Louÿs — Littérature, Livres anciens, Inscriptions et belles lettres/Littérature 3.
III
LE POÈTE SYGOGNES
Pendant les lentes journées d’été, à la campagne ou près des plages, partout où le destin nous invite à parler aux jeunes filles en face de leurs mères, un instant fatal se présente où l’on nous demande le nom de notre poète préféré. Les vierges articulent « poète favori », de la même voix qu’elles prennent pour dire « favorite » en parlant d’une concubine de Philippe-Auguste. J’espère que ces jeunes personnes ne se répètent pas l’une à l’autre les réponses paisibles que je leur adresse, car elles me soupçonneraient de montrer une certaine incohérence en matière de poétique. Mon poète « favori » change de nom tous les matins. C’est Gœthe, mais c’est aussi François Villon ; c’est André Chénier, si ce n’est pas Chaucer. C’est rarement Baudelaire, mais c’est quelquefois Mallarmé. Et n’oublions pas Homère, mademoiselle, ni Victor Hugo.
Sans doute les plus grands restent à leur place et il est inutile de chercher pourquoi le 24e livre de l’Iliade est une source éternelle d’émotion vivante. Mais nos joies sont diverses comme le monde. Il y a autant de sources que de sommets. Les plus vertes ne sont pas toujours les plus fameuses. Plus je vais et plus je suis émerveillé par les valeurs éminentes des poètes secondaires. On les compte par centaines, ceux qui sont parvenus à la perfection dans l’expression d’un sentiment, d’une image visuelle ou d’une pensée. Malleville a écrit des pièces de premier ordre. S’il y a un maître en l’art lyrique c’est d’Esternod. Rien n’est plus charmant que le Vair Palefroi, ni que la rencontre des trois fées par Le Chevalier qui faisait parler tant de choses, au début du fabliau de Guérin. Et quel amoureux a jamais peint la volupté mieux que Jean Auvray, dans le sonnet inconnu qui se termine par ce murmure :
Elle me dit : « non, non, mon cher désir,
Je ne dors pas, mais j’ay si grand plaisir
Que je ne sçay si je suis morte ou vive.
À de certains jours, je donnerais pour ces trois vers même le Sans Vénéris, car le sentiment de Swinburne est une volupté qui commence à penser, c’est-à-dire qui n’éprouve plus.
Ce soir, mon poète préféré est M. de Sygognes. Voici d’ailleurs une quinzaine d’années que je me sens de l’inclination à son égard. Notre amitié ne remonte pas plus haut, parce qu’on n’explique pas M. de Sygognes aux lycéens ; mais pour avoir été tardive elle n’en est que plus véritable et s’il est vrai qu’aimer soit comprendre, j’espère que je comprends assez mon auteur pour vous le faire aimer.
M. de Sygognes fut un poète qui ne prit pas la vie au sérieux ; ni par conséquent la poésie.
Sa jeunesse s’était passée pendant ces guerres de religion qui commencèrent furieusement et aboutirent à une fin burlesque, le jour où la France accepta pour chef un protestant qui allait à la messe. Ces guerres avaient beaucoup troublé, puis calmé la conscience des jeunes capitaines. Après tant de combats pour Calvin ou pour le Pape, les catholiques et les huguenots s’avisèrent enfin qu’ils n’étaient plus chrétiens ni les uns ni les autres et la réconciliation s’établit sur les bases d’un athéisme discret mais également sincère dans les deux partis.
Vers cette époque, M. de Sygognes ayant constaté que sa crainte de l’enfer s’était évanouie, en conçut d’abord de l’apaisement, puis de la gaieté, mais une gaieté toute personnelle et qui lui donne une physionomie toute particulière dans notre littérature.
On ne sait presque rien sur lui, à peine la date de sa mort[1] — et pourtant je le vois si nettement en pied que je le décrirais comme s’il était là. M. de Sygognes était grand et maigre, légèrement voûté, avec de longues mains brunes, et des jambes qui prenaient une importance extrême lorsqu’il entreprenait de les croiser. Il riait peu et ce qui amusait ses compagnons ne le divertissait pas toujours, mais tout à coup il éclatait devant des spectacles plaisants pour lui seul. Je l’imagine assez comme un Cervantes que Don Quichotte aurait inventé malgré lui, en sa propre figure.
Il était pauvre et dut à sa misère un premier succès. Ce fut pendant la dernière année du seizième siècle qu’un libraire de Paris se procura copie d’une ode qui courait la ville, et dont Sygognes était l’auteur. Elle avait pour sujet un certain manteau, que le poète devait compter parmi ses relations[2].
