Louÿs — Littérature, Livres anciens, Inscriptions et belles lettres/Littérature 6.
VI
PRÉFACES
En 1891, comme je venais de copier les Trophées, encore inédits, j’ai demandé à J. M. H. :
« Pourquoi ne les publiez-vous pas ?
— Parce qu’ils ne sont pas achevés. Les Trophées ce sont mes sonnets. Je ne veux pas leur joindre mes tierces rimes, ni les conquérants. Quand j’aurai un volume de sonnets, je le publierai. Aujourd’hui ce ne serait qu’une plaquette.
— Alors, publiez vos sonnets avec les fragments, comme les éditeurs de Chénier.
— Non. Moi vivant, c’est impossible. Les fragments, on les publiera après ma mort. »
Je me rappelle ces mots comme si je venais de les entendre. En 1893, J. M. H. s’est laissé décider à publier ses sonnets avec ses autres poèmes, contre son premier dessein ; — mais je crois qu’une édition posthume conforme à sa volonté aurait pour premier volume les Trophées complets avec les principaux fragments insérés à leur place dans les cinq parties du recueil.
Un autre jour — c’était en 1900, je crois, à mon troisième retour d’Italie, — je fumais seul avec Hérédia dans la salle à manger de la rue Balzac : vaste et haute pièce mal éclairée. Il pouvait être onze heures du soir. Nous parlions de la Légende des Siècles comme deux chrétiens antiques eussent parlé de saint Jean. Aucune hyperbole ne nous suffisait. Après quelques minutes, Hérédia se lève et dit : « Restez. Je vais vous en lire. »
Pourquoi ? S’il est un livre que je connaisse par cœur, c’est celui-là. J’attendais sans curiosité ; je ne me doutais pas que j’allais vivre un quart d’heure inoubliable de mon existence.
Hérédia revint, s’assit auprès de moi, tournant le dos à la baie vitrée qui prenait à l’avenue Friedland un peu de fraîcheur nocturne. Et alors, d’une voix toute nouvelle, avec une gravité que ses propres sonnets ne lui inspiraient pas à un tel degré, il lut la prophétie de l’aviateur futur, le symbole de la délivrance : Plein ciel.
Intrépide, il bondit sur les ondes du vent ;
Il se rue, aile ouverte et la proue en avant.
Il monte ! Il monte ! Il monte encore
Au delà de la zone où tout s’évanouit
Comme s’il s’en allait dans la profonde nuit
À la poursuite de l’aurore.
Ces vers que j’avais tant lus, Hérédia me les révélait. Et il se révélait lui-même. Je ne lui connaissais pas cette voix, qui était pourtant la sienne ; ni surtout cette face de prophète que j’aperçus en levant les yeux.
Et sa voix devint de plus en plus lente :
Andromède étincelle.
Il s’arrêta.
Orion… resplendit.
Un geste adora le resplendissement. Puis très vite :
L’essaim prodigieux des Pléiades grandit.
Et comme s’il prononçait des noms divins :
Sirius… ouvre son… cratère.
Arcturus, oiseau d’or, scintille dans son nid.
Et enfin, avec une fougue, un enthousiasme, une violence extraordinaire :
Le Scorpion HIDEUX fait cabrer au zénith
Le poitrail bleu du Sagittaire.
Jamais ! jamais Hérédia n’a dit six vers devant moi, comme ceux-ci. Mille fois peut-être en quinze ans, je lui ai entendu citer ou réciter des vers ; presque toujours les siens. — Jamais avec cette voix, cette horreur sacrée.
On a prétendu qu’il disait avec artifice les pages des Trophées ; qu’il affectait de bégayer pour faire attendre la rime ; qu’il se relisait avec complaisance ; qu’il se préférait… Ce sont là, ragots et bavardages de gens qui ne peuvent même pas concevoir l’amour du poète pour la poésie. Hérédia travaillait avec sa conscience autant qu’avec son talent. Il voulait espérer que son œuvre n’était pas au-dessous de ses peines. Il estimait en lui la conscience, la peine, le talent et l’œuvre. Mais quelque beau sonnet qu’il ait pu faire, même le dernier, la vision d’Ajax, il ne le disait pas comme la strophe de Plein Ciel où la hideur du Scorpion fait cabrer le Sagittaire.
Remy de Gourmont est mort hier. La guerre tue plus loin que sur les champs de bataille. Le jour où le patient philosophe d’Épilogues reprit sa collaboration au Mercure après huit mois de silence, il confessa qu’il se sentait frappé, qu’il ne savait plus bien s’il se retrouverait jamais en état d’écrire et de penser. Mais penser, mais écrire, c’était toute sa vie, et il est mort du doute qu’il avait conçu.
