Louÿs — Littérature, Livres anciens, Inscriptions et belles lettres/Littérature 5.
V
CORNEILLE ET MOLIÈRE
Les sources d’une œuvre sont intéressantes au premier chef d’abord pour l’auteur lui-même qui peut seul récuser les fausses et ne soupçonne pas toujours les vraies. Mais en toute généalogie, le premier ancêtre, c’est le poète et la première source, l’auteur. C’est le problème qui paraît le plus simple à résoudre et c’est le plus difficile en philologie, parce qu’il n’est pas permis de le préposer. Douteux, On le tait.
Le problème élémentaire de la philologie n’est pas la source du livre : c’est le nom de l’auteur.
Est-ce Virgile qui a cherché si le ciel de l’aurore avait l’odeur de la rose ? Forsan ? Tout le moyen âge, en Italie, en France donnait à Virgile un poème qui ne peut pas lui appartenir.
Quel est l’auteur des odelettes qu’Henri Estienne rapporta, — manuscrit unique — d’Italie ? Ce fut Anacréon pour Dorat, pour Turnèbe, qui savaient le grec aussi bien que nous, et même mieux. Ce fut Anacréon pour Remy Belleau et pour Pierre de Ronsard qui le traduisirent.
Corneille écrit une prose de premier ordre. J’ai eu, depuis un an, le bonheur d’y faire en silence plus de trouvailles que je ne le dirai, mais vous en ferez davantage : il n’y a pas de sujet plus riche ni plus grand en philologie française.
Aussi ai-je tort de citer ici quelques notes comme si j’avais besoin de plaider que deux et deux font quatre et que, sans l’ombre d’un doute, je reconnais cette voix entre toutes les voix :
Les grâces du Ciel que l’on repousse ouvrent un chemin à la foudre.
Vous estimez bien bas les miracles du style, si vous cherchez la signature de ces treize mots. La phrase est prodigieuse. Trois fois elle traverse l’infini sans hâte et rien ne prépare l’adversaire à la dernière syllabe qui le tue. On fera mieux de ne pas croire que certains langages — Corneille, Montesquieu, Châteaubriand — souffrent l’imitation, la rencontre ou, par hasard, le parallèle.
L’œuvre de Corneille est immense. On la croit achevée en dix volumes. Elle en compte peut-être cent. Et rien n’est plus facile que de reconnaître un tel homme, quelque anonymat qu’il garde ou quelque nom qu’il scelle.
Entre tous les styles français depuis trois siècles, si quelqu’un n’a pas besoin d’être signé, c’est le sien. Racine lui prit des mots, des images et des hémistiches par centaines, — Racine, directeur de l’Académie en 1685, Racine confessa debout que l’écriture de Corneille était inimitable.
« Inimitable » ? Depuis un quart de siècle, ni Lambert, ni Molière n’avaient désespéré d’imiter Corneille, cependant. Lambert l’imitait à miracle beaucoup mieux que Jean Racine. Lambert l’imitait sans le plagier.
Voici des vers signés de Lambert, violoniste de la Reine, l’an 1661 où Lambert venait de mettre en musique, pour Corneille, la Toison d’Or. — S’ils n’étaient pas signés Lambert je croirais véritablement qu’ils sont de Corneille. Jamais Racine lui-même n’écrivit comme Lambert. Écoutez ce verbe inimitable :
… Je sais charmer les yeux. J’enchante les oreilles
Je change en un moment l’ordre de l’univers.
Je fais pâlir la lune et je trouble les airs. Entre les éléments je réveille la guerre
Je fais mugir les flots et gronder le tonnerre
Du souffle de ma voix j’anime tous les vents
Je réveille les morts et j’endors les vivants.
Je veux vous faire voir d’étranges nouveautés.
Je suis peu curieux de curiosités.
Il faut que tu sois fou ; ton jugement s’égare
Et quelque vaine peur t’a troublé jusqu’au point…
La peur m’est naturelle et ne me trouble point.
(Quel beau vers pour Sosie ! et pour le Matamore).
J’apporterai dans ces lieux un cœur désespéré
Le temps, qui de nos maux calme la violence
M’a guéri de mes feux par l’amour des Sciences
Et dégagé des sens mon esprit curieux
Pour l’élever plus haut dans les secrets des cieux.
Ici, dans le mépris d’une vie éclatante
Je goûte des plaisirs que le silence augmente
Et qui rendent le calme à mon cœur agité
Ont autant de douceur qu’ils ont de pureté.
Molière lui aussi, — comme Lambert, — imite Corneille à s’y méprendre. Voici des vers que Racine eût vainement imités. S’ils n’étaient signés Molière, je prêterais serment qu’ils sont de Pierre Corneille. Celui-ci d’abord, tout seul, suffirait ; dès le premier hémistiche :
— Mais…,
— Non, Madame, non !
Trop de perversité règne au siècle où nous sommes
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
Quoi ! Contre ma partie on voit tout à la fois
L’honneur, la probité, la pudeur et les lois !
On publie en tous lieux l’équité de ma cause
Sur la foi de mon droit mon âme se repose
Cependant, je me vois trompé par le succès !
J’ai pour moi la justice et je perds mon procès !
Oh ! quel chef-d’œuvre du pastiche qu’un vers pareil :
Sur la foi de mon droit mon âme se repose.
