Louÿs — Littérature, Livres anciens, Inscriptions et belles lettres/Littérature 1.
ŒUVRES
COMPLÈTES
GENÈVE
1973
LITTÉRATURE
SUIVIE DE
LIVRES ANCIENS
ET DE
INSCRIPTIONS
ET BELLES LETTRES
I
L’AUTEUR DES XV JOYES DE MARIAGE
Un petit livre a ce privilège d’être le premier en date parmi les plus parfaits qui soient en notre langue. Il se nomme : Les XV Joyes de Mariage. Rien d’aussi achevé, jusqu’à lui, n’avait paru en prose française.
Et nous ne savons qui l’a écrit.
De tous les volumes qui composent notre bibliothèque classique, celui-là reste le seul dont nous puissions dire encore : — Voici un chef-d’œuvre ; et il n’est pas signé.
L’intérêt qui s’attache à la question de son origine est donc vraiment exceptionnel. Nous allons essayer d’éclaircir le problème et peut-être de le résoudre.
En 1830, M. André Pottier, bibliothécaire de la ville de Rouen, découvrit sur les rayons qu’il avait mission de classer, un manuscrit des XV Joyes de Mariage, daté de novembre 1464.
Sur le dernier feuillet, il lut, et publia, l’énigme suivante, « transcrite de la même main que le corps de l’ouvrage ».
De labelle la teste oustez
Tresvistement davant le monde
Et samere decapitez
Tantost et apres leseconde
Toutes trois à messe vendront
Sans teste bien chantée et dicte
Le monde avec elles tendront
Sur deux piez qui le tout acquite.
En ces huyt lignes trouverez le nom de celui qui a dictes les
XV Joies de Mariage au plaisir et à la louange des mariez.
Esquelles ils sont bien aises. Dieu les y veille continuer.
Amen. Deo gratias.
Cette énigme et les lignes qui la suivent sont non seulement du même copiste que le reste du manuscrit, mais aussi du même auteur que le reste du livre. Leur esprit le prouve assez.
On remarquera en effet que, loin de confirmer d’avance le sentiment de ses commentateurs, l’écrivain ne prend pas le mot « joie » au sens ironique. Ces quinze joies ne sont pas quinze infortunes. Les maris, dit-il autre part, « les tiennent à grant felicité ». C’est bien le même homme qui a écrit ci-dessus avec un sourire charmant :
« Dieu les y veille continuer. Amen. »
M. Pottier ne se contenta pas de publier l’énigme : il essaya, naturellement, de l’expliquer. Il n’y réussit point.
Pour moi, dit-il, j’y ai perdu mon gaulois. J’avais pourtant cru entrevoir une issue à ce dédale cryptonymique ; mais mon fil, peu solide d’ailleurs, s’est rompu au quatrième vers et le reste subsiste impénétrable pour moi.
Après cet aveu, il se hasarda néanmoins à communiquer son hypothèse. Comme celle-ci est aujourd’hui reconnue erronée, nous ne la reproduirions pas si elle n’avait pas eu la singulière fortune d’être adoptée pendant soixante-dix ans, par la majorité des romanistes. Désavouée par son auteur, l’explication fut applaudie et reprise successivement par MM. Leroux de Lincy, Pierre Jannet, Gaston Pâris, G. Raynaud, Ludwig Stem, Gossart, Jeanroy, Lanson… La voici.
En examinant le premier quatrain de la charade, M. Pottier avait ingénieusement observé que les trois mots à « décapiter » (labelle, samere et leseconde) étaient réunis à l’article ou au pronom précédent par des ligatures à la plume. Il supprima ces ligatures, isola les particules la, sa et le, et il lut : La Sale, Antoine de la Salle. — Rien n’est plus tentant que d’attribuer un bon livre à un bon auteur.
Alors il n’y eut qu’un cri d’approbation.
On ne se dit pas (et tout d’abord) que la charade ainsi composée eût été passablement niaise… pour un auteur si intelligent ;
— Que d’ailleurs on n’expliquait pas pourquoi le nom de l’inconnu « venait à la messe » (vers 5 et 6) ;
— Ni pourquoi ce même nom « tenait le monde » à la main (vers 7 et 8) ;
— Ni pourquoi, composant un métagramme élémentaire (et combien aisé !), l’auteur était allé quérir des mots inexistants, comme labelle, samere et leseconde, alors qu’il en avait tant de véritables à sa portée.
