre, que sa correspondance est activement recherchée. Les larmes sont encore dans les yeux des siens, les affections qu’il a su se concilier sont encore saignantes du coup qu’elles ont reçu, son nom n’évoque point encore l’idée d’un souvenir, tant il est vivant dans l’esprit de chacun, qu’importe ! Sa vie privée est scrutée sans pudeur et sans scrupules, ses lettres sont livrées à la publicité sans choix et sans vergogne, sous le prétexte de faciliter la tâche de la critique. Si bien que les morts « rachèteraient la publication de leurs lettres à prix d’or. »[2]

Sans doute, la publication et l’étude des mémoires et de la correspondance de ceux qui ont laissé quelque trace de leur passage dans l’histoire des peuples, dans les Sciences, les Lettres ou les Arts, peut contribuer à donner plus de justesse à nos jugements, mais est-il besoin de connaître, pour ainsi dire, jour par jour, la vie privée d’un homme pour le bien juger, alors que cet homme n’a jamais été qu’un artiste ? Est-il besoin, en tout cas, de tant de hâte dans la divulgation de toute une vie, au risque de froisser bien des intérêts et de révéler certaines faiblesses qu’il vaut mieux laisser dans l’ombre ? J’admire le vieux Caton, ce type original du caractère romain, avec son esprit positif et caustique, avec sa rudesse et sa ténacité dans son attachement aux institutions de son pays ; que m’importe qu’il ait mouillé de vin sa vertu ?[3]

… Narratur et prisci Catonis
Sœpe mero maduisse virtus… ![4]

Sainte-Beuve qui a quelque peu contribué involontairement à l’éclosion de la littérature indiscrète et qui en été la première et la plus déplorable victime[5], Sainte-Beuve a dit : « Voyons les hommes par l’endroit et par l’envers. Sachons ce que leur morale pratique confère ou retire d’autorité aux doctrines que célèbre et professe avec éclat leur talent… » Mais il ajoute : « … quand je dis de ne pas masquer l’homme, ce n’est pas que j’aie la grossièreté de vouloir qu’on exprime tout. Il y a des coins de vérité qu’on présenterait plus agréablement sous un léger voile… »

Sans ce voile, on arrive insensiblement à la diffamation posthume et au scandale. Ce voile ne manquera point par notre faute au poète que nous proposons d’étudier, si tant est que certaines particularités de sa vie puissent en avoir besoin. Qu’on ne recherche donc point ici de ces indiscrétions qui affriandent la foule railleuse et bruyante et piquent sa curiosité ; on ne les trouverait point. J’entends encore Gustave Flaubert me dire précisément à propos de Louis Bouilhet : « Je n’aime point ce genre de critique qui fouille dans la vie privée des gens sous le prétexte d’y trouver le sens de leurs ouvrages et le secret de la tournure plus ou moins originale de leur talent… » L. Bouilhet vécut surtout d’une vie intérieure intense sur laquelle les hasards de la vie de chaque jour n’eurent que peu d’influence, d’une vie intellectuelle dont les événements ne sauraient être le commentaire. Sans prétentions, sans pose, d’une nature essentiellement poétique, il semblait fouler aux pieds les vicissitudes de l’existence sociale, les épreuves et les chagrins, et oublier les fatigues pour s’élever sans cesse plus haut vers l’idéal qu’il poursuivait. Sa poésie, quelque peu païenne et amoureuse de la forme, est restée toujours sereine, et n’a reflété que par exception les ombres qui passaient sur son front. Chez un pareil écrivain, il n’y a point, comme l’exige souvent avec raison certaine école critique, à rechercher l’influence du milieu, de la race, et du moment. Il n’y a point non plus à rassembler et à étudier la correspondance qu’il a pu laisser. Nous nous contenterons d’esquisser rapidement sa vie à la fois si simple et si bien remplie par le travail.



CHAPITRE PREMIER


La famille de Louis Bouilhet. — Pierre Hourcastremé. — Quelques vers de Voltaire, — Bouilhet écolier, — Il fait connaissance avec Gustave Flaubert. — Le collège de Rouen, — Bouilhet étudiant en médecine et professeur de lettres. — Il est nommé interne à l’Hôtel-Dieu. — Un portrait du poète. — Le démon de la poésie, — « Melœnis » et la « Revue de Paris. » — Éloge de l’amitié. — Le Deux Décembre et la poésie, — « Les Fossiles. » — Bouilhet à Paris. — Il travaille pour le théâtre. — « Madame de Montarcy, » — Une première représentation, — Séjour à Mantes, — « Hélène Peyron. » — « L’Oncle Million, » — « Dolorès, » — « Faustine. » — « La Conjuration d’Amboise. » — Un titre fourni par Boileau. — Bouilhet apprend le chinois. — La révision des statuts de la Comédie française. — Séjour à Rouen. — Mort de Louis Bouilhet, — Ses œuvres posthumes. — « Dernières Chansons. » — « Le Château des cœurs, » — Les projets du poète.


Voltaire écrivait un jour à l’un de ses correspondants qui lui avait envoyé des vers :

L’amour, les plaisirs et l’ivresse
Respirent dans vos heureux chants ;
C’est parmi la vive jeunesse
Qu’Apollon se plut en tout temps.

Les Muses ainsi que les belles
Dédaignent les vœux d’un vieillard ;
En vain, j’irais même après elles,
Et vous les fixez d’un regard.


Elles cessent de me sourire,
Vos accords ont dû les charmer.
Eh bien ! je vous cède ma lyre :
Vos doigts sont faits pour l’animer.

Ces aimables stances, assez peu connues, avaient pour destinataire, vers 1770, l’aïeul maternel de Louis Bouilhet, Pierre Hourcastremé. — Un des ancêtres de notre poëte échangeant des compliments en vers avec Voltaire, le rapprochement est vraiment piquant ! C’était un esprit original que ce Pierre Hourcastremé. Amateur de poésie, de musique et de dessin, il avait été successivement avocat au bailliage de Pau, journaliste et compositeur dramatique à Paris, administrateur de la marine au Havre, enfin maître de pension à Montivilliers. Il fut en relations avec Bailly et Mirabeau, et publia, avec divers projets de réorganisation judiciaire et des études sur des problèmes de géométrie, tels que la quadrature du cercle, la duplication du cube et la trisection de l’angle[6], le Catéchisme du Chrétien par le seul raisonnement[7], les Aventures de Messire Anselme[8], un essai sur la faculté de penser[9], etc. — Louis Bouilhet ne connut point son aïeul ; mais, le souvenir de son originalité, de ses cheveux poudrés, de ses culottes courtes, de ses collections de coquillages et de son amour pour les tulipes, ne fut point sans parvenir jusqu’à lui. Pierre Hourcastremé mourut vers 1815, et c’est à Gany, dans le département de la Seine-Inférieure, le 27 mai 1821, que vînt au monde Louis-Hyacinthe Bouilhet. Notre poète est d’origine béarnaise, mais le sort voulait que le futur auteur dramatique naquit sur le sol normand, à quelques lieues de la patrie de Corneille ! L’aïeul paternel de Louis Bouilhet avait des goûts beaucoup moins littéraires que Pierre Hourcastremé. Directeur des hôpitaux militaires, il était mort à l’armée. Le père du poëte fut lui-même chef des ambulances lors de la campagne de Russie, et s’il faut en croire Gustave Flaubert, au passage de la Bérésina, il traversa le fleuve à la nage, portant sur sa tête la caisse du régiment. Il mourut jeune des suites des blessures qu’il avait reçues.

Telle était la famille de Louis Bouilhet. Bien jeune encore, il fut placé dans un pensionnat, prés du Havre, à Ingouville. Des fenêtres de la pension, l’enfant voyait s’ouvrir les profondeurs de l’Océan où vient se précipiter la Seine. Sa pensée dut bien souvent prendre son essor à l’aspect grandiose du fleuve, qui disparaissait en s’amincissant dans la brume, et de la mer immense qui battait le pied des falaises. La nuit, ses rêves furent plus d’une fois bercés par le bruit assoupi des vagues.

L’âge de douze ans arrivait pour l’écolier. Son intelligence précoce exigeait de plus larges enseignements que ceux qu’ils pouvait trouver à Ingouville. Il entre au collège de Rouen. Dans toutes ses classes, successivement, il remporte presque tous les prix, sans en excepter le prix d’honneur de rhétorique. C’est alors que Bouilhet fit connaissance avec Gustave Flaubert, et que naquit cette grande et forte amitié qui unit à jamais ces deux belles intelligences. Louis Bouilhet, Gustave Flaubert ! Ils devinrent deux frères par l’âge, par les idées, par le talent,

Ambo florentes œtatibus. Arcades am[10]


deux frères de cette Arcadie de l’intelligence.

«… J’ignore quels sont les rêves des collégiens, dit M. Gustave Flaubert, mais les nôtres étaient superbes d’extravagances, — expansions dernières du Romantisme arrivant jusqu’à nous, et qui, comprimées par le milieu provincial, faisaient dans nos cervelles d’étranges bouillonnements. Tandis que les cœurs enthousiastes auraient voulu des amours dramatiques, avec gondoles, masques noirs et grandes dames évanouies dans des chaises de poste au milieu des Calabres, quelques caractères plus sombres (épris d’Armand Carrel, un compatriote) ambitionnaient le fracas de la presse ou de la tribune, la gloire des conspirateurs. Un rhétoricien composa une apologie de Robespierre, qui, répandue hors du collège, scandalisa un monsieur, si bien qu’un échange de lettres s’en suivit avec proposition de duel, où le monsieur n’eut pas le beau rôle. Il me souvient d’un brave garçon, toujours affublé d’un bonnet rouge ; un autre se promettait de vivre plus tard en Mohican, un de mes intimes voulait se faire renégat pour aller servir Abd-el-Kader. Mais on n’était pas seulement troubadour, insurrectionnel et Oriental, on était avant tout artiste ; les pensums finis, la littérature commençait : et on se crevait les yeux à lire au dortoir des romans. On portait un poignard dans sa poche comme Antony. On faisait plus : par dégoût de l’existence, Bar… se cassa la tête d’un coup de pistolet, And… se pendit avec sa cravate. Nous méritions peu d’éloges, assurément ! mais quelle haîne de toute platitude ! quels élans vers la grandeur ! quel respect des maîtres ! comme on admirait Victor Hugo !

Dans ce petit groupe d’exaltés, Bouilhet était le poète, poëte élégiaque, chantre des ruines et des clairs de lune. Bientôt sa corde se tendit et toute langueur disparut[11] », effet de l’âge, puis d’une virulence républicaine tellement naïve qu’au sortir du collège, il faillit, exhorté par un vieux maître d’armes dont il avait fait connaissance, s’affilier à une société secrète.

Bouilhet conserva toujours le meilleur souvenir de ces années de collège. J’en trouve la preuve dans une lettre qu’il écrivait à l’un de ses amis, M. Lepesqueur, de Dieppe.

« Mon cher ami, lui disait-il, je suis vivement touché de ta bonne lettre, et je reste, comme toi, fidèle aux vieux souvenirs.

» Que d’années et que de choses se sont passées depuis ce temps où nous descendions la rue du Collège, les livres sous le bras et la leçon dans la tête. Je me plais souvent à évoquer toute cette classe dont les élèves sont si loin les uns des autres ; je revois le grand quadrilatère de la cinquième et de la seconde avec le père Houé et M. Pelletier, les trois murailles nues bordées de soixante têtes, et au fond, sur la quatrième, la chaire du professeur noir… undè tremor terris !

» Si la baguette d’une fée pouvait nous réunir tous subitement avec tous les changements apportés par le temps et par la vie !… Hélas ! beaucoup probablement manqueraient à l’appel, et les vieilles murailles pourraient-elles reconnaître les survivants ! J’en ai peu rencontré des anciens, quelques-uns seulement, Dumont, médecin à Paris, et décoré ; les deux Lemarié, dont l’un est perclus par la goutte ; Dupont-Delporte, qui a été député ; Flaubert, Hamaret-Fouard, notaire à Paris, Luce, avocat à Rouen ; et ce bon et brave Foulongne, peintre d’un véritable talent, qui lutte encore dans la mêlée mais qui gagnera bientôt la place qu’il mérite »[12].

Il écrivait encore à M. Lepesqueur le 21 février 1862 : « … j’ai rencontré plusieurs fois à Paris le brave M. Magnier ; j’ai revu également M. Chéruel. Comme nous voilà loin de ces temps-là !… »[13] M. Magnier et M. Chéruel étaient ses anciens professeurs au lycée de Rouen.

Le baccalauréat passé, il fallait songer à suivre une carrière. Sa famille l’y exhortant, il prit ses inscriptions à l’école de médecine de Rouen et, comme le poëte Hœlderlin de Lauffen, le camarade et l’ami d’Hegel, il se mit, pour vivre, à donner des leçons de lettres. Le temps qu’il ne consacrait pas à ses études médicales ou aux répétitions était réservé à la littérature et surtout à la poésie, car l’étudiant se sentait encore les aspirations littéraires qui s’étaient manifestées chez l’écolier. Cette existence devint bientôt très pénible. Deux ans plus tard, nommé interne à l’Hôtel-Dieu de Rouen, il entrait sous la direction du célèbre docteur Flaubert, le père de Gustave Flaubert, le romancier, et d’Achille Flaubert, le chirurgien, dans le service de chirurgie. «… Comme il ne pouvait être à l’hôpital pendant la journée, ses soins de garde, la nuit, revenaient plus souvent que ceux des autres ; il s’en chargeait volontiers, n’ayant que ces heures-là pour écrire ; et tous ses vers de jeune homme, pleins d’amour, de fleurs et d’oiseaux, ont été faits pendant des veillées d’hiver, devant la double ligne des lits d’où s’échappaient des râles, ou par les dimanches d’été, quand le long des murs, sous sa fenêtre, les malades en houppelande se promenaient dans la cour. Cependant ces années tristes ne furent pas perdues ; la contemplation des plus humbles réalités fortifia, la justesse de son coup d’œil, et il connut l’homme un peu mieux pour avoir pansé ses plaies et disséqué son corps[14]… »

C’étaient bien des fatigues et bien des dégoûts pour un poëte, mais il fallait vivre. Sortir d’un hôpital pour initier des écoliers paresseux ou inintelligents aux beautés de Virgile et d’Homère, remettre sur leurs pieds des vers latins boiteux ou en éliminer les chevilles, corriger le langage bizarre des discours d’un aspirant au baccalauréat qui n’obtiendra point son diplôme, quel métier pour un homme dont l’oreille est hantée par le rythme des vers ! Il ne se décourageait point pourtant. Léger d’argent, riche d’espoir, il supportait assez gaiement ces caprices du sort, grâce à la vigueur de son tempérament et à la santé de son esprit. Il écoutait impassible les plaintes de Gustave Flaubert qui, plus favorisé de la fortune, sûr du lendemain, libre dans le choix de son travail, prêt à partir pour son voyage d’Orient, trouvait l’existence « agressive et injuste. » « S’il avait à gagner de quoi payer sa soupe et son loyer, que dirait-il donc ? » s’écriait-il un jour en riant.

Bouilhet était alors un beau jeune homme à la taille élancée, de haute mine et de prestance athlétique. Ses cheveux étaient blonds ; son front rayonnait d’intelligence. Tout en lui respirait la franchise. Malgré des allures un peu timides, il était très-absolu dans ses opinions et il savait les soutenir avec énergie. Sa conversation était spirituelle et parfois pleine d’ironie. Il fallait alors l’entendre exprimer son horreur pour le lieu commun et sa répugnance pour toute œuvre qui contenait une thèse philosophique, religieuse ou humanitaire. Romantique incorrigible, il exaltait Victor Hugo. Si Théophile Gautier avait ses bonnes grâces, il discutait Lamartine et faisait ses réserves pour admirer Alfred de Musset. Béranger était pour lui l’objet d’une véritable haine. Lorsqu’il en parlait, nous raconte M. Maxime Ducamp, à qui nous devons ces détails[15], il avait une façon de lever en même temps les épaules, les yeux et les bras, en laissant retomber sa tête, qui était une merveille de pantomime et qui dépeignait, à ne s’y pouvoir méprendre, le découragement et le dégoût le plus profond. « Le Chantre de Lisette » l’indignait avec son chauvinisme, sa philosophie grossière, sa forme négligée, ses plaisanteries contre les prêtres, avec son Dieu bon vivant et bon enfant « — Il a mis les articles du Constitutionnel en bouts-rimés, — disait-il, — il n’y a pas de quoi être si fier » —[16] Et pour montrer qu’il avait toutes les qualités d’un bon juge, il improvisait une chanson : « le bonnet de coton », par exemple, dont voici le premier et le dernier couplet :

Il est un choix de bonnets sur la terre :
Bonnets carrés sont au Temple des lois ;
Le bonnet grec va bien au front d’un père.
Et la couronne est le bonnet des rois ;
Bonnet pointu sied au fou comme au prêtre.
Mais le bonnet qu’aurait choisi Caton,
C’est, à coup sûr, n’en doutez pas, mon maître,
Le bonnet de coton. bis.

Dieu qui forma le ciel, la terre et l’onde,
Voulut enfin couvrir son front chenu ;
Par un chef-d’œuvre il termina le monde,
Et le bonnet après l’homme est venu.
Pendant six jours, plein d’une ardeur extrême,
Ce Dieu créa, créa comme un luron,
Puis, tout joyeux, il passa, le septième,
Son bonnet de coton. bis.

Son activité était incessante. Chemin faisant, ou bien auprès de ses élèves, au café, à l’Hôtel-Dieu, l’inspiration lui venait, et il écrivait rapidement les vers qui se présentaient, et quels qu’ils fussent. Souvent, dans une réunion d’amis, il restait immobile, absorbé dans une sorte de contemplation intérieure, l’œil fixe, la bouche entr’ouverte. Il était à la poursuite d’une rime. Tout-à-coup sa figure s’illuminait et respirait une douce satisfaction : la rime était trouvée. C’étaient des épigrammes, des triolets, des quatrains, des acrostiches, des rondeaux, des bouts-rimés, des stances facétieuses, ou des chansons. C’était encore quelque passage d’une tragédie burlesque, Jenner ou la découverte de la vaccine, qu’il composait avec Gustave Flaubert et M. Maxime Ducamp. Les amis se passaient de main en main ces essais poétiques, et pendant que le prodigue oubliait ses premiers vers, autour de lui on les conservait avec soin. Ils étaient recopiés. C’étaient autant d’éditions manuscrites qui circulaient entre camarades. Qui ne se rappelle à Rouen, parmi les contemporains de Bouilhet, les cahiers reliés, simples cahiers de collège où le futur auteur d’Aïssé transcrivait ses meilleures poésies. L’un était intitulé les échos de l’âme, l’autre feuilles mortes[17].

Gustave Flaubert[18] nous fait connaître par extrait quelques-unes de ses poésies de jeune homme ; elles dénotent une certaine souplesse de langage et un certain coloris de style. Bouilhet préludait ainsi à des œuvres plus sérieuses.

Vers 1845, il abandonna tout-à-fait ses études médicales ; il voulait se consacrer tout entier à la littérature ; il ne se sentait point né pour se servir du scalpel et de la lancette,

…Non natus idoneus armis.


pour parodier un vers de Tibulle. — La vocation contrariée secouait enfin ses entraves. En attendant, il continua à donner des leçons à des aspirants bacheliers. Ses répétitions étaient très recherchées. Ses premières rimes avaient fait du bruit dans Landerneau. Cet avant-goût du succès ne l’amena point à exagérer la valeur de ces essais d’amateur ; il avait trop de bon sens et trop de bon goût. Plein d’énergie et de patience, il rêvait des œuvres plus personnelles et originales. Il cherchait sa voie. Peu-à-peu ses recherches prirent une direction : ses pensées eurent un but, elles revêtirent une forme. Il esquissa à larges traits le plan de deux poëmes et se mit à l’œuvre.

Sa profonde connaissance de l’Antiquité latine l’avait initié aux mystères de la vie romaine. Sa jeune imagination s’exalta au spectacle entrevu de Rome et de sa civilisation.

…Quid melius Roma ?


dit-il après Ovide. Il voulut ressusciter la grande ville païenne avec sa corruption et ses élégances, relâcher la ceinture des draperies antiques et déshabiller en quelque sorte la gens togala ; il voulut faire défiler, comme dans un carnaval immense, véritables masques ou féroces ou bouffons, édiles gourmands, rhéteurs faméliques, gladiateurs superbes, légionnaires stupides, muletiers ivrognes, parasites éhontés, sorcières, danseuses, courtisanes et empereurs. Il fit Melœnis.

Gustave Flaubert, qui avait entendu la lecture de la première partie du poëme avant son départ pour l’Orient, à son retour, trouva terminé l’ouvrage de son ami. Bouilhet était arrivé à un moment critique. Le poëme était fait : mais il fallait le publier. Le hasard vint cette fois à l’aide du poëte. La Revue de Paris, fondée par Véron et disparue un moment, allait renaître, grâce aux efforts de MM. Arsène Houssaye et Maxime Ducamp, de Théophile Gautier et Louis de Cormenin. Bouilhet fut invité par M. Maxime Ducamp, dont il avait fait connaissance à Groisset, chez Gustave Flaubert, à publier Melœnis, Le second numéro de la nouvelle revue (novembre 1851) inséra le poëme tout entier avec ces mots en tête : à Gustave Flaubert. Bouilhet ! Flaubert ! ces deux noms se révélaient enfin, réunis dans une dédicace amicale, témoignage touchant d’une amitié que les années ne devaient faire que fortifier ! Amitié sincère ! amitié touchante, s’il en fut jamais ! amitié féconde, surtout pour Flaubert ! Ne rappelle-t-elle point dans une certaine mesure, avec un caractère plus intime, la fraternité intellectuelle de Goethe et de Schiller ? Un instant séparés à leur sortie du collège, nos deux amis ne devaient guère se quitter. Ils se pénétrèrent réciproquement si bien de leur influence, ils vécurent si longtemps de la même vie, tourmentés des mêmes préoccupations, possédés par les mêmes goûts, partageant les mêmes théories, qu’ils devaient finir un jour par prendre comme un air de ressemblance, tant leurs gestes, leur attitude, leur démarche, leur façon d’écouter et de parler, leurs phrases, leur accent normand étaient pareils ![19] Qu’un autre raille cette fraternité si étroite, si sincère, si loyale, si virile ! Pour moi, je j’admire et je l’envie. Vulgare amici nomen, sed rara est fides.

Il y a déjà longtemps que La Fontaine a dit :

Chacun se dit ami, mais fou qui s’y repose
Rien n’est plus commun que ce nom,
Rien n’est plus rare que la chose.

L’amitié, la véritable amitié est rare partout, et en tout temps. Elle est si rare surtout entre poètes ! L’amitié entr’artistes, on serait tenté de lui appliquer ce que le Pogge disait de l’amour : « C’est comme les esprits ; tout le monde en parle, personne n’en a vu. » La maison de Socrate est bien petite ! Sont-ils nombreux chez nous ces groupes d’hommes, qui, marchant du même pas, se soutenant l’un l’autre, ont porté l’auréole du talent et de l’amitié ? Montaigne et la Boëtie, Boileau et Racine, il n’y a guère, disait un jour Saint-René Taillandier, que ces noms qui me viennent sur les lèvres. — Est-ce à dire qu’en dehors de l’amitié il n’y ait point de bonnes camaraderies ! Certes, il y en a qu’il ne faut point dédaigner. Bouilhet venait d’en faire l’expérience, puisque, grâce à un digne et brave camarade, il pouvait ouvrir la Revue de Paris pour y insérer Melœnis. C’était un véritable service que M. Maxime Ducamp rendait à notre poëte.

Le moment n’était guère propice pour un début, et le bruit des événements devait fatalement couvrir la voix timide du nouveau venu. — On était alors en 1852. Le coup d’état du prince-président se préparait sourdement dans l’ombre, la politique agitait fiévreusement les esprits, elle absorbait tout aux dépens de l’art, les imaginations et les courages. En dépit des circonstances, le poëme de Melœnis ne passa point complètement inaperçu. Il valut à son auteur l’honneur de correspondre avec Victor Hugo et Prosper Mérimée, ce ganzer Kerl[20], pour parler comme Goëthe. Détail curieux à noter et qu’un procès récent amis en lumière, le poëme de Melœnis fut acheté, en 1856, par l’éditeur Michel Lévy, pour la somme de quatre cents francs !

Melœnis fut comme un passe-port pour les œuvres auxquelles notre poëte travaillait. En effet, en même temps qu’il étudiait la vie et les mœurs de Rome païenne, Bouilhet préparait un poëme scientifique où il devait chanter les premiers âges du monde, la naissance de l’Homme et la destinée des êtres créés. C’était une originale et difficile entreprise. Sans se laisser rebuter par le vague des connaissances humaines, par les détails techniques, par une sèche nomenclature, par l’aridité de certaines études spéciales, il se mit hardiment en face de sa tâche, et bientôt, deux ans après Melœnis, les Fossiles parurent dans la Revue de Paris.

Environ un an et demi après la publication de son conte romain, nous retrouvons Louis Bouilhet à Paris. Il était en relations suivies avec Gustave Flaubert, Théophile Gautier, Louis de Gormenin et M. Maxime Ducamp. On se voyait souvent au cours de la semaine, et l’on se retrouvait les dimanches. Des difficultés d’un autre genre que celles qu’il avait connues jusqu’alors commençaient pour notre poëte. Il tentait des voies nouvelles. Le Théâtre l’attirait avec son fracas d’applaudissements, sa publicité immense, la magie de ses décors, son action parlée et mimée. Sans fortune, il voulait aussi, à son tour, (pourquoi le cacher ?), demander à la scène des ressources que tant d’autres y ont rencontrées. Il s’était préparé de longue main au travail dramatique. En compagnie de Gustave Flaubert, il avait esquissé des scénarios sur plus de cent sujets, et il s’était à l’avance, en quelque sorte, initié à la manière de créer une action qui doit s’enchaîner et se déduire logiquement, à l’art de faire mouvoir aisément plusieurs personnages, de leur prêter des sentiments et un langage de convention sans s’écarter de la vérité. Il allait tenter la fortune dramatique avec de singulières dispositions d’esprit et des goûts tout particuliers. Romantique égaré dans un temps fort peu poétique, il raillait ce qu’on a appelé l’École du bon sens. D’un caractère pacifique, de mœurs aimables, d’un esprit doux et cultivé par une forte éducation classique, il recherchait les situations poignantes et les dénoûments pleins de violence. Il aimait à exprimer les sentiments impétueux dans une langue fière et sonore. On eût dit qu’il se souvenait du pays normand et qu’il n’était point né impunément dans la contrée qui a produit Corneille. Il se mit à l’œuvre. Il lui fallut à son tour connaître les tribulations et les déboires de tout auteur dramatique aspirant après une représentation. Sa première œuvre tragique. Madame de Montarcy reçue à correction par le Théâtre-Français, puis refusée à une seconde lecture, attendit deux ans avant d’arriver à la scène. Enfin l’Odéon commença les répétitions de ce drame.

M. Maxime Ducamp retrace avec verve, dans ses Souvenirs littéraires, l’état d’esprit dans lequel se trouvaient à ce moment Bouilhet et Gustave Flaubert. Ce dernier ne quittait pas le théâtre. Il en avait pris possession, «… il était là dans un milieu nouveau qui l’intéressait, développait en lui une activité inaccoutumée et l’avait saisi. Il arpentait la scène, faisant reprendre des tirades, indiquant les gestes, donnant le ton, plaçant et déplaçant les personnages, tutoyant tout le monde, les garçons d’accessoires, les acteurs, le souffleur et les machinistes. La salle n’était remplie que de sa tempête ; l’œuvre de Bouilhet eût été sienne qu’il ne se serait pas tant démené pour la faire réussir. Avec son bon cœur et sa forte intelligence, il avait compris que c’était là une partie suprême et que si la pièce tombait, Bouilhet tombait avec elle, ou plutôt retombait dans la vie de province, dans les leçons de latin, dans la misère et le découragement. Il fut admirable d’ardeur, de dévouement et même d’habileté, car, malgré l’impétuosité de sa nature, ce n’est pas vainement qu’il était né en Normandie, et la finesse ne lui faisait pas défaut. On caressait les critiques influents, on se liait avec les jeunes gens des Écoles qui sont parfois un redoutable public ; on voulait ne rien laisser au hasard, et Flaubert s’y employait sans se ménager. Bouilhet laissait faire : il suivait Gustave comme une ombre, approuvait et ne se sentait pas rassuré. Sa timidité semblait accrue de tout le bruit dont on l’entourait, il était ahuri et eut plus d’une fois des crises de larmes… »

Le 6 novembre 1856, Madame de Montarcy fut représentée pour la première fois. Ce fut une belle soirée. Deux scènes bien différentes se passèrent alors. Dans la salle, les spectateurs étaient gagnés peu à peu par les vers sonores du poëte, les applaudissements retentissaient, et un franc succès ne tardait point à se dessiner. Dans les coulisses, derrière un portant se tenait Bouilhet, affaissé, ne sachant si l’on applaudissait ou si l’on sifflait, saisissant M. Maxime Ducamp par le bras comme un enfant qui a peur et lui disant : « Ne t’en va pas. » Ses amis vinrent bientôt l’assurer que c’était un grand succès ; rien ne pouvait le faire sortir de son espèce d’affaissement moral, tant l’émotion qu’il subissait était grande. Après le spectacle, Gustave Flaubert, Théophile Gautier, MM. d’Osmoy et Maxime Ducamp le reconduisirent jusqu’à sa maison. Il répétait à chacun : « Es-tu sûr que la pièce ne soit point tombée… ? » Il lui fallut deux jours de repos, dit M. Maxime Ducamp, avant de revenir à lui, de comprendre son succès et de se réjouir avec Flaubert qui était radieux. La pièce eut soixante-dix-huit représentations consécutives. Le nom de Louis Bouilhet était connu.

Après cette révélation éclatante, notre poëte quittait Paris pour se retirer à Mantes-sur-Seine, dans une petite maison, à l’angle du pont, près d’une vieille tour. — De temps en temps il faisait quelques apparitions à Paris. Parfois, conduit par Gustave Flaubert, il venait prendre place, chez le restaurateur Magny, à ces fameux dîners du lundi, où se réunissaient Sainte-Beuve, Gavarni, le docteur Veyne, Théophile Gautier, E. et J. de Goncourt, H. Taine, Ernest Renan, Schérer… etc. Puis il revenait dans sa chère retraite isoler, loin du bruit, ses recueillements. S’il a été heureux, c’est là. « … Il avait « un intérieur » qui lui était cher ; certains ennuis agressifs et impérieux, auxquels il essayait de se soustraire, l’atteignaient moins facilement qu’autrefois ; il vivait selon ses aptitudes, travaillant à ses heures, sans contrainte, et dans le calme, qu’il aimait. Il n’était point ambitieux et eût voulu pouvoir ne jamais quitter la retraite qu’il s’était choisie… »[21].

Son activité ne se ralentissait pas. En 1857, il publiait, dans le journal l’Audience, une comédie en trois actes et en prose, le Cœur à droite ; et au mois de Novembre 1858, à Madame de Montarcy succédait, sur l’affiche de l’Odéon, Hélène Peyron, drame en cinq actes et en vers. La donnée de la pièce était originale, l’intérêt en était poignant. Pendant quatre-vingt soirées, le poëte fut récompensé de son labeur. Il fut moins heureux avec sa comédie en vers l’Oncle Million (6 Décembre 1860). L’intrigue était faible et bien légère pour cinq actes ; la pièce ne tint pas longtemps la scène de l’Odéon. Il fallait une revanche. Il tenta de la trouver au Théâtre Français avec Dolorès (22 Septembre 1862). Ce ne fut point encore un vrai succès. Il ne se décourageait pas et préparait un drame en prose, Faustine «… Ta lettre m’a trouvé à Mantes, écrivait-il le 18 Juillet 1863 à son ami, M. Lepesqueur. — Je n’irai, Dieu merci ! à Paris que vers le 15 Septembre. Je commencerai alors les répétitions de mon grand, pardon ! je veux dire, de mon long drame, à la Porte-Saint-Martin. C’est Faustine et Marc-Aurèle, J’ai taché de mettre au théâtre la vie intime des Romains et leurs vrais costumes, ce qui sera « une nouveauté, à force d’être vieux. »

« En attendant, j’ai entrepris une autre machine, Nec mora nec requies… C’est un dur métier. Il faut toujours pousser de nouvelles branches… uno avulso, non deficit alter… mais, malheureusement, pas toujours : aureus !