Par la structure soudaine de ses fondations et de son édifice et de son belvédère, cet alexandrin est un prodige. Il superpose trois abstractions ; et la tour, en trois mots est si bien construite, qu’au sommet du dernier étage, toute la force de la phrase, le verbe lui-même, repose. Le tour de force que Pierre Corneille exécutait une fois par jour pour narguer ses imitateurs, c’était justement celui-là : mettre à l’épreuve du verbe l’édifice d’une abstraction triple, et réussir en un seul vers cet exercice d’équilibriste… Il disait par exemple que, pour l’homme, le plus sûr,
C’est d’affermir ses pas sur le mépris du monde.
et c’est un vers signé Corneille ; il n’est pas inutile de le dire, tant Alceste et Corneille se ressemblent. Alceste continue.
Quelque sensible tort qu’un tel arrêt me fasse
Je me garderai bien de vouloir qu’on le casse
On y voit trop à plein le bon droit maltraité
Et je veux qu’il demeure à la postérité,
Comme une marque insigne, un fameux témoignage
De la méchanceté des hommes de notre âge.
Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter,
Mais pour vingt mille francs j’aurai droit de pester.
Ah ! si l’on imitait les alexandrins comme les terres cuites alexandrines, quel bel art serait le pastiche !
Les « trucs » de Pierre Corneille, un demi-siècle durant, n’ont pas varié d’une ligne, mais je ne crois pas qu’on les ait encore découverts, ni même cherchés. L’un des plus puissants artifices que gouverne Pierre Corneille est l’une des forces d’Homère. Je n’en retrouve aucune tradition parmi les poètes latins, romans ni français. Le vers de Corneille est grec, n’en doutez pas. Corneille nous détourne vers Lucain parce qu’il ne dit jamais ses véritables sources. Et moi-même, au fait, pourquoi les dirais-je ? Trouvez-les. Trouvez quels vers de Rodrigue, de Médée ou d’Émilie, quels vers d’Alceste ou d’Attila, de Mascarille ou de Sertorius supposent un pacte si rare avec Homère d’abord entre tous les poètes, et toujours la mémoire d’Homère.
L’œuvre anonyme et pseudonyme de Pierre Corneille doit être considérable ; mais je n’en dirai rien que je ne sache ; aussi laisserai-je trouver à d’autres ce qui reste encore pour moi-même à l’état d’opinion sans preuves. Outre ses œuvres signées, Corneille a écrit tout au moins :
1° Le récit de Francion, c’est-à-dire presque tout le roman de 1622.
2° La dédicace Aux Grands et l’Avertissement du même livre, ajoutés par la suite, puis supprimés et morcelés dans certaines éditions parisiennes mais rétablis en 1635 dans l’édition définitive de Rouen, qui n’a pas encore été signalée.
3° Quelques sonnets et stances satiriques. Entre autres, le sonnet copié par Conrart :
Enfin, vous m’offensez de faire ainsi la sotte
Peuple aveugle et brutal, sacrilège censeur
Pousse jusques au ciel ton insolent murmure.
Malgré les vains efforts dont on me fait injure
De tout ce que je suis, il sera possesseur.
Ta haine a redoublé mon amour à son bruit
Comme un vent ne sert rien que pour croître une flamme
Tes menaces en l’air ne troublent point mon âme
Et tu verras enfin quel en sera le fruit !
Je prépare un exemple à la postérité
Digne d’un châtiment d’éternelle mémoire :
Paris ! je te perdrai !
Il n’y a pas là un mot qui ne soit signé Corneille, Bertillonner cette page est une simple affaire de mémoire. Le premier vers rappelle un couplet d’Œdipe :
Admire, peuple ingrat qui m’as déshéritée,
Le second, le récit du Cid.
Poussent jusques au ciel mille cris éclatants.
Le troisième, la déclaration de Tartuffe.
Malgré les vains efforts de mon infirmité.
Ainsi de suite, jusqu’au mot où je m’arrête :
Paris ! je te perdrai !
Était-il besoin de cela pour entendre le symbole de « Rome » dans l’imprécation de Ptolomole :
Assez et trop longtemps l’arrogance de Rome
A cru qu’être Romain, c’était être plus qu’homme
Abattons sa superbe avec sa liberté !
Rome ! tu serviras !
Quand Pierre Corneille dit Rome, cela signifie « la ville du Cardinal » c’est-à-dire Paris. L’Académie ayant fait dire à Corneille en 1644 que pour être agréé il devrait habiter Paris, il estime que, lui vivant, la ville sacrée est celle où il lui plaît d’élire sa résidence.
Rome n’est plus dans Rome. Elle est toute où je suis.
Mais la ville du Cardinal était « l’unique objet de son ressentiment ». Pour que personne n’en doutât, c’est à Richelieu lui-même que furent dédiées les imprécations de Camille. Et avec quelle ironie !
4° Les œuvres dramatiques de Richelieu.
Et d’abord la plus grande part des Visionnaires, où Bélise et quelques autres « premiers états » de Molière sont déjà nés. Dans La Comédie des Tuileries, on sait depuis longtemps que le IIIe acte est de Corneille ; mais on ne le lit pas. C’est dommage. Tartuffe et Célimène y sont présentés.
5° L’École des Femmes, Don Juan, Tartuffe et les Femmes Savantes.
