Louis Blanc (Edmond)

A. Quantin, imprimeur-éditeur
(Célébrités contemporaines)
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CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES

LOUIS BLANC


par


CHARLES EDMOND



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, rue saint-benoit, 7

1882







LOUIS BLANC


Louis Blanc est un apôtre de l’idéal ; c’est le philosophe dans lequel il y a un tribun ; c’est l’honnête homme belligérant ; c’est l’historien qui creuse dans le passé le sillon de l’avenir.
Victor Hugo.



L a biographie complète de Louis Blanc prêterait matière à un fort volume. Un demi-siècle de vie active, serrant de près tant d’événements de haute importance, côtoyant tant d’hommes illustres, célèbres ou entrés seulement dans la notoriété publique, abordant de front tant de problèmes graves ou redoutables, étayant chacun de ses efforts d’un talent d’écrivain de premier ordre, du prestige d’une éloquence fière et élevée, de l’austérité d’un patriotisme à toute épreuve, voilà certes de quoi remplir un volume et où à chaque pas la biographie de l’homme se confondrait avec les fastes de la France. La condensation, en revanche, d’une pareille abondance de matériaux présente des difficultés sérieuses. Quels sont les faits qui commandent le développement, quels sont ceux qu’il suffirait de mentionner, ou bien d’autres encore qu’il serait permis de passer sous silence ? La logique se charge de fournir la réponse : résumer en peu de mots ce qui est généralement connu, marquer d’un trait les incidents principaux, et se rabattre, en fin de compte, dans la mesure de ses ressources, sur certains détails de la vie intime, ceux-là surtout qui, jusqu’ici, ayant échappé à l’investigation des biographes précédents, offrent l’attrait de l’inédit. Telle est la voie, et nous allons la suivre.

Louis Blanc ne doit ses convictions républicaines qu’à lui-même. Pour le prouver, il suffit de dire que son grand’père, pendant la Révolution, mourut sur l’échafaud, condamné comme royaliste et que son père, sans le dévouement d’un serviteur fidèle, n’eût point échappé à la guillotine.

Du mariage d’Estelle Pozzo di Borgo avec Jean-Charles Blanc qui fut inspecteur général des finances sous le roi Joseph, deux fils naquirent : l’aîné, Louis, à Madrid, le 29 octobre 1811 ; le cadet, Charles, à Castres, en 1813. À ne les juger que par la tendresse de leur affection, on les eût dit jumeaux. Un cœur pour les deux, un talent pour chacun, — talents de genre différent, mais d’intensité égale.

Après le dernier acte de l’aventure royale en Espagne, le père des deux garçons regagna la France et s’établit dans le Rouergue. Louis Blanc, à l’âge de sept ans, entra au collège de Rodez, où son frère Charles ne tarda pas à le suivre, et où ils firent l’un et l’autre de très brillantes études.

Lorsqu’ils en sortirent, leur mère était morte, leur père était ruiné.

Les deux frères se ceignirent les reins pour la lutte ; celle-ci promettait d’être âpre, sans répit, et elle a tenu parole. Abrités dans une chambrette, rue Saint-Honoré, à l’hôtel de l’Étoile du Nord, explorateurs tenaces, ils plongeaient tous les jours dans ce vaste océan de l’activité parisienne, dont le fond réserve plus de cailloux que de perles.

Louis Blanc, en attendant mieux, se procura quelques maigres leçons de mathématiques. Les élèves se fussent volontiers, et à leur grand profit, accommodés du maître ; les parents en revanche se défiaient. Un professeur âgé de dix-sept ans à peine, et dont la taille frêle, les proportions délicates, le regard doux et souriant, accusant tout au plus une douzaine d’années ! Un enfant précoce, fort sympathique d’ailleurs, mais par là même plus apte à plaire qu’à commander, porté plutôt à susciter des sentiments de bienveillance et de protection pour lui-même, qu’à imposer une autorité sérieuse à d’autres. Ce premier aspect, cette impression initiale de juvénilité longtemps persistante exerceront en maintes occasions une influence grave sur les destinées du futur journaliste, de l’homme politique, du tribun.

Cependant, le professorat à cachets ne se présentant en définitive que sous forme d’un labeur ingrat, Louis Blanc essaya d’aborder la vie par un autre côté. Il se fit admettre en qualité de petit clerc à l’étude de Me  Collot, avoué à la cour royale, position qu’il quitta, aussitôt que cela lui fut possible, pour aller faire à Arras l’éducation du fils d’un constructeur de machines, M. Hallette.