« Tu penses bien que, si j’allais à Dieppe, j’irais tirer ta sonnette. Mais je ne vais guère à Dieppe. J’évite, en général, les mers trop civilisées. Le beau monde qui hante les galets officiels me gâte beaucoup l’onde salée.

» Ces vagues-là font patte de velours et laissent les Parisiennes leur passer la main sur le dos ! J’aime mieux une bonne vieille baie moins connue, un de ces villages fossiles où il faut plus de génie pour trouver un gigot de mouton que pour sauver un empire. Je me plais là, en pensée surtout. Car, malheureusement, je ne voyage guère, ce qui ne veut pas dire que je n’irai jamais te serrer la main à Dieppe ; mais je n’irai pas à cause des bains, voilà ce que je voulais dire.

» Je te félicite des compliments mérités que t’a adressés le recteur. Je te félicite encore plus de ta réponse et de la haute sagesse de tes goûts. Si tu te trouves bien à Dieppe, tu aurais grand tort de changer. J’envie ton bonheur. Tu as gardé la gaîté d’autrefois. Tu sais être heureux, c’est la grande science. Sais-tu que je suis fier d’avoir pour ami intime un philosophe, dans le vrai et bon sens du mot ?

Suave, mari magno, turbantibus aequora ventis,
A terra magnum alterius spectare laborem !

» J’ai aussi rêvé la tranquillité dans mon coin. J’y arriverai peut-être. Je me suis donné parfois bien du mal pour la perdre. Est-on bête !…

» Le papa Clogenson[22], qui court comme un lièvre, avec soixante-dix-huit ans sur le dos, me disait l’autre jour : « C’est étrange !… on est une éternité au collège ; puis, sorti de là, on a soixante ans tout de suite ! »

» C’est assez vrai. L’étude allonge la vie : l’action la dévore[23]. »

Faustine, dont il est question dans cette lettre, reçut du public un médiocre accueil à la Porte-Saint-Martin (25 février 1864). Les splendeurs d’une mise en scène luxueuse et d’une merveilleuse décoration ne parvinrent point à faire illusion sur la froideur de l’œuvre et la faiblesse de ses interprètes. Le mauvais vouloir du directeur, Marc-Fournier, aidant, la pièce dut bientôt céder le pas aux Étrangleurs de l’Inde, triste sort d’une pièce éminemment littéraire ! La chance ne souriait plus à Bouilhet, lorsque la Conjuration d’Amboise (29 Octobre 1866) vint, pendant cent-cinq représentations consécutives, lui faire oublier ses déceptions.

Son activité ne s’appliquait pas seulement au théâtre. Après Hélène Peyron, il avait réuni en un volume Les Fossiles et un grand nombre de poésies éditées par la Revue de Paris. Le volume était intitulé Festons et Astragales, en souvenir du vers de Boileau,

Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales,


et peut-être, par suite d’une sorte de gageure, pour démontrer qu’un mauvais pavillon peut couvrir d’excellentes cargaisons. Il étudiait le chinois pour découvrir des croisements de rimes, des divisions de strophes originales et des comparaisons nouvelles, pour se pénétrer du génie des populations de l’Empire du Milieu et dans l’espoir de faire dans la suite un poème dont le Céleste Empire serait le théâtre.

» Je me suis remis sur les bancs, écrivait-il le 18 juillet 1863 à M. Lepesqueur, et je me livre à une étude qui peut me faire durer d’une façon congrue, si je ne pars du monde qu’au bout de mes classes. J’apprends… le chinois !… Je me console avec le chinois !… j’aspire à être mandarin lettré. J’en ai déjà « la panse, » c’est ce qui m’en a donné l’idée !…

» Sur ce, je te salue, avec une soixantaine de contorsions, tant à droite qu’à gauche. La Chine est le pays de la politesse, Hao !… hao !… young-hao !…

» Bonne santé ! bon courage ! Ne crois pas que je sois devenu fou. Je suis simplement toqué à l’endroit du Céleste-Empire. Il y a des frénésies plus dangereuses que celles-là. Il y en a aussi, je l’avoue, de plus aimables, celle dont parle Horace, par exemple :

Recepto
Dulce mihi furere est amico !

» Je finis là-dessus. Cela vaut mieux que tout ce que je pourrais te dire. »

Lorsqu’il racontait avec quelle ardeur il travaillait le chinois, Bouilhet n’exagérait point. M. Maxime Ducamp nous raconte que comme l’un de ses amis lui disait un jour en riant : « — Aller jusqu’aux rives du Fleuve-Jaune pour attraper des papillons, c’est peut-être excessif. » Bouilhet goûta peu la plaisanterie et la releva vertement.

Cette passion pour le chinois ne l’empêchait point d’insérer, tantôt dans la Revue contemporaine, tantôt dans la Revue fantaisiste ou la troisième Revue de Paris, des pièces de poésie détachées où il se délassait des caprices des directeurs de théâtre, des exigences de la foule et des chicanes de la censure.

En 1859, il avait été nommé chevalier de la Légion d’Honneur et désigné pour faire partie de la commission des auteurs dramatiques instituée sous la présidence de M. Fould, ministre d’État, à l’effet de réviser les statuts de la Comédie française. Seul, Louis Bouilhet, sans se préoccuper du tarif des droits d’auteur en usage alors à ce théâtre, demanda que le mode de réception des pièces fût modifié. « M. Ed. Thierry, le secrétaire, porta la motion au rapport, et la commission passa outre. On se sépara sur une de ces demi-mesures qui n’aboutissent à rien. Les droits d’auteur furent augmentés d’un tiers ; mais les comédiens restèrent, comme devant, juges et parties, dans une question où ils devraient avoir, tout au plus, voix délibérative, c’est-à dire, dans l’appréciation des œuvres présentées[24]. »

En 1867. six mois après le succès de la Conjuration d’Amboise, la mort de M. André Pottier rendit vacante la place de conservateur de la bibliothèque de la ville de Rouen. À l’insu de Bouilhet, un de ses amis, M. Dupré, mit le nom du poète en avant auprès de l’administration municipale. Celle-ci eut le bon goût de lui offrir la place. Bouilhet l’accepta.

Toute inquiétude matérielle avait disparu de sa vie. C’était le loisir et la fortune, un rêve ancien qui se réalisait. Ce poste tranquille semblait fait exprès pour lui. Tout en surveillant la besogne des employés et le prêt des livres, on peut songer aux combinaisons d’un drame et chercher des rimes rares ; mais la nouveauté de la fonction l’intéressa, ou du moins il le crut. Il pensa à des classements, à des catalogues, à des installations méthodiques, et donna un temps que la Poésie réclamait. Flaubert ne lui épargnait pas les reproches. « On t’a mis là pour faire des vers et non pour ranger des bouquins[25] ! » Il s’était installé dans le quartier Bihorel où, entre deux coteaux, une rue verdoyante, ondulée, serpente et décrit des zig-zag capricieux. Il avait choisi une maison blanche, tournée vers l’Orient et précédée d’un petit jardin rempli de fleurs qui se perdait presque dans les pépinières. « J’espère, écrivait-il on octobre 1867 à son ami M. Lepesqueur, pouvoir travailler à Rouen comme à Mantes. J’ai eu nécessairement quelques mois à consacrer à ma bibliothèque et à l’initiation d’une fonction dont j’ignorais bien des détails. Le plus gros est fait ; aujourd’hui le travail va venir… » Le poète avait compté sans la destinée. Quelque temps après son arrivée à Rouen, il se sentit atteint d’un malaise indéfinissable et dont il ne se rendait pas compte plus que Flaubert. Il devenait triste, dormait mal et ne pouvait étancher sa soif. Pour se distraire, il essaya différents travaux, il annotait Dubartas, relevait dans Origène les passages de Celse et terminait sa dernière pièce, Mademoiselle Aïssé. Il n’eut pas le temps de la relire. Le mal dont il était atteint, une albuminurie consécutive d’une néphrite, avait pris une gravité exceptionnelle. D’après les conseils des médecins, il avait quitté Rouen pour se rendre à Vichy. Là, son état ne fit qu’empirer, et le docteur Villemin le renvoya à Rouen sans délai. Il était frappé à mort. Le 18 juillet 1869, il expirait presque sans agonie.

Voici comment Gustave Flaubert raconte dans une lettre adressée à M. Maxime Ducamp les derniers instants de son ami :

» Mon bon vieux Max,

» J’éprouve le besoin de t’écrire une longue lettre ; je ne sais pas si j’en aurai la force ; je vais essayer.

» Depuis qu’il était revenu à Rouen, après sa nomination de bibliothécaire (août 1867), notre pauvre Bouilhet était convaincu qu’il y laisserait ses os. Tout le monde, — et moi comme les autres, — le plaisantait sur sa tristesse. Ce n’était plus l’homme d’autrefois, il était complètement changé, sauf l’intelligence littéraire, qui était restée la même. Bref, quand je suis revenu de Paris, au commencement de juin, je lui ai trouvé une figure lamentable. Un voyage qu’il a fait à Paris, pour Mademoiselle Aïssé, et où le directeur de l’Odéon lui a demandé des changements, dans le second acte, lui a été tellement pénible, qu’il n’a pu se traîner que du chemin de fer au théâtre. En arrivant chez lui, le dernier dimanche de juin, j’ai trouvé le docteur P…, de Paris, X…, de Rouen, Morel, l’aliéniste, et un brave pharmacien de ses amis, nommé Dupré. Bouilhet n’osait pas demander une consultation à mon frère, se sentant très-malade, et ayant peur qu’on ne lui dît la vérité. P… l’a envoyé à Vichy, d’où Villemin s’est empressé de le renvoyer vers Rouen. En débarquant à Rouen, il a enfin appelé mon frère. Le mal était irréparable, comme du reste Villemin me l’avait écrit.

» Pendant ces quinze derniers jours, ma mère était à Verneuil, chez les dames V…, et les lettres ont eu trois semaines de retard. Tu vois par quelles angoisses j’ai passé. J’allais voir Bouilhet tous les deux jours, et je trouvais de l’amélioration. L’appétit était excellent, ainsi que le moral, et l’œdème de ses jambes diminuait.

» Ses sœurs sont venues de Cany lui faire des scènes religieuses et ont été tellement violentes qu’elles ont scandalisé un brave chanoine de la Cathédrale. Notre pauvre Bouilhet a été superbe, il les a envoyées promener. Quand je l’ai quitté pour la dernière fois, samedi, il avait un volume de Lamettrie sur sa table de nuit, ce qui m’a rappelé mon pauvre Alfred[26], lisant Spinoza. Aucun prêtre n’a mis le pied chez lui. La colère qu’il avait eue contre ses sœurs le soutenait encore samedi, et je suis parti pour Paris avec l’espoir qu’il vivrait encore longtemps. Le dimanche, à cinq heures, il a été pris de délire et s’est mis à faire tout haut le scénario d’un drame du Moyen-Age sur l’Inquisition ; il m’appelait pour me le montrer, et en était enthousiasmé, puis, un tremblement l’a saisi, il a balbutié : Adieu ! adieu ! en se fourrant la tête sous le menton de Léonie, et il est mort très-doucement.

» Le lundi matin, mon portier m’a réveillé avec une dépêche m’annonçant cela en style de télégraphe. J’étais seul, j’ai fait mon paquet, je t’ai expédié la nouvelle, j’ai été la dire à Duplan, qui était au milieu de ses affaires ; puis j’ai battu le pavé jusqu’à une heure, et il faisait chaud, dans les rues autour du chemin de fer. De Paris à Rouen, dans un wagon rempli de monde, j’avais en face de moi une donzelle qui fumait des cigarettes, étendait ses pieds sur la banquette et chantait. En revoyant les clochers de Mantes, j’ai cru devenir fou, et je suis sûr que je n’en ai pas été loin. Me voyant très pâle, la donzelle m’a offert de l’eau de Cologne. Ça m’a ranimé, mais quelle soif ! Celle du désert de Qoseir n’était rien auprès. Enfin, je suis arrivé rue Bihorel ; ici je t’épargne les détails. Je n’ai pas connu un meilleur cœur que celui du petit Philippe. Lui et cette bonne Léonie ont soigné Bouilhet admirablement. Ils ont fait des choses que je trouve propres. Pour le rassurer, pour lui persuader qu’il n’était pas dangereusement malade, Léonie a refusé de se marier avec lui, et son fils l’encourageait dans cette résistance. C’était si bien l’intention de Bouilhet qu’il avait fait venir tous ses papiers. De la part du jeune homme surtout, je trouve le procédé assez gentleman.

» Moi et d’Osmoy, nous avons conduit le deuil. Il a eu un enterrement très-nombreux. Deux mille personnes au moins ! Préfet, Procureur Général, etc., toutes les herbes de la Saint-Jean ! Eh bien, croirais-tu qu’en suivant son cercueil je savourais très-nettement le grotesque de la cérémonie ? j’entendais les remarques qu’il me faisait là-dessus ; il me parlait en moi, il me semblait qu’il était là, à mes côtés, et que nous suivions ensemble le convoi d’un autre.

» Il faisait une chaleur atroce, un temps d’orage. J’étais trempé de sueur, et la montée du Cimetière Monumental m’acheva. Son ami Caudron avait choisi son terrain tout près de celui du père Flaubert. Je me suis appuyé sur une balustrade pour respirer. Le cercueil était sur des bâtons au-dessus de la fosse. Les discours allaient commencer (il y en a eu trois) ; alors j’ai renâclé ; mon frère et un ami m’ont emmené. Le lendemain, j’ai été chercher ma mère à Serquigny. Hier, j’ai été à Rouen prendre tous ses papiers ; aujourd’hui, j’ai lu les lettres qu’on m’a écrites, et voilà ! Ah ! cher Max, c’est dur !

» Il laisse par son testament… à Léonie tous ses livres, et tous ses papiers appartiennent à Philippe ; il l’a chargé de prendre quatre amis pour savoir ce qu’on doit faire des œuvres inédites : moi, d’Osmoy, toi et Caudron. Il laisse un excellent volume de poésies, quatre pièces en prose, et Mademoiselle Aïssé. Le directeur de l’Odéon n’aime pas le second acte ; je ne sais pas ce qu’il fera. Il faudra cet hiver que tu viennes ici avec d’Osmoy et que nous réglions ce qui doit être publié. Ma tête me fait trop souffrir pour continuer, et d’ailleurs, que te dirais-je ? Adieu, je t’embrasse avec ardeur. Il n’y a plus que toi, que toi seul. Te souviens-tu quand nous écrivions : solus ad solum ?

» P.S. — Dans toutes les lettres que j’ai reçues, il y a cette phrase : « Serrons nos rangs ! » Un monsieur que je ne connais pas m’a envoyé sa carte avec ces deux mots : sunt lacrymæ. »

Léonie, dont il est question dans la lettre de Gustave Flaubert, ajoute M. Maxime du Camp, est une femme excellente, qui, depuis vingt-et-un ans, n’avait pas quitté Bouilhet, dévouée à toute heure, respectueuse de son travail, et adoucissant pour lui ce que la solitude aurait eu de trop pénible. Elle avait un fils, nommé Philippe, que Bouilhet éleva, qu’il mit dans la bonne voie, comme s’il eût été son père. Léonie et Philippe ont été admirables, d’une affection, d’une abnégation que rien n’a démentie, et dont le refus, in articulo mortis, d’un mariage longtemps rêvé, est la preuve éclatante[27].

La nouvelle de la mort de Bouilhet répandit dans Rouen la tristesse. Nul n’est prophète dans son pays, dit le vieux proverbe. Bouilhet était du moins poète dans le sien. Rouen aimait Bouilhet comme Bouilhet aimait la vieille cité normande, témoin de ses premières études, témoin de ses premières luttes, témoin de ses premiers travaux, témoin de ses premières espérances. Rouen aimait son poète peut-être sans trop connaître ses œuvres. On se plaisait à le rencontrer dans les rues avec sa haute stature et sa fière prestance ; on se plaisait, en se promenant le long des haies de la rue Bihorel, à se montrer une modeste maisonnette blanche au fond d’un jardin, et à dire : « C’est la maison de Louis Bouilhet. » On était heureux de le voir à la Bibliothèque et de lui parler, quand l’occasion se présentait. Son affabilité, sa bonhomie, sa complaisance courtoise lui avaient conquis les sympathies des visiteurs et même de ses subordonnés. L’empressement que les Rouennais mirent à assister à ses funérailles démontre qu’il avait su se concilier bien des affections. Le corps de Bouilhet fut déposé au Cimetière Monumental, tout près du caveau qui s’est ouvert, il y a quelque temps, sur la dépouille de Gustave Flaubert, comme si la tombe avait voulu rapprocher encore dans la mort ceux que la vie avait si bien unis. Un monument, dû à une souscription où je relève les noms de George Sand et d’Alexandre Dumas, a été édifié dans une des principales rues de Rouen, prés du Musée Bibliothèque. Ce monument, peu gracieux d’ailleurs, qui se compose d’une fontaine surmontée d’un buste dû au ciseau du sculpteur Guillaume, a une véritable histoire[28]. Ce n’est pas sans peine que Flaubert put lui obtenir de la municipalité une place sur la voie publique. L’administration montra peu d’empressement. Un membre du Conseil municipal, dans un rapport fait au Conseil, estima qu’il n’y avait point lieu d’accueillir la demande, de Gustave Flaubert, parce que Bouilhet n’était point né à Rouen, et parce que son talent poétique n’était que d’un ordre inférieur. Flaubert ne put se contenir ; il adressa à la municipalité une lettre virulente[29], dont le souvenir n’est pas encore effacé, et où le pauvre conseiller municipal, qui avait à sa vie commis quelques rimes, était houspillé brutalement.

Le poëte mourait laissant un certain nombre d’œuvres inédites. Gustave Flaubert, avec un dévouement admirable se chargea de les publier. La tâche ne fût point toujours agréable. Le 6 janvier 1872, le drame Mademoiselle Aïssé était représenté à l’Odéon ; les Dernières Chansons étaient livrées à l’impression. Une préface magistrale de Gustave Flaubert les précédait. Cette introduction ne fut pas du goût de Mme Louise Colet ; elle suscita chez cette muse irascible une fureur pindarique. Flaubert reçut d’elle une lettre anonyme, en vers, où elle le représentait comme un charlatan qui bat la grosse caisse sur la tombe de son ami, un pied plat qui fait des turpitudes devant la critique, après avoir adulé César »[30]. Ce ne fut point le seul désagrément que Flaubert eut à supporter en s’occupant des œuvres posthumes de son ami. La publication d’Aïssé et des Dernières Chansons fut onéreuse pour lui. « Savez-vous ce que Aïssé et Dernières Chansons auront produit à l’héritier de Bouilhet ? écrivait-il à George Sand. Tout compte fait, il aura à payer quatre cents fraucs. Je vous épargne le détail de la chose, mais c’est ainsi. Et voilà comme la vertu est toujours récompensée. Si elle était récompensée, elle ne serait pas la vertu… »[31].

Il ne se décourageait point pourtant. Il s’agissait de placer cinq actes en prose, dûs à sa plume et à celle de son ami, le Sexe faible’. Le Vaudeville, la Comédie française, l’Odéon, le Théâtre de Cluny, le Gymnase reçurent successivement sa visite. La correspondance échangée avec George Sand nous fait connaître les déboires de l’auteur de Salammbô.

26 mai 1874. «… Le Sexe faible, reçu au Vaudeville par Carvalho, m’a été rendu par ledit Vaudeville et rendu mêmement par Perrin, qui trouve la pièce scabreuse et inconvenante. « Mettre un berceau et une nourrice sur la scène des Français ! » y pensez-vous ! Donc, j’ai porté la chose à Duquesnel qui ne m’a point encore (bien entendu) rendu de réponse[32]. »

La réponse vint enfin. Le 3 juillet 1874. G. Flaubert écrivait à George Sand : «… Il m’a fait remettre le manuscrit du Sexe faible par l’intermédiaire de la direction du théâtre, sans un mot d’explication ; et, dans l’enveloppe ministérielle, se trouvait une lettre d’un sous-chef qui est un morceau ! Je vous le montrerai. C’est un chef-d’œuvre d’impertinence. On n’écrit pas de cette façon-là à un gamin de Carpentras apportant un vaudeville au théâtre Beaumarchais[33]. »

Le Sexe faible eût été représenté vraisemblablement au théâtre de Cluny. La crainte d’un insuccès dû à l’insuffisance des acteurs engagea Flaubert à retirer le manuscrit de ce théâtre qu’il qualifiait de boui-bouis.

Une lettre du 2 décembre 1874 nous l’apprend formellement : « … Je l’ai retiré de Cluny, il y a huit jours. Le personnel que Weinschenk me proposait était odieux de bêtise, et les engagements qu’il m’avait promis, il ne les a pas faits ; mais, Dieu merci, je me suis retiré à temps. Actuellement, ma pièce est présentée au Gymnase. Point de nouvelles, jusqu’à présent, du sieur Montigny[34]. »

Flaubert ne put s’entendre avec le Gymnase. Il commençait d’ailleurs à douter du succès de sa comédie à la représentation. M. Émile Zola et quelques amis trouvaient l’agencement de la pièce très-faible, en dépit d’une idée ingénieuse et de scènes excellentes.

Gustave Flaubert ne fut point plus heureux avec une féerie, le Château des Cœurs, composée vraisemblablement en 1866, et à laquelle Louis Bouilhet, en société avec M. Charles d’Osmoy, avait collaboré. Quoique l’idée de cette féerie et la majeure partie des scènes doivent être attribuées à Gustave Flaubert, le Château des Cœurs se rattache à la vie littéraire de Louis Bouilhet et, à ce titre, il mérite au moins quelques lignes. M. Maxime Ducamp nous raconte d’une façon plaisante la genèse du Château des Cœurs. Flaubert, dit-il, avait imaginé d’écrire une féerie où il essaya de déployer un comique inconnu jusqu’ici « … Cette idée s’était emparée de lui tout entier. Il ne parlait que la Féerie, m’en racontait des scènes, m’en expliquait le mécanisme et n’arrivait pas à me convaincre qu’il ne perdît pas son temps. Au lieu des vieux trucs des théâtres populaires, au lieu des tables qui deviennent des fauteuils et des lits qui se changent en nacelles, il avait inventé tout un système nouveau qui, seul, condamnait sa pièce à n’être jamais représentée, car la mise en scène eût ruiné la direction. C’était l’image même exprimée par le dialogue qui devenait visible et ne formulait matériellement aux yeux des spectateurs. Ainsi, un père cherche son fils, le trouve dans un café, buvant et fumant ; il s’irrite et lui dit : « Tu n’es qu’un pilier d’estaminet ; » à l’instant, le jeune homme devient un pilier et forme un des linteaux de la porte. — L’idée en elle-même était ingénieuse, mais elle bouleversait tellement les habitudes théâtrales qui, en pareille matière, tiennent médiocrement compte du travail littéraire et le subordonnent aux effets de mise en scène, qu’elle devait être considérée comme une innovation trop coûteuse et, par conséquent, inadmissible. Seul, Flaubert n’était pas capable d’agencer une pierre, d’en supprimer les développements auxquels il excellait et que repousse l’objectif dramatique. Il savait qu’il existe un art nouveau, l’art de combinaisons ; il avait entendu un de nos camarades, qui eut quelques succès au Vaudeville et aux Variétés, dire : « Je prouverai, quand on voudra, que Shakespeare n’a jamais su faire un drame » ; il savait que pour mouvoir les personnages dans des conditions acceptables, il faut ce que l’on nomme justement des ficelles ; mais, cet art, il l’ignorait ; ces ficelles, il ne les connaissait pas. Il s’adressa à l’un de ses amis, au comte X… dont quelques œuvres avaient réussi au théâtre. En outre, dans une féerie, les couplets, pour me servir du vieux mot, sont de rigueur, et j’ai déjà dit que Flaubert n’avait jamais pu mettre un alexandrin sur ses pieds ; toutes les fois qu’il avait voulu s’essayer à la poésie, il avait fait de la prose cadencée, mais de vers point ; il avait donc besoin d’un poète ; naturellement, il choisit Louis Bouilhet.

Tous les trois se mirent à l’œuvre. Flaubert seul y avait de l’ardeur ; Bouilhet rêvassait ; le comte X… cherchait à fuir. Quand il s’agissait de littérature, Flaubert n’entendait pas raillerie et il traitait ses collaborateurs avec quelque sans-façon. Il leur envoyait des ordres de service comme pour une répétition théâtrale et n’était point satisfait lorsque l’on arrivait en retard. Bouilhet, assez soumis, ne se faisait pas trop attendre. Il n’en était pas de même du comte X…, que ce genre de travail passionnait peu et qui imaginait toutes sortes de subterfuges pour s’y soustraire. Un jour, il se présenta la tête embobelinée d’une marmotte, un gros paquet de coton sur la joue, gémissant et abattu par une rage de dents. Flaubert, irrité à la fois et attendri, leva la consigne et lui permit de s’en aller. Le comte X… ne se le fit pas répéter ; il partit ; mais, dés qu’il eut dépassé la porte, il mit la marmotte dans sa poche et alla se promener. C’était un effet de scène, comme on eût dit dans la féerie… »

Cette anecdote est plus ou moins authentique ; mais elle peut servir à indiquer la part considérable que Flaubert eut dans la composition de la féerie, combien il avait le travail tyrannique et comment il savait l’imposer aux autres… « Il était homme à enfermer un collaborateur et à le maintenir sous clé jusqu’à ce que la tâche fut achevée… »

Ce fut une véritable odyssée que le voyage de cette féerie vers un théâtre hospitalier, à travers les dédains de Marc-Fournier, de Jules Noriac, de Hostein et autres directeurs de théâtre, jusqu’au jour où la Vie moderne, une revue illustrée, recueillit la pauvre vagabonde. En dépit de ses pérégrinations infructueuses, la féerie trouva presque son théâtre : elle eut presque ses décors et ses acteurs, grâce à des illustrations dues à Chéret, Lavastre jeune, Chaperon, A. Rubé, Carpezat et Daran. Henry Scott inventa la maquette d’un rideau d’une bizarrerie charmante ; Daniel Vierge et Eug. Gourboin essayèrent de donner à chaque personnage sa figure, son costume, son geste, son allure. Coïncidence bizarre ! Flaubert mourait, pour ainsi dire, le jour même où il achevait de publier l’œuvre à laquelle avait collaboré Bouilhet !

Lorsque deux comédies en prose, le Panier de Pêches, en un acte, et le Sexe Faible, auront été éditées, l’œuvre complet de Bouilhet sera, pour ainsi dire, connu. Les curieux pourront aussi souhaiter la publication du premier acte du Pèlerinage de Saint-Jacques, drame en vers et dix tableaux. Ce drame à peine commencé n’était pas seul en projet, Bouilhet méditait aussi deux poèmes : l’un intitulé le Bœuf, pour peindre la vie rustique du Latium ; «… l’autre le Dernier Banquet, aurait fait voir un cénacle de patriciens qui, pendant la nuit où les soldats d’Alaric vont prendre Rome, s’empoisonnent tous dans un festin, en disant la grandeur de l’Antiquité et la petitesse du monde moderne. De plus, il voulait faire un roman sur les païens du Ve siècle, contre-partie des Martyrs, mais, avant tout, son Conte chinois, dont le scénario est complètement écrit ; enfin, comme ambition suprême, un poëme résumant la science moderne et qui aurait été le de naturâ rerum de notre âge… »[35]


CHAPITRE DEUXIÈME


Un tableau de la Rome païenne sous les Césars. — « Melœnis. » — Les personnages, le sujet et le style. — Originalité du poëme. — Une promenade dans Rome. — Deux lignes de Gustave Planche.


Voulez-vous voir un tableau complet de la Rome païenne sous les Césars avec sa corruption, sa débauche et ses élégances ? — Lisez Melœnis. C’est un poëme exquis, d’une délicatesse raffinée. Si vous êtes un gourmet littéraire, vous y trouverez des mets d’un autre genre, peut-être, mais tout aussi appétissants que ceux du cuisinier Bacca, l’un des héros de l’histoire ; car c’est un conte que ce poëme. Permettez-moi de vous présenter les acteurs : voici Paulus, un rhéteur beau comme le jour, et Melœnis, une danseuse ; voilà Marcius, un édile gourmand et ventru, sa fille Marcia, et Staphyla, une sorcière. Mettez comme comparses : Polydamas, un maître d’éloquence ; Pentabolus, un légionnaire ; Mirax, un lutteur ; Coracoïdès, un bouffon ; Stellio, un parasite comme il y en a tant, et l’empereur Commode, — et vous aurez au complet la liste des personnages qui vont animer le monde évoqué par le poëte.

Mais prenez garde ! C’est souvent dans de mauvais lieux que nous allons pénétrer,

Ille locus casti damna pudoris habet… ;

C’est dans les bouges où vient ouvrir au passant un homme fardé, aux cheveux frisés, — où sous la lampe fumeuse, l’œil étincelant, la gorge nue, parée d’un collier de métal, danse quelque fille d’Espagne ou d’Orient. C’est dans le ténébreux sanctuaire de quelque sorcière escortée d’un renard, au milieu de serpents, d’oiseaux de nuit, de squelettes grimaçants, de coupes pleines de cumin ou des sucs mortels de Colchide. C’est dans le triclinium élégant d’un patricien où l’orgie digne des Lucullus, ou des Trimalcion, se prolonge avec des raffinements inouïs de volupté. C’est dans la taverne basse où chantent les histrions, jouent aux dés les soldats pour le coup de Vénus, mangent les muletiers aux épaules épaisses, à la joue rutilante et colorée, et dorment les buveurs attardés ; où d’une voix vineuse, au milieu des hoquets de ses interlocuteurs, un vieux légionnaire raconte ses exploits et… bien d’autres encore. Voici les lieux où le poëte nous convie.

Le sujet du poëme tiendrait, pour ainsi dire, dans le creux de la main. Melœnis est une danseuse des carrefours de Suburre. Le hasard d’une nuit a fait tomber dans ses bras le beau, l’habile rhéteur Paulus, le fils clandestin d’un sénateur, élevé par la sorcière Staphyla, Paulus, le favori de Marcius l’édile. Marcia, la fille de l’édile, est aimée du rhéteur, qui a su lui plaire. Le père surprend nos deux amants lors d’un rendez-vous ; et Paulus, pour éviter la colère du puissant patricien, est obligé de fuir et de se cacher. La rencontre fortuite du gladiateur Mirax fait du rhéteur un gladiateur fameux auquel nul champion ne résiste, pas même ceux de Varolus. Enchanté de sa force et de son adresse, Commode lui prodigue ses faveurs et va jusqu’à le faire préfet aux gardes du prétoire. Paulus profite des caprices de l’empereur pour forcer l’édile à lui donner Marcia en mariage. L’union va s’accomplir, mais Paulus a compté sans la jalousie de Melœnis qu’il a dédaignée. La danseuse, qui a juré la perte de son ancien amant par le fer ou par le poison, a recueilli les dernières paroles de la sorcière Staphyla mourante. Elle paraît, et révèle le secret de la naissance de Paulus : il est le fils de Marcius et le frère de Marcîa. Le mariage n’aura pas lieu. Melœnis a reconquis Paulus. Le rhéteur et la danseuse vont quitter Rome ensemble, lorsque Pentabolus, à qui dans un mouvement de haine contre son oublieux amant, Melœnis, pour prix de ses faveurs a fait promettre de tuer Paulus, arrive dans l’ombre et le poignarde.

Sur ce canevas léger, l’auteur de Melœnis a su étendre une broderie étincelante aux couleurs variées et au dessin finement étudié. C’est une étude réaliste des mœurs romaines, comme disait Gustave Flaubert ; c’est un vrai tableau de la vie sous les empereurs, où une connaissance sérieuse de l’Antiquité latine se plie avec charme aux caprices de la fantaisie.