6° Deux pièces que Molière a malheureusement détruites ou mutilées pour composer, avec leurs magnifiques débris, une pièce absurde. Hélas ! la quintessence de la tragi-comédie cornélienne était là. L’une des deux, Alceste et Philinte n’est autre chose qu’un Exercice de l’Esprit, selon la méthode de saint Ignace. Philinte est la politesse de Corneille ; Alceste est son caractère. Tous deux sont poussés à l’extrême, comme dans un autre dialogue fameux qui vient également de saint Ignace et où l’âme de Corneille traite son cœur de lâche. Son propre cœur, sous le nom de Cinna. Émilie, Polyeucte et Alceste sont trois examens de conscience du même caractère qui, par un dédoublement de personnage, s’accuse de faiblesse et de velléité.
La dispute d’une comédie entre Corneille et Molière est une si grave entreprise que j’ai tardé plusieurs années avant de m’y résoudre.
Il est évident que Pierre Corneille domine toute la vie de Molière, qu’il a collaboré à plusieurs de ses pièces et que l’une d’elles, Amphitryon est tout entière de sa plume, si l’on néglige quelques « interruptions » très faciles à détacher et quelques rares fragments de scènes. Ce n’est pas le style de Corneille, c’est la signature de Molière qui a besoin de preuves. Les faits que je vais énumérer, sont admis par les moliéristes. Je n’y mêle aucune conjecture. Je me borne à comparer la chronologie de Corneille et celle de Molière, et cela me suffit pour que les « points obscurs » deviennent parfaitement lumineux.
En 1636, Corneille fait jouer sa septième comédie, l’Illusion comique, la comédie lyrique par excellence, où chaque scène est un modèle, et où cinq actes embrassent tous les genres à la fois : drame, parade, comédie tendre, farce tragique et fête galante, dialogue fantastique et féerie. La même année triomphe le Cid.
Molière, après avoir vu naître ainsi le théâtre français, demande à entrer au collège. Il avait alors 14 ans et ne savait rien que lire et écrire. Il apprit à compter ; mais, entré à 14 ans dans la classe élémentaire, il sortit de là en détestant ce qu’il n’avait pu apprendre : le grec et le latin.
En 1643, Molière, acteur, va jouer en province pour la première fois. Il joue Corneille. Et la première ville où il va est Rouen, la ville de Corneille.
Cette année 1643, Corneille (outre Polyeucte et Pompée) fait jouer Le Menteur. Désormais, jusqu’à l’année même de sa mort et pendant les 30 ans qui séparent 1643 de 1673, Molière jouera Corneille sans interruption. Ce détail passe inaperçu dans les biographies de Molière.
En 1650, Corneille a fini d’inventer toutes les formes de la comédie moliéresque :
Comédie de mœurs (Galerie du Palais).
Comédie lyrique (Illusion comique).
Comédie de caractères (Le Menteur).
Comédie critique (La Suite du Menteur).
La féerie avec grand spectacle (Andromède).
La comi-tragédie (Don Sanche d’Aragon).
La théorie de la grande comédie bourgeoise (préface de Don Sanche).
Le mot suprême du discours de Racine sur Corneille est cet éloge, rare entre tous :
« Quelle prodigieuse variété de caractères ».
Cette variété n’est pas moins « prodigieuse » aujourd’hui. L’invention perpétuelle de Corneille, en art dramatique, est un prodige pour nous aussi. Mais, lorsque, en 1650, Corneille eut achevé de créer toutes les formes de la comédie, Molière n’en fut peut-être pas frappé aussi vivement, lui qui n’était l’auteur de rien et pour qui Pierre Corneille créait tout le théâtre.
L’Andromède de Corneille, jouée en 1650, inventait aussi la pièce en vers libres, en même temps que le grand spectacle d’opéra. On pourrait déjà penser qu’une Andromède en vers libres et un Amphitryon en vers libres ont quelque parenté. Or, Molière a joué Andromède. Les moliéristes savent bien qu’il y tenait le rôle de Persée. Ils le savent par un exemplaire qui inscrit la distribution en marge et ils ne sont pas embarrassés de dire que ce fut « sans doute » à Lyon et « probablement » en 1653. Car, si l’on écrivait la vie de Molière sur le thème : « Que sais-je », pas un historien sérieux n’atteindrait la centième page. Mais avec la ressource du « peut-être » on signe deux tomes in-octavo.
Qu’ils seraient heureux, les moliéristes, s’ils possédaient dix lignes de Molière sur le sujet d’Amphitryon à la date de 1650 ! Ce serait pour eux la preuve irréfutable.
On a bien dix lignes de Molière datées de 1650, mais ce ne sont que deux reçus et chacun d’eux prouve qu’à vingt-huit ans, Molière ignorait encore comment s’accordent les participes passés. Un acteur qui écrit « accordez » pour « accordée » et « ordonnées » pour « ordonnée » est incapable d’écrire et même d’entendre un alexandrin. Il ne sait pas où sont les muettes, où respire le vers de Corneille.
Et il ne sait pas non plus où est Amphitryon, n’en doutez point. Mais Corneille sait Amphitryon par cœur, depuis 30 ans, en 1650. Et depuis quatorze ans, Amphitryon l’agace parce que, seul, Les Sosies de Rotrou, ont troublé le triomphe du Cid ; et en 1650 le sujet d’Amphitryon le met hors de lui, parce que Les Sosies viennent de renaître sous le titre : La naissance d’Hercule et embarrassent Andromède plus encore qu’ils ne gênaient le Cid. Maintenant, voulez-vous prendre la peine de relire la préface de Don Sanche (1650 ?). Elle est écrite sur l’Amphitryon de Plaute, aussitôt après Andromède.