L’œuvre de Gourmont est si vaste que, n’était l’heure tardive où l’on me demande cet article et l’excuse que la hâte me donne, je n’oserais pas aborder un tel sujet. On y trouve des lumières sur tous les arts, sur la plupart des sciences, hors les mathématiques et des exemples de toutes les formes littéraires sans exception. Lui qui n’était pas de l’Institut, il aurait pu poser sa candidature à chacune des cinq sections et n’eût été indifférent nulle part. Plus éminent peut-être par la personnalité de son jugement que par l’amas de ses connaissances, il ne traita guère de problèmes sans proposer une idée neuve aux réflexions du lecteur. Aussi n’est-il pas de littérature moins ennuyeuse que la sienne encore qu’elle ait eu peu de fidèles. Mais les philosophes ont avec les saints plusieurs ressemblances et ne sont point canonisés de leur vivant.
D’où lui était venue cette curiosité universelle qui éveillait son esprit ?
Remy de Gourmont naquit le 4 avril 1858, d’une famille normande illustre chez les bibliophiles. Entre 1492 et 1587, Robert, Gilles, Jean Ier, Jérosme, Benoist, François et Jean II de Gourmont exercèrent à Paris la profession d’imprimeurs. L’un des sept, Gilles, est connu pour avoir été le premier typographe de France qui ait fait usage des caractères grecs et hébreux ; mais les belles impressions de ses frères, fils et neveux sont presque aussi recherchées et toutes fort rares. Sans vouloir invoquer ici une hérédité trop lointaine pour être efficace, je ne doute pas que Remy de Gourmont n’ait commencé sa vie studieuse par une excursion à l’imprimerie de ses ancêtres. Les heureux amateurs de livres possèdent la machine à explorer le temps et c’est à elle seule qu’ils doivent leurs curiosités si diverses. Gourmont devint bibliophile à vingt ans. Il le resta toujours et les vieux livres lui apprirent que tout est sujet de méditation.
Il voulut, dès sa jeunesse, étudier de près le plus riche trésor de livres qui fût au monde et se fit attacher pendant huit ans (1883-1891) à la Bibliothèque Nationale. Période d’études pendant laquelle il se sentit attiré par les vocations littéraires et scientifiques les plus variées comme en témoignent ses derniers ouvrages. Suivit une autre période qui fut purement littéraire : contes, romans, théâtre, proses lyriques et même poésies, il voulut s’exercer à tout, comme un architecte qui ne se croirait pas un artiste complet s’il ne prenait entre ses doigts le pinceau, le burin, la pointe, le crayon de pastel, l’argile et le ciseau. Mais il se, renferma bientôt dans le domaine où il était maître : celui des idées.
Le respect de la langue française, la haine de Dieu, le goût de la liberté, le regret de la femme, l’amour des Livres, le mépris du monde devinrent les principaux thèmes de ses variations critiques. Il publia quarante volumes et je ne serais pas étonné qu’on pût en imprimer autant avec ce qu’il n’eut pas le loisir, ou le dessein de présenter au public. Le catalogue de son œuvre sera considérable, mais dès maintenant on peut assurer qu’il sortira des presses. Gourmont a fondé au Mercure de France une véritable école de bibliographie qui ne laissera rien périr de sa pensée.
Dans cette revue qu’il créa jadis avec Alfred Vallette et dont il fut pendant vingt-cinq ans le principal collaborateur, il avait pris pour pseudonyme le nom de Richard de Bury qui composa au quatorzième siècle un excellent traité sur l’amour des livres. C’est toujours à ce mot qu’il faut revenir si l’en veut bien comprendre l’œuvre de Gourmont. L’homme et la bibliothèque sont inséparables. Du plus loin que je me souvienne je n’ai jamais rencontré mon vieil ami autre part que chez les libraires ou devant les boîtes des bouquinistes. Son visage ravagé qui avait pris en vieillissant une certaine beauté d’expression et dont le graveur Vibert a fait une image ressemblante pour l’édition Crès, apparaissait de loin aux habitués des quais, entre le chapeau mou et le cache-nez montant. C’était une physionomie bien connue, assez farouche et triste, altérée par une vie ingrate.