Bouilhet a peint en larges traits cette société en décomposition succombant à force de jouissance, d’excès et de raffinements dans le luxe et la débauche. La gangrène est en train de faire son œuvre. En attendant, toute science est inutile, si elle n’a pour but le plaisir ; toute gloire est vaine hormis celle qu’on retire du faste de ses fêtes ; tout travail est indigne, s’il n’amène quelque volupté à sa suite. Le despotisme impérial a su abaisser le caractère des patriciens ; l’empereur l’ordonne, ils feront les choses les plus basses comme les plus vils affranchis. Le parasite règne en maître chez ces descendants dégénérés des Caton et des Fabius. Place au rhétheur gonflé d’une sotte importance ! Place au prétorien dont la brutalité a pour théâtre la taverne et la voie publique ! Place au gladiateur dont on a besoin pour avoir des émotions, au bouffon dont on a besoin pour rire ! Place au cuisinier, le premier des fonctionnaires ! Tout ce monde, à la voix du poète, s’anime sans effort, vit, converse et meurt avec naturel. Le poète présente ses personnages, il les conduit et les fait parler. Mais point de déclamation ! point de lieux communs de morale et de philosophie historique ! Il s’efface si bien derrière ses héros que sa personnalité disparait. C’est ce qui fait l’originalité de son œuvre.

On a répété à satiété que Melœnis était un pastiche de la manière d’Alfred de Musset dans certaines de ses poésies. Cette critique exaspérait Gustave Flaubert ; il s’en indignait et avec raison. S’il y a des critiques à faire, il faut les chercher ailleurs. L’ensemble de l’œuvre manque peut-être de ces reliefs puissants qui mettent un ouvrage au-dessus de toute discussion, mais les détails sont ciselés avec tout l’art original d’un orfèvre émérite. Aussi peut-on dire que c’est le plus beau joyau de l’écrin poétique de Louis Bouilhet. « La boutade s’y trempe dans l’amertume du sarcasme[36] », la caricature y perd sa vulgarité par l’érudition, l’ironie y prend je ne sais quelle finesse en passant par le rictus des masques antiques. Tout est présenté d’une façon pittoresque, tout s’enchaîne par des transitions presque toujours heureuses, pleines d’humour et d’un persifflage de bon goût. Ce qui fait encore l’originalité de ce conte, c’est que l’intrigue enlace bien toutes ses parties et les groupe sans effort dans un ensemble harmonieux. C’est pourtant une œuvre de longue haleine où la description, le récit, le dialogue alternent sans monotonie, malgré la strophe de six vers à rimes triplées choisie par l’auteur. Tout est fondu comme ton et comme couleur, rien n’y détonne, et le style y conserve du début à la fin une flexibilité remarquable. Quand Paulus, par exemple, quitte le triclinium de Marcius pour guetter dans les jardins la venue de la fille de l’édile, le vers, qui naguère encore décrivait avec un sérieux comique les bizarres somptuosités de la cuisine d’un patricien gourmand et les folies de ses convives, devient tout-à-coup tendre, passionné, langoureux ; la strophe, qui reflétait le rouge éclat de la salle du festin et respirait comme une odeur d’orgie, semble s’azurer des lueurs bleuâtres du clair de lune filtrant à travers les feuillages et s’imprégner des brises d’une nuit tiède et parfumée.

Si le poëte prend un grand soin de la forme, il ne se laisse pas séduire par le bruit des mots. On sent, dit Gustave Planche, qu’il a étudié l’Antiquité. Il a vécu dans l’intimité des grands écrivains de cette Rome qu’il décrit et même des auteurs de la décadence. La ville lui est aussi familière que la campagne romaine ; il s’y est promené souvent avec Virgile et Horace, avec Ovide, avec Tibulle, Catulle et Properce. Juvénal fut parfois son compagnon, (ne peut-on pas trouver pire compagnie ?) Il connaît le pont Fabricius où l’on allait de préférence se noyer, le Ludus Æmilius, école de gladiateurs, prés de laquelle étaient des ateliers de statuaires, les cimetières de l’Esquilin hantés par les loups et les sorcières qui parfois composaient des philtres avec le foie et la moelle des os desséchés d’un adolescent enterré vivant.

Avec lui, nous revoyons le Vélabre où se donnaient rendez-vous toutes les élégances et les corruptions de la vie romaine, le Forum où se trouvaient le Janus Moyen, lieu principal de réunion des gens d’affaires, le Putéal de Libon et, près des Rostres, la statue de Marsyas, au pied de laquelle se réunissaient les avocats. Suivons notre guide. Voici le quartier des libraires, près de l’Argiletum et de la Suburra, le Cirque[37], les théâtres où « les femmes se précipitaient comme des légions de fourmis et des essaims d’abeilles »[38]. Voici le Champ-de-Mars, le soir le théâtre des entretiens amoureux, le jour le rendez-vous de la brillante jeunesse. Voyez ! Ce ne sont que cavalcades qui se croisent, prouesses de nageurs dans le Tibre, exercices de force et d’adresse, luttes, courses, jeux de la balle et du cerceau. Les rires agaçants des jeunes filles partent de tous les coins de la rue. Nous passons au milieu des fardeaux portés et traînés par les esclaves, des grues qui élèvent des poutres et des pierres, des files de chars funèbres, des voitures apportant les provisions : le blé, l’huile et le vin ; nous rencontrons la litière du nouveau consul, et nous rôdons à la tombée de la nuit dans le Cirque livré aux prédictions des charlatans[39].

… Fallacem Circum, vespertinumque perrero
Sæpe Forum ; assisto divinis…

N’êtes-vous pas content de votre guide ? Ne vous-a-t-il pas montré, au matin, le panorama éblouissant de Rome ? Ne vous a-t-il point fait passer quelques bonnes heures en sa compagnie ? N’a-t-il pas su faire surgir devant vos yeux tout ce monde romain, comme une de ces îles enchantées que la baguette magique de Prospero évoque du sein des mers ? Remerciez-le, au lieu de lui dire qu’il imite plus ou moins agréablement Alfred de Musset, quelles que puissent être toutes les différences de facture, de poétique et de tempérament qui distinguent ce poète du nôtre. Admirez donc sans crainte, et sans vous faire prier, le style, le mode de composition et le sentiment qui caractérisent Melænis.

Le caractère des personnages du drame se soutient avec unité et se dessine vigoureusement par le contraste. Paulus, ce rhéteur comédien et d’humeur vagabonde, parasite de Marcius, et à l’occasion hôte des tripots borgnes de Suburre, ne nous surprend point quand il endosse la cuirasse et ceint le glaive de l’histrion. On comprend facilement la réponse que fait tout d’abord à Commode l’édile gourmand, le maître de Bacca l’unique, quand l’empereur lui ordonne de marier Marcia à son gladiateur favori. Marcia reste pure et touchante dans son naïf amour pour ce rhéteur indigne de son affection, dans sa joie d’épouser celui qu’elle aime. Elle ne fait que paraître un moment, comme une blanche vision, au milieu des myrtes courbés en arcades, des lierres et des rosiers du jardin de son père, sous un rayon de lune. Hélas ! la pauvre enfant ! quand l’hymen s’apprête, quand ses femmes l’entourent pour la parer et la conduire vers son futur époux, elle ne soupçonne pas la cruelle révélation qui l’attend.

Avez-vous vu parfois, sur une coupe antique,
Entre deux beaux festons d’acanthe sinueux,
Diane chasseresse, avec ses longs cheveux,
Quand elle sort du bain, et, baigneuse pudique.
Livre aux nymphes des bois sa gorge magnifique.
Et ses pieds nus, mouilles par les flots amoureux !

Telle et plus jeune encor, près d’une eau qui murmure.
Dans un bassin de marbre aux contours ciselés.
Frémissante, et les yeux par ses grands cils voilés,
Marcia souriait ; sous sa blanche parure.
Une esclave, avec art, attachait la ceinture,
L’autre, les brodequins de perles étoilés.

Ses longs cheveux tombaient comme ceux des vestales,
Séparés par le fer en six tresses égales,
L’anneau serrait son doigt, et du coffre odorant,
Les matrones tiraient le voile de safran,
Avec la pièce d’or des fêtes nuptiales,
Et le fuseau qui dit : « Travaillez en aimant ! »

Ainsi qu’un arc tendu, sur son œil qui pétille.
Son sourcil se courbait par le pinceau tracé ;
Entre ses dents d’émail un souffle cadencé
Glissait comme la bise au bord d’une coquille ;
Un petit serpent vert dont la tête frétille
Entourait son bras nu, d’un bracelet glacé.

Des toiles de Milet, des tuniques traînantes,
Parmi les beaux colliers sur les tables épars.
Déroulaient à longs plis leurs teintes chatoyantes ;
Les couronnes de fleurs riaient de toutes parts ;
C’était un bruit confus d’étoffes ondoyantes,
Et mille reflets d’or à troubler les regards…

Le tableau n’est-il pas délicieux ?

À côté de Marcia, tantôt dans l’ombre, tantôt dans la lumière se détache la figure de Melœnis, la danseuse à l’amour implacable, aux ardeurs dévorantes, qui fait tour-à-tour de Paulus son idole ou l’objet de sa haine…

… Telle, au temps des amours, la cavale numide,
Flairant l’amant sauvage, à la croupe splendide
Frissonne et sonde au loin les feuillages bruyants…

C’est elle qui dit :

· · · · · · · · · · Je suis la courtisane impure !
La foule aux mille pieds, comme sur un chemin,
A marché sur mon cœur ; mais, malgré sa souillure,
J’en garde encore assez pour en mourir demain…

Elle a quelque chose de farouche et de sauvage. Hernani s’écrie :

… Oui, de ta suite, ô roi ! de ta suite ! — j’en suis !…
Va ! je suis là, j’épie et j’écoute, et sans bruit
Mon pas cherche ton pas et le presse et le suit.
Le jour tu ne pourras, ô roi, tourner la tête
Sans me voir immobile et sombre dans ta fête ;
La nuit tu ne pourras tourner les yeux, ô roi.
Sans voir mes yeux ardents luire derrière toi… ![40].

À son tour, Melœnis interpelle ainsi Paulus :

… Paulus, tu peux aller, souriant et parjure,
Je te suivrai partout, je t’atteindrai toujours !

Je te suivrai si près, qu’en marchant, mon haleine
Ira dans tes cheveux, de parfums ruisselants,
Toujours derrière toi, par la ville ou la plaine,
Mon pas retentira ; mes yeux étincelants
Te verront dans la nuit, ô Paulus ; et ma haine
Étreindra ta jeunesse, en ses réseaux brûlants !

Comme la tombe aux morts je te serai fidèle !
Je suis à toi ! je suis ton génie envieux ;
Je ne te cherchais pas, quand tu vins, curieux,
Me trouver dans cette ombre où mon passé m’appelle…
Je dansais dans la rue, insouciante et belle,
Et j’avais, chaque soir, des fleurs dans mes cheveux !

Comme un ruisseau chantant qui court par les prairies,
Mon cœur se répandait en ses bonds incertains ;
Regarde, maintenant, j’ai mes lèvres flétries.
Mon visage a pâli, mes yeux se sont éteints,
Et tu jurais d’aimer, à ces heures chéries,
Où pour un seul baiser j’ai livré mes destins !

Ah ! ah ! tu croyais donc m’échapper ? Cette idée
Te vint de me laisser, ton désir assouvi.
Comme on jette aux bouffons une coupe vidée.
Comme on brise un hochet après qu’il a servi !
La chose, par Hercule, était bien décidée !
Et peut-être, en effet, que la matrone a ri !…

Insensés ! j’étais là, seule, dans l’ombre obscure.
Je comptais vos soupirs et vos joyeux serments ;
Le piège était tout prêt, j’attendis sans murmure,
La trahison veillait sur vos embrassements ;
J’ai ramassé cet or aux fanges de Suburre ;
J’avais la haine au cœur et j’ai dansé longtemps !…

Avec de pareils sentiments chez Melœnis, le dénouement du conte n’a rien qui nous étonne. La danseuse retournera aux bouges de Suburre, la haine au cœur, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé le poignard implacable de Pentabolus.

Marcius, comme pour faire contraste avec la danseuse, se présente avec des traits d’un comique de bon goût. On le voit, quand il sort de la salle du festin, la figure enluminée, soufflant comme un phoque et prêt à éclater comme un cratère. À sa voix, les invités, les serviteurs accourent des torche à la main ; c’est une mêlée, une confusion générale où deux esclaves restent sur le carreau. Pauvre Marcius ! la fin que lui donne le poëte, une indigestion, est bien celle qui lui convenait ; et il est fâcheux que le nain Caracoïdès ne soit plus là pour prononcer son oraison funèbre, Caracoïdès qui disait si bien, penché sur les cadavres des esclaves tués par Marcius, dans sa fureur de brute :

… Dormez ! la nuit est belle et la brise embaumée !
Un bon lit vous attend, sur le mont Esquilin !
Vous ne porterez plus la chaîne accoutumée.
Vous ne tournerez plus la meule du moulin !
À toutes vos douleurs la barrière est fermée,
Citoyens de la tombe, affranchis du destin !…

Tel est, dans son ensemble, comme il nous apparaît, ce poëme de Melœnis, où vibre l’écho des orgies des Saturnales, où se cachent les mystères des belles nuits d’été de la Rome antique, où se répandent les parfums qui montent du Tibre au Champ-de-Mars sur l’haleine des vents du soir. L’auteur pouvait être fier de son œuvre et jeter aux éplucheurs de mots ce jugement de Gustave Planche, qui en vaut bien un autre : « … Deux pages de Melœnis prises au hasard suffiraient pour marquer son rang… »


CHAPITRE TROISIÈME


Une citation de Buffon. — « Les Fossiles ». — Un poëme antédiluvien. — De la poésie scientifique. — Les précurseurs de Bouilhet. — Grandeur du sujet des « Fossiles ». — Le plan du poëme. — Une transcendante utopie. — Les nothosaures, les paléothériums, les mylodons, et la poésie. — Les théories scientifiques de Bouilhet et le Darwinisme. — Les mérites du poëme. — Le « de naturà rerum » de Lucrèce.


« Comme dans l’histoire civile, on consulte les titres, on recherche les médailles, on déchiffre les inscriptions antiques, pour déterminer les époques des révolutions humaines et constater les dates des événements moraux ; de même, dans l’histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments, recueillir leurs débris, et rassembler en un corps de preuves tous les indices des changements physiques qui peuvent nous faire remonter aux différents âges de la Nature. C’est le seul moyen de fixer quelques points dans l’immensité de l’espace, et de placer un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du Temps… » Voici presque le langage d’un poëte. Ces paroles de Buffon nous revenaient à la mémoire, quand nous fermions l’un des poëmes de Bouilhet. À son tour, il a voulu remonter la série des siècles antéhistoriques, planter quelques jalons dans l’effrayante immensité de l’espace et du Temps. Il lui a semblé que les âges passés, et même les âges futurs ! devaient révéler leurs secrets à la curiosité inquiète et hardie du poëte.

Il a écrit Les Fossiles.

Les Fossiles ! Il faut une certaine audace pour intituler un poëme Les Fossiles. « — S’occuper avec les savants des mondes primitifs, passe encore ! mais s’en occuper avec un poëte ! Qu’y a-t-il à gagner à semblable besogne ? Que nous apprendra-t-il ? Qu’y a-t-il de commun entre la Science et la Poésie ? » — dira l’un. « — Les Fossiles ! de la poésie antédiluvienne ! que ce doit être ennuyeux ! » — dira l’autre. Sans se déconcerter, Bouilhet s’est mis à l’ouvrage, et de son labeur est né un poëme remarquable, unique peut-être par le genre et la forme dans notre littérature. C’est l’œuvre la plus difficile qu’aît tentée un poëte », s’écriait Théophile Gautier. On n’a pas toujours rendu justice aux Fossiles, Naguère encore M. Caro, dans une étude intitulée la Poésie scientifique au XIXe siècle, en parlant du poëme philosophique, la Justice, de M. Sully-Prud’homme, disait que c’est pour la seconde fois dans l’histoire des lettres françaises que se produit la tentative sérieuse d’une poésie scientifique. Il passe en revue les poëtes qui ont essayé de retremper l’inspiration à cette source merveilleuse de la Science, mais il a soin de ne point parler de Louis Bouilhet. N’en déplaise à M. Caro, cet oubli est souverainement injuste ; car le poëme Les Fossiles a pu sans exagération être appelé par Gustave Flaubert « le seul poëme scientifique » de toute la littérature française.

Lorsque Bouilhet en traça le plan et se mit à l’écrire, il n’était point sans prévoir les difficultés de sa tâche, mais il avait aussi conscience de sa valeur. Pour l’encourager, d’illustres exemples étaient présents à sa mémoire. Il savait que Virgile avait pu dans ses Bucoliques. résumer harmonieusement une véritable cosmogonie[41]. Horace, il ne l’ignorait point, avait su également dans ses vers chanter d’une façon poétique « les Fastes » du Monde et faire la première histoire des sociétés[42]. Notre poëte n’avait-il pas encore l’exemple d’André Chénier, de Lebrun, de Chenedollé, et de Fontanes dans sa première jeunesse ? Il savait que l’idée d’un nouveau de naturà rerum avait toujours hanté le puissant cerveau de Goethe. Y a-t-il, après tout, dans l’histoire des premières époques de la Nature, la naissance et les destinées de l’Homme, un sujet tellement anti-poétique ? Après Lucrèce, après Virgile et Horace, Bouilhet a prouvé le contraire. « L’imagination seule peut retracer l’histoire de l’Humanité primitive. »[43] C’est parce que l’histoire des premiers âges du Monde et la pénétration, pour ne pas dire l’histoire de l’Avenir, sont encore à l’état d’enfance et réduites aux hypothèses, que le sujet n’est pas rebelle à la poésie. Il n’a point encore pour écueils la rigueur inflexible des méthodes, l’aridité des formules, l’application de l’instrument de précision à l’observation des choses et des faits, la déduction logique de lois proscrivant l’imagination[44]. « La poésie de la Science est bien à l’origine : les Parménide, les Empédocle, les Lucrèce en ont recueilli les premières et vastes moissons. Arrivée à un certain âge, à un certain degré de complication, la Science échappe au poëte, le rythme devient impuissant à enserrer la formule et à expliquer les lois… »[45].

D’ailleurs, avec la recherche de l’origine de l’Homme, de ses destinées et de l’avenir du Monde, l’horizon du poëte s’est élargi d’une façon singulière ; les problèmes les plus attachants et les plus redoutables offrent au penseur leurs inconnues, et les questions viennent se presser dans son esprit pour demander des solutions que le cœur appelle et redoute à la fois. L’Univers a-t-il un but idéal, ou fils du hasard, va-t-il au hasard, sans qu’une conscience aimante le suive dans son évolution ? À l’origine, quelque chose de divin fut-il mis en lui ? À la fin, un sort plus consolant lui est-il réservé ? Nos instincts profonds de justice sont ils un leurre ou la dictée impérieuse d’une volonté qui s’impose ? « …Vérité ou chimère, le rêve de l’Infini nous attire toujours, et, comme ce héros d’un conte celtique, qui, ayant vu en songe une beauté ravissante, court le monde toute sa vie pour la trouver, l’homme, qui un moment s’est assis pour réfléchir sur sa destinée, porte au cœur une flèche qu’il ne s’arrache plus… »[46].

De ces problèmes moraux et de ces problèmes physiques, Bouilhet n’a-t-il rien négligé ? A-t-il eu pour guide les dernières hypothèses de la science contemporaine, ou n’a-t-il fait que suivre les théories plus anciennes sur la formation du Monde, sur la création des végétaux et des animaux, et sur la permanence des types ? Comment expliquera t-il la naissance de l’Homme ? Comment nous montrera-t-il l’Humanité se dégageant peu-à-peu des étreintes de la vie animale, la tribu groupant la famille, la cité s’organisant, l’industrie commençant à se développer, la Civilisation chassant la Barbarie et luttant de nouveau avec elle ? Quelles destinées réservera-t-il aux êtres créés et en particulier à l’Homme ? Ces questions se pressent sur les lèvres, quand on évoque par la pensée les mondes disparus, leurs paysages étranges, leur flore et leur faune monstrueuses.

Le poëme commence par un tableau du monde primitif. Des nuages humides enveloppent l’univers ; le soleil immense est pâle. Aucun bruit ne se fait entendre sur la terre ou dans les espaces qui l’environnent. Ici des granits énormes, là des mousses et des lichens. L’éclair luit par intervalles, et le grondement des volcans mal éteints répond parfois aux détonations de la foudre. Tantôt, c’est le jour, tantôt c’est la nuit.

Les siècles désolés se succèdent.

Cependant le soleil devient plus brillant ; la végétation paraît, et la nature dépense sa force en torrents de verdure[47]. Les arbres croissent, les bois se forment, des arômes inconnus se dégagent ; tout germe sous la chaleur du soleil. L’arc-en-ciel se dessine à l’horizon, et le bruit des feuillages se mêle au bruit des flots. Voici dans les varechs les oursins étoilés, les fleurs d’écailles, (1) les plantes voraces, et les grands polypiers. Un monstre aux flancs livides et gluants, au ventre ridé, aux pattes monstrueuses et écaillées, au museau grêle et difforme, s’arrête au bord du rivage et pousse avec force un long mugissement, premier cri de la vie qui va se perdre au fond des solitudes. Voici les madrépores blancs, les éponges, les algues, les tortues et les crabes. Tout cela s’agite, pendant que les bambous, les zamias et les mousses frissonnent sous le vent.

Puis, naissent des monstres de toute espèce aux formes les plus bizarres ; entre eux ce ne sont que des combats sans cesse renaissants.

Peu-à-peu l’air devient plus doux, le ciel rayonne, tout tressaille, tout bourgeonne et fleurit. Dans les halliers ce ne sont que parfums et bourdonnements. Le soleil éclaire un monde gigantesque : pins aux grappes roses, lianes, cyras, bananiers au feuillage pouvant abriter une colline, limaçons bossus, fourmis, lézards, abeilles, libellules, papillons d’azur et de carmin répandant du bout de l’aile les calices énormes des grandes fleurs sur la mousse sauvage. L’araignée tend sa toile du bout d’une colline à l’autre. La vie se répand avec intensité ; les oiseaux fendent les airs dans leur course rapide, les animaux peuplent peu-à-peu les forêts et les plaines.

Enfin ! voici l’Homme !

Comme un germe fatal par la vague apporté,
Au bord des grandes eaux quand l’Homme fut jeté,
Il roula, vagissant, sur la plage inconnue.
La pluie aux flots glacés inondait sa peau nue…[48]
… Il se traîna d’abord, sous les forêts désertes,
Dont les dômes flottaient comme des tentes vertes ;
Puis, quand la faim première aboya dans ses flancs.
De l’yeuse sauvage il secoua les glands[49] ;

Arrachant aux bambous la liane en spirales,
Il serra sous ses pieds l’écorce des sandales ;
Et pour tout vêtement, sur son dos large et fort
Attacha des grands bœufs la peau fumante encor[50] !
Il s’étendait, la nuit, sous les cavernes creuses[51].
Là, durant le frisson des heures ténébreuses,
Peuplant de son effroi l’immensité des Cieux,
Dans le bois et la pierre il se tailla des dieux.....
... Longtemps, pasteur nomade, il marcha par le monde,
Déployant au soleil sa maison vagabonde,
Tandis qu’à ses côtés les chameaux, à genoux,
Dans la citerne fraîche allongeaient leur col roux !
Lorsque la nuit bleuâtre avait tendu ses voiles,
Il suivait, par les Cieux, le troupeau des étoiles,
Et, dans sa langue étrange, aux sons rauques encor
Du nom de ses béliers nommait les astres d’or[52] !
Parfois, au bruit lointain des ondes cadencées.
Sentant battre en son cœur l’aile de ses pensées,
Il allait éveillant, sous son souffle amoureux,
La musique endormie au fond des roseaux creux[53] !
Il se penchait, parfois, sur la berge des rives.
Rayant le sable fin de lignes fugitives,
Et la vague, et les vents, emportaient par lambeaux
L’écriture mêlée aux traces des oiseaux.
 
Un jour, il s’arrêta, secouant sur le monde
La poudre et la sueur de sa course inféconde,
Et dans la liberté de son droit souverain.
Bâtit sa tente en marbre et ses dieux en airain !...[54].
... La cité, fourmillante et de tumulte pleine.
Enferma dans son mur la montagne et la plaine ;
Comme un serpent captif, le fleuve aux mille bonds
Se tordit écumeux sous l’arche des grands ponts,

{{#tag :poem|Et les larges vaisseaux, fendant les flots rebelles,

S’échappèrent du port en déployant leurs aîles !…[55]. Il partit avec eux, par la brise emporté[56] ;… … Il entendit alors dans sa force superbe Hennir les passions, comme un troupeau dans l’herbe… Il aima les tambours, les clairons, les cymbales, La bataille emportée au dos blanc des cavales, L’assaut qui monte aux murs avec ses doigts sanglants, Les peuples écrasés sous les palais croulants, Et la mêlée ardente, aux étreintes si fortes Que la terre oscilla sous le pied des cohortes…[57]. … Le monde était vaincu, le Ciel restait encore…..

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L’Homme ne tarda pas à renverser ses idoles ; à la place de ses dieux, il adora ses passions. Le monde ne pouvait être lavé de ses souillures que par le sang d’un dieu. L’Homme peut désormais aspirer à des sommets sublimes, le royaume de l’esprit est établi ; la doctrine de la liberté des âmes est fondée : l’Homme y trouvera désormais un refuge au milieu de l’empire de la force brutale[58]. Aussi il brave les supplices et la mort avec une sorte de volupté. La foi fait des miracles, les Barbares se convertissent,

… Et, dressé sur le monde avec ses bras ouverts
L’arbre du grand supplice abrita l’univers…

Les siècles se succèdent. Voici le Moyen-Âge tout palpitant d’une foi ardente ; voici les Temps Modernes avec l’esprit d’examen et les progrès de la Science. Le poëte chante l’invention de la boussole, la découverte de l’Amérique, les merveilles de l’électricité et de ses applications.

Les révolutions de la science et des états se sont succédées, l’Homme a accompli de grands travaux, mais il est comme blasé de ses œuvres. Une sorte de fatigue s’est emparée de lui, sa raison l’épouvante, le doute l’assaille. Va-t-il être témoin ou victime d’une nouvelle révolution cosmique ? Que va-t-il devenir ? Quelles seront ses destinées ?

Tels sont les redoutables problèmes que se pose le poëte, après avoir dépeint les mondes primitifs et leurs transformations successives. Il a décrit les siècles passés, il entrevoit maintenant les siècles à venir.

La terre a disparu dans les eaux. Dans le vieux lit des mers germe un autre monde sous un nouveau soleil. La nature semble s’éveiller sur le tombeau immense des peuples : le jour est sans nuages et plein d’éblouissements, les brises sont douces. C’est bien le splendide univers qu’ont rêvé les vieux âges. Le monde a fait un pas de géant vers la perfection. Tous les êtres créés attendent joyeusement l’arrivée de leur maître.

Enfin ! le voici ! c’est lui,

… Il vient dans la lumière ! il vient dans l’harmonie !
À l’horizon lointain sa grande ombre a passé !
Et, le sentant venir, la terre rajeunie
Tremble comme la vierge au bruit du fiancé !…

Ce maître, c’est l’Homme régénéré, e cinere suo redivivus. Il a en partage la force, la sagesse et le génie ; il pénètre les secrets de la Nature, et toute la création est son amie sans être son esclave.

… Salut ! être nouveau ! génie ! intelligence !
Forme supérieure, où le Dieu peut tenir !
Anneau mystérieux de cette chaîne immense
Qui va du monde antique aux siècles à venir.

À toi les grands secrets qui, dans l’ombre et le vide,
Échappaient comme un rêve, à l’Homme épouvanté…

Salut ! être nouveau ! mais sache-le bien, ces ossements, ces squelettes à demi-rompus que tu trouveras sur les grèves, ce sont nos débris, des débris d’ancêtres.

… Ces débris ont vécu dans la lumière blonde.
Avant toi, sur la terre, ils ont marqué leurs pas.
Contemple avec effroi ce qui reste d’un monde,
Et d’un pied dédaigneux ne les repousse pas !

C’était le peuple ardent, la race échevelée
Qui lançait son désir à l’assaut de tes droits.
Pour atteindre d’avance à ta sphère étoilée,
Nos cœurs impatients brisaient nos corps étroits.

Nous les voulions aussi tes destins magnifiques !
Pour loger ton bonheur, ô frère glorieux,
Le penseur a bâti des cités pacifiques,
Le poëte a rêvé des îlots merveilleux.

Ils allaient réveillant les âmes assoupies,
Ils montraient de la main l’horizon souhaité.
Et sous le manteau d’or des saintes uopies,
Le monde à son déclin couvrait sa nudité !

Ils ont bu la ciguë et vidé les calices,
Sur le gibet infâme on a cloué leurs chairs ;
Mais ils te souriaient au railie’i des supplices,
Et sont morts l’œil fixé sur ton calme univers.

Ne les méprise pas ! Les destins inflexibles
Ont posé la limite à tes pas mesurés :
Vers le rayonnement des choses impossibles
Tu tendras, comme nous, des bras désespérés…

… Tu n’es pas le dernier ! d’autres viennent encore
Qui te succéderont dans l’immense Avenir !
Toujours, sur les tombeaux, se lèvera l’aurore,
Jusqu’au temps inconnu qui ne doit point finir.

Et quand tu tomberas sous le poids des années,
L’être renouvelé par l’implacable loi.
Prêt à partir lui-même au vent des destinées,.
Se dressera plus fort et plus brillant que toi !

C’est sur cette vision de l’Avenir que le poëte termine la série des splendides tableaux qu’il a fait passer devant nos yeux.

Plaise à Dieu qui préside à toutes les révolutions cosmiques que cette idée d’un Adam nouveau, source d’une humanité graduellement supérieure, que cette brillante apothéose de l’activité et du génie de l’Homme tendant sans cesse à la perfection, ne soit point une transcendante utopie ! Quel que soit le fondement ou le sort de semblables conceptions, elles dénotent chez celui qui a osé s’élever jusqu’à leurs sommets une puissance d’imagination d’autant plus forte qu’il lui a fallu auparavant éviter la sécheresse didactique et laisser l’inspiration prendre son vol au milieu des données de la Science et de mille difficultés. Les paysages du monde primitif sont pleins d’animaux informes, poissons à peine ébauchés, reptiles hideux, énormes amphibies, lézards volants, dragons terrestres et marins, ptérodactyles, plésiosaures, mammouths, mégathériums, mastodontes et autres monstres du chaos s’essayant à la création ; mais le poëte se contente de nous les montrer et se garde bien de leur donner un nom. Voici les nothosaures, les simosaures, les labyrinthodons des terrains triasiques ; ici, les mosasaures, les dinosauriens des terrains jurassiques et crétacés ; plus loin, les paléothériums, les anoplothériums ; là, les mylodons et les rhinocéros des terrains tertiaires. On les reconnaît à leur forme et à leur allure, à leurs amours, à leurs combats à travers les végétaux prodigieux des premiers âges, aux bords d’une mer écumante, dans une atmosphère sillonnée par les foudres d’orages terribles. — Le colossal y heurte le bizarre, le gigantesque s’y mêle à l’étrange, et le tout se détache sur un horizon d’une coloration intense.

Ce n’est pas à dire que Bouilhet ait tenu un compte bien exact des données et des découvertes de la Science. En somme, c’est un disciple plus ou moins infidèle de Cuvier. Pour lui, si l’on peut résumer ses vagues théories, la création est discontinue, la force créatrice fait surgir les espèces végétales et animales à peu près de toutes pièces, complètes et achevées. Il semble expliquer ainsi la succession des formes innombrables qui remplissent les archives géologiques de notre planète, et l’apparition du couple humain, arrivé le dernier pour jouir d’une royauté que les âges lui avaient préparée. Nous sommes loin des hardiesses d’un autre poëte, de Goëthe[59] dont le génie universel semble avoir touché aux idées de certains savants contemporains, lorsque dans les variétés infinies des végétaux et des animaux il ne voyait que des transformations d’un ou de plusieurs types, dans les divers organes qu’un seul et même organe modifié, — et, devinant l’unité dans la diversité, remplaçait partout l’idée de création par celle de métamorphose. Pour Bouilhet. en dépit des tendances de son esprit, les travaux des Gottfried-Reinhold Treviranus et W. Folke de Brème, des Lorenz Oken[60], des Lamarck[61], des Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et des Naudin, ces prédécesseurs des Darwin et des Haëckel ont du être lettre close. Le génie poétique ne lui donne aucune intuition particulière et originale des mystères de la création et des lois présidant au maintien des choses créées. La concurrence vitale, la force de l’hérédité, la sélection naturelle, la corrélation de croissance n’apparaissent nulle part, même d’une façon voilée, comme facteurs dans cette peinture du développement des mondes primitifs, et révolution ne semble appliquée, et bien discrètement encore, à l’homme que dans la suite des âges futurs. Puisqu’il en est encore, à tort ou à raison, aux anciennes théories, Bouilhet aurait dû peut-être montrer d’une façon palpable la main d’un Dieu dans la création et l’ordre admirable dans lequel s’exécutent ses desseins éternels au milieu des phénomènes qui se succèdent dans le monde. Ce Dieu, certains le chercheront, et leur esprit, un instant ébloui par les tableaux du Passé et de l’Avenir qui se succèdent, regrettera de ne point trouver ce principe créateur qui, dans son auguste fécondité et dans une inspiration sans trêve, modèle la nature comme une molle argile.