Il vécut là deux années, pendant lesquelles, à l’abri du souci quotidien, il put consacrer ses loisirs à de fortes études personnelles. Des productions littéraires s’alignaient en même temps à la file : des poésies d’abord, essais pour ainsi dire obligatoires chez tout vaillant esprit, à la période de sa première jeunesse, comme par exemple deux poèmes : l’Hôtel des Invalides, et Mirabeau, plus tard l’éloge de Manuel en prose, ouvrages couronnés par l’Académie d’Arras, et enfin une longue série d’articles politiques, publiés dans le journal le Progrès du Pas-de-Calais.

La glace était rompue ; l’ouvrier mettait la main à l’œuvre : il sentait désormais et mesurait la valeur de ses forces, et il lui tardait de les produire sur une scène proportionnée à leur intensité. En 1834, il rentra à Paris, certain cette fois-ci d’avoir aplani les obstacles préliminaires sur sa route. Et comment ne l’eût-il pas été ? N’emportait-il pas précieusement dans sa poche une lettre très cordiale de Fr. Degeorges pour M. Conseil, collaborateur d’Armand Carrel au National ? La recommandation était de nature à lui ouvrir les portes du principal organe de l’opposition. Le reste le regardait.

M. Conseil fit au jeune journaliste du Progrès du Pas-de-Calais le plus aimable accueil ; mais, pour telle ou autre raison, il ne s’empressait pas de l’introduire auprès du rédacteur en chef du National.

Éconduit à chaque démarche, de cette façon, Louis Blanc, un jour, à la sortie des bureaux du National, enregistrait une déception de plus, lorsque dans la cour même de la maison de la rue du Croissant, ses yeux s’arrêtèrent sur une enseigne qui portait les mots : Le Bon Sens, journal politique quotidien. Une idée, à la suite du regard, jaillit dans son esprit. Le hasard serait-il plus favorable que les meilleures recommandations ? Et pourquoi pas ?

Qu’est-ce après tout que la vie, sinon une sorte de loterie où les plus savantes combinaisons cèdent le pas aux caprices du sort ? Prenons toujours un billet, et arrive qui plante !

Louis Blanc résolut d’aller droit aux directeurs du journal, sans autre lettre d’introduction qu’un article destiné à montrer ce dont il était capable.

Le Bon Sens était, à cette époque, dirigé conjointement par deux hommes aussi différents l’un de l’autre qu’il serait possible de l’imaginer : l’un, Cauchois-Lemaire, esprit fin, délié, très défiant, libéral de l’école de Béranger ; l’autre, Rodde, franche et robuste nature, athlète au physique, et au moral le plus bienveillant des hommes.

Louis Blanc les trouva ensemble, et comme il tendait modestement l’article qu’il avait apporté, Cauchois-Lemaire se mit à sourire dédaigneusement, se contentant de dire :

— Nous avons plus de collaborateurs qu’il ne nous en faut.

Louis Blanc se retirait fort confus et regrettant amèrement de s’être exposé à cette déception nouvelle, lorsque d’un geste brusque Rodde l’arrêta, lui prit l’article des mains, y jeta les yeux et s’écria :

— Mais comment ? c’est excellent, cela ! Est-ce vous, jeune homme, qui êtes l’auteur de ce travail ?

— Parfaitement, monsieur, et vous verrez bientôt si je suis à même d’en écrire de pareils, au cas où il vous plairait de m’admettre au nombre de vos collaborateurs.

— Eh bien, je vous admets, moi, et je suis sûr que Cauchois-Lemaire m’en remerciera demain.

Voilà quels singuliers détails caractérisèrent cette démarche de Louis Blanc, qui devait exercer une influence si considérable sur sa destinée. Car, en cas de refus, son parti était pris : il renonçait au journalisme.

Rodde n’eut qu’à s’applaudir de sa confiance ; son journal s’était enrichi d’une collaboration incessante et vigoureuse ; le public à son tour ne tarda pas à s’apercevoir d’un nouveau et puissant ressort dans l’œuvre. Cauchois-Lemaire lui-même, en présence des résultats obtenus, s’empressa de faire amende honorable de la froideur de son premier mouvement. Un soir qu’il offrait un bal à la rédaction, plaisir dont Louis Blanc, à cette époque, n’aurait cédé sa part à personne, il entra, prit son jeune invité et, après force félicitations, il lui annonça que ses émoluments, en attendant mieux, étaient portés à deux mille francs. La satisfaction, ainsi exprimée, était sérieuse ; elle se traduisait par des chiffres.