Manteau, des manteaux le plus mince,
À jamais exempt de la pince[3]
Pour ta cruelle pauvreté
Et ton espèce incomparable,
Manteau néanmoins vénérable
Pour ton extrême antiquité,
Ce manteau, qui n’eut onc au monde
De vêtement qui le seconde,
Fut jadis d’un drap assez fin ;
Maintenant on ne peut cognaistre
S’il fut serge, drap ou limestre,
Car le pauvret tire à sa fin.
Il fut d’une façon honneste,
Premièrement, manteau de feste
Garny d’un colet de velours
Et d’une doublure de Frize,
Puis, tost après, changeant de guize,
Devint manteau de tous les jours.
Il n’y a ny façon ny sorte
Dont un habillement se porte
Que le pauvret n’ait pratiqué.
Il a esté robbe sans manche
Changeant de visage au dimanche,
À tous usage appliqué :
Maintes fois durant la froidure
Il a servi de couverture
Contre l’injure de la nuict
Et d’une façon différente,
De rideaux de ciel et de pante
De fonds et de tour à son lict.
Il fut aussi mis pour la trousse
Et mesme après servit de housse,
Sur quelque cheval emprunté ;
Le valet allant en message
Qui n’eust onc pratique ny gage,
Souvent l’a sur son dos porté.
Le manteau, ce sont choses seures
A usé dix et sept doubleures
Et plusieurs fois changé de teint.
Le gris fut sa couleur première
Mais depuis, d’une autre manière,
Le vert gay lui fut ordonné
Puis, changeant en quelque autre sorte,
Il fut après de feuille morte,
Puis on le teignit en tanne :
Il fut en dernière teinture
Teint de noir, couleur la plus seure,
Gratté, rentrait et retourné ;
Il fut témoin bien que sans l’estre
Des coups de bâton que son maistre
A reçeus et non pas donné.
Il va suivant par intervalle
Son maistre en quelque part qu’il aille
Il est dans les prisons cogneu,
Dans l’Hôtel Dieu, dans la taverne
D’où souvent il sort sans lanterne
Et la plupart du temps tout nu,
Il a d’incroyable manière
Et de grâce particulière
La propriété du serpent,
Car autant de fois que l’usure
Luy donne quelque découpure
Autant de fois il se reprend.
Ce manteau se rend si traitable
Qu’il est le tapis de la table
Qui ne servit onc à manger.
Une chose le réconforte
C’est que jamais on ne le porte
Aux batailles ny au danger.
Je ne cite que la moitié du poème. Ce manteau eut un succès fou, parce que tout le monde le reconnaissait pour le sien. Sygognes avait pu prendre pour titre, sans ironie. Le Manteau de Cour. Henri IV ayant été contraint d’acheter toutes les provinces de France aux gouverneurs qui les détenaient, n’avait plus d’argent pour ses courtisans, et la sympathie célèbre qu’inspirait son caractère ne lui assurait heureusement que des amis désintéressée. C’est, entre parenthèses, ce qui disculpe aisément Sygognes des accusations portées contre lui par des victimes probables de sa langue méchante. Quoi qu’il en soit, Sygognes avait mis le sujet à la mode et l’on vit, paraît-il, dans le même rythme, dans le même esprit, sur le même plan, Le haut-de-chausses d’un courtisan, le Chapeau d’un Courtisan, l’Inventaire, le Bas de Soye, l’Épée d’un Courtisan : toute la garde-robe y passa. Sygognes était plagié, donc il était illustre.
Ce fut alors que les éditeurs demandèrent à M. de Sygognes ce qu’il avait dans ses cartons ; mais il ne donna que peu de chose : deux pièces nouvelles au Parnasse des plus excellents poètes (1607), dix-huit aux Muses gaillardes (1609) et ce fut tout. L’an 1611 il était mort, gouverneur de Dieppe en survivance de son père et jamais il n’avait pris soin de faire éditer ses poésies. C’était imprudence de sa part, car voici bien deux cent quatre-vingt-seize ans que M. de Sygognes est mort et le recueil de ses vers est encore à composer[4].
Nous avons même failli en perdre une partie. L’Œuvre de Sygognes parut disséminée dans six florilèges publiés de 1614 à 1622 ; presque tous sont trop connus pour qu’il soit utile d’en donner les titres, mais l’un d’eux[5] est tellement rare que, depuis quatre-vingt-sept ans, un seul exemplaire avait passé en vente, et par un hasard fatal, s’était égaré sans laisser de traces, en 1863, à l’époque où l’on commençait précisément à réimprimer les recueils de poésies du XVIIe siècle. Aucune bibliothèque publique ne possédant d’autre exemplaire, on considérait ce texte comme perdu ; la semaine dernière, quelqu’un eut la fortune de le retrouver. Nous pouvons donc maintenant parler de notre auteur en connaissance de cause.