Était-ce donc une tâche si difficile et si ingrate que celle d’indiquer d’une manière plus précise le principe ou le mouvement des êtres créés ? La langue du poëte était pourtant assez souple et assez harmonieuse. Ses vers hexamètres longs et sonores, d’une facture presque épique, pareils à de molles vagues toujours renaissantes, se déroulent avec une ampleur magistrale dont n’aurait pas fait fi Lucrèce. Le poëme est écrit avec abondance : il se complaît à décrire l’énormité grandiose des spectacles qu’il veut reproduire et la beauté des horizons qu’il ouvre à notre humanité perpétuellement régénérée. Cette qualité devient même quelquefois un défaut. Le début est un peu délayé et terne ; des descriptions vagues et trop longues des paysages du monde primitif se succèdent avec une certaine monotonie ; le poëte s’attarde à décrire les combats des monstres qu’il ressuscite. C’était l’écueil d’un pareil sujet.

Mais tout s’anime, le vague et la monotonie cessent, quand nous voyons apparaître les oiseaux et se multiplier les autres créatures. L’air se répand avec profusion, les eaux ondulent plus mollement, la végétation devient luxuriante, la lumière ruisselle, la vie circule avec une énergie extrême. L’univers va bientôt recevoir son maître. Le maître paraît. Il y a là un tableau sobrement brossé avec des couleurs éclatantes. C’est de la grande poésie servie par un vers plus plein et plus spacieux que d’usage, soufflé d’un seul jet, pour parler comme Sainte-Beuve.

Ces qualités de facture tendent à disparaître, quand le poëte s’élève à la conception d’une humanité supérieure : on entend comme un cliquetis de mots nombreux et d’une sonorité brillante où la pensée flotte indécise. Les voiles de l’Avenir ne se laissent pas impunément entrouvrir, et l’on comprend sans peine que le poëte aît été ébloui lui-même et quelque peu aveuglé par la lumière qu’il découvrait, hardi explorateur ! après avoir plongé dans les ténèbres et le chaos du passé.

En appréciant le style des Fossiles aux bons endroits, nous évoquions le souvenir de Lucrèce. Lucrèce ! un tel nom comme un écho renaissant sans cesse semble encore résonner pour attirer l’attention. Toutes les fois qu’un poëte chante la Nature, Lucrèce, le souverain pontife de son culte, appelle la comparaison et la discussion. — Quelle curieuse étude l’on ferait si l’on voulait rapprocher le poème de natura rerum, des Fossiles. Bouilhet s’est visiblement inspiré du cinquième livre. Chez lui, lorsque la pensée est bien nette, et chez son modèle, c’est, sinon la même hardiesse, au moins la même magnificence, la même vérité de couleur dans la description. Ce n’est pas ici la place d’établir une comparaison entre la science des deux poètes, mais on pourrait montrer que leurs théories physiques et leur sociologie ne sont pas sans avoir quelques points de contact. Par moments, on dirait que l’auteur des Fossiles a voulu dans la précision de son langage scientifique rivaliser avec le vieux poëte latin. Lucrèce n’a pas mieux dit que Bouilhet, par exemple :

Toute forme s’en va, rien ne périt, les choses
Sont comme un sable mou, sous le reflux des causes !
La matière mobile en proie au changement,
Dans l’espace infini flotte éternellement.
La mort est un sommeil, où, par des lois profondes,
L’être jaillit plus beau du fumier des vieux mondes !
Tout monte ainsi, tout marche au but mystérieux,
Et ce néant d’un jour, qui s’étale à nos yeux.
N’est que la chrysalide aux invisibles trames,
D’où sortiront demain les ailes et les âmes…

[62]

Mais quelle différence au point de vue philosophique entre nos deux poètes ! Quelle différence au point de vue de la composition ! Bouilhet ne procède guère que par tableaux ; on ne sent pas souvent vibrer son âme, et l’on peut se demander si ses doctrines ne sont point en résumé qu’un vulgaire et glacial panthéisme. Chez Lucrèce, l’homme apparaît derrière le poëte ; sa poésie est émue, passionnée, humaine. Elle a presque un caractère dramatique. On croit voir, devant un décor immense, s’engager une lutte désespérée où l’esprit humain est aux prises, non plus avec la Fatalité, comme Œdipe, mais avec le problème de notre origine et de notre destinée. On s’attache malgré soi à ce Titan impie dont la grande âme, les erreurs morales, les égarements sincères remuent le cœur. On sent qu’il a connu l’amour, qu’il a épuisé ses peines, qu’il est dévoré par les inquiétudes du doute ; on compatit à sa sombre mélancolie, à son profond dégoût des choses, on le suit dans ses efforts pour percer les ténèbres qui l’enveloppent et pour se frayer un chemin vers la lumière, tour à tour invoquant une puissance suprême ou la reniant, éclatant soit en hymnes soit en blasphèmes. — Ce qui manque dans les Fossiles, c’est l’homme, c’est l’ardeur de la foi ou l’inquiétude du doute, c’est une doctrine religieuse ou philosophique quelconque saisissable. Sauf à la fin, la matière y tient peut-être trop de place. Nous n’avons plus alors qu’un poëme « scientifique » brillant et ingénieux, unique peut-être et qui a son intérêt, mais dont la pensée générale aurait pu avoir plus de puissance et d’ampleur.


CHAPITRE QUATRIÈME


Une profession de foi poétique. — « Festons et astragales », « Dernières Chansons. » — Le lyrisme chez Bouilhet. — Thèmes variés. — Un voyage en Chine et en Égypte. — Une course à travers un champ de poésies. — « Le sermon sur la Mort » et Bouilhet. — « La fille du fossoyeur. » — Toujours l’antithèse ! — « Le poète, aux étoiles. » — Une défaillance. — Bouilhet et Nicolas Lenau.


Cet homme fut-il réellement poëte ? — Le critique peut toujours se poser cette question toutes les fois qu’il est appelé à juger un écrivain qui laisse derrière lui plusieurs recueils de vers. La question n’est point oiseuse quelquefois ; mais est-elle ici vraiment utile, quand il s’agit de Louis Bouilhet ? Sa vie tout entière, la violence qu’il dut faire à sa vocation lors de ses études médicales, le triomphe de cette vocation contrariée, son caractère élevé, sa nature enthousiaste, tout se réunit pour dire qu’il fut poëte. Poëte, nous l’avons deviné murmurant ses poésies d’écolier ; poëte, nous l’avons reconnu avec Mœlenis et les Fossiles ; poëte, nous le retrouverons avec ses pièces de théâtre ; poëte, nous le saluons encore avec Festons et Astragales et ses Dernières Chansons.

Oui, il fut poëte, et poëte dans la plus stricte et la plus belle acception du mot ; bien mieux, il resta poëte. « La Muse, dit Théophile Gautier, n’eut pas de desservant plus fidèle. » — Beaucoup renient plus tard le culte de leurs années de jeunesse ; lui, à ce culte, il consacra tous ses jours. Il y puisa ses émotions les plus douces, ses joies les plus durables. N’est-ce pas lui-même qui prend le soin de nous le dire ?…

Je l’ai gardé ce bon baiser de Muse !
Comme une perle, il rayonne à mon front ;
Et désormais, qu’on me flatte ou m’accuse,
Sans l’effacer les soucis passeront.

Je l’ai gardé ce baiser de poëte !
Comme un bon vin qui réchauffe au départ,
Quand sur le seuil, au chant de l’alouette,
Le cheval brun hennit dans le brouillard !… etc.[63].

Une pareille profession de foi poétique ne peut être que sincère. Et c’est bien un poêle que nous avons à juger avec ses élans, ses enthousiasmes, ses espérances et ses souvenirs.

Mais fut-il un poëte lyrique ? — Chose extraordinaire ! Ce n’est ni dans Festons et Astragales, ni dans les Dernières Chansons que Louis Bouilhet a donné à son vers le plus d’ampleur et d’essor. Telles strophes de Melœnis, tels passages de ses drames ont plus de mouvement et de souffle que mainte pièce de ces deux recueils. Bouilhet ne se mêle pas avec assez de passion au tourbillon vivant des choses et des hommes. Il semble trop souvent, l’âme sereine, regarder en spectateur désintéressé ce qui s’offre à ses yeux. L’histoire et la vie déroulent devant lui leurs multiples tableaux, il paraît dédaigner d’y figurer comme acteur, et de descendre lui-même dans la carrière. La nature lui montre ses mystérieux phénomènes, il n’en cherche pas les sec-rets avec ardeur et ne désire point, nouveau Faust, se plonger dans son sein. Il se contente de laisser passer les choses et de les peindre avec leurs contours et leur couleur. Son lyrisme est tout de surface ; c’est plutôt une description élégiaque émue et heureuse qu’une explosion de sentiment. Il n’a pas de ces coups d’ailes frémissants qui annoncent un puissant génie lyrique, de ces cris puissants qui font vibrer toute âme humaine. Son œuvre appartient à un genre moyen qu’il est difficile de classer ; tout y est comme détaché et en fragments ; l’esprit d’entreprise et l’ambition y font un peu défaut. Le rhythme, le dessin et la couleur y sont habilement employés, mais le sentiment et l’émotion, quand ils existent, manquent trop souvent d’ampleur.

Comme Théophile Gautier, notre poëte sacrifie à la plastique ; il cherche le relief et le pittoresque à ses heures. Ses pièces sont alors finement ciselées, et leurs strophes taillées à facettes ressemblent aux cristaux sortis de la main d’un merveilleux artiste. L’auteur d’Émaux et Camées ne dédaignerait pas de leur faire une place honnête dans ses écrins. La poésie de Bouilhet est ainsi quelquefois, pour parler comme Lamartine, un jeu de l’esprit, un caprice mélodieux de la pensée, mais c’est toujours de la poésie[64].

Si le talent lyrique de notre poëte ne relève quelquefois ni de la méditation, ni de l’émotion la plus profonde, mais plutôt de la fantaisie et du caprice, si les idées et les sentiments personnels de l’auteur ne viennent souvent chez lui qu’en seconde ligne, plus souvent aussi sa poésie jaillit spontanée, et n’est pas un pur effort d’une imagination brillante et cultivée. Les spectacles de la nature renaissant plus belle et plus riante, les misères humaines, l’activité de l’Homme et son industrie, ses croyances et ses doutes sont pour lui des thèmes qu’il sait développer dans un langage harmonieux. Le vers qui tout à l’heure prenait plaisir à tourner un madrigal, à décrire une pagode ou une potiche chinoise quitte sans regret le monde des formes, des sons et des couleurs, pour se mettre au service d’une pensée élevée ou d’un sentiment profond et personnel[65].

Le lyrisme de Bouilhet ne ressemble alors ni à celui de Lamartine, ni à celui d’Hugo, ou d’Alfred de Musset. Tout en suivant les traditions des Romantiques, le poëte ne s’est pas voué au culte exclusif de tel ou tel maître de l’art ; chez lui, il n’y a point de système. Moitié lyrique, moitié élégiaque, il est, si l’on veut, éclectique, dans sa manière de présenter les idées et les sentiments, de coordonner la phrase et de combiner les rhythmes. — Éclectique, dira-t-on. Le mot est peut-être bien solennel pour apprécier des poésies. — S’il est juste, tant pis pour ceux qui le penseront. En tout cas, cet éclectisme ne fut point un mélange confus des genres ; il fut celui d’un maître servi par un goût exquis. Le poëte moissonna prestement de ci, de là, il fit sa gerbe tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; mais il fit sa gerbe.

Ce qui manque surtout à la nouvelle génération des poëtes, c’est d’être jeunes et variés. Les qualités maîtresses de Bouilhet furent la jeunesse, la variété, la perfection dans la forme et surtout l’absence de prétentions. C’est peut-être là qu’il faut chercher le secret du charme de ses poésies. On est frappé de la multiplicité des sujets qui ont tenté son inspiration. Chez tel poëte, c’est la note philosophique qui domine ; chez tel autre, c’est un sentiment très-vif de la nature. Certains semblent se replier sur eux-mêmes, et faire de leur esprit et de leur cœur le centre où tout se rapporte. C’est une affaire de tempérament ou quelquefois de système. L’œuvre de ces poètes prend un caractère marqué d’unité qui permet parfois à une originalité profonde de se faire jour ; mais il en résulte trop souvent quelque monotonie. Avec Bouilhet nous n’avons pas à redouter pareil écueil. Sa verve coule à pleins bords, de ci, de là, comme une source jaillissant de cent côtés à la fois. Il pourrait justement s’écrier avec Térence :

… Plenus rimarum sum ; hâc atque illâc
Perfluo · · · · · · · · · ·

Comme une abeille, sa muse butine à droite, à gauche, par ci, par là. Lui-même, il veut bien nous apprendre qu’il n’a jamais connu d’autre guide que la Fantaisie. Il nous le dit sans façon en se proclamant un Soldat libre[66] :

Soldat libre, au léger bagage,
J’ai mis ma pipe à mon chapeau,
Car la milice où je m’engage
N’a ni cocarde ni drapeau.

La caserne ne me plaît guère,
Les uniformes me vont peu ;
En partisan, je fais la guerre,
Et je campe sous le ciel bleu.

La Liberté, que l’on croit morte
Pour quelques heures de sommeil,
Près de moi se chauffe à la porte
De ma tente ouverte au soleil.

Je suis sourd an clairon d’un maître,
La consigne expiré à mon seuil ;
Nul, hormis Dieu, ne peut connaître
Ce grand secret de mon orgueil.

Parmi les champs de poésie
Je fourrage sans mission ;
Le capitaine est Fantaisie,
Le mot du guet « Occasion ! »

Et loin de la poussière aride
Où sont marqués les pas humains,
Je cours sur un cheval sans bride,
Dans des campagnes sans chemins !…

Autre part, le poëte se compare à l’oiseleur qui guette les oiseaux avec des pièges ; ne chasse-t-il pas les idées avec un trébuchet fait de rimes pour les enfermer dans une cage d’or ?

Les plaines, au loin de fleurs sont brodées.
Parmi les oiseaux et les papillons,
J’entends bourdonner l’essaim des Idées
Qui flotte au soleil en blancs tourbillons !

Comme un aigrefin méditant ses crimes.
Sans perdre un moment, j’apprête, en sournois,
Un beau trébuchet fait avec des rimes ;
Et j’attends, — caché dans le fond des bois.

Toutes !… les voici toutes !… à la file !
Hésitant un peu, n’osant approcher.
Parfois un manant qui sort de la ville
Vient, d’un bruit de pas, les effaroucher.

Moi, je reste là, sans voix, sans haleine,
L’oreille et les yeux sur mon traquenard.
Si la gibecière est à moitié pleine,
Je rentre au logis plus fier qu’un renard.

Et c’est sous mes doigts un bruit d’étincelles,
Quand j’ouvre le sac où tient mon trésor.
Et que je les prends, par le bout des ailes.
Pour les enfermer dans leurs cages d’or !…[67].

Est-il possible d’être plus élégant et plus harmonieux ? N’y a-t-il pas là, et surtout dans Chronique du Printemps, comme un air de parenté avec certaines poésies d’Autran ?[68].

C’est plaisir de voir notre poëte guettant les idées au coin des bois, dans les prairies blanches de rosée, parmi les fleurs[69], abri des sylphes, qui frémissent frôlées par l’aile des papillons ou l’écharpe des fées, sur les montagnes où se heurtent l’ombre et la lumière, sur les bords de la mer, au bruit mystérieux des vagues[70], dans une baraque de la foire[71], aux accents d’un vieux refrain populaire[72]. Tout est pour lui prétexte à quelque poésie.

Tantôt sa pensée, pour s’exprimer, emprunte des symboles et des légendes à l’Antiquité[73] ; tantôt la Bible[74], tantôt la mythologie grecque[75], lui fournissent de brillants tableaux. Après Melœnis il trouve encore des couleurs pour peindre le monde romain[76] pour montrer Néron conduisant son char dans les jardins de Sabine entre deux rangées de flambeaux humains[77], Bathyle dansant devant les fières patriciennes dont il allume les désirs[78], Sempronius Rufus, le génie de la cuisine, introduisant dans la cuisine romaine ses cigognes et ses turbots[79]. — En de courtes poésies il résume la couleur d’une civilisation ou d’une barbarie : l’Inde, l’Égypte, la Chine viennent s’y peindre avec leurs bigarrures et toute leur éclatante bizarrerie :

… Le flot hennit, le vent crie.
Matelots de ma patrie,
Vers l’Empire du Milieu
Emportez-moi, je vous prie…[80].

Écoutons ces clochettes ! Ce sont les sonneries des couvents de Lao-Tseu ou les grelots des pavillons à lanternes peintes de Tou-Tsong que le vent fait frémir[81]. Saluons ! Fumant l’opium dans une pipe à fleurs bleues, voici le mandarin aux vêtements bigarrés, aux souliers en croissant brodés d’or, aux potiches pleines de magots, de buissons bleus et de pivoines fleuries dans des paysages étranges. Horreur ! le poëte invoque le dieu Pu[82], le protecteur des porcelaines, comme un vrai Chinois, et ne recule point devant le rasoir de Hao, le barbier de Pékin[83], au nez camard, aux yeux troussés, trottant avec son sarrau blanc et ses souliers jaunes parmi la foule des vieux bonzes et des marchands dont les mèches, au bruit de son bassin de métal, se soulèvent comme des serpents au son des cymbales. Le poëte est digne d’être nommé mandarin avec quatre rubis à sa ceinture et un bouton d’or à son bonnet. Il laissera pousser ses ongles. Calme et sceptique, sans amour, sans haine et sans dieu, il verra tranquillement tomber la neige des hivers rigoureux moëlleusement blotti au fond d’un cabinet de soie, devant les flammes d’un foyer qui crépite. Pi-pi ! Po-po ! Pendant que l’horloge fait ko-tang ! ko-tang ![84]. Pour charmer ses loisirs, il songera poétiquement à la fleur Ing-wha de Ching-tu-fu et à l’oiseau Tung-whang-fung[85], à l’héritier de Yang-ti[86], et attendra patiemment le printemps et ses parfums que rend encore plus pénétrants la pluie venue du mont Ki-chan[87].

La Fantaisie pousse encore le poëte vers l’Orient. Quel tableau ! Voici le désert avec ses collines sablonneuses ! Voici, avec ses crocodiles gris, le Nil plat et brillant comme un miroir d’acier qui couvre la campagne. De place en place émergent quelques cahutes de terre qui indiquent un village, et une chaussée endiguée où chevauchent plusieurs Bédouins armés de longs fusils. Le vent gonfle la tente et le burnous ; les armes scintillent au soleil. Ils vont à travers la campagne. Un buffle trapu, couché avec cent autres tranquillement dans l’eau, se soulève et les regarde passer, pendant que des chameaux au col velu pataugent gravement dans la vase. Puis ce sont des dattiers qui laissent tomber gracieusement leurs palmes épaisses. Une ville se montre dans le lointain, elle se rapproche, et les minarets ne tardent point à découper nettement leurs mille dentelures sur le fond clair du ciel. Voici les fellahs, la servante noire aux bras tatoués par la peste, le joueur de rebec[88], les momies[89] aux noires bandelettes, mornes habitants des antiques hypogées. Un soleil de feu éclaire ces tableaux resplendissants. Mais la journée avance, le soleil devient moins ardent, le soir va arriver. Le désert s’enveloppe peu à peu d’un teinte grisâtre à laquelle succède comme un tissu moelleux de vapeurs violettes. Ce voile se dissipe : les collines sablonneuses et les ruines s’empourprent légèrement pendant que les Pyramides esquissent au loin leurs pointes massives et noirâtres.

À ces peintures exotiques se mêlent des pièces d’un sentiment plus personnel, d’une insouciante fierté, voilant parfois une exquise délicatesse d’âme. Le poëte essaie toutes les couleurs et toutes les nuances, tous les tons et toutes les gammes. Passer de la fantaisie au sentiment, d’un badinage à une pensée philosophique, d’une légende et d’un mythe à la réalité de chaque jour, n’est pour lui qu’un jeu. Un instant tourné vers le madrigal, il est plein de mignardise et de mièvrerie[90] ; un instant après, il quitte ses pastels, les bergeries, les boudoirs, les paniers, les rosières, les petits philosophes et les petits abbés, et la fin sanglante du xviiie siècle entrevue dans un nuage de poudre parfumée[91], pour s’adresser à Mathurin Regnier[92] et lui demander le fouet de la satire[93].

Il a de ces caprices délicats et fantastiques dont l’un rappelle certaine poésie exquise de Ferdinand Freiligrath. Je songe alors aux féeries de Shakespeare ; des murmures et des susurrements délicieux, véritables échos des chansons d’Ariel et de Titania, retentissent à mes oreilles. — Plus loin j’entends encore les grandes harmonies du désert éclater et se mêler au murmure des lèvres humaines. Je crois respirer de toutes parts les fraîches senteurs de la vraie nature, et je sens palpiter la vie universelle. Puis tout commence à ne plus se dessiner que dans une teinte légère et vaporeuse, les contours s’effacent peu à peu ; des clairs de lune magiques éclairent ces tableaux aux couleurs décroissantes et font ruisseler la lumière comme des gouttes d’eau enchantée dans le calice des fleurs et à la pointe des feuilles.

Qui oserait condamner Bouilhet pour avoir à son tour, comme tant d’autres, chanté les clairs de lune et célébré les belles nuits pleines de reflets et de rayons argentés, s’il l’a fait d’une façon originale ?[94]. Ne semble-t-il pas lui-même, avec la meilleure grâce du monde, avoir prévu une condamnation, lorsqu’il s’écrie :

Sœur de la Terre, astre charmant,
Loin des cites où l’homme est chiche,
Quels bons coins sous le firmament
Je te ferais, — si j’étais riche !

Que de bois profonds j’offrirais,
Ô Lune, à tes pudeurs jalouses,
À tes ébats, que de lacs frais,
À tes langueurs, que de pelouses !

Oh ! les frais coteaux pour s’asseoir !
Oh ! le sable uni des terrasses
Où tu promènerais, le soir,
Tes pieds d’argent aux blanches traces !

Comme, sans peur d’événements,
On verrait, en lueurs superbes.
Tout ton collier de diamants
S’égrener dans les hautes herbes !

Et comme tu pourrais encor,
À l’abri des vertes arcades,
Balayer, de ta robe d’or,
L’escalier bruyant des cascades !

— « Pauvre ami, dit l’astre aux yeux doux,
La plus chère de mes retraites
Est encore le crâne des fous,
Ou la cervelle des poëtes !… »[95].

Parmi toutes ces poésies que nous essayons d’indiquer dans une course rapide à travers deux recueils, il en est quelques-unes qui doivent arrêter spécialement l’attention du critique, parce qu’elles semblent se détacher des autres comme pour former un groupe d’élite. Qui des lecteurs de Louis Bouilhet ne se rappelle la colombe, l’abbaye, la Terre et les Étoiles, les Mois du Monde, la fille du fossoyeur, le poëte aux étoiles, par exemple ?

«… la colombe, dit Gustave Flaubert, restera peut-être comme la profession de foi historique du xixe « siècle… » Sans aller jusqu’à ce degré d’enthousiasme prophétique, il faut admirer cette large et belle légende. Voici la action qui en forme la trame :

Au moment où le Paganisme vaincu s’écroulait sous la parole du Christ, un empereur, un sage voulut relever de ses ruines la foi de ses ancêtres,

… Un seul homme, debout contre la destinée,
Osa, dans leur détresse, avoir pitié des dieux…

Un soir qu’il revenait d’une expédition lointaine, il aperçut dans la brume, isolé, un temple en ruines.

Le seuil croulait ; la pluie avait rongé la porte ;
Toute la lune entrait par les toits crevassés.
Au milieu de la route il quitta son escorte
Et s’avança, pensif, au long des murs glacés.

Les colonnes de marbres à ses pieds, abattues.
Jonchaient de toutes parts les pavés précieux ;
L’herbe haute montait au ventre des statues.
Des cigognes rêvaient sur l’épaule des dieux…

Il voit dans les profondeurs du temple apparaître une lueur tremblante qui semblait se rapprocher avec un bruit de pas sur les dalles. Voici un grand vieillard courbé, maigre, en haillons, une tiare sur le front, une lampe à la main.

Il cachait sous sa robe une blanche colombe[96].
Dernier prêtre des dieux, il apportait encor
Sur le dernier autel la dernière hécatombe…
Et l’empereur pleura — car son rêve était mort.

Il pleura, jusqu’au jour, sous cette voûte noire.
Tu souriais, ô Christ, dans ton paradis bleu,
Tes chérubins chantaient sur des harpes d’ivoire,
Tes anges secouaient leurs six ailes de feu…

… Tu régnais sans partage, au ciel et sur la terre ;
Ta croix couvrait le monde et montait au milieu ;
Tout, devant ton regard tremblait, — jusqu’à ta mère,
Pâle éternellement d’avoir porté son Dieu.

Mais tu ne savais pas le mot des destinées,
Ô toi qui triomphais, près de l’Olympe mort ;
Vois : c’est le même gouffre… avant deux mille années,
Ton ciel y descendra, — sans le combler encor !

Tu connaîtras aussi, ployé sous l’anathème,
La désaffection des peuples et des rois,
Si pauvre et si perdu, que tu n’auras plus même,
Pour t’y coucher en paix, la largeur de ta croix !

Ton dernier temple, ô Christ, est froid comme une tombe ;
Ta porte n’ouvre plus sur le vaste Avenir ;
Voilà que le jour baisse et qu’on entend venir
Le vieux prêtre courbé, qui porte une colombe !

Erreur ! peut-on dire. — Mais il n’est pas possible, il faut l’avouer, de trouver l’erreur exprimée dans un plus magnifique langage.

L’abbaye renferme la même idée, la fin de la religion du Christ dans la suite des âges ; mais cette idée y est développée avec beaucoup moins d’élévation et de grandeur. À certain moment, le poëte nous conduit dans une église abbatiale, au Moyen-Âge. Le vaste temple s’illumine de mille feux, l’encens fume, et l’orgue fait succéder aux hymnes sacrées les éclats de sa voix puissante. Voici l’abbé et ses moines, l’abbé la mitre en tête, la crosse à la main ; là-bas se tiennent laboureurs et manants sujets à la dîme, gardes-chasses à l’étroit hoqueton, bergers au vêtement en peau de bique, archers soumis à la parole du prêtre. Une foi naïve anime ce pauvre peuple et le console de ses misères. Que l’on compare ce tableau et l’esprit qui l’anime à cette autre évocation que fait du Moyen-Âge le poëte dans les Fossiles, et l’on accordera que Bouilhet est resté quelque peu inférieur à lui-même. L’intérêt y est moindre que dans la colombe, le style est moins souple, la composition plus artificielle, et l’on y sent l’effet cherché d’un contraste entre la durée passagère, selon le poëte, de la plus consolante des religions et la jeunesse perpétuelle de la nature.

… Vent des monts aux bruyantes ailes,
Voisin des astres radieux,
Pousse, au fond des noires chapelles,
Ton air libre où meurent les dieux !

À moi, glaïeuls, genêts, orties !
À l’assaut, les verts escadrons !
Plantez au dos des sacristies
Vos échelles de liserons !…

Et toi, la mère universelle ;
Toi, la nourrice aux larges flancs,
Dont le lait pur à flots ruisselle
Du haut des cieux étincelants ;

Toi, qui marches, fière et sans voiles,
Sur les cultes abandonnés,
Et, par pitié, dans les étoiles
Caches les dieux découronnés ;

Toi, qui réponds aux calomnies
Des aveugles niant le jour,
Par des tonnerres d’harmonies
Et des cataclysmes d’amour ;

Toi, qui proposes dès l’enfance,
À notre faible humanité.
Pour symbole ta confiance,
Pour évangile ta beauté.

Entre, ô nature, avec ta joie,
Ton soleil et ton mouvement —
Et qu’on te laisse cette proie
À dévorer tranquillement !…

La pièce a du mouvement ; par ce rapprochement de la nature perpétuellement jeune et de la religion du Christ que certains croient à son déclin, elle fait songer, sans désavantage pour elle, à l’une des Chansons des rues et des bois[97]. Elle fait songer aussi à ces autres beaux vers de Victor Hugo :

C’était une humble église au cintre surbaissé.
L’église où nous entrâmes…

Mais cette fois quelle différence entre l’accent des deux poëte ! Combien le sentiment de l’auteur des Chants du crépuscule est plus profond et plus vrai, quand il décrit la modeste chapelle et redit d’une façon pénétrante la prière émue de sa compagne agenouillée à l’ombre du sanctuaire !…[98].

Laissons ces comparaisons qui ne sont point un moyen sérieux de critique. Chaque poëte a son accent, et c’est le caractère particulier et le ton de cet accent qui contribuent le plus souvent à marquer son originalité. Pourquoi, comme le dit Gustave Flaubert, au lieu d’entrer dans l’intention de l’auteur, le chicaner sur mille choses en dehors de son sujet, en réclamant toujours le contraire de ce qu’il a voulu ? Ne vaut-il pas mieux continuer notre marche, en signalant au lecteur les morceaux qui font le mieux connaître le talent de Louis Bouilhet ?

Dans les Fossiles, il a chanté la genèse du monde, la création, l’industrie et les destinées de l’Homme. Deux pièces : la Terre et les Étoiles, les Rois du Monde peuvent servir, pour ainsi dire, de prélude aux Fossiles.

Les Astres disent à la Terre : Où vas-tu, monde bruyant et audacieux ? quel enfantement te travaille ? — Et la Terre dit aux Étoiles : Je ne suis qu’une ouvrière. Mon maître, c’est un hôte inconnu, c’est l’Homme qui broie l’herbe de mes plaines, qui plonge son bras nu dans mes entrailles pour en tirer des trésors. Mon tyran traverse les mers, pétrit l’argile et asservit la foudre.

… Pourtant dans ma douleur amère
J’aime l’Homme, ainsi qu’une mère
L’enfant qui la frappe et la mord…

Voici une brillante et saisissante image de l’activité de l’Homme et de son industrie qui tourmente la matière et la transfigure. Le tableau se continue dans les Rois du Monde, avec cette pensée philosophique que tout dans la nature est destiné à périr suivant la volonté de Dieu,

… Car c’est pour vous, ô vers, que croissent les familles,
Ainsi que les troupeaux parqués dans les vallons…

Cette idée de la mort revient souvent chez le poëte. Faut-il rappeler ce rêve symbolique intitulé Ceux qui viennent, où Louis Bouilhet s’est rencontré avec Bossuet dans une même allégorie ? Surprenante alliance de deux esprits si éloignés l’un de l’autre par la trempe et les années ! Voyez d’ici cette armée de pygmées qui sort des berceaux et nous entraîne vers le tombeau, cette bande incalculable et vagissante de guerriers en bourrelet qui s’avance en criant : « Notre heure est venue ? à nous la terre des vivants ! » — Relisez le premier point du Sermon sur la mort, vous y trouverez la même image. «… Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu’ils croissent et qu’ils s’avancent, semble nous pousser de l’épaule et nous dire : « Retirez-vous, c’est maintenant notre tour !… »

La mort, cet énigmatique dénoûment de toute vie tourmente le poëte. Tantôt il y songe en philosophe ; tantôt, véritable artiste, il s’en sert de la façon la plus variée, pour faire contraste avec la vie, l’amour et ses plaisirs[99] dont les échos vibrent dans ses strophes. La vie ! la mort !… — Antithèse ! — Et l’antithèse n’est-ce pas là un des signes de la manière des Romantiques ? Bouilhet aurait bien garde d’oublier ce procédé de composition. Cette recherche de l’antithèse se devine surtout dans le nid et le cadran ; elle apparaît dans la Berceuse philosophique, Ceux qui viennent ; elle éclate dans la fille du fossoyeur, au refrain sinistre comme celui d’une ballade allemande. Pendant que le vieux fossoyeur creuse ses fosses au crépuscule, sa fille donne des rendez-vous au cimetière. Elle est jeune, elle est belle : yeux clairs, dents blanches, taille adorable, elle pousse comme un rosier parmi les tombes ; elle chante ses légères chansons dans le silence du lieu funèbre, et les morts semblent vouloir s’éveiller et suivre ses pas :

Mets tes bras à mon cou, mignonne.
Ils ont eu ce que nous avons ;
Nous qui vivons, nous qui vivons,
Embrassons-nous, la vie est bonne.