À cette date, il s’en faut encore de huit ans que la vie de Molière ne sorte des ténèbres. Nous allons voir comment et par qui elle débutera. Molière, en 1658, n’a pas fait encore imprimer une ligne, et n’a rien écrit que nous possédions. Il n’existe pas. Si les ingénues de sa troupe n’avaient eu la gracieuse pensée de signer quelques registres baptismaux, dans le Midi, on ne saurait comment placer de vagues jalons d’itinéraires pendant les 12 années où il joua Nicomède et le répertoire de Corneille dans le voisinage de Pézenas ou de Grenoble. Mais tout à coup, il traverse toute la France avec tant de hâte qu’il laisse derrière lui sa troupe et il arrive à Rouen le 30 avril 1658.
À Rouen, il jouera six mois, d’avril à octobre.
Aucune biographie que j’ai lue ne paraît soupçonner ici que l’acteur Molière, ambitieux d’écrire et ignorant l’art d’écrire, allait à Rouen pour y faire ses études sous le maître le plus illustre du monde. Un critique peut-il être assez étranger à la psychologie d’un écrivain pour ne pas deviner qu’après avoir inventé les sept formes de la comédie moliéresque, le grand Corneille a modelé en 6 mois, de ses mains géantes, un Molière à sa dissemblance ? Je n’en ai que trop dit par ce mot-là. Molière est un chef-d’œuvre de Corneille. Il ne lui ressemble guère, ni de style ni d’âme. Il n’est pas de son sang, mais il est de son pouce. En octobre, Molière débuta devant le roi, puis à Paris, dans Nicomède, de Corneille, Héraclius, de Corneille, Rodogune, de Corneille, le Cid, de Corneille, Cinna, de Corneille, la Mort de Pompée : six rôles de Corneille.
Puis il devint immédiatement ce que Corneille ne voulait pas être et voulait qu’il fût à sa place. Corneille ressentait avec autant de force l’amour et la haine. Lui seul atteignit à l’imprécation de Polyeucte contre les Dieux, de Camille contre la patrie, de Cléopâtre contre son fils et la race de son fils. Le génie de la haine dit les quatre vers inouïs où Auguste pardonne à Cinna, et le traite d’ami, puis d’ennemi et de lâche et d’assassin.
Eh bien, en 1659, Corneille avait une haine accrue par seize ans de silence et de solitude pendant lesquels il avait traduit le De Silentio et Solitudine ou l’Imitation, non pas en chrétien, mais en furieux de misanthropie, selon le texte.
Quel incident avait ainsi rendu Corneille misanthrope à ce point qu’il finit par quitter le théâtre ?
Il avait lu Polyeucte en 1643 chez les précieuses, les véritables précieuses, les seules qui fussent ridicules. Vous ne trouverez nulle part le récit de ce qui se passa quand Pierre Corneille eut achevé les paroles suprêmes de Polyeucte et l’extase de Pauline — le sommet de la tragédie française. Fontenelle a écrit ce que tout le monde sait : que la maîtresse de maison consola Corneille et accentua l’échec par de bonnes paroles. Mais Fontenelle contait l’histoire plus longuement à ses amis ; et l’un d’eux, qu’on ne cite jamais, dit le dernier mot :
« Monsieur l’abbé Cotin, lisez-nous donc quelque épître. »
Ce mot, que Fontenelle tenait de Corneille, n’est pas inutile à publier si l’on songe que la première pièce imprimée sous la signature de Molière a cette affiche le soir de son début :
CINNA — LES PRÉCIEUSES RIDICULES.
« TARTUFFE » DE MOLIÈRE
Oui, j’ai publié le secret avant la preuve et sans vous consulter, messieurs les moliéristes.
J’ai toutes vos notes. Vous n’avez pas les miennes et vous me demandez mes preuves quand il est déjà trop tard pour que j’aie besoin de les donner. D’ailleurs, il s’agit de Corneille, il ne s’agit plus de vous. Je fais la statue de Pierre Corneille à la taille de Pierre Corneille. Vous ne m’empêcherez pas d’écrire que Pierre Corneille est un colosse. Je reprends Alceste et je vous reprends son adversaire fatal, Tartuffe, parce que cet homme appartient à Polyeucte, et que l’âme de Polyeucte ne vous parle pas.
Les poètes, cornéliens par la race, et tous les cornéliens, tous, tous, comprennent que Tartuffe et Polyeucte sont les deux pôles du même cerveau et que, seul, le martyr dévisage le fourbe.
Ils comprennent que Rodrigue, Alceste et Pauline ont à la bouche les mêmes mots de souffrance :
Percé jusques au fond du cœur…
… Après un tel outrage
Percé du coup mortel dont vous m’assassinez…
Tigre, assassine-moi du moins sans m’outrager.
Voilà trois rôles. Lequel des trois Molière peut-il signer ? Est-ce donc une merveille si rare en philologie que de connaître le vocabulaire de Pierre Corneille avec autant de facilité que celui de Lucrèce ou d’Homère ?