Gilles de Gourmont, sous Louis XII, avait pris cette belle devise : Par sit fortuna labori et il timbrait ses livres aux armes de la famille, qui sont d’argent au croissant de sable. Le grand écrivain qui vient de mourir ne connut jamais fortune égale à son immense labeur et sa devise lui mentit, mais non pas ses armoiries. Il a vécu au milieu de nous comme un sage qui s’est résigné à considérer sans se plaindre le croissant noir de son destin ;
Voici le frère de Jules Laforgue : un grand poète, un écrivain dont chaque ligne émeut, à la fois parce qu’elle est belle et parce qu’elle est profondément vraie, sincère et douée de vie.
Avant de s’imposer à l’admiration de tous par ce livre des Ballades dont je parlerai plus loin, M. Paul Fort avait fait connaître son nom par une œuvre dont la génération actuelle ne saurait lui témoigner assez de reconnaissance et qui fut le Théâtre d’Art. Presque seul, sans ressources, sans appuis, il eut à dix-huit ans l’ambition charmante d’attaquer, dans une lutte qui fut, depuis, victorieuse, le Théâtre Libre où s’efforçait la génération naturaliste. Il enrôla des acteurs sans gages ; il fit brosser des décors nouveaux par des peintres à qui la manière d’Amable et de Carpezat n’apparaissait pas comme un art suprême ; il reçut des pièces inédites et injouables, qu’il joua néanmoins ; il eut des auteurs et même un public qu’il attira tour à tour au Marais, à Montparnasse, à Montmartre, au Vaudeville ; il eut, le premier, l’idée intelligente de mêler au théâtre nouveau le théâtre ancien oublié, et d’unir sur la même affiche le nom de Christopher Marlowe et le nom de M. Pierre Quillard ; — enfin, il créa ce qui est devenu l’Œuvre.
Grâce à lui, Maurice Mæterlinck, Charles Van Lerberghe, Paul Verlaine, Charles Morice, Jules Bois et bien d’autres qui depuis sont devenus célèbres, connurent la rampe. Il joua même le Concile Féerique, même le Corbeau de M. Mallarmé. — Pour tout cela, notre génération doit à M. Fort une singulière gratitude.
Mais dès qu’il eut donné la première impulsion au nouveau mouvement théâtral, M. Fort l’abandonna pour se consacrer, dans une solitude féconde, à des œuvres plus personnelles.
Deux livres sont nés de cette retraite, tous deux intitulés Ballades, dont le second complète et couronne le premier. M. Paul Fort y donne les réalisations initiales d’une forme stylique dont il est l’inventeur et qu’il nomme proses libres.
Ce sont, essentiellement, de petits poèmes en vers polymorphes ou en alexandrins familiers[1], mais écrits comme de la prose et qui doivent (ceci est important) être lus comme des proses rythmées. Le seul retour, parfois, de la rime et de l’assonance distingue ce style de la prose lyrique.
Telle est, par exemple, cette chanson :
L’orage couve. Un Dieu joue. Des sacs de billes de verre se choquent dans la nue. — Ma poule a mis sa tête sous ses plumes et sommeille, une petite armée de pattes entre ses pattes ; comme éployées ses ailes en dôme sur ses demoiselles et ses gars, bien tranquilles, — sous cet édredon chaud qui flatte leurs petits os.
L’orage gronde ! Un Dieu joue. Des sacs de billes de verre se vident sur le monde ! « Hé, là-haut ! » Un Dieu joue. — La vie se fait petite en moi, — et cet orgueil vient se blottir au chaud d’un petit cœur humain, lorsque, pour des raisons que je ne comprends pas bien, Dieu flagelle le monde de ses puissantes mains.
Des sacs de billes de verre se choquent dans la nue ; tandis que fines parures flottant dans leurs ceintures, les fils rouges qui les nouent quadrillent l’air obscur, moi, je penche mon front vers mon cœur, je sommeille. Bel exemple qu’un Dieu ne comprendra pas bien…
Mais c’est un Dieu si jeune pour l’homme si ancien !
Déjà M. Péladan (dans la Queste du Graal) et M. Mendès (dans ses Lieder) avaient tenté quelque chose d’approchant. Je crois même qu’en remontant davantage encore dans notre littérature, on trouverait de curieux essais de strophes en prose. Buffon, qui est toujours et partout admirable, y excellait. Je n’en veux pour témoignage que le célèbre exorde :
La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite
Est celle de ce fier et fougueux animal
Qui partage avec lui les fatigues de la guerre
Et la gloire des combats
Mais on trouve des précédents aux inventions les plus personnelles, et il n’en reste pas moins vrai que celle de M. Fort lui appartient bien puisqu’il l’a le premier proclamée, puisqu’au lieu de regarder ce style spécial comme un procédé passager qu’on délaisse à loisir quand il devient monotone, il l’emploie avec suite, pour toute une série de poèmes, et juge évidemment que nulle autre forme verbale ne saurait exprimer mieux les émotions qu’il veut répandre.
