Louÿs — Littérature, Livres anciens, Inscriptions et belles lettres/Livres anciens 6.

Slatkine reprints (p. 139-144).

RAPHAEL DU PETIT-VAL

IMPRIMEUR DE RABELAIS


 Les ɭ OEVVRES ɭ DE M. FRANÇOIS ɭ RABELAIS,
DOCTEVR ɭ en Medecine. ɭ Contenât cinq liures,
de la vie, faits e dits ɭ Heroyques de Gargantua,
e de ſon ɭ fils Pantagruel. ɭ Plus, la Prognosti-
cation Pantagrueline, ou ɭ Almanach pour l’an
perpetuel, Auec l’Epi- ɭ stre du Limosin Excoria-
teur : Et la ɭ Cresme Philosophale. ɭ Le tout de
nouueau reueu corrigé & re- ɭ stitué en plusieurs
lieux. ɭ (Fleuron) ɭ A TROYE. : Par LOYS, qui
ne se meurt point. ɭ (Barre) ɭ 1613.


Trois parties in-12 de 348 pp. chiffrées plus 7 pp. non chiffrées ; 466 pp. chiffrées plus 9 pp. non chiffrées ; et 166 pp. chiffrées plus 34 pp. non chiffrées, la 32e ornée d’un grand fleuron, les deux dernières blanches. Le Ve livre a un titre à part qui porte la date 1613 sans lieu d’impression (1).

« Jolie édition troyenne, très rare, » dit un catalogue que j’ai sous les yeux.

Elle doit être rare en effet, car M. Plan n’en cite aucun exemplaire, pas même celui que possédait alors Marcel Schwob (1905, no 169) et le sommaire qu’il donne du titre paraît indiquer qu’il n’a pas eu le volume entre les mains.

On ne sait donc d’après quelle source le savant bibliographe déclare que son no 126 « semble imprimé à Rouen » ; mais Il est exact que l’impression du livre est, à première vue, rouennaise et que jusqu’ici la marque n’en avait pas été identifiée avec plus de précision.

Disons-le sans plus attendre, le Rabelais de 1613 a été imprimé clandestinement par le maître de la typographie normande : Raphaël du Petit-Val, libraire et imprimeur du Roy.

C’est ce qu’il est aisé de démontrer en comparant cette édition avec dix volumes que je trouve sur le même rayon de ma bibliothèque personnelle :

1. — Les Œuvres de Clement Marot. — Rouen, Raphaël du Petit Val, 1596.
2. — Les Comédies facécieuses de Pierre de L’Arivey. — Rouen, Raphaël du Petit Val, 1600.
3. — Trois livres appartenans aux infirmitez et maladies des femmes pris du latin de M. Jean Liebaut, docteur medecin à Paris, et faits François. — Rouen, Raphaël du Petit Val, 1609.
4. — Adonis, tragedie françoyse de Gabriel Le Breton. — Rouen, Raphaël du Petit Val, 1611.
5. — Le Temple d’Apollon, ou nouveau recueil des plus excellens vers de ce temps. — Rouen, Raphaël du Petit Val, 1611.
6. — Les Œuvres de Philippes Desportes. — Rouen, Raphaël du Petit Val, 1611. — [Titre imprimé, 675 pp. et 16 ff. n. c. — Exemplaire Nodier.]
7. — Les Œuvres de Philippes Desportes. — Rouen, Raphaël du Petit Val, 1611. — (Titre gravé, 675 pp. et 22 ff. n. c. au lieu de 16. C’est une impression différente de celle qui précède et j’en connais une troisième du même imprimeur sous la même date. Brunet ne distingue pas ces trois éditions.]
8. — Le Cabinet des Muses ou nouveau recueil des plus beaux vers du temps. — Rouen, David du Petit Val, 1619.
9. — Iris, pastorale. De l’invention du sieur de Coignee de Bourron. — Rouen, David du Petit Val, 1620.
10. — Le Théâtre des Tragédies françaises, — Rouen, David du Petit Val, 1620.

La Comparaison donne les résultats suivants :

Le Rabelais de 1613 a identiquement le format des nos 1, 2, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 10. C’est un in-12 très allongé, étroit et haut.