La renommée effleurait déjà du bout de son aile un de ses futurs favoris. Armand Carrel, cet inaccessible de la veille, frappé des qualités du jeune journaliste et ne le connaissant encore que de nom, lui fit demander une série de travaux pour le National. Les sujets au choix de l’écrivain.

Louis Blanc, profitant de la publication d’un ouvrage de Claudon sur le xviiie siècle, prépara une étude sur les philosophes de cette période. Il la présenta à Armand Carrel.

Les deux hommes se dévisageaient pour la première fois. Le directeur du National prit sur le champ connaissance du manuscrit. Sa figure se rembrunissait à la lecture, et, en vérité, à son point de vue, il y avait de quoi. Voltaire, traité presque en adversaire de la démocratie ; Rousseau, exalté en sa qualité d’ami du peuple ! Carrel n’essaya même pas de maîtriser son irritation.

« Voilà bien les jeunes gens d’aujourd’hui, » s’écria-t-il en jetant le manuscrit sur la table.

Et là-dessus une sortie torrentielle, plus riche peut-être en expansions qu’en arguments.

Louis Blanc fut abasourdi. Il laissa passer le flot, puis, saisissant la première reprise d’haleine chez son interlocuteur :

« Pardonnez-moi, monsieur, dit-il ; j’ai fait de mon mieux, je regrette que mon opinion diffère de la vôtre, et je m’incline. » Puis, reprenant son manuscrit, il se dirigea vers la porte.

— Non, non ! lui cria Carrel ; vous ne m’échapperez pas ainsi. Asseyez-vous là, et défendez-vous ! »

Louis Blanc développa avec modestie mais fermeté les raisons historiques et philosophiques sur lesquelles se fondait son appréciation. Carrel l’écoutait en silence et avec une émotion contenue. Trois ou quatre fois, il l’interrompit par des remarques insuffisamment justifiées ; puis, tout à coup se levant, il dit :

« Mais au fait, il faut être vrai dans ce monde ! Je suis un soldat, moi ! je n’ai guère eu le temps d’étudier le xviiie siècle comme il mérite d’être étudié, et je ne suis pas absolument sûr que vous n’ayez pas raison. »

Une telle déclaration, faite par un publiciste déjà si renommé et qui jouait un si grand rôle, à un tout jeune homme au début de sa carrière frappa Louis Blanc d’admiration. Tant de magnanimité avait en effet quelque chose de touchant et d’inattendu. Il renouvela ses excuses et demanda comme une faveur, dont il serait très reconnaissant, d’être admis à un nouvel essai de ses forces, dans un autre article et sur un autre sujet.

« Eh quoi ! dit brusquement Carrel, je me croirais le droit d’un refus que je n’ai pas su mieux motiver ! Non, parbleu ! Votre article passera demain au National et il n’y sera rien changé. »

Après la retraite de Cauchois-Lemaire, Rodde demeurait seul à la tête du Bon Sens. Mais ses jours étaient déjà comptés. À son lit de mort, il eut une longue conférence avec M. Lefèvre, propriétaire du journal. Dévoué à l’œuvre, il se préoccupait de lui assurer un solide avenir. À ce titre, il supplia M. Lefèvre d’en confier la direction au plus jeune de ses collaborateurs, à Louis Blanc. Les membres de la rédaction, appelés à émettre leur avis, approuvèrent à l’unanimité le vœu de l’agonisant.

Le lendemain de la mort de Rodde, M. Lefèvre éprouva des hésitations ; il fut perplexe. Un rédacteur en chef, à son idée, si précieuse que fût sa valeur intellectuelle et morale, avait à satisfaire à d’autres conditions encore. Il devait représenter devant le public, et il ne faut pas oublier que Louis Blanc continuait toujours à avoir l’air d’un enfant.

M. Lefèvre jugea donc utile de diviser la rédaction en chef en deux parts : l’une, effective, échut en partage à Louis Blanc ; l’autre, représentative, fut adjugée à M. Maillefer.

En cas de divergence entre les deux directeurs, les membres de la rédaction se réunissaient et procédaient au vote, lequel décidait de l’admission ou du rejet de l’article en litige.