Toc ! toc ! toc ! on entend le bruit
Du vieux qui bêche dans la nuit.

Nos baisers, en ces lieux funèbres,
Pleins d’une large volupté,
Jusqu’au fond de l’éternité
Retentiront dans les ténèbres.

Toc ! toc ! toc !…, etc.

Un jour, — bientôt, — quand ? — je l’ignore,
À quatre pas de ta maison.
J’irai dormir sous le gazon,
Que tu seras charmante encore !

Toc ! toc ! toc !…, etc.

Ce jour-là, ce jour-là, ma belle,
Au lieu d’œillets et de lilas.
Mon bouquet d’amoureux, hélas !
Sera fait de jaune immortelle.

Toc ! toc ! toc !…, etc.

À l’heure où, selon nos coutumes,
La maîtresse attendait l’amant,
Je me mêlerai tristement
Au troupeau des galants posthumes.

Toc ! toc ! toc !… etc.

Quelque autre aura ta foi complète.
Je te suivrai comme eux, ce soir.
Et tu t’amuseras à voir
Les soubresauts de mon squelette !

Toc ! toc ! toc ! on entend le bruit
Du vieux qui bêche dans la nuit.

L’effet est peut-être trop cherché, mais il est puissant. Cette opposition de la vie et de la mort, des fleurs et des tombes, de l’amour délirant et de l’oubli, de la jeunesse d’un jour et de l’Éternité s’accuse avec un grand relief dans cette sorte de ballade. La strophe nous montre une belle jeune fille rieuse et folle, un lieu de rendez-vous aux frais ombrages ; le vers se parfume de la senteur des œillets, des lilas et des roses ; il résonne du bruit des chansons et des baisers. C’est la vie !… — Toc ! toc ! toc ! C’est la mort. Néant que tout cela ! L’Éternité on l’oublie ; le fossoyeur est toujours là qui nous attend. Toc ! toc ! toc ! Quel sinistre refrain ! Il ne faut pas montrer ce que la composition de ce petit poëme peut receler d’artifices littéraires ; ce serait mal de la part du critique d’insister sur ce point, quand il a été charmé. Il s’exposerait ajuste titre à passer pour un philistin et à dédaigner à son tour les belles pièces que lui offre le poëte aux étoiles. Écoutons plutôt encore cette légende :

Comme il n’avait pas dîné,
Comme les bourgeois honnêtes
Tout le jour avaient berné
Le faiseur de chansonnettes,

Triste et pâle, sur le soir,
Prêt pour la dernière épreuve,
Loin du monde, il vint s’asseoir
Et chanter au bord du fleuve.

Il chanta les longs tourments
De l’amour et de la gloire,
Et son hymne, par moments.
Faisait tressaillir l’eau noire.

Soudain par l’ordre d’un dieu,
Les étoiles attendries
S’arrêtèrent, au milieu
De leurs blanches théories ».


Puis il les vit sans effort
Glissant des voûtes profondes,
Comme de grands sequins d’or,
Trembler, dans l’eau, toutes rondes.

Il y plonge, il veut savoir…
prodige !… il en prend une,
Puis deux, puis quatre… et bonsoir
Les soucis de l’infortune !

Il revient tout radieux
Vers les villes où nous sommes ;
Avec le billon des dieux
On peut bien solder les hommes.

Son frac noir, aujourd’hui roux,
Fort peu payé, sans reproches,
Semblait, à travers les trous,
Porter le ciel dans ses poches.

Il va chez le boulanger :
« — Prends cet astre, et sers-moi vite !… »
« — Compagnon, va le changer,
Ma galette n’est pas cuite. »

À la taverne du coin
Il fait briller sa pécune :
« — Camarade, on n’ouvre point
À ceux qui portent la lune. »

Sans chemise par dessous.
Il sonne au marchand de toiles :
« — L’ami, je veux des gros sous.
« Tu peux garder tes étoiles ! »

Les savants de l’Institut
Prirent de grands airs revêches ;
L’un sourit, l’autre se tut :
Ils ne les trouvaient pas fraîches !

Il mourut le lendemain,
Aiglon né chez les reptiles.
Maigre et serrant dans sa main
Ses étoiles inutiles !…

Moi, j’allais je ne sais où,
J’ai croisé ce convoi sombre ;
Deux amis qui l’ont cru fou,
En riant suivaient son ombre.


Dors, poëte, on frappe en vain
À nos tavernes immondes ;
Dors, ô mendiant divin.
Qui payais avec des mondes !

Quelque jour, les fossoyeurs
Verront, tombant en prière.
Des soleils intérieurs
Luire aux fentes de ta bière

Et sous leur pic effaré
Brisant la planche sonore,
Feront du tombeau sacré
Jaillir une grande aurore !

N’est-ce pas encore de la grande et belle poésie ? Ne trouvons-nous pas symbolisées d’une manière admirablement ingénieuse les infortunes de la vie et la gloire posthume de certains artistes, esprits d’élite, dédaigneux des nécessités étroites de la vie et qui n’en ont été que trop souvent, hélas ! les victimes Imprudentes ? Remercions Bouilhet de s’en être tenu à ce symbole et de ne pas avoir cherché à épuiser ce sujet des misères du Poëte, après les brillants paradoxes d’Alfred de Vigny. Le poëte, quels que soient les obstacles et les déboires qu’il rencontre sur sa route, ne doit point s’abandonner au découragement. Qu’il ne s’imagine point qu’il est un étranger, un déshérité dans la Société et qu’il en est fatalement le martyr. Comme tout autre créature, il est appelé à lutter, à souffrir, à engager le combat de la vie, the struggle for the life. Plus de molles mélancolies ! Plus de sombres désespoirs ! Un instant abattu peut-être, il se relèvera plus robuste et plus courageux. N’y a-t-il pas dans les épreuves comme une sève généreuse et une vertu fécondante ? Il ne lui arrivera point de maudire les hommes et de fuir la Société par la porte basse du suicide, cette ultima ratio des faibles ; et on ne l’entendra jamais murmurer deux fois des plaintes

semblables à celles-ci :

… Les hommes sont si mauvais
Que, sans pleurer je m’en vais
Du monde.
Pour la haîne ou l’amitié
Je n’ai plus qu’une pitié
Profonde
… Je mange et je dors en chien ;
Plus rien de noble et plus rien
D’austère !
Comme d’un cruchon fêlé,
Mon esprit s’en est allé
Par terre[100]

Pourquoi faut-il que ces strophes désolées terminent les Dernières Chansons ? Nous voudrions pouvoir les passer sous silence, mais elles appartiennent à la vie de rame de notre poète, et il faut les signaler pour démontrer comment la maladie et les approches de la mort peuvent énerver les caractères les mieux doués. Bouilhet était sur le point d’expirer, quand il traçait ces lignes d’une main tremblante. Singulière coïncidence ! Le poëte autrichien, Nicolas Lenau, écrivait aussi, peu de temps avant sa mort, pénétré d’une sombre mélancolie : «…Comme le gaz léger qui s’échappe d’un cruchon de bière débouché, ainsi s’en iront de ma tête fêlée mes fantaisies volages… » — Louis Bouilhet ! Nicolas Lenau ! se rencontrant dans la même pensée et dans la même image ! Étrange rapprochement de deux belles intelligences prématurément brisées par le Sort ! Qui pourrait garder rancune à ces poètes de leurs paroles amères ? Que celui qui se sent incapable d’une faiblesse leur jette la première pierre ! Bouilhet a donné assez de preuves de la santé de son esprit et de son ardeur à triompher des difficultés de la vie pour qu’il lui soit pardonné quelques mots de découragement. Bouilhet ! Lenau ! Pauvres poëtes !

CHAPITRE CINQUIÈME


Le théâtre de Louis Bouilhet. — Division de ses pièces en trois groupes. — « Madame de Montarcy », « la Conjuration d’Amboise », « Faustine », « Mademoiselle Aïssé ». — « L’Oncle Million », « Hélène Peyron ». — « Dolorès », « le Château des Cœurs ». — Analyse de ces pièces. — Les procédés dramatiques de Louis Bouilhet. — Deux vers de M. Sully Prudhomme. — Puissance du Théâtre. — Pygmalion et Galathée. — Le Théâtre en 1856. — « Madame de Montarcy. » — La Poésie et les jeunes gens. — Causes des succès dramatiques de Louis Bouilhet. — Ni thèses, ni préfaces. — L’industrie dramatique. — Les devoirs du dramaturge. — Un élixir magique. — Le lyrisme au théâtre. — Le style de Louis Bouilhet. — Le Romantisme à la scène. — Encore l’antithèse ! — Les procédés romantiques. — L’originalité de Louis Bouilhet. — Coup d’œil sur son théâtre.


Les pièces composant le théâtre de Louis Bouilhet peuvent se diviser en trois groupes : celles où l’on rencontre quelques figures, quelques éléments empruntés à l’Histoire, et dans cette catégorie je range Madame de Montarcy, la Conjuration d’Amboise, Faustine et Mademoiselle Aïssé ; celles, comme Hélène Peyron et l’Oncle Million, qui se passent de nos jours et dans un milieu bourgeois ; enfin celles où l’imagination fait tous les frais de la composition, comme Dolorès et le Château des Cœurs.

I

À quatre reprises le poëte a mis en scène des personnages historiques, mais deux fois il ne vit guère dans l’Histoire qu’un décor ayant pour but d’enjoliver la fiction, et dans ses héros que des acteurs destinés seulement, la plupart du temps, à donner la réplique à des personnages imaginaires. Nous nous réservons d’apprécier ce genre de composition qui ne satisfait point l’esprit, divise l’intérêt et retarde la marche du drame. L’analyse de Madame de Montarcy et de la Conjuration d’Amboise peut donner une idée du procédé et de sa valeur.

Le sujet de Madame de Montarcy est des moins compliqués. Mme de Montarcy, femme d’un simple capitaine aux gardes et nouveau venu à la cour de Louis XIV, est distinguée par le Roi qui l’attache à la personne de Mme de Bourgogne. Ses fonctions consisteront à protéger discrètement la jeune duchesse contre son inexpérience et les audaces amoureuses de Maulévrier. Les courtisans et Mme de Maintenon se méprennent sur le rôle de la jeune dame d’honneur. Pour eux, c’est une nouvelle favorite qui commence son règne, et dont il faut savoir ménager l’influence. Pour Mme de Maintenon, c’est une rivale qui surgit et qu’il faut écarter à tout prix de son chemin. Comment faire ? Rien de plus facile. Elle éveille la jalousie du mari. Un sourire du roi à Mme de Montarcy, un entretien secret avec le monarque, un baiser dont il effleure la main de la dame d’honneur, quelques mots perfides de la favorite, deux billets anonymes engageant Montarcy à surveiller sa femme, c’en est assez pour convaincre le pauvre jaloux qu’il est trompé. Est-il besoin d’autres preuves ? Le roi prêt à faire la guerre lui envoie le brevet de colonel. C’est un nouvel indice de la trahison de sa femme. Ainsi raisonne ce mari furibond. Poussé au désespoir, il veut s’empoisonner avec la perfide. Mme de Montarcy, qui n’a qu’un mot à dire pour faire tomber l’accusation, refuse de prendre le poison en protestant de son innocence. Elle ne trahira point le secret du Roi, et ne compromettra point, même aux yeux de son mari, l’honneur de la duchesse de Bourgogne qu’elle a promis au monarque de sauvegarder. Poussée à bout, elle va boire enfin le breuvage. Montarcy étonné l’arrête. Il en vient à douter de la faute de sa femme. Mais vivre ainsi, jaloux et soupçonneux, c’est impossible. Il saisit la fiole de poison et la vide. Mme de Maintenon qui sait à présent la vérité arrive pour justifier Mme de Montarcy. Il est trop tard ! Montarcy expire sous ses yeux.

À côté de cette intrigue si simple se placent quelques épisodes qui se relient à l’action principale par un nœud plus ou moins serré. Ce sont les intrigues de courtisans pour faire succéder Mme de Montarcy à Mme de Maintenon dans les bonnes grâces du Roi ; ce sont les entreprises amoureuses de Maulévrier ; ce sont les escapades et les folles équipées de d’Aubigné, le frère de Mme de Maintenon ; ce sont les difficultés politiques où se trouve placé Louis XIV vis-à-vis de l’Europe.

Cette juxtaposition, à une intrigue d’amour, d’épisodes se rattachant de près ou de loin à l’Histoire a été employée aussi par le poëte dans la composition de la Conjuration d’Amboise.

Les Protestants ont formé un complot pour attaquer les Guises et enlever le Roi. Ils sont trahis, et nombre d’entre eux ont déjà payé de leur vie la part qu’ils ont prise à cette conjuration. Les uns, traqués comme des bêtes fauves, sont massacrés dans la campagne, les autres, livrés au bourreau, sont pendus, à Amboise, aux créneaux du château, sous les yeux de la Cour. Condé a été l’un des principaux acteurs du complot. Sa participation est soupçonnée, et il ne lui reste qu’à s’éloigner d’Amboise, s’il en est temps encore, car son titre de prince du sang ne serait point pour lui une sauvegarde efficace. Le prince ose pourtant se montrer à la Cour. Le téméraire ! il y est attiré par un amour qui est le ressort du drame qui va s’accomplir. La jeune femme du vieux comte de Brisson a été arrêtée par une escouade de conspirateurs huguenots. Elle était en butte à leurs outrages, quand elle a été protégée par Condé dont elle ignore le nom et le rang. Sa beauté a produit un tel effet sur le prince, que celui-ci, beaucoup moins pour servir les intérêts du parti huguenot que pour revoir la dame de ses pensées, n’hésite point à retourner à la Cour, dût-il être à son tour livré au bourreau. Les Guises ne le perdent point de vue, et François II le ferait arrêter et condamner, si, averti à temps, il n’avait la précaution de s’éloigner. Il ne le fera point pourtant sans avoir revu celle pour laquelle il a bravé tant de périls. Il reste à Amboise, dans la ville, pour donner un rendez-vous mystérieux à la comtesse de Brisson, à laquelle il fait savoir qu’il y va pour lui de vie ou de mort. La comtesse, d’après l’instigation de Catherine de Médicis qui veut ménager Condé, et aussi poussée par un mouvement de son cœur, se rend à l’entrevue sollicitée et apporte au prince de la part de la reine-mère des assurances de protection. À la vue de la comtesse, Condé ne songe qu’à son amour. Il se répand en protestations passionnées que Mme de Brisson, sans oublier ses devoirs, ne décourage point tout-à-fait. Soudain on frappe à la porte, c’est le vieux comte de Brisson qui a épié les démarches de sa femme et tente de la surprendre. Condé la fait esquiver à grand peine et reçoit l’assaillant l’épée à la main. Les choses finiraient mal pour lui, si le huguenot Poltrot de Méré n’accourait avec quelques amis et ne chassait le vieux comte. Resté seul avec le prince, Poltrot lui reproche ses profanes amours. La comtesse n’est qu’un instrument de trahison. N’est-il pas impie de sacrifier tout, ses amis, sa religion et soi même à cette femme qui n’a voulu que lui tendre un piège ? Condé répond qu’il est sûr de la loyauté de Mme de Brisson, et il retourne à la Cour avec son frère Antoine sur les assurances de protection envoyées par la reine-mère. Outré de cette hardiesse, et conseillé par Guise, François II fait arrêter le prince de Condé, à la stupéfaction douloureuse de Mme de Brisson. Condé croit voir l’indice d’une trahison et pense que Poltrot a deviné juste. C’est un piège que la comtesse a aidé à lui tendre. Il attend la mort. Cependant une femme voilée a pénétré dans la prison au nom de la reine-mère. C’est la comtesse qui, devinant les soupçons de trahison qui hantent l’esprit de Condé, veut le convaincre de son innocence. Elle n’a guère de peine à se justifier près de lui. Elle qui donnerait sa vie pour lui, comment aurait-elle pu servir d’instrument à ses ennemis et l’attirer dans un piège ? Son amour contenu jusqu’alors éclate avec une passion que vient redoubler l’idée d’une mort prochaine. Ne voulant pas survivre à celui qu’elle aime, elle a pris la moitié du poison qu’elle lui apporte. Condé refuse le poison. Il doit mourir aux yeux de la foule, en prince, et sans faiblesse. En attendant, il veut consacrer à l’amour le peu d’heures qui lui restent à vivre. Il serre la comtesse sur son cœur. À cet instant, la porte de la prison s’ouvre. Le Roi est mort, et Catherine de Médicis vient annoncer au prince qu’il est libre. Trop tard, hélas ! car la pauvre comtesse tombe mourante entre ses bras sous l’œil jaloux du vieux comte de Brisson.

Cette double analyse permet de voir tous les défauts du procédé de composition employé par Louis Bouilhet. Il l’exposait à sacrifier l’Histoire aux nécessités de l’action dramatique, à fausser les traita de telle figure historique, à prêter à tel personnage de nos annales un langage peu en harmonie avec ses habitudes et son caractère. À un autre point de vue, faire côtoyer des événements pleins d’intérêt et de grandeur par une fiction romanesque s’y rattachant d’une façon factice, c’était risquer de développer une intrigue qui pouvait paraître d’autant plus froide et mesquine qu’elle rappelait le souvenir écrasant de nos fastes nationales et qu’elle était incapable de modifier la marche de ces événements.

Dans Madame de Montarcy, Bouilhet, grâce à l’heureux choix de son sujet, sut esquiver avec une grande souplesse les difficultés qu’il avait à vaincre. Il a prêté à Mme de Maintenon, à la duchesse de Bourgogne, des pensées, des sentiments et une allure que les récits du passé permettent de leur attribuer. Si les tirades bruyantes et les airs de bravoure de Louis XIV détonnent sous les coupoles de Versailles, le Roi ne manque pas de vérité avec sa hauteur, son égoïsme et cette conviction qui perce à tout instant que l’État se résume en lui. Si Mme de Maintenon, cette reine au pouvoir discret, si remarquable par son esprit et sa mesure, perd la vraisemblance quand elle se transforme en favorite haineuse et jalouse, sa figure n’en conserve pas moins un certain relief. Ce caractère singulier plus fait pour gouverner que pour aimer, a été par l’un de ses côtés observé avec soin. La duchesse de Bourgogne, quoi qu’elle ait parfois quelques airs de grisette couronnée, est dessinée avec une grâce aimable. D’Aubigné, plein d’insouciance et d’étourderie, en dépit d’un langage par moments étrange, par exemple, quand il demande à sa sœur le bâton de maréchal, sème quelque gaieté dans la pièce.

Dans la Conjuration d’Amboise, Bouilhet n’eut pas la main aussi heureuse. Ce n’est plus au milieu du parc de Versailles, dans une cour pleine de graves élégances, près d’un roi majestueux et solennel, qu’il place ses personnages imaginaires. Il a jeté cette fois son intrigue au sein d’une fournaise, au milieu d’une des époques les plus sinistres de notre histoire. Catherine de Médicis, Condé et le roi de Navarre, le duc de Guise, François ii et Marie Stuart, la Renaudie, Poltrot de Méré, voici les principales figures de ces temps si troublés. Et quel cadre que celui où elles apparaissent ! Les passions religieuses vont bientôt être aux prises ; elles grondent sourdement ; et c’est l’ambition des puissants qui va faire éclater leurs orages. On respire comme un souffle de haine et une odeur de sang, les armes reluisent dans l’ombre, leur cliquetis répond au chant des psaumes, les embûches se multiplient ; encore quelque temps, et ce seront l’assassinat et la guerre, ce seront les exécutions et les massacres. La grandeur sombre et les fureurs intenses d’une pareille époque exigeaient une touche d’une netteté vigoureuse pour animer une série de fresques historiques. Bouilhet n’avait peut-être pas toutes les qualités nécessaires pour entreprendre cette tâche difficile, pour peindre là toute une nation agitée par ses passions religieuses, ici les menées égoïstes et hypocrites des grands, à côté la faiblesse du Roi, pour faire surgir de l’ombre du passé, dans ce choc puissant des passions, des compétitions et des croyances, des figures dignes d’exprimer quelques traits de cette époque tourmentée. L’intrigue qu’il a esquissée avec coquetterie et délicatesse est étouffée par les passions dévorantes qui l’entourent. Le style de Bouilhet, plein d’agréments et d’images était peu fait pour peindre le tableau d’événements pleins d’une sombre grandeur. La vérité historique n’est point offensée par le poète, mais l’horizon de son drame est par trop restreint, son dessin manque d’ampleur. L’intérêt s’épuise en allées et venues le plus souvent peu explicables. Il est haché, divisé et se perd dans un chaos d’événements politiques d’une obscurité glaciale et dans les méandres d’une action sans lien visible et direct avec ces évènements. On ne retrouve point le xvie siècle avec ses grands vices et ses grandes vertus, avec ses figures énergiques et saillantes. Condé est si follement amoureux, si léger, si compromettant, que l’on s’étonne de voir les huguenots le garder comme chef de parti. C’est un mélange singulier d’héroïsme, d’étourderie et de faiblesse qui surprend outre mesure.

Madame de Montarcy et la Conjuration d’Amboise eurent du succès. Cette dernière pièce fut représentée plus de cent fois. L’accueil fait par le spectateur à ces deux drames s’explique assez facilement. C’était en quelque sorte une nouveauté qu’une pièce vraiment littéraire aux idées élevées, aux sentiments honnêtes, au style souvent rempli de noblesse. On était heureux d’être délivré pour un instant des prétendues peintures de la vie contemporaine et de revenir, grâce à la magie d’une poésie harmonieuse, aux jours passés de notre histoire. Comme Madame de Montarcy, Madame de Brisson est une héroïne touchante. Poltrot de Méré est bien le voyant, l’illuminé que le fanatisme conduira bientôt au crime. La Bible dans une main, l’épée dans l’autre, il n’épargne point les adjurations. Sa parole pleine d’images sacrées et son éloquence farouche de sectaire font un heureux contraste avec la jovialité narquoise de Gonnelin. François ii hébété, souffreteux, docile instrument des Guises, et Marie Stuart pleine de grâce, de vie et de jeunesse, apparaissent entourés de je ne sais quelle âpre poésie qui rappelle certaines inspirations de Shakespeare. Le succès de Madame de Montarcy et de la Conjuration se justifie donc naturellement. Si le procédé de composition du poëte était critiquable, il était du moins mis en œuvre avec soin et dextérité. L’Histoire n’y apparaissait point défigurée, les personnages conservaient leur masque traditionnel et n’apportaient point un démenti au nom que le poète leur prêtait, au milieu et à la date où il les plaçait. L’œuvre de Bouilhet méritait donc d’être applaudie.

Dans Faustine, Bouilhet put prendre avec l’Histoire ses coudées plus franches. Il a adouci les traits saillants de la voluptueuse épouse de Marc-Aurèle ; il l’a rendue moins dépravée pour en faire une ambitieuse forcenée chez qui l’idée de la domination finit par effacer tout autre sentiment. Auprès d’elle, il a placé Avidius Cassius Pudens qui se fit proclamer imperator par ses légions. Profitant des obscurités de l’Histoire, il a mêlé l’impératrice au complot de Cassius ; il a fait, de l’amour du général pour la femme de Marc-Aurèle et de la jalousie d’une autre femme dédaignée, la magicienne Daphné, le ressort principal de sa pièce.

Des conjurés, parmi lesquels se trouve Aper, sont réunis chez Avidius Cassius. Lorsque Rome s’agite et que les Barbares menacent les frontières, il faut, disent-ils, un autre empereur que Marc-Aurèle le philosophe. Et cet autre, que peut-il être, si ce n’est le général Avidius Cassius. L’arrivée de Daphné, une magicienne qui aime Cassius met fin à la délibération. On se réunira plus tard chez Crispinus, un ancien fournisseur des armées, enrichi, comme tant d’autres, hélas ! et qui donne des fêtes. Mais Crispinus a compté sans Baseus, le préfet du prétoire ; celui-ci, à l’aide de Daphné, irritée des froideurs de Cassius, a découvert les traces de la conspiration. Baseus pénètre dans la salle du festin et met la main sur les conjurés et celui qui leur donne l’hospitalité. Cassius est amené devant Marc-Aurèle ; mais au lieu de le charger de fers et de le mener au supplice, l’empereur, se souvenant des services du général, lui pardonne généreusement et lui confie le commandement de la Syrie. Baseus se retire tout confus. À ce moment parait Faustine, la femme de Marc-Aurèle, qu’autrefois Cassius a aimée en secret. Elle est séduite par la tournure martiale et l’allure intrépide du soldat. Cependant les Barbares deviennent de plus en plus menaçants ; des hordes s’avancent vers la haute Italie ; et les armées sont désorganisées, le trésor public est vide. Marc-Aurèle ira lui-même en Germanie se mettre à la tête des légions pour venger la mémoire de Vindex. Il part, laissant à Faustine un coffret qui renferme un manuscrit où il a résumé dans des sentences immortelles les principes de la sagesse. Mais l’ambitieuse Faustine a revu Cassius avant qu’il soit allé rejoindre les armées de Syrie. Elle veut s’assurer de conserver à tout événement la pourpre impériale. Si Marc-Aurèle périt sur le Danube, dès que le bruit de sa mort lui parviendra, que le général se fasse proclamer empereur par ses légions et marche sur Rome. La main de Faustine sera la récompense de son succès. Les incantations et l’amour de Daphné sont impuissants contre le charme vertigineux de Faustine et ne peuvent empêcher Cassius de se rendre aux désirs de l’impératrice ; il souscrit à tout ce qu’elle exige. — Heureusement pour Marc-Aurèle, l’amour dédaigné de Daphné n’est pas sa seule défense contre la trahison et l’adultère. Baseus veille, Baseus dont la jalousie n’a pu supporter le pardon et les faveurs inattendues accordées à Cassius. Il fait apprendre à Faustine par Rutilianus que Marc-Aurèle est mort. Aussitôt, l’impératrice envoie à Cassius le coffret donné par l’empereur en remplaçant le manuscrit par des tablettes où elle lui annonce la grande nouvelle qu’elle tiendra encore quelque temps prudemment cachée. C’est Daphné qui portera à Cassius le coffret. Mais Cassius a devancé le message. Avec ses légions, il est débarqué en Italie ; il s’avance. Rome s’agite. Le Sénat parle d’organiser une résistance ; Faustine crie à la folie : où sont les généraux, où est ce Baseus stupide ? — Il a disparu ? — Elle ira elle-même au-devant de Cassius. Le tumulte augmente, « C’est Cassius ! » s’écrie Faustine, avec un accent de triomphe mal dissimulé. La porte s’ouvre, c’est Marc-Aurèle qui s’avance. Près de lui est Baseus qui implore son pardon ; car s’il a osé faire passer l’empereur pour mort, c’était pour prouver la trahison de Cassius. Le traître est mort, et on a trouvé près de lui un coffret qui doit être plein de révélations curieuses. C’est la preuve du crime de Faustine. Marc Aurèle prend le coffret et le jette dans un brasier devant sa femme étonnée de tant de grandeur d’âme. — Pendant que l’empereur est descendu au Forum pour faire rendre à Cassius les honneurs dûs à son rang, Cassius lui-même en haillons entre dans les appartements de l’impératrice. On le croit mort, c’est Aper, son lieutenant, dont la ressemblance avec lui est frappante, qui a été tué. Il est fidèle au rendez-vous que lui a donné Faustine. Il peut encore, qui sait ? soulever l’Orient contre l’Occident. Faustine repousse Cassius. Accablée par la clémence de Marc-Aurèle, son seul désir est de mourir. Elle se pique avec une aiguille empoisonnée, et expire entre les bras de l’empereur qui a reconnu Cassius. — « Il vous faut deux têtes sanglantes au Forum, » s’écrie ce dernier. — « Celle de Cassius nous suffit, Aper, dit Marc Aurèle ; l’existence que je vous laisse n’est pas de celles dont on s’inquiétera désormais. Le général Cassius a vécu. Le centurion Aper est au-dessous de nos vengeances. Sortez ! » — « Quelqu’un, du moins, l’accompagnera dans son ombre », — dit Daphné qui suivra Cassius dans l’exil.

Gustave Flaubert, grand admirateur de la prose harmonieuse et cadencée de son ami, faisait le plus grand cas de Faustine qu’il considérait parmi les pièces de Bouilhet comme la plus ingénieusement combinée. Malgré tout le respect qu’il faut avoir pour l’opinion du célèbre romancier, on doit avouer que le drame n’est guère scénique. L’action y sommeille pour laisser le champ libre à une savante évocation du monde romain. Le mouvement, la vie, n’y circulent point. Le caractère des personnages en est la cause. Est-ce Faustine avec son égoïsme, son ambition terrible et la sécheresse de son cœur qui apportera le souffle nécessaire à ce tableau plus ou moins historique ? Est-ce Avidius Cassius, ce rude soldat, dont l’épée est plus souple que la langue et l’esprit ? Est-ce Marc-Aurèle, le philosophe, dont la figure sert de contraste avec celle de sa redoutable épouse ? La figure de Daphné est à peine esquissée. Ce n’est guère qu’un pâle reflet de Melœnis. La danseuse de Suburre est autrement vivante et passionnée que la magicienne, malgré ses philtres et sa sorcellerie.

La passion éclate davantage dans Mademoiselle Aïssé. Mais si c’est bien Faustine que le poëte nous a montrée tout-à-l’heure, est-ce bien l’amante du chevalier d’Aydie dont il a reproduit les traits ? N’est-ce pas plutôt une figure de fantaisie qu’il a esquissée dans le cadre de son intrigue ? Mademoiselle Aïssé appartient dans une certaine mesure à l’Histoire. Sans doute, elle ne peut y apparaître au même titre que Mme de Maintenon, Condé ou Faustine, mais elle tient sa place dans le xviiie siècle par sa destinée singulière, par son charme exotique. Ses traits, son caractère sont désormais bien fixés. Tout, ou à peu près tout, a été dit sur l’aimable circassienne, sur sa captivité chez les Turcs, le sort que lui prépara M. de Ferriol en l’achetant, l’éducation qu’elle reçut chez la belle-sœur de M. de Ferriol en compagnie de Pont de Veyle et de d’Argental, ses amours avec Aydie, sa correspondance avec Mme Calendrini, et sa fin si chrétienne ménagée par le Père Boursault des Théatins, le propre fils de Boursauh, le poëte comique.

Y avait-il dans l’histoire des amours d’Aïssé et de son chevalier le germe d’une comédie ou d’un drame ? Nous ne le croyons pas. C’était se tromper gravement que de vouloir faire revivre cette délicate figure d’Aïssé, cette dernière venue de la famille des Héloïse et des La Vallière.

L’exemple de l’insuccès relatif de deux esprits distingués, MM. Paul Foucher et Alexandre de Lavergne, aurait dû profiter à Bouilhet et l’écarter d’un sujet qui avait été pour eux un écueil au Théâtre-Français en 1854.