Les en-têtes du Rabelais et les petits fleurons se retrouvent dans presque tous les ouvrages édités par les Du Petit-Val ; mais on les rencontre aussi dans plusieurs impressions rouennaises et même parisiennes de l’époque. Ils étaient dans le commerce.

La lettre ornée B, du 1er livre, se retrouve dans le Temple d’Apollon, t. I, p. 459 et dans le Cabinet des Muses, p. 202.

La lettre ornée T, du second livre, se retrouve dans le Temple d’Apollon, I, 291 et dans le Cabinet des Muses, p. 851.

La lettre ornée B, du tiers livre, se retrouve dans le Temple d’Apollon, I. 82 et dans le Cabinet des Muses, p. 893.

La lettre formée V du quart livre se retrouve dans l’Adonis, p. 7, dans le second Desportes, p. 105 et dans le Cabinet des Muses, p. 92.

La lettre ornée B, du 5e livre se retrouve dans le premier Desportes, p. 155, etc.

La lettre ornée C de la Pantagrueline Prognostication se retrouve dans le premier Desportes, p. 356 et 485.

La lettre ornée V de la Cresme Philosophale est la même que celle du quart livre.

Et si nous examinons plus particulièrement le C de la Prognostication nous constatons que cette lettre est gravement détériorée, mais le même défaut se reconnaît aux deux pages citées du premier Desportes : c’est l’identification qu’il nous fallait, c’est la signature de l’imprimeur.

Les grands culs-de-lampe peuvent être examinés à leur tour :


A. — Celui du dernier feuillet se retrouve :

1° Intact dans Liébaut, 1609, f° a 4 v°.

2° Intact dans Adonis. 1611, p. 47.

3° Écorné dans Desportes 1611 (Nodier), p. 242.

4° Fendu dans Desportes 1611, (seconde édition) p. 242, 501, 623.

[5° Fendu dans Rabelais. Troye. 1613.]

6° Fendu dans le Cabinets des Muses. 1619, p. 4.

7° Fendu dans Iris, 1620, p. 47.


B. — Celui du t. II, p. 469 se retrouve :

1° Intact dans Larivey, 1600, p. 100, 208, 422.

2° Intact dans le Temple d’Apollon, 1611, t. II, p. 94.

3° Écorné au pommeau de droite dans Desportes, 1611 (Nodier), p. 501, 623.

[4° Écorné au pommeau de droite dans Rabelais, 1613.]

Ces parallèles ne laissent aucune incertitude. Il est clair que, dans le courant de l’année 1611, un accident est arrivé dans l’atelier Du Petit Val, entre l’impression de l’Adonis et celle du premier Desportes : les deux culs-de-lampe qui servaient depuis 1600 et 1609 ont gardé les traces d’un choc et ces traces permettent d’établir que le Rabelais de 1613 est sorti de la même officine.

Est-ce le seul ?

Dix autres éditions des Œuvres ont été données d’après le même texte et dans le même cadre : trois parties de 347, 469 et 166 pages. L’une d’elles que je retrouve aussi parmi les livres (Plan, no 123) est congénère de celle qui est faussement datée de Lyon, Jean Martin 1558 (Plan, no 95), mais toutes deux diffèrent assez de la troisième pour former une classe distincte.

Quoi qu’il en soit, il est certain qu’en 1613 tout au moins, le premier imprimeur de Rouen tirait et vendait sous le manteau, sans crainte pour ses privilèges, un livre maintes fois condamné.

S’il osait cela, lui, Raphaël du Petit Val, que ne devaient pas oser les imprimeurs anonymes de Claude le Vilain, ceux qui composaient pour lui le Labyrinthe d’Amour et la Muse Folastre malgré sa vieille enseigne « A la Bonne Renommée » ? Et que ne devaient pas entreprendre leurs petits confrères de Rouen ?

À la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe, la France est inondée de livres ou libelles dont on ignore l’origine. Où s’imprimait tout cela ? Combien venaient de Rouen ? Sait-on si Abraham Cousturier, si Louys Costé, ont bien voulu signer tout ce qu’ils éditaient ? Et jusqu’à quel point la Normandie était-elle le foyer des publications mystérieuses ?

Nous commençons à peine à connaître l’histoire de l’imprimerie marquée. Celle de l’imprimerie clandestine reste encore à l’état d’ébauche.