Gœthe a failli nommer Alceste et le Malade et le fils de l’Avare. Il y voyait des personnages tragiques. Il ne voyait que tragédies dans Molière. Si Eckermann lui avait fait lire tout Corneille, il aurait dit le mot : Tragi-comédies. De là, par Calixte et par Mélibée, par toutes les sources que vous me laisserez le temps de vous dire un autre jour, on arrive cent fois au même nom. Et ce n’est pas le nom de Molière.
Eh bien, c’est Damis qui a fait l’Imposteur. C’est le fils d’Orgon et d’Elmire.
Les cornéliens comprennent ce qui échappe à Molière lui-même, comme je vais avoir l’honneur de le dire à messieurs les moliéristes : Damis est le premier rôle du drame.
Damis dit à Orgon : « Je suis Rodrigue de toute mon âme et je ne veux pas d’un père tel que toi. » Il fait tout pour élever à lui le père et la mère qui le conçurent. Et par Damis nous comprenons pourquoi Rodrigue relève l’honneur de son père et puis, ne veut même pas que son père l’embrasse. Le soufflet, ce n’est pas don Diègue, c’est Orgon qui l’avait reçu.
Ainsi Pierre Corneille se prit-il de passion pour l’histoire espagnole, comme Damis l’eût fait à sa place. Lorsque, six mois après le Cid, on lui donna ses titres de noblesse, il n’en voulut pas de la main de Louis XIII, il entendit ne les tenir que de son père et c’est Orgon qu’il fit anoblir par le roi.
Mais comment les moliéristes s’expliqueraient-ils Rodrigue ? Qu’y a-t-il de commun entre eux et l’écrivain sacré qui trouve d’instinct les préséances de l’honneur, de l’amour et de la mort ?
On dira seulement : — Il adorait Chimène.
Pour venger son honneur il perdit son amour.
Pour venger sa maîtresse il a quitté le jour
Préférant, quelque espoir qu’eût son âme asservie,
Son honneur à Chimène et Chimène à sa vie.
Rodrigue, Damis, Polyeucte, Alceste, ne furent qu’un seul cœur humain. Puisqu’on a prétendu que cette recherche était un « jeu », croyez que je joue ici mon œuvre et mon nom, et que je ne perdrai pas.
Et tout ce qui embourbe notre journalisme, tout ce qui est la vase, le crapaud, l’éternelle bassesse humaine, tout cela m’a crié en bavant :
« Des preuves ! Des preuves ! »
L’un d’eux fait cette trouvaille :
« Il a lu Corneille et Molière ! Voilà tout. »
Mot admirable ! Et qui donc connaissez-vous qui puisse faire serment d’avoir lu Corneille depuis le premier mot de Mélite jusqu’au dernier de Suréna ?
Le premier est : JE.
Le dernier : VENGÉE.
Je ! C’est tout ce qu’il signa, Corneille, de 1629 à 1674.
Vengée ! Quand Molière fut mort, Corneille publia cette dernière tragédie et l’acheva par le mot vengée.
Et dans cette tragédie suprême ainsi résolut-il sa gloire et sa pensée :
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir.
Voyons maintenant quel fut le rôle de Molière dans une pièce au hasard : Tartuffe.
Seuls, les vers soulignés sont de l’acteur. Tout le reste est du poète. Ils sont deux. Il y a ici deux langages. Le second est d’un metteur en scène. C’est évident.
Que le Ciel à jamais par sa toute bonté
Et de l’âme et du corps vous donne la santé
Comment de votre mal vous sentez-vous remise ?
Ainsi commençait la troisième scène de l’acte III. Et c’étaient trois vers français. Mais là, le directeur de théâtre éprouve le besoin de faire asseoir Elmire et Tartuffe et il saccage le texte. Tous les auteurs dramatiques me comprendront.
Voici donc ce que devient le début de cette scène illustre :
Que le Ciel à jamais par sa toute bonté
Et de l’âme et du corps vous donne la santé
Et bénisse vos jours autant que le désire
Le plus humble de ceux que son amour inspire.
Je suis fort obligée à ce souhait pieux
Mais prenons une chaise afin d’être un peu mieux.
Comment de votre mal vous sentez-vous remise ?
Donc, c’est pour faire asseoir Elmire et Tartuffe, c’est ajouter au texte ce vers désolant :
Mais prenons une chaise afin d’être un peu mieux.
(et « une » est inexact ; il voulait dire « deux » ; il n’a pas su l’écrire), c’est pour cela que Molière gâte les premiers vers de Tartuffe !
En effet, dans une pièce en alexandrins à rimes plates les béquets sont au moins de quatre vers. Voilà pourquoi nous ne comprenons rien à ce que dit Tartuffe. « Son amour » ? L’amour de qui ? de quoi ? de « le ? » de la santé ? du corps ? de l’âme du ciel ?
Plus loin, il ne sait pas lire le texte. Le poète avait écrit :
Et d’un pur mouvement…
— Je le rends bien ainsi.
Molière lit et imprime : « Aussi ». Rien n’est plus curieux que de réunir et d’étudier les fausses lectures de Molière copiste. Il y en a une géante dans le rôle de Sosie. « Laquelle ? » me diront ces messieurs. Qu’ils la cherchent !