Mettre en scène Aïssé, c’était s’exposer à heurter dans une intrigue la vérité historique et littéraire. C’est toujours une pratique douteuse que celle qui consiste à s’éloigner de l’Histoire ; mais l’erreur devient plus grave dans un sujet où lu forme est déjà donnée, où l’action a son mouvement nécessaire et son ordre inconciliable avec l’ordre artificiel de la scène «… Pourquoi, disait un critique[101] à propos du drame de MM. Paul Foucher et Alexandre de Lavergne, changer les temps, rapprocher le commencement de la fin et le dénoûment du début ? Pourquoi supprimer les intervalles, modifier les fortunes, modifier les caractères, supposer des faits nouveaux, détruire les faits anciens et ne conserver à peu près que le nom des acteurs dans une aventure où rien n’est plus intéressant que l’aventure elle-même ? »

Bouilhet, hâtons-nous de le dire, s’est montré plus scrupuleux vis-à-vis des dates et des événements que ses devanciers ; mais je doute fort que ceux qui ont lu l’attachante étude de Sainte-Beuve, et surtout lu la correspondance de Mlle Aïssé, puissent reconnaître dans son héroïne l’amie de Mme Calendrini et la pénitente du Père Boursault. Voici la marche du drame :

Quand le rideau se lève, Mme de Ferriol attend avec anxiété l’issue d’une audience que doit donner un magistrat influent à l’un de ses fils, Pont de Veyle. Tout l’irrite. Aïssé est pour elle un sujet d’aigreur sans cesse renaissant. Quelle bizarre idée de la part de son frère d’avoir ramené d’Asie cette esclave ! Enfin voici Pont de Veyle suivi bientôt du comte de Brécourt, un courtisan du Régent, un nouveau favori, qui remarque la beauté d’Aïssé. L’audience a eu l’issue la plus singulière. Exaspéré d’attendre dans les antichambres. Pont de Veyle a été surpris par M. le procureur fiscal dansant le dernier rigodon à la mode. Mme de Ferriol est fort irritée ; et elle s’excuse auprès du comte de Brécourt de ce qu’elle appelle ses hontes de famille. Aïssé, de nouveau en butte à sa mauvaise humeur, et lasse de s’entendre reprocher à toute heure d’avoir été dotée par M. de Ferriol, jette au feu le titre constitutif de sa dot. Que lui importe la richesse ! Ce qu’elle voudrait, ce serait pouvoir chérir dans une obscurité tranquille, loin des intrigues du monde élégant qui l’entoure, celui qu’elle a rencontré déjà plusieurs fois, celui qui, pauvre, modeste, a su captiver son attention ! Mais le voilà : c’est lui ! Il est entré chez Mme de Ferriol à la suite, et peut-être avec la complicité de Pont de Veyle. Elle veut s’éloigner, mais en vain, il ne partira pas sans lui avouer son amour. — Le chevalier d’Aydie, car c’est lui, cet amoureux obscur et anonyme, rencontre par hasard un autre jour Aïssé chez Mme de Tencin. Leur surprise est mutuelle. Une demi-explication a lieu entre eux. Ils vont donc pouvoir s’aimer librement. Mais cet amour que semble favoriser Pont de Veyle n’est pas du goût de Mme de Ferriol et de Mme de Tencin. Le comte de Brécourt qui tient à conserver les faveurs du Régent a sur Aïssé certaines vues qu’il fait partager aux deux sœurs. Aïssé présentée au Régent, Aïssé, maîtresse du Régent, c’est leur fortune assurée. Il faut tout faire pour quelle renonce à son amour. Pour y parvenir, tout est mis hypocritement en œuvre, tant et si bien que l’on va réussir. Aydie n’attend plus qu’une preuve de l’indignité d’Aïssé pour s’éloigner d’elle et prononcer les vœux des chevaliers de Malte. — Aïssé est conduite, malgré elle, à une fête donnée au Palais-Royal. Le Régent, à qui elle est présentée, la trouve fort à son goût et lui fait cadeau d’une riche cassette où se trouve un brevet de lecteur du Roi pour Pont de Veyle. Brécourt a su joindre au brevet un portrait du Régent orné de perles. — Aydie a tout vu. Plus de doutes. Aïssé est indigne de son amour. Plein de colère, il apostrophe Aïssé et tous ceux qui l’entourent, poussant l’audace jusqu’à faire un éclat même dans le palais du Régent. Brécourt veut se précipiter sur les pas du chevalier pour venger une telle violence qu’il considère comme une injure pour lui même. Il est arrêté par le commandeur de Mesme des chevaliers de Malte qui déclare toute provocation inutile, puisque le chevalier appartient désormais à son ordre. — Cependant Aïssé, indignée du sort qu’on lui destinait, a réussi à s’échapper des mains de Mme de Ferriol, et, s’est réfugiée à Paris, dans une auberge. Elle a demandé une dernière entrevue à Aydie. Le chevalier vient au rendez-vous. Il arrive, plein d’indifférence, sans colère. Mais Aïssé le reçoit avec tant de noblesse et de candeur, qu’il commence à comprendre qu’il a jugé Aïssé trop précipitamment. Il doute. Il préfère croire qu’il a été trompé par les apparences. Oui, Aïssé est pure ; elle a failli être victime d’une machination infâme. Il se jette à ses pieds et implore son pardon. Aïssé pardonne. Les deux amants vont fuir pour pouvoir s’aimer et cacher leur bonheur. Tout-à-coup l’auberge est cernée par le comte de Brécourt et des soldats du guet ; le comte tient l’ordre en blanc d’enfermer à la Bastille quiconque s’opposera à ses volontés. Aydie veut défendre Aïssé, et déjà il croise le fer avec Brécourt, quand le commandeur de Mesme, en grand costume des chevaliers de Malte, suivi de plusieurs autres chevaliers, vient rappeler au chevalier les vœux qui l’attachent à l’ordre de Malte et qui doivent l’éloigner à jamais d’Aïssé. Aydie veut résister, mais les chevaliers de Malte l’entraînent, pendant qu’Aïssé, maudissant la loi du Christ, tombe inanimée entre les bras de ceux qui l’entourent.

Cette analyse permet, malgré sa sécheresse, de voir combien la vérité historique a été offensée par le poëte, et combien se trouve altéré ce caractère d’Aïssé que l’on connaît si bien grâce à sa correspondance, aux récits et mémoires du temps. Dans cette faible intrigue l’originalité de l’aimable Circassienne disparait ; et cette originalité n’est-elle pas « … d’avoir aimé le chevalier d’Aydie, d’avoir connu l’amour avant la vertu, la vertu après l’amour, d’avoir eu son cœur comme une lice ouverte aux combats obstinés de la tendresse et du devoir, d’avoir fait des vœux pour le devoir et contre elle-même, d’être morte enfin avec la joie suprême de les réconcilier l’un et l’autre en mourant… ? »[102] Des parties charmantes, de jolis détails et des épisodes gracieux comme la réception de Mme de Tencin à sa toilette, ne font point disparaître la faiblesse de l’intrigue, les invraisemblances du drame et son intérêt mal gradué. Ce commandeur de Mesme, qui semble avoir la prétention de jouer un peu le rôle de l’évêque dans Jocelyn, est une malheureuse invention qui ne sert qu’à dérouter nos idées d’histoire littéraire, à jeter une froideur glaciale sur la fin du drame et à pousser Aïssé, Aïssé dont nous connaissons les sentiments chrétiens, surtout aux derniers instants de sa vie, à maudire la loi du Christ, contre-sens énorme, s’il en fût jamais !

Quoique la dernière, Mademoiselle Aïssé n’est point la pièce de Bouilhet la mieux réussie du groupe des compositions dramatiques où il a mis en œuvre des éléments empruntés à l’Histoire. C’est encore son début au théâtre, Madame de Montarcy, qui reste ce qu’il a fait de mieux en ce genre. C’est sa pièce la mieux équilibrée, peut-être la mieux écrite, celle où il a soudé avec le moins d’efforts et de la façon la plus adroite la fiction aux faits historiques. Il est temps de voir comment il a réussi à traiter des sujets puisés dans les réalités de notre vie quotidienne.

II

Le drame domestique et la comédie en vers présentent les plus grandes difficultés pour le poëte au point de vue du style. D’une part, il lui faut se mettre en garde contre un langage lourd et prosaïque ; d’autre part, il doit éviter la pompe, le lyrisme et la richesse des métaphores.

Les sujets puisés dans la vie de tous les jours demandent surtout une extrême précision et une grande sobriété dans les vers. Des ornements superflus, des draperies, des images, il n’en faut point. Dans cette vie que nous menons à la vapeur, les longues tirades et le langage métaphorique ne sont plus de mise. On se complaît point à faire des discours en dehors de la tribune ou de la barre. On traduit simplement ou l’on déguise simplement aussi sa pensée, et si la conversation se prolonge, c’est pour avoir l’occasion d’y semer un mot plus ou moins spirituel.

C’était une épreuve difficile pour Bouilhet que de faire parler des banquiers, des notaires, dés négociants, des journalistes ou des soubrettes, précisément à cause de ses tendances romantiques. À deux reprises différentes, il résolut de la tenter. Le premier essai, Hélène Peyron, s’il lui valut des applaudissements au Théâtre, ne fut pas sous certains rapports très-heureux au point de vue purement littéraire. La seconde tentative, l’Oncle Million, quoiqu’elle ait trouvé beaucoup moins bonne grâce près des spectateurs, est des plus intéressantes et des plus méritoires. L’Oncle Million paraît avoir concilié, autant qu’il était possible, le langage de l’école romantique avec le langage parfois sentencieux et robuste, parfois naturel et familier de l’ancienne école comique française. Cette union a produit un style qui n’est pas sans valeur. En dépit du sujet de la pièce qui est l’exaltation du poëte, l’allure de l’œuvre n’est pas trop poétique ; et si le nombre de ses représentations fut assez limité, il faut s’en prendre à la faiblesse et à la fragilité de l’intrigue. Qu’on en juge plutôt :

Une discussion s’est élevée entre M. Rousset et son fils. M. Léon Rousset, un tout jeune homme, ne veut point se livrer au commerce, comme le désire son père. Les Lettres l’ont séduit, et il désirerait leur consacrer sa vie.

M. Rousset, furieux.
… Tu veux écrire toi ?
Léon

Sans doute.

M. Rousset.

 Écrire quoi ? mais parle… ! écrire quoi ?

En raillant :

Ah ! je sais !… j’ai trouvé, parmi d’autres surprises.
Une pièce de vers sur le soir et ses brises…
Qui traînait, ce matin, au panier du comptoir !

Avec colère :

Eh ! je me moque bien de tes brises du soir !

C’est à se faire suivre en passant par la ville !…
— Si tu mettais au jour quelque volume utile,
Quelque traité pratique, où l’on trouve à puiser,
Je comprendrais, du moins, et pourrais t’excuser !
Des vers !… écrire en vers !… mais c’est une folie !
J’en sais de moins timbrés qu’on enferme et qu’on lie !
Morbleu ! qui parle en vers ?… La belle invention !
Est-ce que j’en fais, moi ?… L’imagination !…
Est-ce que j’en ai, moi ?… Fils de mes propres œuvres,
Il m’a fallu, mon cher, avaler des couleuvres.
Pour te donner un jour le plaisir émouvant
De guetter, lyre en main, l’endroit d’où vient le vent !
Ces frivolités-là, sagement entendues,
Sont bonnes, si l’on veut, à nos heures perdues
Moi-même, j’ai connu, dans une autre maison,
Un commis, bon enfant, qui tournait la chanson,
Mais qui savait, du moins, ne se monter la tête
Que pour un mariage ou bien pour une fête…
Toi, tu prétends rimer… perpétuellement !…
Voyons ! est-ce fondé sur un raisonnement ?
Vivons-nous pour cela ? Crois-tu qu’il soit bien rare
D’accommoder des mots d’une façon bizarre ?
As-tu même, un grand point que je dois éclaircir,
La réputation qu’il faut pour réussir ?

Léon, exaspéré

Nous verrons…

M. Rousset.
Ah ! fort bien, tu vas à l’étourdie !

Croisant ses bras :

Pourrais-tu seulement faire une tragédie ?

Léon, avec résignation

S’il faut que je m’y mette…

M. Rousset, vivement

S’il faut que je m’y metteAu diable !… Avise-t’en !
Malheureux !…

Léon

Malheureux !…Mais jadis tu ne criais pas tant,
Quand, dans ton cabinet, une fois par semaine.
Tu me faisais, de force, avaler Théramène,
Et souvent au dessert, ce qui te semblait beau.
Réciter la Laitière avec Maître Corbeau !…

M. Rousset

Que viens-tu nous chanter ? La distance est extrême
Entre orner sa mémoire et composer soi-même !

Léon, avec feu

Mais, mon père, entre nous, ces hommes immortels,
Debout sur leurs tombeaux comme sur des autels…
Racine et Poquelin, La Fontaine et Corneille,
Dont tu gardes les vers, ainsi qu’une merveille,
Dans ces grands livres bleus ornés de tranches d’or…
Ils composaient pourtant !…

M. Rousset, brusquement

Ils composaient pourtant !…C’est bon quand on est mort !

Léon, avec force

Mais je vivais, quand, fier de mes succès en classe,
Tu me donnais, un jour, ce beau fusil de chasse !
Mais je n’étais pas mort, quand, pour mes vers latins,
Tu passais ta journée à bénir les destins :
Et qu’ébloui d’un fils qui savait lire Homère,
Tu priais à dîner les adjoints et le maire !
Eh bien ! moi, que veux-tu ? par Virgile bercé,
J’ai pris goût, sans malice, au miel qu’on m’a versé ;
Et si tant de raisons défendent que j’y touche,
C’était un crime, alors, de m’en frotter la bouche !…


Et comme M. Étienne Dufernay, un vieux célibataire, l’Oncle Million de la pièce, prend le parti de Léon qui doit épouser sa nièce, Alice Dufernay, Rousset reprend :

… Des vers, monsieur, des vers !… pas même de la prose !
Une façon de dire où l’on ne comprend rien !
Au lieu de s’énoncer comme un homme de bien,
Clairement, simplement, à l’unisson des masses,
Sans ces contorsions, sans toutes ces grimaces,
Et ces rimes, monsieur, ridicule ornement,
Qu’on n’accorde jamais avec le jugement ;
Si bien que la pensée, aux allures moins nettes.
Semble un âne à la foire entre ses deux sonnettes !
Avouons qu’il faut être, en ce siècle éclairé.
Sinon tout-à-fait sot, du moins fort égaré,
Pour prendre au sérieux un pareil casse-tête !…
Mais je dis que Léon n’est pas même un poëte !

Lui, poète ! allons donc !… Que me chantez-vous là !
Moi qui l’ai vu, chez nous, pas plus haut que cela !
Comment ?… qu’a-t-il en lui qui passe l’ordinaire ?…
C’est un écervelé ! C’est un visionnaire !
C’est un simple idiot, et je vous réponds, moi,
Qu’il fera le commerce ou qu’il dira pourquoi !…

M. Léon doit épouser Mlle Alice Dufernay ; mais tant que notre jeune poëte n’aura pas abandonné la Muse pour le grand livre et les échantillons, le mariage n’aura pas lieu. En attendant, Popin, un ami de la maison, introduit chez Rousset Gaudrier, un jeune notaire, à la recherche d’une dot pour finir de payer son étude. La fille de M. Rousset, Clara, ne lui déplairait point trop. Autant elle qu’une autre.

Popin
Et Clara, la trouvez-vous jolie ?
Gaudrier, froidement

Pas mal.

Popin

Pas mal.Avez-vous là, comme on dit, de l’amour ?

Gaudrier

Sa dot ?

Popin

Sa dot ?Oh ! oui, pardon. Chaque chose à son tour.

Gaudrier, gravement

Je me pose avant tout sur un terrain solide…

Popin

Et vous avez raison !

Gaudrier

Et vous avez raison !J’aime après…

Avec de pareilles dispositions chez son futur mari, Clara, une petite personne positive, qui déteste tous les arts d’agrément, sera-t-elle heureuse en ménage ? Rousset s’inquiète peu de ce point ; mais exaspéré de ce que son fils a fait insérer une pièce de vers dans un des journaux de la ville, il exile notre poëte et l’envoie au diable… pour faire pénitence. Mme Dufernay, une femme pratique aussi, cherchera un autre gendre. Mais quel autre pourrait mieux lui convenir que le sage, que le sérieux Gaudrier ? Le notaire a su qu’Étienne Dufernay, l’oncle million, doit doter Alice ; à la première ouverture que lui fait Mme Dufernay, le galant renonce à Clara Roussel. Mais Alice n’aime pas le notaire ? Qu’importe ! — Pauvre Léon ! pauvre Alice ! Un rendez-vous secret les réunit bientôt. Léon, éperdu d’amour, veut renoncer à la Poésie ; mais la jeune fille l’arrête et l’engage noblement à persévérer malgré les obstacles. Léon se récrie. S’il a rêvé des succès, c’était pour se rendre digne d’Alice. Que va-t-il devenir ? — Le bon oncle million saura mettre bon ordre à tout cela. Il va se marier, annonce-t-il partout. — Se marier ! Mme Dufernay s’indigne à cette pensée. À son âge ! se marier ! Elle veut presser l’union du notaire et de sa fille. Mais Gaudrier, averti des velléités matrimoniales de l’oncle, n’entend pas de cette oreille. Une belle-mère et six mille francs de rente ! C’est trop et trop peu à la fois ! Comment rompre ? — En attendant cette pauvre Clara querelle Alice qu’elle croit coupable de lui enlever son cher notaire. Alice la calme. Qu’elle se rassure : jamais elle n’épousera Gaudrier. Le coureur de dots a déjà su simuler une maladie ; il tousse, il craint, dit-il, pour sa poitrine, il part pour les eaux. — L’oncle Étienne reparait. Les choses vont s’arranger. S’il a manifesté l’intention de se marier, c’était pour éprouver le désintéressement de Gaudrier. À cette déclaration, Mmes Dufernay et Rousset commencent à se sentir disposés à quelques concessions littéraires en faveur de Léon que l’oncle million a recueilli et protégé près des éditeurs. Ne vient-il pas de publier un volume de poésies qui en vaut bien un autre ? Un volume ! quels titres de poésies ! La Ferme ! Un titre qui rappelle certaine métairie que l’oncle million possède dans la Beauce et qu’il donne à sa nièce le jour où elle se marie. La Pervenche ! C’est une illusion ; quand il lit ces vers, le bon oncle se croit transporté dans ces grands bois qu’il a dans la Basse-Bretagne et qu’il offre en cadeau aux jeunes époux, de même que certain moulin chanté par Léon. Cet inventaire poétique n’est pas sans toucher Rousset. Le reste se devine. Léon épouse Alice. E finita la commedia !

La fragilité de cette action n’a point empêché le poëte de rencontrer des traits de vrai comique. Sa verve franche et naïve appelle le rire sans efforts, non pas ce rire nerveux et, pour ainsi dire, dépravé que nos modernes auteurs provoquent par des procédés et des artifices, par des alliances de mots disparates ou des réticences, mais ce rire sain, innocent et facile qu’excitent les comédies de notre vieux répertoire.

L’Oncle Million était une tentative des plus honorables. Le poëte avait su prouver qu’il possédait un langage souple, facile, naturel, et mieux en harmonie avec la situation et le caractère de ses personnages que celui qu’il avait employé dans Hélène Peyron. Dans ce drame, en effet, la langue de Bouilhet est toujours de bonne école, mais elle emploie tant d’images et de coloris poétique qu’il est impossible d’y voir le véritable vers du drame domestique. Cet abus des images et du coloris arrive à être d’autant plus choquant, que certaines pages, comme pour faire contraste avec les autres, sont écrites avec sobriété, sans ornements superflus et dans le ton qu’il convient. Le vers est net, il se dégage des étreintes, des comparaisons trop poétiques pour résonner juste sur les lèvres de ce banquier, de cette courtisane, de cette soubrette ou de cette jeune fille.

Ces réserves faites, il faut rendre justice aux qualités d’Hélène Peyron. Le sujet est dramatique et intéressant. Il a trait à la destinée d’un enfant né hors d’un légitime mariage. Le théâtre contemporain a bien abusé de ce thème, et cependant il n’est pas prés d’être épuisé «… Le sujet est inépuisable, dit M. Alexandre Dumas fils, dans la préface de son Fils Naturel, tant l’insuffisance de la Loi en a varié les formes et les conséquences, tant l’égoïsme, l’ignorance et la brutalité de l’homme le compliquent et l’aggravent de jour en jour… » Bouilhet a été séduit par l’originalité d’une situation où la destinée d’un enfant naturel serait en jeu et mettrait aux prises les intérêts et les sentiments les plus opposés. Il s’est dit combien il serait dramatique de faire élever à son insu par un homme marié sa fille naturelle qui passerait pour une fille d’adoption, de laisser traîner la mère, misérable courtisane, dans la fange du vice, à la merci de toutes les aventures, de faire un jour de l’un des amants de la courtisane le fiancé de la pauvre enfant’abandonnée, et de tracer à larges traits le tableau du désarroi moral causé par cette combinaison étrange d’événements.

Sans avoir la prétention de « développer une thèse sociale et de rendre par le Théâtre plus que la peinture » des caractères, des mœurs et des passions… »[103] Sans comparer l’homme qui engendre un enfant naturel et ne lui assure pas le moyen de vivre, à un malfaiteur digne d’être classé au rang des voleurs et des assassins[104], Bouilhet s’est mis modestement à l’œuvre, et il a imaginé la fable suivante :

M. Daubret, un ancien viveur, banquier dans une ville de province, est marié depuis deux ans à une femme douce et bonne dont le seul chagrin est d’être sans enfants. Une circonstance fortuite va troubler la paix de ce ménage et faire retomber sur les deux époux à la fois les fautes de jeunesse du mari. Une femme se présente un jour chez le banquier. C’est Marceline Peyron, son ancienne maîtresse, dont il a eu une fille. Ce qu’elle veut, c’est du pain pour sa petite Hélène qui n’a que deux ans et demi. Daubret reçoit assez durement Marceline. Comment reconduire ? Le mieux, c’est peut-être de lui céder la place ; elle partira d’elle-même. Il s’en va. Mais Mme Daubret d’un appartement voisin, a tout entendu. La femme légitime et l’ancienne maîtresse se trouvent en présence. Enfin, que veut Marceline ? du pain pour sa fille, le moyen de l’empêcher d’imiter sa mère et de devenir à son tour une courtisane ? Il suffit que la mère consente à céder son enfant : Mme Daubret l’adoptera. Mais à une condition, c’est que Marceline ne la reverra jamais. Oh ! le dur sacrifice ! La mère hésite d’abord ; enfin, vaincue, elle remettra la petite Hélène à Mme Daubret qui l’élèvera comme sa fille. — Marceline tiendra-t-elle sa parole ? Ne reverra-t-elle jamais son enfant ? — Quinze ans s’écoulent. Daubret est devenu député, grâce au talent d’intrigue de Flavignac, un ami de la maison. Il n’a pas d’enfants, et pourtant une belle jeune fille de dix-sept ans se trouve dans la maison. Mme Daubret n’a pas parlé à son mari de Marceline ; mais elle a réussi à lui faire adopter une enfant qui aurait été trouvée, a-t-elle dit, dans une église. Cette enfant, c’est aujourd’hui la jeune fille de dix-sept ans, c’est Hélène. Le bonheur semble régner dans le ménage de Daubret. Mais comment le nouveau député reconnaîtra-t-il les services de Flavignac ? Daubret ne trouve rien de mieux que de vouloir lui faire épouser Hélène. Celle-ci aime en secret le courtier électoral de son père adoptif, et l’union projetée par Daubret va s’accomplir. Il ne reste plus à Flavignac qu’à rompre une ancienne liaison, à se débarrasser d’une femme qui fut sa maîtresse. Or, cette femme n’est autre que Marceline, qui n’est jamais sortie du vice. Sa vie consacrée à la paresse et au plaisir a passé successivement de la misère au luxe. En dépit de sa promesse, elle a essayé de revoir sa fille, elle la connaît. Le dimanche, aux offices, elle était sur ses pas. Dans une dernière entrevue, poussé à bout par les railleries de son ancienne maîtresse qui lui fait un portrait grotesque de sa fiancée, Flavignac lui montre un médaillon qui représente Hélène dans L’éclat de sa jeunesse et de sa beauté. La mère a reconnu sa fille ; elle tombe anéantie ; elle est donc la rivale de sa propre fille ! Une lettre anonyme est envoyée aussitôt par Marceline à Mme Daubret. Daubret la lit et s’en moque. Flavignac a une maîtresse ! La belle affaire ! Quel est l’homme qui n’a eu au moins une maîtresse ! Faut-il se montrer d’ailleurs si difficile dans le choix d’un mari pour Hélène ? N’est-ce pas, après tout, une enfant trouvée ? On se pardonnera mutuellement le passé. Avertie de la conduite de son fiancé, Hélène pardonne en effet ; mais Marceline, elle, ne pardonne point, ou plutôt elle n’oublie point Hélène. Daubret et Flavignac sauront ce que c’est qu’Hélène. Elle écrira à sa fille, s’il le faut : « Cet homme, ne » l’épouse pas ! Je suis ta mère ; et il est mon amant ! » Marceline se présente, Hélène l’accueille avec une fureur jalouse : « Vous êtes sa maîtresse ! » dit-elle, et « pourquoi venez-vous ici ? » Mme Daubret se précipite aux genoux de son mari, et lui révèle le secret de la naissance d’Hélène. « C’est ma fille ! » se met à crier Daubret, et quand Flavignac arrive, c’est par ce cri qu’il l’accueille. Le mariage n’aura pas lieu. Flavignac commence à accuser Marceline : elle a dépassé les limites de l’infamie, lorsque Hélène l’arrête : « Vous insultez ma mère, » lui dit-elle. Le drame touche à son terme ; il lui faut un dénouement. La pauvre Hélène, le cœur brisé, entre en religion et dénoue ainsi une situation devenue insoluble.

Si la critique a pu reprocher au poëte certaines faiblesses quant au style de son drame, elle peut signaler aussi certaines invraisemblances dans l’intrigue et dans la manière dont elle se développe. Un auteur dramatique sérieux, qui a pour but autre chose que l’amusement du public, enseigne la vie humaine. Or, pour l’enseigner, il faut conclure aussi juste qu’elle « …Le Théâtre, a dit un critique[105], n’est que de la logique en action, et la logique en action constitue à son tour la vraisemblance du Théâtre… » Bouilhet n’est pas sans avoir quelque fois négligé cette logique des faits. Comment, par exemple, le commis Daubret est-il devenu riche à trente-deux ans ? Quand elle apparaît, Marceline est-elle une fille abusée ou une fille perdue ? Si c’est une fille perdue, comment Daubret ne songe-t-il pas à s’en débarrasser à prix d’or ? Lorsqu’elle trouve dans sa fille la rivale qui lui est préférée, quel est le sentiment qui provoque sa stupeur et sa colère et qui la pousse à empêcher l’union qui s’apprête ? — Il faut chercher la force et l’intérêt de la pièce autre part que dans l’exposition de l’intrigue et le dessin des caractères ; ils résident dans l’idée générale, dans certains coups de théâtre saisissants qui éclatent comme la foudre pour illuminer la touchante figure d’Hélène, dans certains jeux de scène d’autant plus puissants qu’ils sont inattendus, dans un dénouement d’une belle invention et d’un grand effet.

III

Les défauts du style dramatique de Louis Bouilhet s’effacent dans Dolorès, grâce au choix du sujet, à sa tournure romantique, à l’époque indécise où il se passe et à l’allure héroïque de ses personnages. Ici, plus de figures historiques, comme Mme de Maintenon, Louis XIV ou Condé, plus de figures bourgeoises comme l’oncle Million, le notaire Gaudrier, le banquier Daubret ou le journaliste Flavignac ! Place aux belles senoras et aux fiers caballeros ! Écoutez ! c’est une délicieuse sérénade qui se fait entendre ! Voyez ! c’est un balcon qui s’anime ou une jalousie qui s’ouvre ! Voyez encore ! la rapière au poing, ce sont deux gentilhommes qui ferraillent. Le poëte va placer un cavalier entre la révélation d’un secret duquel dépend l’honneur d’une femme aimée et l’opprobre d’une accusation injuste. Une telle situation met en jeu le point d’honneur. Et l’Espagne n’est-elle pas par excellence la terre où le point d’honneur a toujours fleuri… surtout au théâtre. La fantaisie du poëte nous conduira donc à Tolède.

Dona Laura, comtesse de Roxas, la perle de Tolède, la belle des belles, la femme à la mode, est aimée du marquis d’Avila, C’est pourtant folie de l’aimer : elle est à la fois si provoquante et si insensible, si coquette et si hautaine, sa vanité se joue si bien des passions qu’elle fait naître ! Dona Rosaura, une tante du marquis, voit avec peine son neveu au nombre des adorateurs les plus ardents de la comtesse. Elle ne s’amuse pas à lui faire d’inutiles sermons, mais elle appelle, de la campagne où elle a vécu jusqu’alors, Dolorès, une jeune parente à elle, dont la grâce et la fraîcheur peuvent lutter avec la beauté de dona Laura. Inutiles projets ! Si le marquis d’Avila, rebuté par les caprices de la sirène tolédane ne se jette pas trop loin de l’idée d’épouser Dolorés, celle-ci veut rester fidèle à celui qu’elle aime, à un ami de son enfance, à don Fernand de Torrès, gentilhomme noble comme le roi, mais pauvre comme Job. Don Fernand revient précisément de la guerre. Il n’a point non plus oublié Dolorès, mais ce souvenir ne résiste point à un coup d’œil de la comtesse de Roxas. Fernand va grossir le nombre des amoureux de dona Laura. Toutes les passions ameutées par sa femme ne laissent point d’inquiéter le comte de Roxas. Croyant que d’Avila est l’amant favorisé, il voue au beau marquis une haine féroce qui ne reculera devant rien pour se satisfaire. Le marquis d’Avila, épris de la nièce de dona Rosaura, fait chanter vers minuit une sérénade sous le balcon de Dolorès que par erreur don Fernand prend pour celui de dona Laura de Roxas. La jalousie de Fernand s’allume ; il s’écrie que les couplets sont détestables et que la sérénade est l’œuvre d’un sot. D’Avila impatienté dégaine en même temps que Fernand. Un duel va avoir lieu. Mais on sépare les combattants qui sauront bien se rencontrer de nouveau au premier jour. Dolorès, attirée à la fenêtre par la sérénade, a tout vu, et, croyant que Fernand allait se battre pour elle, est descendue dans la rue afin d’empêcher le combat. Que voit-elle alors ? Fernand s’éloignant au bras d’une femme, et cette femme, c’est Laura, c’est la comtesse de Roxas, furieuse d’être négligée par d’Avila. Le drame va se compliquer. Pendant que Fernand passe la nuit chez la comtesse, d’Avila est tué d’un coup d’estoc porté par derrière ; quel peut-être le meurtrier ? Des soupçons planent sur Fernand ; n’a-t-il pas voulu se battre avec d’Avila ? Il est arrêté. Cruelle alternative ! Il sera condamné comme un vil assassin, s’il ne se justifie pas, ou il sera regardé comme un lâche, si pour se disculper il dit qu’il a passé la nuit chez la comtesse de Roxas. Son parti est bientôt pris. Il mourra et il ne parlera pas. Il a compté sans son père, don Pèdre de Torrès, qui vient au nom de l’honneur de sa maison le supplier de dire la vérité. Fernand refuse. Don Pèdre, à quelques mots de Fernand, devine presque ce qui s’est passé. Il est digne de comprendre le mutisme de son fils, mais si Fernand doit se taire, dona Laura peut parler, elle. Don Pèdre la prie de ne point laisser mourir d’une mort infâme (car mourir ne serait rien) l’amant généreux qui se dévoue pour elle. L’altière comtesse va entrer chez la Reine pour lui dire où était Fernand à l’heure du crime, lorsque Dolorès qui a vu, la nuit de l’assassinat, Fernand pénétrer dans la demeure de dona Laura, accourt de son côté la supplier de proclamer l’innocence de celui qu’on accuse. Laura croit que son amant a parlé et qu’elle est victime d’une odieuse trahison. Elle ne parlera pas. Fernand va périr, lorsque Dolorès se présente devant le roi et s’écrie que son fiancé ne saurait être coupable, puisqu’il a passé chez elle la nuit du meurtre. Fernand ne veut pas accepter un tel sacrifice, et afin de restituer l’honneur à celle qui se dévoue pour lui, il affirme être l’assassin. Tout-à-coup, un ami de Fernand vient annoncer que le vrai coupable, un coupe-jarret à la solde du comte de Roxas, a été découvert — Fernand à genoux implore son pardon de celle qu’il a méconnue et qui pour lui s’est résignée à l’infamie. Il est trop tard maintenant pour l’aimer. Dolorès en allant se jeter aux pieds du roi avait pris du poison. Elle expire. Fernand ne veut pas lui survivre ; il se précipite sur son épée et s’enferre. Le tombeau le réunira dans la mort à celle qui voulait donner son honneur et sa vie pour le sauver.