La combinaison Lefèvre exerça une influence indirecte il est vrai, mais funeste, sur un douloureux événement de cette époque. Sans elle, le duel d’Armand Carrel n’aurait pas eu lieu. Connexité étrange et qui, si je ne me trompe, paraît ici pour la première fois au grand jour.

On se rappelle la fameuse entrée en campagne d’Émile de Girardin au sujet de la presse à bon marché. Si démocratique que fût l’idée, elle n’en provoqua pas moins pour cela un tolle général de tous ceux qui, au point de vue de leurs intérêts, redoutaient sa mise en pratique. Capo de Feuillide, un des rédacteurs intermittents du Bon Sens, résolut de la combattre. Il trempa sa plume dans le venin et élabora un factum déversant sur la tête du novateur les plus violents outrages.

Il y a cela de remarquable dans la vie militante de Louis Blanc, qu’il s’est fait toujours un devoir d’éviter les personnalités. Ses ennemis sont les idées fausses, ou qu’il croit telles, et il n’en a jamais cherché d’autres. Il refusa donc l’insertion d’un article qui tranchait si fort avec ses habitudes de modération et de courtoisie.

Maillefer vit autrement les choses. Le tapage, l’esclandre, n’était-ce pas la vie d’un journal d’avant-garde comme le Bon Sens ? Maillefer insista sur l’insertion. Louis Blanc ne céda pas un pouce de son terrain.

Conformément à ce qui avait été convenu, la rédaction tout entière fut invitée à se prononcer sur le différend. Séduite par la verve endiablée de Capo de Feuillide, elle vota à l’unanimité contre Louis Blanc. Le lendemain l’article parut.

Girardin menaça de répondre par un procès en diffamation.

Capo de Feuillide, en quête d’auxiliaires influents, eut recours à Carrel.

Celui-ci ne tenait nullement à se précipiter dans la bagarre. Mais il se rappela par malheur un certain roman de Capo de Feuillide, sur les massacres du Midi, intitulé le Tourneur de chaises, et précédé d’une préface d’un bout à l’autre à son éloge. Obligé, à ce titre, il crut devoir accorder quelques mots d’appui au romancier, et il publia en ce sens une courte notice dans sa feuille.

La riposte de Girardin ne se fit pas attendre ; il déclarait qu’il ne reconnaissait pas dans les observations qui lui étaient adressées la loyauté « attribuée » au rédacteur en chef du National. »

Provocation, duel et mort s’ensuivirent à brève échéance. Or il est certain que si Louis Blanc, selon le désir de Rodde, eût été le seul maître de la rédaction, Capo de Feuillide qui en dehors du Bon Sens n’avait accès auprès d’aucun autre journal, eût rengainé son article, et du même coup la cause et ses effets ne se fussent jamais produits.

Les années marquées par un travail quotidien s’écoulent rapidement. En 1838, nous retrouvons Louis Blanc, à la suite d’une discussion avec les propriétaires du Bon Sens au sujet de la théorie sur les chemins de fer, abandonnant le journal et en train de fonder une publication intitulée : la Revue du Progrès. La cause du prolétariat y apparaît au premier plan. François Arago, Cormenin, le sculpteur David, font partie du conseil de surveillance. Un an après, Louis Bonaparte offre au public ses Idées napoléoniennes. Il réclame l’héritage de son oncle, sous bénéfice d’inventaire, bien entendu. Louis Blanc, le premier, relève le gant. Le patriotisme, la passion de la liberté, n’ont jamais parlé un langage plus élevé. « Vous nous proposez, s’écrie-t-il en termes de conclusion, — ce qui fut l’œuvre de votre oncle, moins la guerre ? Ah ! monsieur ! Mais c’est le despotisme moins la gloire ; c’est la Cour sur nos têtes, moins l’Europe à nos pieds, c’est l’empire moins l’empereur ! »

Un souffle prophétique semble planer au-dessus de ce superbe plaidoyer en faveur de la France. Le désastre de Sedan se dessine déjà à travers les brumes d’un lointain avenir.

Une tentative mystérieuse et qui n’a jamais pu être expliquée suit de près la polémique. Le 19 août, la nuit, dans la rue Louis-le-Grand, on relevait Louis Blanc, étendu sans connaissance, à moitié assommé.

Rétabli à peine, il reprend sa rude tâche. La solution du problème social surgit en tête de ses efforts. La majorité de l’espèce humaine serait-elle condamnée aux rigueurs implacables de la lutte pour la vie ? N’y aurait-il donc aucun moyen d’atténuer, voire même de supprimer la misère ? Et pourquoi pas ? Un idéal, d’accord, mais un idéal qui en vaut bien d’autres ! Quoi qu’il advienne, la première étape sur la voie des réformes, c’est la suppression des gouvernements héréditaires, c’est l’établissement de la République.