Ce qui distingue M. de Sygognes entre tous les poètes français, c’est la conception personnelle qu’il a des ridicules de l’être humain.
Il n’aime ni la caricature, ni la charge, et je suis persuadé que si les nymphes souterraines des Champs-Élysées lui ont montré des estampes de Rowlandson, il n’a pas trouvé cela drôle.
Pour lui, le ridicule est un phénomène de la fantasmagorie. L’existence réelle lui semble un privilège accordé à l’homme normal ; mais la vieille femme est une fumée, le perclus est un cauchemar et le nabot un feu follet.
Lisez ces vers :
Ceste petite dame au visage de cire
La voyant pâle et triste en sa blancheur coiffée
Les dieux de nos ruisseaux l’estiment une fée
Les autres un lapin revenant du bouillon
Ou bien un papillon
Le moindre petit vent pour soulager sa peine
Comme un vent de lutins la porte à la fontaine,
Car elle pèse moins, la nymphe du jardin
Que son vertugadin.
En voici d’autres sur le même sujet. Il s’agit d’une de ces vieilles femmes plus menues que des petites filles : un manteau à fleurs, et rien dedans. J’aurais bien voulu citer ce curieux sonnet à propos de l’enquête qui vient d’être faite sur la question de l’e muet. Nulle part vous ne trouverez autant de muettes que dans le sonnet de Sygognes ; ces vers flottent sur le vide comme le manteau du modèle et l’auteur a tiré de là un effet que l’e muet seul pouvait donner :
Ce manteau de damas à grand’figure flotte
Sur son corps délicat comme dents de rasteau
Fait ainsi que l’ardoise au faiste d’un château
Car il ne couvre rien que sa chétive latte.
Quand son doigt de festre la chatouille et la gratte,
De son corps résonnant comme fond de bateau,
Comme clochettes font sous le coup d’un marteau,
Dans l’oreille et partout un petit bruit esclatte
Elle ressemble aux coqs qui gardent les cloches.
Je veux qu’on la balance avec un jeu d’eschets :
Passez-lui sur l’espaule un seul brin de fugère,
Levez du petit doigt pour en prendre le poids :
Les eschets vont à bas, la vieille est plus légère,
Elle ne pèse pas la coque d’une noix.
Vraiment ce dernier vers ne pèse pas davantage. Et qu’il est amusant avec cette simple « coque », qui sonne toute seule au milieu des douze syllabes imperceptibles, comme, dans le geste populaire, l’ongle sonne sous la dent, pour symboliser : « Rien du tout ».
D’autres encore :
Ce ne sont que des os, des nerfs, des yeux de plastre,
On la faisait servir à Rouen de falot
Ou de bride à mulet à Monsieur Amelot.
Cependant elle croit que chacun l’idolastre.
Vieille, modérez vous sans faire la folastre !
Vous avez le cuir sec comme du calemot,
Les bras doux à toucher comme une anse de pot
Et riez justement comme un bouc que l’on chastre
Je vous condamne à mort ! Avant ! Vieille morue !
Qu’on fasse l’eschaffaut d’un pied de trebuschet
Mettez-vous à genoil ! Tendez le col de grue !
Qu’on vous tranche la teste… avecques un fouet.
À côté de ces petites ombres falotes danse dans son œuvre un peuple de nains et de poules mouillées. Sygognes les campe devant lui avec la gaieté d’un collectionneur qui vient d’acheter un bibelot cocasse. Ce sont des pantins, mais il les anime, les fait marcher, sauter, courir, saluer, crier, tirer l’épée ; et quand ils ont fait, il éclate de rire.
Petit rat de brésil, qui vous a botiné ?
Où allez-vous ainsi en robe de grenuche,
Les bras nus, les rognons comme ceux d’une nuche
Vous froncez » le sourcil ? Estes-vous mutiné ?
Petit homme de plomb pour jamais je vous loge
Le marteau dans la main à deux pas de l’horloge,
Ayant la plume au vent, gaillard et rebondy.
Escrimez tous les jours avecques les corneilles !
Haut les bras ! Jacquemard ! Il faut sonner midy
Si vous craignez le bruict, bouchez-vous les oreilles.
Il excellait à ce genre de croquis. En quelques vers un personnage était posé.
Cresté comme une tarte en pomme
Voyez le joly petit homme
Gourmé dans son miste collet
Superbe en son fraizé plumage
Comme un petit coq de bagage
Dessous la croupe d’un mulet[6]
Car avant tout il était peintre, et si jamais le mot « pittoresque » fut applicable à l’œuvre d’un poète, Sygognes le mérite le premier par droit d’aînesse. Il aimait d’ailleurs à se représenter en posture de portraitiste facétieux.