Ces émotions sont celles qui pourraient agiter l’âme d’un enfant génial, voluptueux et parfois cruel, devant la femme et la nature.
Car M. Fort a retrouvé, à force de sincérité volontaire, l’inappréciable fraîcheur des premières joies et des premières souffrances, des premières surprises humaines. Il a l’imagination ingénue et désordonnée des intelligences naissantes que trop de littérature encore n’a pas gâtées. Les contes de fées le ravissent. Les chansons populaires l’entraînent. Il ne les imite pas : il en fait, et de si vraisemblables qu’on s’étonne d’en connaître l’auteur et de ne pas lire simplement à la fin, — comme dans les recueils de Folk-Lore : Chanté par Delphin Baudin qui l’a appris de son grand-père.
Lisez celle-ci, qui est charmante :
Si toutes les filles du monde voulaient s’donner la main, tout autour de la mer elles pourraient faire une ronde.
Si tous les gars du monde voulaient bien êt’marins, ils f’raient avec leurs barques un joli pont sur l’onde.
Alors on pourrait faire une ronde autour du monde si tous les gens du monde voulaient s’donner la main.
M. Paul Fort, certes, aurait pu offrir ces trois petites strophes à M. Basset, à M. Doncieux, à M. Pineau, à nos plus distingués folkloristes, je ne crois pas qu’aucun d’eux eût émis des doutes sur leur authenticité. Elles sont anonymes comme la Chanson de Renaud. Elles ont la grâce supérieure des poèmes qui sont nés de la terre comme des fleurs spontanées.
Il y a dans un sonnet de Rossetti, le symbole adorable d’une vision qui s’unit au visionnaire sous le lien irréel et souverain d’une seule auréole couronnant deux têtes aimantes. Ainsi M. Paul Fort a uni pour toujours dans le champ de ses prédilections l’idée de Femme et l’idée de Nature, qui se confondent l’une et l’autre en lui. Un seul objet l’attire et le retient, a cette double apparence. Il voit la Nature sous des traits féminins, pleine de regards, de chairs et de baisers ; il chante la Femme avec les épithètes qui sont celles des prés, des eaux et des forêts.
À fleur de tes doigts, dit-il, la lune au baiser bleu pose ses lèvres tièdes.
Ailleurs
Sors de l’enclos. Viens rire entre les saules clairs et
qu’aux branches d’argent tes cheveux roux se mêlent…
… Aux ombres du village la rivière se peigne…
… Une petite main pâle fleurit à la serrure…
… Sept arbrisseaux aux lèvres de délice …
… Le corps et les cheveux écarlates et roux comme trempés au feu du sable de la plaine, et sur leurs bras couraient des fleuves verts comme la verte mer…
… Des fleurs, des fleurs, les rougeurs de ton corps, des feuilles, des ailes frissonnent de toi-même…
Toutes ces phrases sont fort belles. On y sent passer ce grand souffle universel qui s’est levé dans le Satyre et qui n’a touché depuis que peu de fronts humains. Ainsi Victor Hugo, par une prodigieuse synthèse, unissait en trois vers la lumière de la lune et la peau de la femme, le grandissement de l’ombre et le « rut religieux » :
Farouche nudité de la Diane sombre
Qui de loin apparue et vue à travers l’ombre
Fait croître au fond des rocs des arbres monstrueux !
Ô Forêt !
Le talent de M. Paul Fort est de ceux dont on peut tout attendre. Je n’ai pas dit assez, dans ce trop court article, à quel point il est varié, fécond, riche d’idées et d’images. J’ai, à l’égard de ses œuvres futures, l’impatience qu’aurait un personnage de Scheherazade devant la porte fermée par où sortiront, une à une, les douze sœurs de la Dame de beauté.
Si j’étais plus sûr de mon goût, je lui demanderais bien d’apaiser un peu le tremblement de folie qui altère péniblement certains de ses plus beaux poèmes. Mais il ne faut jamais donner de conseils à un artiste sincère, et il aura toujours raison contre le public que nous sommes. Il y a dans les Ballades assez de pages admirables pour qu’il ne soit plus possible, désormais, de tirer dix écrivains nouveaux sans y comprendre le nom de M. Paul Fort.
J’ai confiance que ce nom deviendra glorieux et je voudrais avoir hâté, autant qu’il est en mon pouvoir, l’avènement prochain d’un poète qui m’enchante.
- ↑ J’appelle ainsi les alexandrins qui comprennent douze syllabes sonores et laissent les muettes élidées.