En 1839, paraît son premier livre : l’Organisation du travail. Le but que s’y assigne l’auteur, c’est « l’amélioration morale et matérielle du sort de tous par le libre concours de tous et leur fraternelle association. » Comme moyen de l’atteindre, il propose un vaste système d’association entre les travailleurs solidarisés et commandités par l’État au moyen d’un budget spécial, dont il indique les éléments et pour l’application duquel il réclame la création d’un ministère du travail. À dater de ce moment, Louis Blanc fut ce qu’il est resté toute sa vie : l’homme de la classe ouvrière.

La Revue du Progrès disparut en 1840. L’idée d’une grande étude sur les événements contemporains s’empara de l’esprit de Louis Blanc. Il compulsa les documents, consulta une foule de témoins, contrôla leurs dépositions, accumula une masse de matériaux, et bientôt le public se disputait les premiers exemplaires de l’Histoire de Dix Ans. La publication eut un succès sans précédents. Sept éditions se succédaient à brefs délais sans épuiser la vente, tandis que Bruxelles et Leipzig inondaient le marché européen de leurs contrefaçons.

Faut-il une fois de plus faire l’éloge de cette œuvre si considérable ? Quel est l’esprit cultivé, épris du style sobre, contenu dans sa fougue, arrivant par la précision à l’éclat, qui n’en eût pas fait son régal ?

Mais, en présence de ce réquisitoire si implacable, nourri de renseignements d’une exactitude si rigoureuse et contre lequel il ne s’est jamais élevé l’ombre d’une protestation de la part des personnages intéressés, combien ne désirerait-on pas connaître le dessous des cartes, savoir comment l’auteur s’y est pris pour se procurer les documents nécessaires, pour pénétrer dans les secrets intimes des hommes marquants de l’époque, pour leur arracher souvent des vérités fort délicates à avouer, à être publiées surtout ? L’histoire de l’Histoire de Dix Ans fournirait un chapitre plein de ragoût à la chronique des hommes et des choses sous le règne de Louis-Philippe.

Ce qui est sûr, c’est que Louis Blanc eut cette bonne fortune de trouver les principaux acteurs du drame de son temps, disposés à lui ouvrir leurs cartons, à lui faire part de leurs souvenirs, à laisser échapper devant lui leurs secrets. C’est ainsi que notre historien recueillit de la bouche même de M. Dupanloup, confesseur in articulo mortis, de M. Talleyrand, le fameux mot déjà qu’arracha à Louis-Philippe cette plainte du mourant : Je souffre comme un damné ! C’est ainsi encore qu’il dut à huit jours d’hospitalité que l’accoucheur de la duchesse de Berri lui offrit à Nogent-le-Rotrou et pendant lesquels il gagna le cœur de M. Deneux, communication d’un manuscrit où celui-ci avait consigné jour par jour, heure par heure, tout ce qui s’était passé dans la citadelle de Blaye pendant que la duchesse y était prisonnière. De fait, l’Histoire de Dix Ans renferme une foule de détails si précis, elle abonde en révélations si imprévues, elle présente des tableaux d’intérieur si singulièrement fidèles que Gygès seul, semble-t-il, aurait pu, grâce à son talisman d’invisibilité, écrire un pareil livre.

Et cela s’explique par le prodigieux succès qu’eut le premier volume.

On reconnut que l’on avait affaire à un écrivain de haut vol, et avec lequel il fallait désormais compter. À partir de ce jour, l’auteur n’eut, pour ainsi dire, que l’embarras du choix. Des visites en somme, chacune d’elles grosse de butin. La demande se traduisait invariablement en termes à peu près semblables. Les renseignements étaient sollicités dans l’intérêt de la vérité historique, dans celui aussi, à un certain point, du personnage interrogé. Le refus ne devait apporter aucune entrave à la continuation de l’œuvre. L’auteur, de son côté, ne s’engageait point à suivre au pied de la lettre et se réservait de juger en toute indépendance ; les moyens d’opérer le triage lui arrivaient en masse. Mais en tout cas, il protestait d’avance de sa bonne foi ; sa démarche même d’ailleurs en offrait la meilleure preuve.