Margot en vous peignant, je vous pince sans rire
Je veux vous crayonner sur la peau d’un jambon
Et faire mon pinceau de l’ergot d’un satyre.
Damoiseau de la cour, dont les mains inutiles
Ne rougirent jamais de sang dans les combats.
Muguet oint et lissé comme un homme d’estain
Ostez de votre teint ces mouches de satin,
Sinon, maistre Guillaume, équippé de sonnettes,
Avecques la quenouille et le petit fuzeau
Ira les enlever dessus votre muzeau
Comme un esmerillon qui prend des allouettes.
Si l’on songe que ces vers ont été écrits vers l’an 1595, à une époque où l’imitation servile de Ronsard était le premier article du dogme poétique, l’originalité de Sygognes apparaît comme très remarquable ; et de fait, elle parut telle à ses contemporains. Toute une école poétique est née de lui, par une sorte de filiation anonyme et inconsciente, mais dont l’origine est certaine.
Sygognes a créé en France la poésie burlesque sous une forme dont on peut mesurer la valeur à la durée, puisqu’elle est immuable depuis trois cents ans. Il a été d’abord, — bien plus que Mathurin Régnier — le maître ou plutôt le modèle des poètes satiriques ; l’œuvre, collective de ces poètes est, on le sait, de tous les volumes de vers publiés entre Ronsard et La Fontaine, Celui qui a trouvé le plus de lecteurs, surtout parmi les écrivains, — et qui a eu (n’en doutez pas) le plus d’influence réelle sur la technique de la poésie. — Au second degré de la filiation, nous trouvons Saint-Amant. Au troisième, Scarron. Au quatrième (la rue évoluait) La Fontaine et la poésie légère du XVIIIe siècle, qui s’affadit et se décolora jusqu’au romantisme. Et quand, plus près de nous, à trois reprises, le IVe acte de Ruy Blas, les Odes Funambulesques et Cyrano de Bergerac tentèrent une résurrection de la poésie comique, ce fut exactement le premier type inventé par M. de Sygognes et popularisé par toute une école.
Inventé ? Mais oui. Toutes les tentations antérieures à lui sont mortes en tant que prototypes. Les Folastreries de Ronsard ne nous apparaissent plus folâtres. Les formes littéraires de Marot et des blasonneurs sont périmées. Villon qui a tant d’admirateurs, n’a pas un seul élève de nos jours et il est inutile de remonter jusqu’aux poètes du XIVe siècle : plus nous nous éloignons du burlesque et plus les différences grandissent. Mais M. de Sygognes ? Regardez en scène Don César de Bazan, c’est sa caricature. Le physique et le moral, la rime et la raison, le vocabulaire, le verbiage et le manteau, il ne lui manque rien pour nous le représenter. Et quel ton Cyrano prend-il pour terroriser les cabotins ? n’est-ce pas ainsi que M. de Sygognes interpellait ses mazettes ?
Haut les bras ! Jacquemard ! il faut sonner midy
Non, la poésie satirique n’a presque rien inventé depuis 1595, et c’est vraiment une destinée extraordinaire que celle de ce capitaine, mort si pauvre « qu’à peine avait-on trouvé de quoy le faire enterrer » — et que notre littérature imite depuis plus de trois siècles, sans lui avoir donné, je ne dis pas une statue, mais un hommage quelconque, une édition, une monographie, une page dans l’anthologie terrestre, une simple citation chez M. Lanson.
- ↑ Sa biographie a été résumée par Paulus Pâris. Tallemant des Réaux tome 1er p. 191-195. Ed. Tristel. Variétés. 1863, p. 264. F. Lachèvre. Bibliographie des recueils de poésie. 1901, 1. p. 310, et Ad. van Bever, Poètes satiriques, 1903, p. 71. Mais il n’a paru nulle part que je sache, une étude critique sur Sygognes, et la liste de ses poésies n’a jamais été donnée. On sait que M. Lachèvre, dans son admirable bibliographie, a laissé de côté les recueils satiriques.
- ↑ La muse folastre. Édition originale en 73 ff. Paris. Anthoine du Breuil. 1600. p. 11 verso.
- ↑ Estre exempt de la pince : ne pas risquer d’être volé.
- ↑ On le prépare.
- ↑ Les délices satyriques. Paris ant. de sommaville ; 1620 : in-12 de 472 pages.
- ↑ Poulet Malassis a réimprimé dans ses recueils la plupart des précédentes pièces avec des fautes qui les rendent inintelligibles. Il prend le brésil (bois sec) pour l’empire du Brésil avec un grand B, Il lit et criez pour escrimer, crotte pour cresté. gommé pour gourmé, etc. Comme beaucoup d’éditions anciennes sont presque aussi mauvaises que celles de Malassis, une édition critique de Sygognes ne serait pas un travail facile.