Si on est loin avec cette intrigue de la Dolorès d’Achim d’Arnim, on est plus prés de Ferréol de M. Victorien Sardou, et surtout de l’innocence d’un forçat de Charles de Bernard, où Arthur d’Aubian se laisse accuser de l’assassinat de M. Gorsaz et n’ose se justifier, même dans le prétoire de la cour d’assises, de peur de déshonorer Lucie. Bouilhet a repris la situation dramatique esquissée par L’aimable romancier et l’a développée avec un raffinement de sentiments cornéliens. Son drame est mal équilibré, trop longuement exposé et attristé inutilement par un double suicide ; il peut paraître quelque peu vieillot et rococo, pour me servir d’un mot de Gustave Flaubert, mais il a de nobles élans et une grande allure, surtout au troisième acte. Peu de poètes, depuis Corneille, ont trouvé des vers aussi vigoureux pour exprimer d’aussi fiers sentiments. Si Laura est presque infâme avec sa froide coquetterie et son égoïsme féroce, Dolorès est une adorable créature. Comme ce type d’amour magnanime fait contraste avec ce caractère de Fernand, tantôt fiancé volage d’une femme ravissante, tantôt amant irréfléchi d’une coquette sans âme, et chevalier d’héroïsme à outrance. Don Pèdre de Torrès, ce proche parent du marquis de Rouvray, de Madame de Montarcy, fait songer à don Diègue du Cid, ou à Ruy Gomez de Silva d’Hernani. Lorsque son fils est accusé du meurtre du marquis d’Avila, son entrée en scène est tout un drame.

Il ose m’embrasser, il n’est donc point coupable,

dit-il, dans un vers digne de Corneille. Cette entrevue du père et du fils est poignante. Il y a dans cette scène comme une révélation que l’auteur est un compatriote de notre grand tragique ; il y règne ce souffle puissant qui circule à travers les drames héroïques des vieux dramaturges espagnols, des Lope de Vega et des Calderon, chez qui le point d’honneur, cette fatalité consentie, comme disait Théophile Gautier, remplace le fatum antique. Dolorès, en dépit de son originalité, rappelle, par exemple, la strella de Sevilla, et surtout ces belles scènes où Sancho Ortiz de las Roëlas, meurtrier de Busto Tabera, par ordre de son souverain, refuse obstinément de livrer le nom du roi, Sancho el Bravo qui a armé son bras, où dona Estella se précipite aux pieds du Roi et sait délivrer son fiancé qu’elle refuse d’épouser. Le sacrifice que Dolorés fait de son honneur est comme une reproduction adoucie du sacrifice sauvage de dona Sol, dans la corona merecida. Dona Estella, dona Sol, Chimène et Dolorès sont presque sœurs. Ne rappelle pas qui veut, parmi les dramaturges de notre temps, le souvenir de Corneille et des vieux maîtres du Théâtre espagnol !

À quoi bon parler maintenant du Panier de pêches, du Cœur à droite, du Sexe faible, et du Château des Cœurs ? Bouilhet tout entier se trouve déjà dans les pièces qui viennent d’être analysées. Avec elles seules, il peut être jugé. — Le Château des Cœurs, qui a été récemment publié, appartient presque tout entier à Gustave Flaubert ; il l’a fait sien, comme il me le disait sans détours ; il y a mis l’empreinte de sa griffe dans telles et telles scènes. — Faut-il analyser une fantaisie où la part de collaboration revenant à Bouilhet est presque impossible à définir. Une féerie ne s’analyse point d’ailleurs. Le Château des Cœurs est une spirituelle satire de l’égoïsme des hommes, de la bêtise mondaine et bourgeoise étalant sa plate turpitude. La tentation de Saint-Antoine est une raillerie amère des espérances et des croyances de l’Humanité pendant un certain espace de temps. Le Château des Cœurs ne vise que la niaiserie de nos contemporains. Le champ de la raillerie est cette fois moins vaste : la forme du sarcasme est moins élevée, sa portée moins grande. Les personnages sont moins abstraits, le drame a une action et il pourrait peut-être être mis au Théâtre. On a prononcé le mot de pièce aristophanesque à propos du Château des Cœurs. Le genre choisi par Flaubert et son ami Bouilhet ne se rapproche-t-il pas plutôt des comédies fabuleuses de Carlo Gozzi ? La satire y côtoie l’espièglerie, le trait s’y émousse facilement ou n’a pas de portée ; et les masques, les Pantalon, les Tartaglia, sont remplacés par quelques grotesques, tels que le père et la mère Thomas, le banquier Klœkher et le valet Dominique.

Flaubert n’était pas sans juger avec sévérité son œuvre et celle de ses collaborateurs. Voici ce qu’il écrivait à M. Émile Bergerat après l'avoir relue sur épreuves :

« Je n’avais pas relu le Château des Cœurs. Certaines parties m’ont amusé, mais, en somme, la pièce est disparate. La niaiserie du sujet jure avec le sérieux de la forme. L’avant-dernier tableau me paraît absolument mauvais ; mais que je voudrais voir sur les planches le Cabaret et le royaume du Pot-au-feu !… Moralité : les auteurs auraient bien fait de ne pas écrire pour être joués à toute force. Les concessions ne servent à rien qu’à dégrader ceux qui les font. »

On peut sans doute regretter avec Flaubert cette faiblesse qu’il partagea avec Bouilhet d’écrire en vue d’une représentation. Si la verve de l’auteur de Bouvard et Pécuchet et celle de l’auteur de l’oncle Million s’étaient donné carrière sans s’imposer d’entraves, le Château des Cœurs fût peut être devenu quelque chose de vraiment original, quelque fantaisie éblouissante comparable à celles de Shakespeare.

IV

M. Sully-Prudhomme, dans une poésie remarquable, à la fois ardente et inégale, prend à partie Alfred de Musset, le poète aimé de la jeunesse, et lui demande compte des dons merveilleux qu’il avait reçus. Il le félicite d’être venu à l’heure privilégiée du siècle :

… Toi, qui naquis à point dans le siècle où nous sommes,
Ni trop tôt pour savoir, ni pour chanter trop tard…

Ces vers, je ne sais comment, revenaient à notre oreille, lorsque nous commencions à parler de Louis Bouilhet. Notre poëte n’eut point l’heureuse fortune de l’auteur des Nuits ; il ne vint pas à cette heure privilégiée pour faire sa trouée dans la mêlée littéraire. Le grand concert romantique était fini depuis longtemps, les adeptes du Cénacle et les auditeurs étaient dispersés ; l’attention publique était tournée d’un autre côté ; le système de réforme du Théâtre, préconisé et pratiqué par Victor Hugo, avait déjà depuis longtemps porté ses fruits et avait été définitivement jugé. Venu plus tôt, Bouilhet aurait pu, au Théâtre, prendre place à la suite de Victor Hugo, d’Alexandre Dumas, et d’Alfred Vigny. Il aurait partagé leurs labeurs et leur gloire. Le hasard le fit naître dans une autre génération ; et, tout seul, il eut la singulière fortune, pour parler comme Théophile Gautier, de relever la bannière romantique qui gisait dans la poussière après tant de combats.

Il ne tarda pas à être attiré vers la poésie dramatique, cette forme de la pensée qui se rapproche le plus des arts plastiques. Melœnis l’avait recommandé, mais cette aube de renommée ne lui suffisait point. La poésie pure ne lui paraissait point une arme assez forte pour marcher à la conquête de la célébrité. Il sentait bien que le Théâtre est une puissance créatrice plus forte que les livres ou les gazettes, une puissance planant au-dessus des événements, se distribuant à l’infini par des milliers d’interprètes, possédant le relief, la couleur, la répétition quotidienne, régulière et animée de la pensée. Un matin, il se réveilla auteur dramatique. N’est-il pas naturel qu’il ait subi cet attrait irrésistible de la scène, cette sirène, ce monstre qui a dévoré tant de poëtes ? Gustave Flaubert, son ami, ne l’a-t-il pas subi lui-même ? La poésie pure ravira quelques esprits d’élite ; elle aura ses fervents, mais aura-t-elle jamais l’éclat de la poésie dramatique que viennent illuminer les feux de la rampe ! Le Théâtre ! C’est la réalisation des figures rêvées par le poëte, c’est l’incarnation des personnages dont il a étudié et peut-être ressenti les sentiments et les passions, c’est la pensée vivante, presque palpable, circulant et se répandant avec profusion devant des spectateurs qui se succèdent sans trêve ; c’est, comme dit un dramaturge célèbre, la conquête de la foule par l’acteur, c’est-à-dire, la parole, le regard, la démarche, le geste, l’action ! Un poëme, c’est la statue de marbre froide et pâle : un drame, c’est Galathée s’animant sous l’ardente étreinte de Pygmalion !

Bouilhet comprenait tout cela ; il n’était pas de ceux qui croient que dans cinquante ans le Livre aura tué le Théâtre[106]. Il n’était point non plus impunément le compatriote de Corneille. Il se présenta un drame en vers à la main. Il fut applaudi. Et, chose bizarre ! ce fut la tournure toute romantique de son drame qui lui valut une partie de son succès.

On était en 1856. Le public était fatigué des productions malsaines qui avaient inondé notre théâtre, de ces pièces où l’Histoire n’avait paru que dénaturée par la fantaisie, où le passé était inventé au lieu d’être interprété, où la vie réelle est présentée dans ce qu’elle a de moins noble, où le bon sens est soumis aux plus rudes épreuves. Les vers sonores de Madame de Montarcy vinrent surprendre les spectateurs et les frapper au visage comme un vent frais et chargé des senteurs d’un printemps nouveau, et la scène put croire un instant au retour de ces drames où la jeune école romantique voulait faire triompher ses théories. On ne vit que l’intention élevée, le labeur scrupuleux ; on s’estima heureux d’être enfin délivré du spectacle de ce demi-monde dont la découverte sur la carte dramatique par un écrivain célèbre avait tant excité la curiosité, de l’étude plus ou moins sincère de la corruption effrontée ou de la niaiserie prétentieuse. On voulait sympathiser avec le poète dont le talent plein de verdeur annonçait une sévérité de bon goût, la pratique des grands modèles et l’éloignement d’une littérature qui abêtit ou qui énerve.

Telle fut l’une des causes du premier succès de Louis Bouilhet, succès qui lui ouvrit un jour les portes de la Comédie Française et le fit le poëte favori du parterre de l’Odéon. Aujourd’hui que les derniers échos des applaudissements qui saluaient naguère son nom au Théâtre se sont assoupis, il n’est pas sans intérêt de juger dans son ensemble, l’œuvre dramatique de Louis Bouilhet, de se demander ce qui fit sa force et ce qui fit sa faiblesse.

La jeunesse ! c’est un privilège que presque tous ont eu en partage, au moins un instant, mais que bien peu savent conserver. Et par jeunesse, il faut entendre l’enthousiasme pour les belles choses, la poursuite ardente et acharnée du Vrai, les ravissements délicieux du cœur ou de l’esprit qui s’abandonne au charme des grands sentiments et des grandes idées, les délicatesses de la pensée, l’insurmontable dégoût pour les bassesses de Tart, l’éloignement pour ce qu’on a appelé le métier. S’il est vrai qu’on puisse ainsi comprendre la jeunesse, Bouilhet l’eut pour lot jusqu’à la fin de sa vie, en dépit des strophes désolées qui terminent les Dernières chansons. C’est grâce à ce don précieux qu’il charma un parterre de jeunes gens dont l’âge est l’âge même de la poésie ; il leur parla admirablement, comme dit un critique, une langue que presque tous ils avaient bégayée ; il les enchanta comme un maître de leur art et un magicien qui montre des merveilles. À leur imagination avide il offrit un aliment, à leurs vagues amours il présenta des idoles, à leur cœur sans emploi il donna un objet d’affection idéale. Les jeunes gens l’adoptèrent comme leur poëte dramatique et lui multiplièrent les ovations. N’y a-t-il pas un des secrets de ses triomphes ?

À deux exceptions près, il a choisi le sujet de ses pièces en dehors de la réalité contemporaine. C’était habile. Victor Hugo lui avait d’ailleurs donné ce prudent conseil en ne plaçant point le sujet de ses drames postérieurement au XVIIe siècle. Les œuvres dont l’action par la date s’éloigne dans le passé, lorsqu’elles sont le résultat d’un art sérieux et convaincu, ne comptent point sur l’opportunité, cette déesse recherchée des auteurs au mérite équivoque, et ne redoutent point la distraction momentanée d’une galerie partagée entre les mille petits intérêts de chaque jour qui s’écoule. Ce qu’elles montrent n’a pas besoin d’être vu un jour plutôt qu’un autre ; c’est aux spectateurs du présent et de l’avenir qu’elles s’adressent, et non aux spectateurs qu’une seule saison verra se réunir et se disperser. Tout conseillait à Bouilhet de s’adresser au passé pour y puiser ses inspirations. Son style, il le sentait bien, ne pouvait guère se plier aux exigences triviales, aux vulgarités, aux sottises de nos mœurs actuelles. Il n’avait point le génie de l’observation ; son regard, quoique vif et pénétrant, planait au-dessus des détails des demi-caractères et des demi-passions de nos contemporains. Il n’éprouvait pas de curiosité pour nos habitudes, nos vertus et nos vices et dédaignait de fouiller dans leurs asiles les plus obscurs avec cette patiente subtilité d’analyse dont Balzac nous a laissé de si remarquables modèles. Il était attiré plutôt vers le pays de la Fantaisie où l’imagination peut se donner carrière, et, rejetant d’un pied dédaigneux la fange de nos cités, s’envoler dans l’idéalité[107]. Il avait plutôt du goût pour ces époques, où les horizons lointains contribuent à donner une apparence de grandeur et d’héroïsme aux personnages mis en scène, où l’on peut estomper les contours de leur figure avec les ombres du passé, où le lieu commun (faut-il le dire ?) disparait facilement sous l’éclat et le mouvement du panache. Le siècle de Louis XIV avec son étiquette, sa politesse et ses graves élégances[108], l’Espagne avec ses paysages pittoresques, ses grilles, ses balcons, ses sérénades et surtout l’allure hautaine et lière, quelquefois héroïque de ses caballeros et de ses senoras, lui convenaient mieux que les petitesses, les agiotages, les intrigues et la dépravation de nos Parisiens[109]. Il n’avait point ses coudées franches dans les bornes étroites de la vie de chaque jour. La tragédie bourgeoise[110], de même que la comédie[111], semblait, en une seule occasion, avoir épuisé en sa faveur toutes ses ressources. Pour lui, une fois, les agitations de la vie romaine sous les empereurs, les menées des Prétoriens, les complots d’un soldat de fortune qui se fait saluer imperator par ses légions, les ambitions froides et effrénées d’uue impératrice[112] ; une autre fois, les luttes des Catholiques et des Huguenots, la rivalité des Guises et des princes de Bourbon, les faiblesses de François II, et la grâce touchante de Marie Stuart[113] étaient des sujets d’inspiration autrement puissants que les scandales cherchés dans notre société. Il leur préférait même la poudre, les frivolités, les spirituelles effronteries de ce séduisant XVIIIe siècle que traverse comme une douce vision cette aimable Aïssé dont la naissance singulière, le charme exotique. l’amour et le repentir sincères firent la renommée[114]. Il est plus attrayant pour une intelligence délicate de faire servir les puissances de l’Art soit à la création de personnages d’une époque ou d’un milieu de fantaisie soit à la création de héros imaginaires dont les aventures auront pour cadre l’Histoire, que de faire parler nos bourgeois, nos journalistes, nos financiers, nos ingénieurs ou nos notaires.

C’est ainsi qu’il a échappé complètement à ce réalisme ou à ce que certains nomment ainsi, à ce réalisme qui, surtout depuis Balzac, s’est infiltré peu-à-peu dans notre littérature et menace de nous envahir complètement. Eût-il voulu à son tour brûler quelque encens sur l’autel de l’idole, la rectitude de son esprit littéraire, la conscience de ses aptitudes, la sévérité de son goût et son atticisme l’en eussent promptement détourné.

Son bon sens littéraire n’a pas été sans le préserver d’autres erreurs. — À diverses époques, le Théâtre a eu la prétention de jouer le rôle d’initiateur et de vulgarisateur. Sénèque le Tragique et Voltaire trouvèrent le moyen de faire entendre à leurs auditeurs les principales maximes de leur philosophie. Pour certains autres. Ghénier, par exemple, la scène fut un moyen de propagande politique. Et naguère encore un écrivain dont j’ai oublié le nom intitulait bravement un recueil de pièces : « Théâtre scientifique. » ! Il s’est formé une école dramatique qui voudrait mettre la Scène au service des grandes réformes sociales et des grandes espérances de l’âme. Le Drame et la Comédie ont l’audace de vouloir corriger le Code. Eh quoi ! la peinture des caractères, des mœurs, des ridicules et des passions n’est pas un champ assez vaste pour que chacun puisse y glaner sa gerbe ! Non, tel s’adonnera à la réhabilitation de la femme déchue, tel autre à la protection de l’enfant naturel, certains s’attaqueront aux lois sur les aliénés, sur le mariage, que sais-je ? et certains autres à n’importe quel article de nos codes criminels. Il y aura des spécialistes qui feront de cet art charmant du Théâtre je ne sais quel rival du moraliste de profession, du conférencier, du jurisconsulte et de l’économiste ; je ne sais quel champion, quel don Quichotte ! Chaque nouvelle comédie ou chaque nouveau drame paraîtra accompagné d’une préface où dans un tournoi plus brillant que sérieux les mots lutteront contre les idées pour éblouir le lecteur.

Bouilhet comprit le Théâtre tout autrement que ces prétendus réformateurs. L’idée d’un théâtre moralisateur le faisait éclater de rire, nous raconte M. Maxime Ducamp. Ses œuvres ne sont pas le développement plus ou moins ingénieux de thèses sociales : et… il ne fit point de préfaces. À quoi bon donner ce que le public ne demande point ? Modestement, à son rang, il composa ses pièces, comme le faisaient ses devanciers : Shakespeare, Lope de Vega, Corneille ou Molière.

… Et son vers bien ou mal dit toujours quelque chose…

Le théâtre était pour lui une institution purement littéraire. Et c’est en pensant de la sorte qu’il pratiquait le premier devoir du poêle dramatique. Il n’ignorait pas que le dramaturge a des obligations à remplir, et il avait un grand souci de leur accomplissement.

Notre époque a formé toute une génération d’auteurs sans scrupules, ne reculant devant aucun moyen pour atteindre leur but, le succès et l’argent, et pensant que la fin légitime tous les expédients. — Ces industriels, ces escamoteurs de muscades dramatiques n’ont rien à envier aux prestidigitateurs et aux joueurs de gobelets, ni la dextérité, ni la hardiesse, ni l’aplomb superbe. Ils connaissent à merveille les mauvais instincts de la foule les penchants qu’il faut flatter pour la séduire et les lazzis qui lui conviennent. Ils s’entendent à chatouiller les fibres qui peuvent la faire rire et pâmer. — Les assistants applaudissent, se succèdent en grand nombre tous les soirs. Les directeurs de théâtre se disputent les pièces de ces dramaturges sans vergogne ; la consommation suit la production, le problème est résolu, le but est atteint.

Bouilhet eut un autre but et d’autres procédés. Il voulait intéresser et divertir honnêtement. Soucieux de la dignité de l’Art, peu préoccupé d’un succès d’argent, il pensait qu’il avait charge d’âmes. Jamais il ne comprit qu’un auteur se fit l’esclave des penchants les moins honorables de ses auditeurs ou le bouffon de leur frivolité, estimant que celui qui ne songeait pas à nourrir leur esprit et à élever leur âme désertait son devoir. — Au Théâtre, en effet, (et c’est là ce qui fait sa vie et sa puissance), comme disait Charles Magnin[115], il s’établit entre le poëte et la foule un échange continuel de pensées et d’émotions, de plaisirs et de conseils ; l’enseignement est réciproque, il descend et il remonte : poëte et peuple sont tour-à tour maître et disciple, modeleur et modèle, créancier et débiteur.

Ce n’est pas le talent qui fait défaut aujourd’hui. Au contraire, combien avons-nous (qu’on nous pardonne l’expression) de faiseurs émérites qui s’emparent d’une situation dramatique pleine à la fois de périls et de ressources et l’exploitent avec une dextérité consommée ! Combien avons-nous aussi d’écrivains qui se contentent d’enlever à la hâte une esquisse piquante des mœurs extérieures de notre époque ! Ce qui manque à ces auteurs, c’est la conscience, c’est la foi en leur œuvre, c’est le désir de mettre le temps nécessaire à son éclosion. Chez eux les études dramatiques sont superficielles. Pour leur donner en variété ce qui leur manque en profondeur, ils ont recours à des collaborations dont le résultat est l’indécision dans le dessin des caractères et la mollesse dans le style. Bouilhet pratiquait l’art dramatique tout autrement. Son aversion était marquée pour le travail facile ; le banal et le convenu, le vulgaire et le prosaïque répugnaient à sa conscience d’artiste. Aussi a-t-il jeté presque toutes ses œuvres dans le moule du vers. — Pour lui, la prose était la statue de plâtre, et la forme poétique était la statue de marbre. C’est cette forme même qui préservera dans une certaine mesure son nom des injures du temps. — La parole harmonieusement cadencée et rimée qu’on a comparée à un élixir magique, infaillible contre la vulgarité, imprime à la pensée dramatique je ne sais quelle résistance qui lui conserve une sorte de fraîcheur et de jeunesse en dépit des années. Bien des auteurs ont eu des succès plus bruyants et plus nombreux que ceux de Louis Bouilhet ; mais vienne le Temps, vienne le changement des mœurs, viennent les transformations sociales, leur œuvre sera absolument oubliée et ne sera guère tirée de l’oubli que par des curieux comme un spécimen plus ou moins douteux de notre époque. Le style, le procédé, les personnages, tout aura vieilli, tout sera démodé. L’œuvre de Louis Bouilhet n’aura point un sort aussi lamentable. Ses personnages, Mme de Montarcy, Fernand et Dolorès, Hélène Peyron. Condé et la comtesse de Brisson, don Pèdre de Torrès, Poltrot de Méré laisseront peut-être mieux qu’un souvenir chez les bibliophiles. Le spectateur même pourra retrouver quelque émotion en prêtant l’oreille à ces vers d’une facture cornélienne que le parterre soulignait jadis par ses applaudissements. Ces scènes plus ou moins bien amenées et conduites, mais saisissantes, ces coups de théâtre éclatant comme une lumière dans l’obscurité et noyant dans l’ombre les gaucheries, les inexpériences du charpentier dramatique pour ne faire apparaître qu’une situation puissante, ces dénouements d’un large pathétique n’auront point perdu tout leur pouvoir.

Que manqua-t-il donc à Bouilhet pour laisser à jamais son œuvre au répertoire de notre théâtre ? Est-ce une vue ferme et droite de l’Humanité ? Non, ses personnages sont bien des hommes ; ce ne sont pas des fantoches, et leur caractère est en général bien tracé. Est-ce l’invention dramatique ? Non encore. Quoiqu’il n’ait point possédé la dextérité extrême avec laquelle nombre de dramaturges contemporains construisent leurs pièces, il ne fut pas dépourvu de la science de l’optique théâtrale. L’action ne fait point défaut dans ses drames, quoique ses personnages ne demanderaient pas mieux que de l’oublier. Ce qui a manqué surtout à Bouilhet, c’est le style, le vrai style dramatique. Ses héros expriment moins leurs sentiments qu’ils ne les racontent. On dirait, à voir l’abus qu’ils font des descriptions et des métaphores, qu’ils sont plus préoccupés de parler en beaux vers du but qu’ils poursuivent que de poursuivre ce but lui-même. Les drames de Bouilhet sont comme ceux de Victor Hugo, pour ainsi dire, des opéras où l’action, — car il y a une action, — n’y est prétexte qu’à la poésie. On y sent l’effort d’un poëte lyrique qui veut devenir poëte dramatique. Mais c’est surtout dans le domaine de l’Art, on l’a répété souvent, que la volonté n’est pas le génie !

Le lyrisme n’est pas le moyen le plus assuré de faii-e naître dans l’âme l’idée du grand. Corneille a l’héroïsme et la force ; il n’a jamais mis sur la scène la poésie lyrique qu’avec une extrême discrétion. Il suivait en cela les grands modèles. En relisant l’Œdipe-Roi, les Choéphores, l’Electre et les Euménides, on s’étonne des idylles, des élégies, des odes, des hymnes et des madrigaux prodigués par les Romantiques dans leurs drames. «… Je comprends sans peine, — ajoutait Gustave Planche, — qu’un personnage livré à lui-même, dégagé de tout interlocuteur, parle tantôt sur le ton de l’élégie, tantôt sur le ton de l’ode. Les plus grands maîtres du Théâtre ont enseigné ce que vaut la poésie lyrique dans le monologue. Depuis Eschyle jusqu’à Shakespeare, depuis Sophocle jusqu’à Schiller, nous voyons la forme lyrique utilement employée, toutes les fois qu’il s’agit d’un sentiment qui ne trouverait pas à s’épancher librement en présence d’un témoin ; mais dans le dialogue, dans l’action, les grands maîtres que je viens de nommer se gardent bien de prodiguer les images. Ils usent de la métaphore avec sobriété… » Le vers dramatique doit marcher sans ornements, avec une allure simple, et chanter avec une familiarité mâle et franche. C’est presque une ligne de prose élégante, souple et harmonieuse, mais d’une prose qu’éclaire tout-à-coup un mot poétique heureusement placé ou une image sobre d’agréments et scrupuleusement choisie. De même qu’un seul flambeau suffit à remplir de lumière un appartement, ce mot poétique, cette image sévère suffit pour remplir d’un parfum de poésie le développement d’une pensée entière. Cette simplicité de moyens produit une impression d’harmonie, d’ordre et de clarté. Chez Louis Bouilhet, le vers traîne trop souvent à sa suite un flot d’ornements. Monture emportée, il ne sait pas assez souvent s’arrêter à propos dans sa course brillante. Alors, adieu l’art de marquer d’un trait vif et concis l’intention d’une scène, l’esprit d’un dialogue ! Adieu l’énergie et le naturel ! Il ne peut résister à l’envie de montrer l’exubérance de sa force poétique et d’exécuter une fantasia éblouissante dans un tourbillon de métaphores et d’images. Pour employer une autre comparaison, le poëte laisse mollement flotter sa barque au gré des alexandrins, sans souci des écueils voisins, tout enivré de ses accents, au lieu de la diriger vigoureusement comme un vigilant pilote. Un critique[116] raconte qu’un jeune spectateur très-bienveillant disait, le soir de la première représentation de Madame de Montarcy : « quels que soient les défauts de la pièce, cela fait grand plaisir d’entendre pendant quelques heures ce ramage mélodieux. » C’est une des meilleures critiques que l’on puisse faire des productions dramatiques de notre poète. Ses personnages parlent trop comme des poètes, même ceux qu’il a voulu représenter comme rebelles à toute poésie. Entendue ainsi, la poésie dramatique ne tend plus qu’à devenir un langage de convention à proscrire, malgré l’élévation de la pensée, malgré une certaine abondance de vers frappés nettement comme de beaux écus d’or, malgré bien des mots d’une facture cornélienne qui communiquent à toute une situation je ne sais quel air de grandeur et de force.

Ce ne sont point pourtant les conseils qui manquèrent à Bouilhet. La critique qui avait accueilli avec sympathie son début dramatique lui signala comme de véritables écueils les tendances de son style. Bouilhet ne se corrigea point. Et cependant il avait prouvé, dans sa comédie l’oncle Million, que son vers à l’occasion pouvait être simple, sobre, et posséder les qualités qu’on lui demandait. C’est qu’il appartenait, pour ainsi dire rétroactivement, à une école qui n’admet point les transactions. Il ne combattait pas avec des armes forgées par lui ; ses armes étaient prises dans l’arsenal de certains de ses prédécesseurs au Théâtre, et son activité mettait en œuvre un système déjà jugé, propriété exclusive d’un grand poète, au lieu de suivre une pensée supérieure, inspirée par les grands modèles et qui lui fût personnelle. Son art était condamné à être de seconde main.[117] La résurrection de la manière des Romantiques qu’il avait tentée avait contribué à son premier succès, il se crut lié pour toujours envers une école littéraire : il en resta toujours l’adepte fidèle et intransigeant.

Tu sé lo mio maestro e lo mio autore,

aurait-il pu dire à Victor Hugo comme Dante s’adressant à Virgile et le reconnaissant pour son maître.

Examinons ses procédés de composition : ils ne s’éloignent guère de ceux de Victor Hugo. Si on ne rencontre pas chez Bouilhet la recherche de l’exception dans les sentiments et les passions, la confusion entre un détail du cœur humain et le cœur humain tout entier, il est manifeste qu’il se préoccupe à son tour avant tout d’atteindre coûte que coûte la couleur, la saillie et l’effet. Il cède aussi à l’attrait de l’invention d’incidents et de coups de théâtre dont la cause provient quelquefois plutôt de la fantaisie que du caractère des personnages ; il est à la piste des thèmes pour exécuter quelque air de bravoure, très poétique d’ailleurs, mais fort peu en situation ; il court après le contraste et l’antithèse. L’antithèse ! Victor Hugo a coulé dans ce moule la plupart de ses pièces. Est-il bien utile de résumer à ce point de vue les principaux drames de son théâtre ? Hernani met aux prises un roi et un brigand, Angelo, la femme légitime et la courtisane. Ruy-Blas, le valet, aime la Reine d’Espagne et s’en fait aimer. Ailleurs, l’antithèse ne jaillit pas du choc de deux personnages différents, elle se place au centre d’un seul et même caractère. Triboulet est un vil bouffon, mais il est père, et le nain difforme se transfigure quand il revoit Blanche, sa fille bien aimée. Lucrèce Borgia est la femme la plus criminelle et l’épouse la plus terrible, mais elle devient la plus tendre des mères pour Gennaro. Marion Delorme est un ange, mais cet ange est aussi un démon. Antithèse partout ! antithèse dans la constitution du drame, dans l’opposition des personnages qui raniment, dans le développement individuel des caractères ! — Cette recherche de l’antithèse se montre d’une façon plus discrète, sans doute, mais bien certaine pourtant dans l’œuvre dramatique de Bouilhet. L’oncle Million met en opposition le littérateur et le commerçant, le poëte et le philistin. Hélène Peyron place en regard de la femme légitime l’ancienne maîtresse que son mari a rendue mère et délaissée. Autant Dolorès est gracieuse, aimante et généreuse, autant Laura est hautaine, fière, froide et égoïste ; plus Fernand sera enthousiaste et chevaleresque, plus le comte de Roxas sera vulgairement jaloux et désireux d’une basse vengeance. Faustine est l’impératrice la plus criminellement ambitieuse et la plus perfide des femmes, mais Marc-Aurèle est le plus magnanime des empereurs et le plus désintéressé des époux. Aïssé, malgré ses faiblesses, est la femme la plus naïvement honnête au milieu de la société la plus corrompue. J’oubliais Mme de Montarcy, si éloignée de toute idée d’ambition, et Mme de Maintenon, si attachée au pouvoir, Montarcy lui-même, ce pauvre mari si tendre et si terrible à la fois.

Cet emploi des procédés de l’école romantique fut peut-être pour notre poëte l’un des obstacles les plus sérieux qui l’empêchèrent à un moment donné de se créer une originalité puissante. À deux reprises, il plaça ses personnages au milieu d’un cadre et d’un entourage fournis par l’Histoire, mais il se garda bien de demander à cette grande éducatrice le secret d’un nouveau genre d’inspiration qui eût varié ses procédés, élargi sa manière et rendu sa touche plus robuste. Il ne vit guère dans l’Histoire qu’un décor de fond et un prétexte à une action tragique. Madame de Montarcy et même la Conjuration d’Amboise n’ont jamais eu, je suppose, la prétention d’être des drames historiques. C’est vraiment un singulier procédé que de faire circuler une action romanesque dans un milieu où certains personnages, dont la figure et les noms nous sont connus par les récits du passé, assistent à l’action comme de beaux portraits suspendus dans une chambre, témoins d’une scène dramatique. Sans doute, comme le remarquait Théophile Gautier, ils ajoutent à l’effet général en donnant à l’œuvre une certaine couleur archaïque, et le regard les contemple avec un certain plaisir dans les moments où l’action se repose. Mais le drame ainsi compris, avec un pareil entourage, avec une pareille décoration, constitue un genre bâtard où l’esprit n’est pas satisfait par les tableaux qui se succèdent, où l’action se trouve fatalement divisée, où l’intérêt est distrait des héros qui conduisent la marche du drame et qui devraient absorber toute l’attention du spectateur.