Le procédé ainsi formulé ne fit jamais fausse route. Tout le monde sans exception s’exécuta de bonne grâce, M. Thiers en tête, le plus abondant celui-là. Se rangèrent à la suite MM. Guizot, Dupont (de l’Eure), Laffitte, d’Argout, Mortemart, Mole et tant d’autres, sans compter une foule de personnages qui se trouvaient flattés dans leurs opinions personnelles de contribuer à l’exactitude minutieuse de l’ouvrage.

À l’étranger, on attendait la publication successive des volumes avec une impatience égale à la passion avec laquelle on les guettait à Paris. Le dernier volume avait déjà depuis longtemps paru que les journaux allemands et la presse anglaise nourrissaient encore leurs lecteurs des extraits de l’ouvrage.

L’Histoire de Dix Ans ouvre désormais devant son auteur une vaste sphère d’action. Tandis que l’avenir l’entraînera vers la politique de combat, le passé va le ressaisir pour une nouvelle et colossale œuvre à élaborer : l’Histoire de la Révolution française. Le superbe monument ne sera achevé que sur la terre d’exil et la France n’aura ainsi rien perdu à la longue expatriation d’un de ses plus nobles enfants.

Les trois dernières années avant l’exil constituent la période de la vie de Louis Blanc, généralement connue jusque dans ses détails. Elle se développe en pleine lumière. Les dictionnaires des contemporains, les nombreuses biographies en ont signalé toutes les étapes. C’est à peine s’il est nécessaire d’en rappeler les points saillants. En 1846, il refuse aux électeurs républicains de Villefranche la candidature à la députation. L’heure n’avait pas encore sonné. Un an plus tard, lors de l’agitation réformiste, il prononce à Dijon un discours : menace et prophétie à la fois. Premier début de l’orateur politique, début qui promet et qui tiendra au delà de ses promesses. Les événements de février éclatent. Le gouvernement provisoire est formé ; Louis Blanc, porté au pouvoir par l’acclamation populaire, en fait partie.

Raconter le rôle si important et si original qu’il y joua, tracer le tableau de ses conférences du Luxembourg, qui émurent si vivement alors l’opinion et en France et en Europe ; dire comment Louis Blanc convia le peuple à résoudre lui-même, dans le palais que les pairs de France venaient de laisser vide, le problème obscur de ses destinées ; rappeler comment il fit abolir la peine de mort en matière politique ; dessiner la part qu’il eut dans toutes les grandes mesures prises par le gouvernement provisoire, telles que l’abolition de l’esclavage et institution du suffrage universel ; caractériser enfin l’usage qu’il fit, en inaugurant le principe d’association, de son immense popularité : tout cela je ne le pourrais dans le cadre trop étroit qui m’est imposé. C’est là d’ailleurs une partie bien connue de notre histoire contemporaine. Qu’il me suffise d’ajouter que rien de tout cela ne put malheureusement s’accomplir sans créer à Louis Blanc des ennemis mortels, sans le livrer en proie à des calomnies dont la trace n’est pas encore aujourd’hui même entièrement effacée. Cela est si vrai qu’hier encore, un journal très répandu, le dénonçait comme ayant établi, en 1848, ces ateliers nationaux qui, au contraire, furent créés en haine de son influence et pour le combattre, par la majorité du gouvernement qui lui était hostile.

Ceux que vingt ans d’Empire n’ont pas rendus étrangers à la connaissance des choses de 1848 savent que personne ne fut plus opposé que Louis Blanc au mouvement du 15 mai ; que s’il prit la parole ce jour-là dans l’Assemblée envahie, ce fut sur l’instante prière du président Buchez et uniquement pour calmer le peuple ; que, s’il fut porté en triomphe par quelques-uns des envahisseurs, ce fut malgré lui, malgré ses protestations ardentes, malgré ce cri qu’il proférait sans cesse en se débattant : « Mais, malheureux, vous perdez la République ! » Ils savent que lorsque l’Assemblée, déclarée dissoute, se séparait au milieu d’une effroyable confusion, Louis Blanc, pâle, baigné de sueur, épuisé de fatigue, ne pouvant plus ni se tenir debout ni parler, employait tout ce qui lui restait de force à tracer ces lignes :

« Au nom de la souveraineté du peuple, au nom de la parole qui sera l’instrument de votre affranchissement futur, je vous conjure de vous retirer et de laisser l’Assemblée nationale à la liberté de ses délibérations. »

C’était le résumé du discours qu’il avait adressé au peuple d’une des fenêtres qui donnent sur la place de Bourgogne, discours si touchant, que, dans l’enquête, un élève de l’école Polytechnique, nommé Lucas, déposa qu’il avait vu plusieurs des assistants fondre en larmes et qu’il s’était mis lui-même à pleurer.