S’il n’avait fait que des erreurs involontaires ! Mais que de fois il ajoute à l’admirable texte un béquet directorial qui l’oblige à introduire un quatrain de son écriture. Et toujours, ce quatrain sépare deux vers qui devraient être unis. Toujours, ils sont indignes du texte, par leur ignorance totale de la syntaxe et par la vulgarité de leur sentiment. Toujours ils amènent des répétitions de mots qui troublent le style et ils éloignent les répétitions voulues qui étaient nécessaires à la phrase cornélienne. Il y a plusieurs de ces quatrains dans la scène d’Elmire, et rien n’est plus facile que de les détacher. Un de mes amis me disait l’autre jour : « Désormais, n’importe qui peut marquer de rouge ou de bleu dans la marge, l’Alceste de Corneille et celui de Molière. »
Dans l’Imposteur, à la fin de l’acte III, le béquet se retranche de lui-même : les deux derniers vers. Mais restons à la troisième scène de cet acte. Corneille la terminait ainsi :
Je ne redirai pas la chose à mon époux
Non, Madame, non ! Ceci doit se répandre.
Mais l’acteur-directeur, qui achève de copier une scène immortelle, a d’autres soucis que la littérature. Il pense à la recette. Tout cela finira par un mariage entre Valère et Marianne. Il ne voit que cela dans un pareil drame ! Lui qui est excommunié, ne soupçonne pas qu’il fallait être Polyeucte et savoir mourir avec joie au cri deux fois crié de « je suis chrétien ! » pour haïr le faux dévot au point de lui faire dire ceci :
Mais les gens comme nous brûlent d’un feu discret
Avec qui pour toujours on est sûr du secret.
Le soin que nous prenons de notre renommée,
Répond de toute chose à la personne aimée
De l’amour sans scandale et du plaisir sans peur.
Et il s’arroge le droit de bouleverser la fin de la scène jusqu’à rendre incompréhensible le coup de théâtre :
Mais je veux en revanche une chose de vous (!)
C’est de pousser tout franc et sans nulle chicane (!)
L’union de Valère avecque Mariane (!)
De renoncer vous même à l’injuste pouvoir (!)
Qui veut du bien d’un autre enrichir votre espoir (!)
Et…
— Non, Madame ! Non ! ceci doit se répandre.
Les pauvres vers ! Et dès lors à quoi s’adresse le veto éclatant de Damis ? À quel verbe dit-il non ? Est-ce à enrichir ? est-ce à veut ou veux, si gauchement répété ? Est-ce à renoncer ? à pousser ? Molière s’en moquait bien. Il semble n’avoir rien compris à Tartuffe, sinon que cela finissait par un mariage.
Corneille avait donné au drame son titre juste : L’Imposteur. Sganarelle a trouvé Tartuffe et le second titre est le seul que le public comprenne. Le titre de Corneille est au-dessus de sa conscience. Pourtant, Damis, qui fut le jeune Corneille et qui avait droit de prendre un pareil ton, quand Molière ne l’eut jamais, voulut ce titre : L’Imposteur. C’est le bon.
Et Damis qui fut Alceste et Polyeucte fit parler ainsi le fourbe de sa maison :
L’amour qui nous attache aux beautés éternelles
N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles
Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le Ciel a formés.
Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature
Sans admirer en vous l’auteur de la nature
Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint
Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.
Quelle plénitude et quel génie du verbe dans ce dernier vers !
D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète.
Ne fût du noir esprit une surprise adroite
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable
Que cette passion peut n’être point coupable
Que je puis l’ajuster avecque la pudeur
Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.
Ce m’est, je le confesse une audace bien grande
Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande
Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté
Et rien des vains efforts de mon infirmité.
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude.
De vous dépend ma peine et ma béatitude
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
Heureux, si vous voulez, malheureux, s’il vous plaît.
L’art littéraire — et surtout l’art poétique — ont toujours été mieux compris au Collège de France qu’à la Sorbonne ou à l’École Normale. Cependant Brunetière a posé cette question remarquable : — Si personne peut-être n’a mieux écrit en vers que Pierre Corneille. Personne.
Racine a dit, le premier, de Pierre Corneille qu’il était né sans maître, qu’il n’avait pas connu d’égal et qu’en toutes les parties de son œuvre, « même dans la comédie », il était « inimitable ». C’est le mot.
Mais il y a vingt mille vers de Corneille que bientôt on ne pourra plus signer Molière. Les poètes comprendront sans peine que l’auteur de Sganarelle n’ait pas écrit sitôt après, à quarante ans ; l’École des Femmes. On n’apprend à l’âge d’Arnolphe ni le violon, ni la danse de ballet, ni la virtuosité suprême du vers et du style cornéliens. Je sais bien que tout est simple pour la crédulité des moliéristes, même ce que Molière leur raconte sur les naissances miraculeuses des Fâcheux et de Psyché. Mais les élèves de Paul Lacroix entendent peu de chose à l’histoire et moins encore à la dramaturgie ; Et rien à l’âme de Corneille.
Ils me demandent pourquoi Corneille n’aurait pas revendiqué sa part de gloire dans l’Imposteur. Revendiqué ! Sa part de gloire ! Damis pense-t-il à sa gloire quand il écrit L’Imposteur ?
Il met en garde tous les foyers de France contre le fourbe qui faillit faire le déshonneur de sa maison. Et vous voulez qu’il signe le rôle d’Elmire ? qu’il dise au public : « C’est maman ? »
Non. Pierre Corneille n’a pas dit cela.