On ne se dit pas, — on ne voulut pas dire — que l’auteur des XV Joyes n’était point marié, et que La Salle avait femme ;
— Que l’inconnu était religieux et que La Salle était laïc ;
— Que les Joyes fourmillent de mots picards et que La Salle était de Provence ;
— Qu’au surplus, l’esprit des XV Joyes et celui de Jehan de Saintré sont tout différents par le caractère : l’un misogyne, et l’autre, chevalier servant ; — plus encore par la valeur : le premier dépassant le second de toute la hauteur du grand talent sur le petit. On ne soupçonna pas davantage que la composition des XV Joyes pouvait être reportée avant la naissance même d’Antoine de la Salle, — ainsi que nous le verrons plus loin.
Enfin, on ne pouvait prévoir que, s’appuyant sur des documents nouveaux et sur des faits incontestables, MM. Joseph Nève et Pierre Champion démontreraient un jour la fausseté de la thèse déjà combattue par M. Grober. Nous renvoyons le lecteur à leurs travaux, qu’il est inutile de résumer ici : la question est tranchée.
L’AUTEUR DES QUINZE JOYES ?
Ce que nous savons sur l’auteur des XV Joyes se réduit à trois points :
l° IL ÉTAIT MOINE.
Et voici en quels termes il nous l’apprend :
Comment aucunes devotes creatures, pensans en la Vierge Marie et considérant contemplativement les grans joyes qu’elle povoit avoir durant les saincts mistères qui furent en l’Annonciation, en la Nativité, en l’Ascension de Jhesus-Christ, et autres, qu’ilz ont mises en joyes, au nom et pour l’onneur desquelles plusieurs bons catholiques ont fait plusieurs belles et devotes oraisons à l’oneur et à la louange d’icelle benoicte Vierge Marie, moy aussi, pensant et considérant le fait de mariage, où je ne fus oncques, pour ce qu’il a pleu à Dieu me mettre EN AUTRE SERVAGE, hors de franchise QUE JE NE PUIS PLUS RECOUVRER, ay advisé que en mariage a quinze seremonies… etc.
La phrase soulignée, cela est clair, ne souffre qu’une interprétation : l’auteur était cloîtré.
2° il était picard.
Le Duchat avait déjà remarqué, dès le XVIIIe siècle, que les mots et les tournures du dialecte picard se lisaient à chaque page, dans le texte du livre. Et tout le monde est d’accord pour le reconnaître.
D’ailleurs, l’auteur ne nous parle guère que de sa province ou des pays voisins. Il cite une bataille, elle est « de Flandres » (p. 34) ; une robe, elle est « de Malignes » (p. 10) ; un archidiacre, il est « de Therouenne » (p. 4) ; un proverbe, il est du Nord :
Si en sera Martin de Cambray
Car il en sera saint sur le baudroy. (p. 98.)
3° IL VIVAIT À LA FIN DU XIVe SIÈCLE.
Cette troisième proposition demande plus de détails, car elle n’a jamais été soutenue, et pourtant ce n’est pas celle qui s’impose à nous avec le moins d’évidence.
On admet que les XV Joyes ont été composées vers 1450. Sur quoi se fonde cette opinion ? Uniquement, il faut bien le dire, sur le désir que l’on avait d’attribuer l’ouvrage à Antoine de la Salle.
Malheureusement, à la même époque, les Cent Nouvelles Nouvelles (composées vers 1452) citent les XV Joyes comme un très vieux livre. Voici le passage ; et il est capital.
Car, la Dieu mercy, les HISTOIRES ANCIENNES, comme Matheolet, Juvenal, les Quinze Joyes de Mariage et aultres plusieurs dont je ne scay le compte…, etc.
Donc, vers 1450, on parlait des XV Joyes comme de Matheolus (traduit en 1350). C’était une histoire ancienne, un livre de l’autre temps, de l’autre siècle.
Et pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? En l’absence de renseignements historiques, il est impossible de fixer avec certitude la date d’un livre, parfois même le siècle où il a été composé. L’intervalle de 70 ans, qui est la durée d’une vie humaine, est l’espace où flottent nos hésitations. On a cru longtemps que le poème de Jean de Meung avait vu le jour vers 1330. Puis on a reculé cette date avant 1309, 1305, 1282, 1277 : on en est aujourd’hui à 1260 : et quels sont les motifs invoqués ? Considérations sur la langue ? — jamais. Faits historiques, nécessairement antérieurs ou postérieurs ? — toujours.
Les XV Joyes de Mariage ne contiennent que deux allusions à l’histoire de leur temps. Aucune des deux n’empêche (et bien au contraire) de reculer au XIVe siècle l’époque de leur écriture[1].