Il fallait aussi que notre poëte étudiât d’un œil plus curieux les passions humaines et cherchât des types nouveaux et plus variés. Les figures qu’il a tracées ne brillèrent pas par la diversité.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · facies non omnibus una,
Nec diversa tamen · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Que si l’on vient à regarder de près ces figures, on ne tarde pas à trouver qu’elles ont parfois entr’elles un grand air de ressemblance. M. de Rouvray et don Pèdre de Torrès sont frères comme Mme de Montarcy et Mme de Brisson sont sœurs. La parenté ne doit pas être bien éloignée non plus entre elles et Dolorès, Condé est un amoureux de la famille de Fernand, et le chevalier d’Aydie placé dans les mêmes circonstances n’aurait peut-être rien à leur envier. Si les autres personnages créés par le poète semblent présenter plus de variété, leur caractère n’est point suffisamment tranché. Mme Daubret, Marceline Peyron, Flavignac auraient grand besoin d’un coup de brosse plus net et plus vigoureux. Quatre ou cinq figures font cependant contraste avec ces personnages dont la couleur est un peu pâle, c’est Daubret le banquier, c’est Dolorès, c’est Mme de Montarcy et Mme de Maintenon, c’est Faustine, c’est don Pèdre de Torrès, c’est Poltrot de Méré, encore ces deux derniers personnages n’ont-ils qu’un rôle épisodique.

Tel nous apparaît dans son ensemble le théâtre de Louis Bouilhet avec ses qualités et ses défauts les plus saillants. Il fut bien accueilli, et il méritait de l’être. Il serait un jour ou l’autre soumis de nouveau à l’épreuve de la scène qu’il récolterait un regain d’applaudissements. Dans un temps où la prose et le réalisme ont chassé la poésie du Théâtre, il arrivé des moments où les imaginations même les plus vulgaires se fatiguent des productions plates ou malsaines des écrivains dramatiques. Vienne une œuvre distinguée et poétique, nouvelle ou déjà ancienne, elle est la bienvenue ; c’est une note éclatante dans le concert si monotone que nous offre le théâtre contemporain, c’est un hôte inattendu qui marque sa place et à qui l’on fait fête. — Louis Bouilhet a déjà bénéficié du contraste de ses œuvres avec celles de ses contemporains au Théâtre ; il bénéficierait encore du contraste qui existe entre ses drames et les pièces des auteurs les plus remarqués aujourd’hui. — Ce n’est que justice. Comme dit un critique[118], ceux mêmes qui blâment l’emploi intempestif et intempérant de la poésie au Théâtre n’ont pas songé à lui reprocher trop durement ses écarts, ses fantaisies, et ses infractions aux règles nécessaires de l’art dramatique. Ses drames ont plu comme plaisent les courageux efforts d’une imagination dévouée à la cause de l’Art, et qui relève une glorieuse bannière qu’on croyait désormais abandonnée.

C’est bien avec ces idées qu’il faut juger Louis Bouilhet comme poëte dramatique. Il eut à sa manière de l’originalité ; cette originalité consista, dans un temps où toutes les voix se taisaient devant le réalisme triomphant, à se lever, plein d’enthousiasme et de talent, pour protester au nom de la poésie dédaignée. Il sut faire entendre sa voix. Ses œuvres ne resteront point vraisemblablement au répertoire, mais il aura tout au moins laissé dans la mêlée des auteurs dramatiques de son temps un souvenir de son passage.


CHAPITRE SIXIÈME


La Destinée est inexorable. — Le caractère de Louis Bouilhet. — Un mot de Duclos, — Portrait du poëte. — Son amitié avec Gustave Flaubert. — Sa modestie. — Un cénobite de la poésie. — La haîne du lieu commun et l’amour de la forme. — Le Capitole et la Roche Tarpéïenne. — La Renommée est femme. — Le Berlioz-cultus. — Les mœurs littéraires d’aujourd’hui. — Éloges hyperboliques et dénigrements exagérés. — Le sacerdoce de la poésie. — La probité littéraire de Louis Bouilhet.


Lorsque j’appris la mort de Louis Bouilhet, involontairement, je me rappelai cette exclamation de Goëthe pleurant la perte de Schiller : « C’était une créature magnifique, il nous a quitté dans la plénitude de sa force… »[119] La surprise fut douloureuse, Bouilhet succombait dans toute la vigueur de son talent, sans avoir dit son dernier mot, lorsque naguère encore, avec sa haute mine, sa prestance athlétique et sa sérénité souriante, il ne semblait pas voué à une fin prochaine. Ces fins prématurées amènent dans nos regrets comme un sentiment de révolte. La mort ne pouvait-elle pas être moins aveugle ! et s’il lui fallait une victime ne pouvait-elle point souffler sur un autre flambeau moins lumineux, sur une autre intelligence moins brillante et plus près de s’éteindre ! La destinée est inexorable. — « Hélas ! — soupire l’ombre d’un poète grec dans une épigramme de l’Anthologie[120] — la mort a dépouillé ma jeunesse en pleine récolte ; j’étais au comble de la muse et de l’âge en fleur. Et voilà que je suis entré tout savant dans la tombe, tout jeune dans l’Erèbe… » —

Pauvre Bouilhet ! on conçoit d’autant mieux les regrets que sa mort excita que l’homme en lui valait le poëte. «… Quand j’ai voulu juger du caractère d’un homme que je n’avais pas eu le temps d’étudier, dit Duclos[121], je me suis toujours informé s’il avait conservé ses anciens amis. Il est rare que cette règle-là nous trompe… » Cette règle, on pouvait l’appliquer sans crainte à Bouilhet ; les nombreuses et franches amitiés qu’il provoqua, les témoignages d’estime qu’il recueillit de toutes parts suffisent pour nous permettre d’apprécier la sûreté de ses relations. S’il trouvait de nouveaux amis il ne se séparait jamais des anciens. Une des choses les plus touchantes de sa vie, c’est son union fraternelle avec Gustave Flaubert, ce tempérament exclusif et mobile. Ce fut une de ces amitiés inaltérables dont l’estime et la confiance sont les bases et dont on ne sait secouer le joug. Le jour où Bouilhet mourut, il sembla à l’auteur de Salammbô qu’il perdait la meilleure part de lui-même — « C’est pour moi une perte irréparable, écrivait-il ; j’ai enterré hier ma conscience littéraire, mon cerveau et ma boussole ».[122] «… En perdant mon pauvre Bouilhet, disait-il à Georges Sand, j’ai perdu mon accoucheur littéraire, celui qui voyait dans ma pensée plus clairement que moi-même. Sa mort m’a laissé un vide dont je m’aperçois chaque jour davantage… » Il n’y a point d’exagération dans ce grand deuil de la pensée qui se joignit à l’affliction du cœur. Bouilhet a été la conscience de Flaubert. Ce dernier n’a jamais fait d’écart littéraire sans que Bouilhet ne se soit ému, ne se soit agité pour prévenir la faute qui allait se commettre, ou pour reprocher celle qui était commise et la réparer, s’il en était temps encore. Avec son bon sens littéraire sûr et délié, son goût exquis et impeccable, sa finesse critique développée par l’étude de l’Antiquité, il était en mesure plus que tout autre de surveiller et de gourmander Flaubert. Par ses observations, par ses critiques, il n’est point étranger à l’harmonie des proportions, à l’unité du ton, à la précision du style qui distinguent Madame Bovary. Sans doute, il n’a point écrit un mot du chef-d’œuvre de son ami, mais il l’a suscité en quelque sorte, il en a encouragé la composition, il en a fait éliminer beaucoup de choses inutiles et parasites. Il avait d’autant plus de mérite, que Flaubert n’était pas toujours d’humeur accommodante, regimbait et s’emportait comme un écolier intelligent mais rebelle. Dans bien des circonstances il lui fallut dépenser des trésors de patience. Bouilhet en avait heureusement d’inépuisables qu’il avait amassés jadis lorsqu’il donnait des leçons à ses anciens élèves.

M. Maxime Ducamp qu’il est toujours intéressant de reproduire quand il s’agit de Louis Bouilhet nous raconte dans ses Souvenirs littéraires que lorsqu’il écrivait Madame Bovary, «… Flaubert avait imaginé défaire la description d’un jouet d’enfant qu’il avait vu, dont l’étrangeté l’avait frappé, et qui, dans son roman servait à amuser le fils de l’apothicaire Homais. Il n’avait pas fallu moins d’une dizaine de pages pour faire comprendre cette machine compliquée, qui figurait, je crois, à la cour du roi de Siam. Entre Flaubert et Bouilhet la bataille dura huit jours, mais le joujou disparut du livre dans lequel il n’était qu’un hors d’œuvre. Bouilhet disait : quelque belle que soit une bosse, si tu la mets sur les épaules de Vénus, Vénus sera bossue ; donc supprime les bosses… » À voir Flaubert criant haut, s’impatientant, rejetant toute observation et bondissant sous la contradiction ; à voir Bouilhet très-doux, assez humble d’apparence, ironique, répondant aux objurgations par une plaisanterie, on aurait pu croire que Flaubert était un tyran et Bouilhet un vaincu. Il n’en était rien ; c’est Bouilhet qui était le maître, en matière de lettres du moins, et c’est Flaubert qui obéissait. Il avait beau se débattre, secouer sa table, jurer qu’il ne supprimerait pas une syllabe, Bouilhet impassible, humant sa prise de tabac, lui disait : « Tu vas éliminer cette incidence, parce qu’elle est inutile à ton récit et qu’en pareil cas ce qui est inutile est nuisible. » Flaubert finissait par céder et ne s’en repentait pas… » On a raconté[123] que Bouilhet fit récrire à Flaubert sa Salammbô dont la première version était, paraît-il, une sorte de poëme en prose. L’anecdote est plus ou moins sérieuse : ce qui est certain, c’est que Salammbô a été écrit sous les yeux de Bouilhet. Flaubert comparait alors son ami à un pion de collège qui lui aurait rogné ses phrases et enlevé ses épithètes.

Cette intimité touchante, cette culture jalouse du talent d’un ami suffiraient à elles seules pour faire juger le caractère du poète. Ce caractère était fait de droiture et de franchise. Il se peignait dans une figure ferme, douce, dont un sourire étrange et charmant était le signe distinctif, surtout dans des yeux larges, limpides et bons où s’allumait une flamme tour-à-tour railleuse et bienveillante. Le monde littéraire a ses passions et ses jalousies ; il n’en connaissait que les fraternités et les enthousiasmes. Fin avec bonhomie, spirituel sans méchanceté, mordant sans être cruel, juste et sincère avec courtoisie, jamais il n’eut d’autre ambition que celle de son art. Il supporta longtemps avec une dignité fière les entraves de la pauvreté. Peu soucieux de ses intérêts pécuniaires, aussi mauvais calculateur que possible, avant tout il fut artiste et voulut vivre comme tel. De cette vie d’artiste, il connut toutes les espérances et les joies, mais aussi tous les déboires, les débuts humbles et laborieux, les humiliations irritantes, le combat pour le pain quotidien, les demi-réussites, le succès enfin ; il parvenait à la renommée, quand la main de la mort vint le frapper. Certains n’ont jamais de champ trop vaste pour leur activité plus tapageuse que féconde. Ils vont et viennent, se démènent, bourdonnent ça et là ; ils sont partout et ne sont nulle part. Ils veulent surtout paraître. Ils suscitent des admirateurs, les invitent à prendre leur mesure, écrivent des autobiographies et provoquent des études et critiques laudatives sur commande. Les journaux ne sont pas assez larges pour eux, les vitrines des boulevards ne sont pas assez nombreuses pour contenir leur portrait. Cette fièvre de célébrité, cette agitation stérile, cette ostentation brouillonne, ce charlatanisme et cette réclame furent toujours particulièrement odieux à Bouilhet. Pour lui, aussi bien que pour l’un de nos grands poètes, tout appareil de ce genre autour d’un nom était « comme un tréteau autour d’une statue, comme une baraque au pied d’un temple »,[124] il aimait la province ; sa modestie y était plus à l’aise qu’à Paris. Il y vivait cloîtré dans l’étude, presque solitaire, c en vrai cénobite de la poésie »[125]. Sans la préface que M. Gustave Flaubert a mise en tête des Dernières Chansons et sans les pages que M. Maxime Ducamp lui a, en passant, consacrées dans ses Souvenirs littéraires, son portrait serait bien simple et bien idéal, et il ne serait guère facile de retracer quelques traits de sa figure avec les lignes et les couleurs qu’il a pu fournir dans ses poésies. Tant il eut le génie de la modestie !

Cette modestie permet d’expliquer l’écart considérable qui existe entre la grandeur de son talent et sa renommée. S’il cultivait l’amitié, il négligeait la camaraderie littéraire ; il ne frayait point d’ordinaire avec les journalistes parisiens. Le succès de nos jours, il faut bien l’avouer, a sa cuisine, si l’on peut ainsi parler ; elle n’a point été étrangère à certains grands esprits du siècle.[126] Bouilhet eut toujours pour elle la plus profonde aversion. C’était dans la solitude, loin du fracas de la grande ville, du bruit de ses théâtres, des mille clameurs de ses journaux qu’il travaillait. Dès qu’une œuvre était achevée, dès qu’elle était publiée, il retournait dans sa thébaïde pour se mettre à un nouveau travail. Cet amour de la solitude aussi bien que sa venue tardive à Paris ne furent point sans lui nuire. Son talent incontestable ne put s’affiner et s’assouplir complètement comme il l’aurait fait, s’il avait vécu tout jeune de la vie active et enfiévrée de Paris. Bouilhet devenu parisien jusqu’au bout des ongles eut secoué je ne sais quel embarras, je ne sais quelle gaucherie, je ne sais quelle pompe de convention qui se devine dans son théâtre.[127] Sa main si habile quand il s’agissait de ciseler ses poésies détachées eût acquis plus de dextérité pour équilibrer et finir une pièce, et sa touche eut été plus légère, quand il aurait modelé ses personnages.

Cet isolement qui semblait plaire au poëte n’a pas été non plus sans faire sentir son influence sur l’inspiration et la nature même de sa poésie. La grande école de l’expérience lui a manqué. Il ne s’est pas assez mêlé aux hommes et ne les a pas assez étudiés ; son horizon s’est trouvé forcément limité. Il n’est pas descendu assez loin dans l’arène de la vie pour y circuler, se mesurer avec les lutteurs, apprendre leurs ruses, leurs feintes et leurs coups, pour y combattre et pour y vaincre. Assis sur les gradins de l’amphithéâtre, spectateur peu enthousiaste et trop souvent sceptique, il ne s’est point passionné naïvement pour les grands intérêts humains. Ce que M. Émile Zola appelle le document humain lui a manqué. S’il l’a aperçu, il l’a vu seulement à travers l’Art, à travers le prisme des formes littéraires. Il a trop sacrifié à ces formes ; il a été souvent trop païen, admirateur trop exclusif de la beauté plastique. Il lui a manqué ce je ne sais quoi de vibrant qui a ému l’inspiration d’Hugo, de Lamartine et d’Alfred de Musset, je ne sais quel souffle qui fait tressaillir l’âme du lecteur. Le lieu commun lui était insupportable ; et les sentiments humains, dit M. Maxime Ducamp, sont, après tout, des lieux communs. Il les a quelque peu négligés. Il fut trop artiste, et pas assez homme. On put croire qu’il voulait atteindre la sérénité olympienne d’un Goethe. Erreur funeste dont sa gloire souffrira !

C’est toujours chose téméraire que d’assigner des places de mérite à nos contemporains. Tel est célèbre aujourd’hui, qui, dans cinquante ans, sera complètement oublié, et tel autre dont le nom fut beaucoup moins vanté, dont le talent fut même nié par certains s’emparera après sa mort de la faveur de la foule. Faut-il citer l’exemple du musicien Hector Berlioz ? Autrefois son talent était fort discuté ; pour beaucoup il n’existait pas. Voyez aujourd’hui ce qui se passe ! Une lente réaction s’est opérée en sa faveur, on crie au génie. Attendons un peu, il va passer à l’état de demi-dieu ; il a son autel, ses fidèles, son culte, le Berlioz-cultus y comme dit avec son ironie teutone le docteur Hanslick de Prague[128] ; Philistin, celui qui s’oublierait à parler du grand artiste autrement qu’en forme de panégyrique ! On revient en ce moment au pauvre Bouilhet. Son nom surnagera-t-il dans le grand naufrage des réputations du siècle ? Qui sait ? La Renommée est femme : elle a ses caprices, elle fait des gloires posthumes tout aussi Lien qu’elle laisse tomber dans l’oubli certains artistes trop acclamés de leur vivant. Le monde politique n’est pas seul à subir des fluctuations, le monde des Arts n’ignore ni les révolutions, ni les réactions. Aujourd’hui le Capitole, demain la Roche Tarpéienne ; aujourd’hui l’effacement, demain le pavois. Le critique, quand il examine la valeur d’un artiste, doit être prudent et discret. Que de sentences qui semblent avoir été prononcées sans appel seront cassées par la Postérité ! Aussi nous nous sommes bien gardé de juger Bouilhet par comparaison. Peut-il même être jugé complètement, quand il est parti avec de belles promesses, avec des espérances superbes, avec des projets magnifiques, à un âge où beaucoup ne font que se révéler, alors que, touché par la main de la mort, lui aussi, il a pu dire en se touchant le front : « il y avait là quelque chose ! » Un jugement définitif ne s’élabore pas en un jour ; il se forme à la longue, et rarement il est l’œuvre d’un seul. S’il faut placer Bouilhet après Alfred de Musset, Victor Hugo, Lamartine, Alfred de Vigny, Victor de Laprade, Auguste Barbier, Théophile Gautier même, il peut être au premier rang à la suite de ces poètes. Une semblable place n’est pas tant à dédaigner. Melœnis et certaines pièces de poésie subsisteront.

En ce temps d’abondance et de facilité littéraires où l’esprit court les rues et quelquefois les journaux, où tout est sacrifié à l’apparence, où la gouaillerie s’exerce sur tout et sur tous, ce qui se perd chez nous, c’est le respect pour le talent. Lorsque la tombe s’ouvre pour un artiste ou pour un écrivain, on rivalise tantôt d’éloges hyperboliques, tantôt d’hostilité systématique. Le plus souvent on toise les gens avec un geste superbe, on les juge avec un ton plein de hauteur ou d’indifférence railleuse ; puis, il est de bon goût de dénoncer les défaillances secrètes et de mettre à nu les plaies de ceux qui ne sont plus. C’est avec ces dispositions d’esprit que bien des jugements sur Bouilhet se sont élaborés. Ici les louanges furent exagérées, là le dénigrement fut excessif. Je me rappelle particulièrement certaines paroles de M. Barbey d’Aurevilly plus désagréables que toutes autres. Pour nous qui n’avons jamais eu d’hostilité farouche contre l’aristocratie intellectuelle, nous qui ne connaissons pas encore, grâce à Dieu ! les mesquineries d’une vanité alarmée dans sa rancune et sa jalousie, nous nous inclinerons avec une profonde sympathie devant l’œuvre de Bouilhet.

L’un des signes du temps, c’est aussi le nombre sans cesse décroissant des talents vraiment supérieurs. Ces talents consacrés ne sont pas déjà tellement nombreux, qu’il faille faire ô du culte d’un poëte qui a eu son heure de gloire. Avant d’entreprendre cette étude, nous professions un certain scepticisme critique vis-à-vis de l’œuvre de Bouilhet. Aujourd’hui le rôle de défenseur du poëte ne nous répugne point. Bouilhet avait l’ardeur qui triomphe des obstacles, des dégoûts et des découragements ; il avait l’honnêteté et la conviction artistiques qui deviennent si rares de nos jours. Son talent et ses aptitudes brillantes furent soutenues par une sorte de foi. On parle de vocations religieuses ; lui, il eut la vocation poétique. C’était une âme élue. Il le sentait. Aussi cultiva-t-il scrupuleusement les facultés qui lui étaient accordées. La poésie fut pour lui comme un sacerdoce. Il eut le mérite de ne point forcer son talent, de ne point jongler sur la scène avec des paradoxes et des énormités. Si le succès lui vint, il ne voulut point le devoir à des prestiges de saltimbanque, à des tours de gobelets ou des poses d’athlète. C’est quelque chose aujourd’hui. Avec lui le lecteur ou le spectateur peut s’élever au-dessus des basses curiosités des plaisirs sans grandeur, des sottises et des trivialités ; il peut gagner une atmosphère relativement pure et salubre. Le coup d’aile du poëte ne le portera peut-être pas très-haut ; mais il planera bien au-dessus de nos vulgarités et de nos platitudes ordinaires. Heureux celui dont on peut dire de nos jours :

… cœtusque vulgares et udam
Spernit humum fugiente pennâ !…


FIN.
  1. M. Cuvillier-Fleury
  2. M. Cuvillier-Fleury.
  3. idem.
  4. Horace.
  5. Sainte-Beuve et ses inconnues, par M. Paul Pons, Ollendorf, Paris 1879.

    La confession de Sainte-Beuve, par M. L. Nicolardot, un volume in-18. Paris, Rouveyre et Blond.

  6. Solution des problèmes de la trisection géométrique de l’angle, Rouen 1812.
  7. Toulouse 1789.
  8. Les aventures de Messire Anselme, chevalier des lois, Paris 1790.
  9. Essai sur la faculté de penser et de réfléchir. Paris 1805. Outre ces divers ouvrages, Pierre Hourcastremé a publié : poésies et œuvres mêlées (1773), les Étrennes de Mnémosyne, Essai d’un apprenti philosophe sur quelques problèmes de physique, d’astronomie, de métaphysique et de morale (Paris 1805). Il avait composé aussi un ballet, Marius et Ariste.
  10. Virgile, Egl. VII.
  11. Préface des Dernières Chansons, p. 7.
  12. Souchières, Nouvelliste de Rouen du 23 août 1882.
  13. Souchières, Nouvelliste de Rouen du 23 août 1882.
  14. Préface des Dernières Chansons, p. 9.
  15. M. Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires.
  16. M. Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires.
  17. M. Eugène Noël, Rouen, promenades et causeries, p. 21.
  18. Préface des Dernières chansons, p. 10, 11, 12.
  19. . Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires.
  20. Gesproeche mit Goëthe von J. P. Eckermann.
  21. M. Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires.
  22. M. Clogenson était conseiller honoraire à la Cour d’appel de Rouen,
  23. Souchières, Nouvelliste de Rouen du 23 août 1882.
  24. V. Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle.
  25. Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires.
  26. Alfred Le Poitevin.
  27. Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires.
  28. Il a été inauguré le 24 août 1882. — Un monument dû à l’initiative d’un journal de Rouen, le Rabelais, a été élevé sur la principale place de Cany le 27 mai 1883. Il est dû au sculpteur, M. Devaux, qui a su rappeler avec bonheur les traits graves et doux du poète.
  29. Gustave Flaubert, Lettre à la municipalité de Rouen à propos d’un vote concernant Louis Bouilhet, Paris, Michel Lévy, 1872.
  30. Correspondance de G. Flaubert avec George Sand, Lettre LXVII.
  31. Correspondance de G. Flaubert avec George Sand, Lettre LXVIII.
  32. Id., Lettre LXXXI.
  33. Id., Lettre LXXXII.
  34. Correspondance de G. Flaubert avec George Sand, Lettre LXXXIV.
  35. Préface des Dernières Chansons, p. 16 et 17.
  36. M. Paul de Saint-Victor.
  37. Non ego nobilium sedeo studiosus equorum…
    Ut loquerer tecum veni, tecumque sederem…

    Ovide, liv. III, Elég. 2, l’Art d’aimer.
  38. Sed tu præcipue curvis venare theatris…
    Ut redit itque frequens longum formica per agmen,
       Granifero solitum quum vehit ore cibum ;
    Aut ut apes, saltusque suos et olentia nactæ
       Pascua, per flores et thyma summa volant ;
    Sic ruit in celebres cultissima femina ludos…

    Ovide, l’Art d’aimer., liv. I
  39. J.-J. Ampère, l’Histoire romaine à Rome.
  40. Victor Hugo, Hernani, acte Ier, sc. iv.
  41. Bouilhet a du se rappeler cet hymne qui s’échappe à flots pressés de la bouche d’un dieu :

    Namque canebat, uti magum per inane coacta
    Semina terrarumque animœque maris que fuissent
    Et liquidi simul ignis : ut his exordia primis
    Omnia et ipse tener mundi concreverit orbis,
    Tum durare solum et discludere Nerea ponto
    Cœperit et rerum paulatim sumere formas :

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


    Incipiant silvœ quum primum sugere, quumque
    Rara per ignotos errent animalia montes… »

    Virgile, Egl. vi, Silène, 31. — Comparez Orphée, Argonaut., v. 417, Apollonius, id. ch. II, v. 496.
  42. …Cum prorepserunt primis animalia terris,
    Mutum et turpe pecus, glandem at que cubilia propter
    Unguibus et pugnis, dein fustibus, at que ita porro
    Pugnabant armis, quœ post fabricaverat usus,
    Donec verba, quibus voces sensusque notarent,
    Nomina invenere ; debinc absistere bello
    Oppida cœperunt munire et ponere leges…

    Satires, I, 3, 99.
  43. Martha, Le poëme de Lucrèce, 2e éd., p. 300.
  44. M. Caro, La Poésie scientifique au XIXe siècle.
  45. Sainte-Beuve, Chateaub. t. ii. — V. Alex. de Humboldt Cosmos, t. ii, Guill. de Humboldt. Fréd. Schlegel.
  46. E. Renan, Discours de réception à l’Académie française.
  47. Principio, genus herbarum viridemque nitorem
    Terra dedit circum colleis ; camposque per omneis
    Florida fulserunt viridanti prata colore :
    Arboribusque datum est varieis exinde per auras
    Crescundi magnum immissis certamen habenis
    Ut plumuntque pilei primum setœque creantur
    Quadrupedum membris et corpore penni potentum ;
    Sic nova tum telius herbas virgultaque primum
    Sustulit · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

    Lucrèce : de naturâ rerum.
  48.  

    ...............Sylvestria membra
    Nudabant terrœ......     Lucrèce, de nat. rer.

  49.  

    … Grandiferas inter curabant corpora quercus
    Plerumque...............   (Id.)

  50. ...Pellibus, et spollis corpus vestire ferarum... Lucrèce ,de nat. rer.

  51. Sed nemora atque cavos monteis sylvasque colebant... (Id.)

  52. ... At vigiles mundi magnum et versatile templum
    Sol et luna suo lustrantes lumine circum
    Perdocuêre homines annorum tempera vorti ;
    Et certâ ratione geri rem atque ordine certo... (Id.)

  53. ... Et zephyri, cava per calamorum sibila primum
    Agrestes docuêre cavas inflare cicutas... (Id.)

  54. Jam validis septeis degebant turribus ævom.... etc. (Id.)

  55. Tum mare velivolis florebant propter odores… etc.Lucrèce

  56. Navigia, atque agriculturas, mœnia, loges.
    Arma, vias, vesteis, et cœtera de genere horum
    Prœmia, delicias quoque funditus omneis,
    Carmina, picturas atque dœdala signa, politus
    Usus et impigrœ simul experientia mentis
    Paulatim docuit pedetentim progredienteis…(Id.)

  57. Et prius est armatum in equi conscendere costas
    Et moderarier hunc frenis, dextrâque vigere,
    Quam bijurgo curru belli tentare pericla…(Id.)

  58. Comp. E. Renan, Vie de Jésus, chap. viii, p. 121.
  59. Wolgang Goëthe. — Zur morphologie : Bildung und umbildung organicher naturen. — Die metamorphose der Pflanzen (1790). Ost ologie (1786) Vortrage über die drei ersten Capitel des Entwurfs einer allgemeinen Einleitung in die vergleichende Anatomic, ausgehend von der osteologie (1786). Zur naturwissenchaft in Allgemeinen (1780-1832). — De la morphologie : Création et formation des corps organisés. De la métamorphose des plantes (1790). Osteologie (1786). Discours sur les trois premiers chapitres du projet d’une introduction générale à l’anatomie comparée et ayant pour base l’ostéologie 1786). De la science de la nature en général (1780-1832)
  60. Lorenz Oken, Abrégé de la philosophie de la nature.
  61. Lamarck, Philosophie géologique, 2 vol. in-8o, Paris, 1809.
  62. Hand igitur penitus pereunt quœcum que videntur,
    Quando alid ex alio reficit natura, nec ullam
    Rem gigni patitur, nisi morte adjuta aliéna… etc.

    Lucrèce, i, 250.
    .
  63. Baiser de Muse.
  64. Le vers harmonieux de Bouilhet a tenté quelquefois l’inspiration des musiciens. Citons le plus distingué d’entre eux, M. Ernest Reyer. Georges Bizet et M. Ch.-L. Hess ont illustré d’une mélodie délicate, le premier, la Chanson d’avril, et le second, la Chanson d’amour. — Il y a au 2e acte de Dolorès une délicieuse sérénade qui a été insérée dans les « Dernières Chansons ». Si ce que Gustave Flaubert m’a raconté est exact, la sérénade se serait chantée sur une mélodie, due à Mme Suzanne Lagier et notée par Aubert.
  65. Dernière Nuit, la Fleur rouge, etc.
  66. Soldat libre.
  67. L’oiseleur. Il est intéressant de rapprocher cette poésie de celle de Prosper Blanchemain intitulée le Pêcheur d’idées.
  68. Autran, La vie rurale, journal de campagne, à un journaliste.
  69. L’esprit des fleurs.
  70. À une petite fille élevée au bord de la mer. — Marée montante.
  71. Une baraque de la foire. Comparez cette poésie avec La mort du saltimbanque de M. Eug. Manuel.
  72. Lied normand.
  73. Candaule.
  74. La vierge de Sunam.
  75. Sur un Bacchus de Lydie. — Neéra. — L’Amour noir.
  76. Étude antique. — La louve.
  77. Les flambeaux.
  78. Bathylle.
  79. Gigognes et turbots.
  80. Vers Paï-Lui-Chi.
  81. Tou-Tsong.
  82. Le dieu de la porcelaine.
  83. Le barbier de Pékin.
  84. La paix des neiges.
  85. Le Tung-Whang-Fung.
  86. L’héritier de Yang-ti.
  87. La pluie venue du mont Ki-Chan.
  88. À Maxime Ducamp.
  89. Les plaintes de la momie.
  90. Portrait. Chatterie. Amour double. Première ride.
  91. Neiges d’antan.
  92. À Mathurin Regnier.
  93. Le lion.
  94. Clair de lune. — Les raisins au clair de lune.
  95. À la Lune.
  96. La légende dit que c’était une oie.
  97. Victor Hugo, Chansons des rues et des bois.
  98. Victor Hugo, les Chants du crépuscule, dans l’église de…
  99. Chanson d’amour. — Double incendie. — À une femme.
  100. Abrutissement
  101. M. Edouard Thierry.
  102. Édouard Thierry.
  103. Alexandre Dumas fils, préface du Fils Naturel.
  104. Idem.
  105. M. Édouard Thierry.
  106. De Goncourt, Théâtre complet, préface.
  107. Le Château dea Cœurs.
  108. Madame de Montarcy.
  109. Dolorès.
  110. Hélène Peyron.
  111. L’oncle Million.
  112. Faustine.
  113. La Conjuration d’Amboise.
  114. Mademoiselle Aïssé.
  115. De la situation du théâtre en France.
  116. Émile Montégut.
  117. M. Émile Montegut.
  118. M. Émile Montégut.
  119. Gesprœche mit Goëthe von J. P. Eckermann, t. 1. p. 192, 199.
  120. Rappelée par M. Paul de Saint-Victor.
  121. Les confessions du Comte***, t. 2.
  122. Mr Maxime Ducamp, Souvenirs littéraires.
  123. M. Jules Claretie.
  124. Sainte-Beuve, Alfred de Vigny.
  125. Paul de Saint-Victor.
  126. M. Jules Levallois.
  127. M. Guy de Maupassant.
  128. V. La Revue de Breslau, Nord und Sud. — Souvenirs musicaux de l’été de 1878. — La musique et les musiciens à Paris.