Depuis que ma certitude est faite, je ne presse pas de m’expliquer. Dirai-je encore ceci : L’homme qui, la même année, fit le Cid et le Matamore, pour épurer du brave toute la bravacherie, — le même homme fit ensuite et l’un avec l’autre, Polyeucte avec l’Imposteur, le martyr et l’hypocrite, les deux tenants de l’idéal : celui en meurt, celui qui en vit. Exactement le même procédé et le seul d’où puisse naître le héros sans tache — Rodrigue ou Polyeucte.
J’ai dit qu’en 1658, six mois durant, Corneille avait instruit Molière. Voici la suite. En 1660, Corneille supprime de ses œuvres et jamais plus il ne réimprimera la préface de 1643 où il déclarait sa prédilection irrésistible pour la comédie.
La même année, Molière fait imprimer sa première pièce — la première vengeance de Corneille contre les précieuses.
En 1662, Corneille se résout à faire jouer enfin « Le Drame de sa Vie », c’est-à-dire presque tout ce que Molière signa. — Il le fera dans un secret absolu ; mais s’il donne Agnès au théâtre et même s’il ne signe point, il lui faut quitter Rouen, à jamais.
Il déménage. Quatre dates vous diront pourquoi.
7 octobre 1662. — Corneille quitte Rouen pour Paris et redevient le voisin de Molière.
21 novembre. — Achevé d’imprimer L’Étourdi.
24 novembre. — Achevé d’imprimer Dépit Amoureux.
26 décembre. — Première représentation de L’École des Femmes.
Est-ce clair, quatre dates ?
Pour l’octave de l’Assomption, l’an 1665, parut un petit livre précédé d’une préface qui devrait être signée « Don Juan » et qui n’est cependant ni de Molière ni de Thomas Corneille, mais de P. Corneille. J’ai acquis jadis chez le patriarche Anatole Claudin l’édition originale de ce document extraordinaire.
Je l’ai sous les yeux. Pierre Corneille y déclare qu’il ignore la théologie. Et la dévotion. Et Dieu.
Je suis si peu versé dans la théologie et dans la dévotion que je n’ose me fier à moi-même lorsqu’il en faut parler.
Je les regarde comme des routes inconnues.
Ainsi parle Pierre Corneille dans la soixantième année de son âge et maître de la prose française, maître de Bossuet, il ajoute avec audace les lignes que voici :
Ce n’est pas sans beaucoup de confusion que je me sens un esprit si fécond pour les choses du monde et si stérile pour celles de Dieu.
Style sans pair. Style sûr de sa force et d’autant plus calmé qu’il est plus terrible.
Corneille a écrit un alexandrin qui porte en lui sa toute puissance :
Vous saurez par mes mains conduire le tonnerre.
L’homme qui a choisi et placé le mot conduire dans une phrase qui offre le tonnerre, est le seul homme qui ait pu écrire à la même hauteur les mots suprêmes de la statue, phrase qui, par trois fois, traverse l’espace et que don Juan n’a pas encore comprise quand elle tourne court et le tue.
Les grâces du Ciel que l’on repousse ouvrent un chemin à la foudre.
Je sais que Don Juan est de Corneille ; mais puisque tous les moliéristes ensemble sont incapables de découvrir une source qu’un autre moliériste n’ait pas reçue d’un tiers, ils prendront la peine de lire les auteurs du XVIIe siècle, imprimés et manuscrits. M. Couat qui a cru bon de me révéler l’épitaphe de Molière par La Fontaine, M. Couat, sans quitter sa bibliothèque finira peut-être par découvrir.
Lorsque j’ai commencé d’écrire que j’avais acquis une certitude sur l’œuvre anonyme et pseudonyme de Pierre Corneille je savais que je serais interrompu — et je l’avais dit. — Je savais que ma voix serait couverte pendant quelques mois par « toutes les ignorances mêlées ».
Elles se sont présentées en foule, plus bêtes que nature et passant toutes les prévisions raisonnables. On a fait de ce débat un jeu. Et jamais je ne fus si content de ne pas jouer. Posant mes cartes sur la table, j’avais déclaré la partie gagnée.
Toute magistrature accepte une jurisprudence et la transmet.
La tradition juridique n’est pas signée. Elle ne porte qu’une date, la dernière de toutes. Historiquement c’est la date la plus fausse. Tel arrêt de 1919, si l’on en cherchait l’origine exacte et l’excuse, continue jusqu’à nous, depuis Justinien, une opinion de Théodora.
Mais la critique n’est pas une magistrature. Elle est faite de plusieurs sciences et de plusieurs arts. Elle suppose des aptitudes si vastes et si diverses, que les candidatures sont rares, chez ceux qui savent lire et écrire. Lorsqu’un historien trouve le temps d’écrire et même de se faire imprimer, il ne travaille pas. C’est une journée perdue.