Le « mari », qui est le principal personnage, et qui est représenté comme un homme d’âge moyen, a pris part autrefois à la « bataille de Flandres ». Le Duchat et Pierre Jannet notent ingénument : c’est Rosebecque. Si le personnage avait figuré à Rosebecque, n’eût-il alors que 25 ans, il en aurait 93 en 1450[2], puisque la bataille s’est livrée en 1382 : et cela seul dément la date alléguée pour la composition du livre. — Mais rien ne nous dit que ce soit Rosebecque. Cassel est tout aussi vraisemblable.
La seconde allusion historique relevée dans l’ouvrage[3] a trait au « Dauphin de Viennois » cité comme un enfant de luxe. On a supposé que cet enfant, c’était… Louis XI, âgé de 27 ans en 1450. On a même avancé — Pierre Jannet scripsit — qu’il s’agissait du fils de Louis XI, né en 1459 et qui, au surplus ne fut pas Dauphin à sa naissance — Ainsi les Cent Nouvelles Nouvelles auraient traité d’« histoire ancienne », en 1452, une véritable « histoire future », car il s’en fallait de sept ans que les personnages fussent conçus. — Qui ne voit au contraire, que le Dauphin choyé dont il s’agit ici, le bébé couvert de joyaux et d’étoffes précieuses, est le futur Charles VI, baptisé le 6 décembre 1368, au milieu d’un luxe inouï, qui frappa l’imagination populaire et dont les Grandes Chroniques nous ont conservé le détail avec un étonnement respectueux.
Dauphin de Viennois[4]… Mais comment cette expression seule n’a-t-elle pas ouvert les yeux de tous les commentateurs ? Le mot est du XIVe. C’est ainsi qu’on appelait le Dauphin à l’origine du titre (1349). — Au XVe, on dit « le Dauphin » tout court. Monstrelet du moins ne s’exprime presque jamais autrement. Juvénal des Ursins parlant de « Monseigneur de Guyenne, fils aîné du roy et Dauphin », rapporte qu’après la mort de celui-ci, son frère Jean « fut tenu et réputé Dauphin et ainsy le nommoit-on ». C’est environ de 1350 à 1390, que, pour éviter une amphibologie encore possible, pour spécifier en un mot qu’on parle d’un prince et non d’un marsouin, c’est alors qu’on appelle « Dauphin de Viennois » l’héritier de la couronne, parce que le titre est encore nouveau, étrange, mal compris. Quelque vagues que soient en principe les inductions tirées du vocabulaire[5], celle-là est à considérer, car, elle témoigne d’un usage déterminé par un fait historique précis et dont la désuétude s’explique en même temps qu’elle se constate.
Résumons ci-dessous en deux lignes tout ce que nous savons de notre auteur.
C’ÉTAIT UN, MOINE DE PICARDIE, QUI ÉCRIVAIT PEU APRÈS 1368, — VERS 1380 APPROXIMATIVEMENT.
Étudions maintenant avec ces données l’énigme qui dissimule le nom de l’auteur, et qui est redevenue tout à fait mystérieuse depuis qu’il n’est plus permis d’y lire les trois syllabes de La Salle.
De labelle la teste oustez
Et samere decapitez.
Suivons le conseil de M. Pottier. Décapitons, mais un peu plus qu’il n’avait fait ; tranchons les deux premières syllabes de chaque mot. Que trouvons-nous ?
D’abord : l’abé ou l’Abbé, n’est-ce pas ? les deux orthographes sont de l’époque.
Ensuite : Samer. — Qu’est-ce que Samer ? une abbaye de Bénédictins. — Où était-elle située ? en Picardie, près de Boulogne.
Ainsi nous cherchions un moine picard, et dès les deux premiers mots, en suivant de la façon la plus simple et la plus régulière les indications de l’auteur, nous trouvons
c’est-à-dire un bénédictin du Boulonnais.
Du même coup nous expliquons les vers 5 et 6 qui embarrassaient tant M. Pottier, et nous comprenons pourquoi les syllabes du nom
Toutes trois à messe vendront [viendront]
Sans teste, bien chantee et dicte.
À la messe ? mais bien entendu, puisque c’est l’abbé.
Jusqu’ici nous n’avons encore que le titre de cet inconnu. Pour que son nom d’abbé soit complet, il nous manque deux mots : 1° son prénom ; 2° son chiffre.
Son chiffre… on l’a déjà deviné. Si nous traitons « leseconde » comme nous avons traité samere, en enlevant la dernière lettre, nous obtenons « le second » : ce qui s’écrit par le chiffre II (secundus). — En 1380 on ne dit pas Charles Six, mais Charles le Sixième. De même on ne doit pas dire N… Deux, mais N… le Second. — Notre abbé pouvait donc se nommer Jean II, Robert II ou Louis II de Samer, et prononcer comme ci-dessus.