Mais, de la part de la réaction, il y avait parti pris de se défaire de Louis Blanc.

Le soir du 15 mai, comme il se rendait à son poste à l’Assemblée, il fut reconnu sur le seuil par quelques furieux qui l’assaillirent en criant : « Il faut le tuer ! » Et c’en était fait de lui si plusieurs de ses collègues, avertis à temps, n’étaient sortis précipitamment de la salle des séances pour le secourir et ne l’avaient disputé à la rage des meurtriers. On lui arracha les cheveux, on lui tordit les mains, on lui donna plusieurs coups de baïonnette, qui par un hasard miraculeux n’atteignirent pas son corps et ne firent que mettre en lambeaux son habit, lequel resta entre les mains d’un des huissiers de service, triste témoignage de l’excès des passions de parti. Qui pourrait avoir assisté à cette séance de nuit, et ne pas voir encore Louis Blanc montant à la tribune afin d’y témoigner en faveur de Barbès, dans un état à faire pitié, c’est-à-dire en bras de chemise, les cheveux épars et le visage ensanglanté ! Mais, encore une fois, la réaction voulait le frapper à tout prix, et il ne fallut pas moins que l’évidence même pour déterminer le vote qui, dans la journée du 3 juin, refusa au gouvernement l’autorisation de poursuites.

Ce n’était qu’un ajournement. Après les sanglantes journées de juin, dans lesquelles il était impossible d’impliquer Louis Blanc, puisqu’il n’avait pas un seul instant quitté l’Assemblée, l’accusation relative au 15 mai fut reprise, et sous le coup de l’émotion produite par cette épouvantable lutte, l’Assemblée, se déjugeant, autorisa les poursuites. Les amis de Louis Blanc, à la fin de la séance, l’entourèrent et le conjurèrent de se dérober à l’arrestation. Il répondit par un refus formel et absolu. Mais voilà que tout d’un coup un de ses adversaires politiques les plus décidés, M. Daragon, se présenta à lui et dit :

« Monsieur, le soir où je vous ai vu, à peine échappé aux mains des assassins, venir à la tribune témoigner en faveur de votre ami Barbès, je vous ai voué une amitié que je vous supplie d’accepter. Ma voiture m’attend à la porte de l’Assemblée ; si vous avez confiance en moi, venez. »

La crainte de blesser un si noble cœur en lui montrant une défiance injurieuse fit sur Louis Blanc l’effet que n’avaient pu produire les supplications de ses amis. Il suivit son généreux protecteur, qui arrangea tout pour son départ. La réaction était victorieuse, et la route de l’exil venait de s’ouvrir pour les républicains. Chose que la postérité probablement ne voudra pas croire, Louis Blanc fut affiché au pilori, mais par une de ces inspirations soudaines et poétiques dont seul au monde peut-être le peuple de Paris se montre capable, la foule entoura le poteau infamant et l’enterra sous une montagne de fleurs.

Louis Blanc gagna les frontières de la Belgique et se réfugia définitivement en Angleterre.

Étape longue et prodigieusement remplie. C’est d’abord la suite de l’Histoire de la Révolution française qui va s’égrener volume par volume jusqu’à l’achèvement de l’édifice ; c’est une série de conférences à Londres et dans les principales villes de l’Angleterre, tenues dans le plus correct langage anglais, à la grande surprise du public indigène ; c’est, entre autres, la collaboration au journal le Temps portant sur la politique, sur les mœurs, sur la vie tout entière de nos voisins d’outre-Manche, collaboration qui a tant contribué au succès et à l’autorité de cet organe important de la presse française. Mais la chose dont la patrie doit tenir large compte à Louis Blanc, c’est la dignité avec laquelle il a su porter haut le drapeau français sur la terre d’exil, et l’empressement avec lequel l’acueillirent les hommes les plus éminents de la société anglaise.

Après vingt années d’exil, Louis Blanc accourut prendre sa part des angoisses du siège de Paris. Comment allait-il être reçu ? Chassé jadis par l’indifférence des uns, par les malédictions des autres, — oublié sans doute aujourd’hui ? Non, de ce côté-là, il n’aura pas à se plaindre. Au 31 octobre, on lui offre le pouvoir. Un coup d’État, et cela en présence de l’ennemi ? Jamais ! Il refuse. Aux premières élections, il avait été nommé membre de l’Assemblée nationale au chiffre énorme de 216,471 voix.