Le moliériste, on ne sait pourquoi, se croit un homme de qualité. Il lit la scène tragique où se heurte Cléonte contre Harpagon. Il s’admire d’en être ému. Goethe s’abaissait devant elle et disait, quand il l’avait relue : « Nous autres petits hommes… » Prononcé de Gœthe. Le moliériste, plus il déifie le Verbe de Mascarille et plus il croit être lui-même, — non certes pas un laquais, mais un homme de qualité. Le moliériste, fût-il laquais, sait tout sans avoir rien appris. Le moliériste, en présence d’un texte où il est question de Molière, procède exactement comme un historien. Il se demande si le texte est faux ou vrai. Mais la rapidité de sa méthode nous fait envie. Elle est éblouissante. Auparavant qu’elle cherche, elle trouve. Le témoin est à décharge ? donc il dit la vérité. À charge, il ment. L’argument qui récuse le témoin à charge est toujours le même : « L’histoire est fausse puisqu’elle contrecarre tout ce que nous savons de Molière. » Le témoin est-il à charge et à décharge tout ensemble ? Cela n’est pas pour embarrasser un moliériste bien pensant. Les Aventures de monsieur Dassoucy ne bavent que d’infâmes calomnies chaque fois qu’elles ternissent Molière ; mais elles prouvent le peu que nous sachions sur les tournées moliéresques ; et là, tout à coup, par merveille, leur témoignage est inviolable. Le moliérisme se désigne lui-même sitôt qu’il est question d’histoire. Pendant une soirée exquise où une dame enchante quinze personnes par l’hommage qu’elle donne de tout cœur au Lac des Quatre-Cantons, hasardez ces mots subversifs :
« Guillaume Tell n’a jamais existé. »
« Alors, Jeanne d’Arc non plus ? »
Bidou est un adversaire d’élection parmi les cinq cents journalistes distraits qui me répondent inlassablement par l’habitude qu’ils ont d’imaginer les textes, et de ne perdre aucun temps à lire ce qu’ils discutent. La thèse que je vais soutenir n’est pas imprimée. Personne n’en connaît encore ni le sommaire, ni un chapitre essentiel ; mais si M. Bidou pouvait le lire, ce chapitre, je sais qu’il n’en ferait rien. Et pourquoi M. Bidou saurait-il ce dont il s’agit ? Pour « relire », comme il dit avec grâce, pour « relire » Pierre Corneille et son histoire avec quelque réflexion, il faut six mois de silence et de solitude. Pour sentir que ce vers d’Agnès
Hélas ! s’il était vray, vous resteriez icy.
Pelléas, qui a toujours été un chef-d’œuvre, termine son premier acte sur cette variante : « Oh ! pourquoi partez-vous ? » Et je préfère, au théâtre, le mot de Mélisande, mais il a un tout autre caractère et ce n’est plus du tout le murmure d’Agnès. Il ne soupire pas, il résiste. Entendez bien que les poètes ne choisissent pas leurs consonnes comme j’ai l’air de le dire. L’armature de leurs phrases est œuvre de leur instinct et c’est pourquoi elle porte à chaque ligne l’empreinte de l’auteur, le cylindre qui scelle.
Depuis l’été de la Saint-Martin, M. Bidou ne s’est pas aperçu que je ne dis rien et qu’il y répond.
Comme il s’agit d’une guerre issue d’Amphitryon, M. Bidou a des Sosies prennent les noms V de Wei, Vély, Vautel, Veautardif, X. Y. et Zamacoïs, pour les dernières lettres de l’alphabet. Je parle au véritable M. Bidou, Henry Bidou, un homme charmant avec lequel je rivalise de prévenances puisque je réplique à la réponse qu’il me fait quand je ne dis rien.
En polémique de poésie, le véritable M. Bidou est un adversaire de choix. Il écrit mieux que M. Veauly, il imagine entendre un vers de Corneille et même une phrase de Bossuet ; il est fort au-dessus de M. Brisson et beaucoup moins documenté que M. Paul Souday, en poésie, en musique et particulièrement en l’art de vérifier les dates. L’histoire littéraire se colore et s’enjolive, mais d’abord, selon les mesures que la chronologie lui impose, elle se bâtit elle-même. On ne la rêve pas. On la trouve.
Et dès qu’on l’a trouvée elle est pour toujours. Vous pouvez tout détruire, sauf un jalon d’histoire.
Vous anéantirez une île, une cité.
Il n’y a d’éternel qu’une date.
De l’éternité à l’âme de M. Bidou, Claretie n’eût fait qu’un pas. Et la transition me paraît doublement indiquée par les protocoles de la prière et de la discussion, puisque l’éternité n’est promise qu’à l’âme de M. Bidou, et point du tout à son œuvre critique, ni surtout à son art de vérifier les dates.
L’avant-dernière fois où M. Bidou m’a gracieusement offert ses conseils et peut-être son indulgence c’était à propos d’Aphrodite conte ou roman, où les personnages vivants sont vaincus tour à tour par leur idée individuelle, puis chacune d’elles par l’idée générale qui les détruit et les confond. Le personnage principal ne bouge pas et triomphe. C’est la statue. Tout est simple, net et limpide, qui dessine un tel sujet ; mais M. Bidou n’a cherché aucune interprétation qui ne fût pas de la préface, ou de quelque autre imprimé ; car les critiques, pour la plupart, lisent les critiques et les préfaces pour juger ainsi qu’à la cour où quelques lignes de conclusions, plus légères que le dossier, résolvent une cause.
M. Bidou semble avoir cherché plus de réalités que d’allégories et plus d’objets que de sujet comme un spectateur malhabile à spiritualiser les femmes nues. Apercevoir que la statue est l’héroïne du livre, M. Bidou, c’était trop chercher la source.
- ↑ P. L. avait à cœur les critiques de M. Bidou. Il se prépara maintes fois à y répondre, mais ne parvint jamais à rassembler les notes qu’il avait écrites.