Il ne nous manque plus que le prénom.
Et aussi n’avons plus que deux vers à déchiffrer. Évidemment, il est caché là.
Le monde avec elles tendront [tiendront]
Sur deux pieds, qui le tout acquite.
Ceci renferme une double indication. — Le prénom a deux pieds, deux syllabes. — Il « tient le monde » dans sa main.
Ici, — et pendant que le lecteur pressent la solution — rappelons que l’auteur des XV Joyes sait par cœur le Roman de la Rose, alors en pleine gloire. Il y puise comme dans une Bible. Il lui prend ses métaphores et ses lueurs d’érudition. Il tient de lui son mépris de la femme. Il lui doit même l’image centrale de son petit livre : cette « nasse » où il met les maris captifs, et où Jean de Meung voyait se débattre les cénobites[6]. Bref, il est pénétré de l’esprit qui anime notre vieille épopée fleurie. — Or le Roman de la Rose nous présente un personnage ecclésiastique qu’il appelle du nom de PIERRE. Et quelques vers plus loin, comme si un pareil nom n’était pas de lui-même assez lumineux, comme si le poète craignait de n’avoir pas été compris, il ajoute :
Par Pierre, voil [je veux] le Pape entendre.
Mais est-il besoin d’insister ? Ce prénom de deux syllabes, qui « tient le monde » dans sa main, c’est Pierre, et ce ne peut être que Pierre.
L’énigme se lit donc ainsi :
Reste maintenant à faire ce qu’on pourrait appeler « la preuve » de cette opération cryptonymique. Un nom propre ne signifie rien : il faut l’identifier.
Exista-t-il un abbé de Samer nommé Pierre II ?
A-t-il vécu au XIVe siècle ?
A-t-il pu écrire vers 1380, — date que nous fixions tout à l’heure ?
Ouvrez à la colonne 1595, le tome X de la Gallia Christiana. Vous y trouverez la liste des Abbés de Samer (S. Vulmarus, D. Boloniensis) — et ce nom vers le bas de la page :
PETRUS II. 25 februarii 1377, 6 julii et 8 septembris 1378, ex chartis authenticis D. de Gaignières.
- ↑ Nous parlons ici du texte original et authentique qui semble perdu. Le manuscrit de Rouen est très postérieur (1464) ; il se présente sans doute avec quelques variations ou rajeunissements, en particulier de l’orthographe. — Et le contraire serait surprenant.Il est à noter que le manuscrit de Chantilly [1480] est intitulé (dans l’épilogue) les X Joyes de Mariage ; que l’Anglais Marsh en 1682 connaît l’ouvrage sous ce même titre, et que Rabelais en 1550 le nomme les Neuf Joies de Mariage (Liv. IV. Ch. 23). — Si on ne peut douter que les quinze parties de l’œuvre ne soient dues au même auteur, au moins est-il permis de supposer que les premiers manuscrits ne les contenaient pas toutes, et que les cinq dernières sont plus récentes.
- ↑ Et 102 ans en 1459, autre date proposée par le même Pierre Jannet (page X de sa préface).
- ↑ Il y en a une troisième : le mot « Anglois » indiqué comme synonyme d’ennemi [p. 125 ; et cf. p. 108]. Mais de 1328 à 1453 ce mot ne date rien.
- ↑ Le mot se lit deux fois dans l’ouvrage. Page 78, c’est un enfant : le futur Charles VI (Dauphin depuis 1368). Page 47 [cf. p. 28], c’est un jeune homme, et l’allusion est au passé : c’est le futur Charles V (Dauphin jusqu’en 1364).
- ↑ Nous aurions beau jeu à noter ici les archaïsmes de langage que présentent les XV Joyes et qui offrent tant d’analogies avec la langue de Froissart, mais nous ne voulons pas nous fonder sur des arguments de cet ordre.
- ↑ Si l’auteur des XV Joyes est un moine, on comprend pourquoi l’éloquente tirade de Jean de Meung sur les monastères l’a tant frappé. On comprend pourquoi se trouvant lui-même « en servage », comme il le dit, il a tenté de trouver dans la vie séculière — et peut-être pour se consoler — l’exemple d’un servage qu’il pensait comparable. Toute l’explication du livre est là.
Considérez d’autre part que l’abbé régulier d’une congrégation est toujours le premier confesseur du pays ; que par conséquent les XV Joyes seraient l’œuvre, non d’un spectateur, mais d’un confident : détail qui vient souligner leur intérêt documentaire.