La part qu’il prit aux travaux de l’Assemblée nationale est bien connue. Nul n’ignore avec quelle ardeur, et l’on peut dire avec quel courage, il combattit le système de compromis d’où sortit la Constitution de 1875, et s’il avait besoin à cet égard d’être justifié, comme il le serait aujourd’hui par la nécessité partout proclamée de reviser le pacte fondamental !

Louis Blanc ne s’était pas jeté dans l’insurrection de la Commune, la guerre civile en présence de l’ennemi lui paraissant le plus calamiteux des fléaux. Il était resté dans l’Assemblée pour y prêcher avec Quinet, Schœlcher et autres grands citoyens la politique d’apaisement et de conciliation. Ce fut pour la faire triompher qu’il embrassa avec tant de zèle la cause de l’amnistie et qu’il entreprit, vers la fin de 1879, ce voyage du Midi qui ne fut pour lui qu’une longue série d’ovations populaires.

Lors des premières élections sénatoriales, pour le venger des manœuvres par lesquelles on avait cherché à lui fermer les portes du Sénat, tous les arrondissements de Paris lui avaient offert la candidature législative. Il n’en accepta que trois et fut partout élu presque à l’unanimité.

Dans la nouvelle Assemblée, de même que dans la première, il continue de siéger, ne laissant pas échapper une seule question importante sans la traiter à la tribune avec ce magistral talent oratoire où l’on retrouve à chaque instant les qualités de style qui devaient lui valoir la double célébrité d’orateur et d’écrivain. Assidu à sa tâche, il ne compte pas avec ses forces, profondément éprouvées, celles-ci, par un labeur constant d’un demi-siècle environ, par de cruels chagrins qui, dans la dernière période de sa vie, sont venus s’abattre à son foyer de famille. Au sortir de la Chambre ou bien d’une réunion publique ou à son œuvre oratoire, il a ajouté un discours éloquent de plus ; durant les rares répits que lui accordent ses souffrances, il reste cet intarissable et charmant causeur dont la race semble singulièrement diminuée, grâce à la vie saccadée et subjective à outrance de la génération actuelle. Que ne donnerait-on pas, en ces moments-là, pour faire ressurgir de ses cendres un de ses plus importants ouvrages, intitulé les Salons du xviiie siècle ? Le manuscrit a péri dans l’incendie des magasins de la Villette, et la vie politique, si absorbante de sa nature, ne se prête pas volontiers à des recommencements.

Deux traits manqueraient à cette biographie si nous omettions de faire remarquer ce qu’il y a eu, dans la carrière de Louis Blanc, d’invariable et d’absolument désintéressé. Qu’on prenne ses écrits, — dans l’homme d’aujourd’hui, on sera frappé de retrouver, en tout point, l’homme d’il y a cinquante ans. Et pour ce qui est de son désintéressement, en fut-il jamais de plus complet ? Louis Blanc n’a jamais brigué aucun emploi ; il n’a jamais poursuivi aucune distinction ; il n’a jamais été décoré ni voulu l’être ; il n’a jamais ambitionné le fauteuil que ses amis, et notamment Victor Hugo, désiraient pour lui à l’Académie française. Quand la République est devenue victorieuse, il ne lui a demandé que l’honneur de l’avoir servie. De la douceur, de l’aménité de son caractère, de son empressement à venir en aide aux autres, et de son insouciance en ce qui le concernait lui-même, il y aurait ici trop à dire. Ceux qui le connaissaient, et particulièrement l’auteur de cette biographie, qui s’honorait tant de son amitié, ceux-là sont bien en état d’apprécier l’exactitude de ce que son regretté et éminent frère dit dans son testament :

« Je donne et lègue, à titre particulier, à mon frère Louis Blanc, le plus grand cœur que j’aie connu, trois objets d’art à choisir parmi ceux que je possède. »

Les deux frères ne tardèrent pas à se rejoindre dans la tombe. Le 6 décembre 1882, après une longue et cruelle maladie, Louis Blanc mourait à Cannes. On se souviendra longtemps à Paris des funérailles magnifiques qui, en vertu d’un vote des deux Chambres, furent, le 12 décembre, célébrées aux frais de l’État.