Louÿs – Poëtique, suivie de Théâtre, Projets et fragments ; Suite à Poëtique/Suite à Poëtique 4

Slatkine reprints (p. XXII-XXVII).

LA DUCHESSE D’ABRANTÈS



LA DUCHESSE D’ABRANTÈS
ET M. CORRIOL


Corriol était le droguiste de l’Abbaye au Bois.

Il tenait boutique, 2, rue de Sèvres (Croix-Rouge). C’était l’un des premiers pharmaciens de Paris.

Il fournissait d’opium les amies de Mme Récamier, et particulièrement Mme d’Abrantès.

On ne paraît pas savoir que Mme d’Abrantès était opium-eater et c’est pourtant le détail le plus important de sa biographie littéraire.

Les mangeurs d’opium qui appartiennent aux classes supérieures présentent certains caractères bien connus : — l’orgueil d’autrui, la générosité, le mépris des finances et le génie de l’imagination.

Grugée par les éditeurs et pillée par les huissiers, Mme d’Abrantès donne à Balzac le seul trésor qu’elle ait gardé ; les plus secrets de ses souvenirs (et ce ne sont pas toujours ceux de la Princesse de Cadignan). Elle lui abandonne tout ce qu’il veut lui prendre et jamais Balzac ne s’en rassasie. Harassé de travail il fait, du sommet de Paris jusqu’à Versailles, six lieues chaque fois où il a besoin d’elle, et six lieues pour revenir et parfois à pied, sous la pluie. De ces interrogatoires sans nombre sont nées les Scènes de la Vie Parisienne. Ce serait un beau sujet de thèse que de retrouver là Mme d’Abrantès, car la narratrice donnait à Balzac non seulement le réel mais l’imaginaire. Ce n’est pas une entreprise inabordable que de discerner l’un et l’autre — et Balzac — dans la Comédie Humaine ; mais encore y faut-il quelque préparation.

Dans les Mémoires, où manque le troisième élément le rêve et le réel ne se mélangent pas. Hors les songeries, tout est franchise. Pas d’histoires mixtes. Le conte s’épluche de lui-même, comme une amande. — Personne ne peut croire que Bonaparte ait voulu épouser Mme Permon, ni surtout qu’il ait tenté de séduire Mme Junot. Bonaparte courtisant la femme du gouverneur de Paris ! C’est plus qu’imaginaire, c’est impossible.

Par contre, la même imagination lui permet d’évoquer avec une vie étonnante les personnages qu’elle met en scène. Elle écrit d’après nature les souvenirs qu’elle peint. Charles IV et Maria-Luisa[1] ne sont pas moins vivants par elle que par Goya. En quelques lignes, elle dessine un portrait inoubliable. Je ne connais rien de plus discret, ni de plus tendre qu’une silhouette silencieuse de Mme Récamier, vers la fin de son dernier volume (Restauration, VI, 408).

N’oublions pas que, dans leur ensemble et dans la plupart de leurs parties, les Mémoires sur l’Empire ont un personnage central qui n’est pas Napoléon, mais son premier aide de camp.

Mme d’Abrantès écrit dix-huit volumes in-8o pour composer une biographie de Junot d’après les documents qu’elle possède. Elle veut détruire les sottes légendes accréditées par les mémorialistes. Ici, elle ne peut rien écrire, qui ne soit la simple vérité. Elle entend que son témoignage demeure inattaquable dans l’avenir. En effet, la correspondance de Napoléon démentira le Mémorial et tous les autres Bourrienne ; — seule, en ce qui concerne Junot, Mme d’Abrantès, par mille documents authentiques, sera confirmée.

À quel degré était-elle opium-eater ?

Il lui fallait près de trois grammes par jour. Sa dose ordinaire était de cinquante grains (2 gr. 65). J’ai la lettre où elle écrit le chiffre ; mais nous pouvons compter un peu davantage : les femmes prennent rarement un remède agréable avec régularité. Tout leur est prétexte à forcer la dose. — Or, c’était de l’opium pur que délivrait Corriol : de l’extrait gommeux d’opium.

Je n’ai aucune expérience de cette habitude : mais je la connais assez bien d’autre part pour avancer que trois grammes d’extrait gommeux supposent l’intoxication.

Le jour où Mme d’Abrantès écrit à sa fille Constance :


« Je souffre comme une damnée… de mes dents, de ma tête, de partout… Depuis deux heures je n’y vois pas devant moi. »

Elle décrit exactement les phénomènes de réaction qui se manifestent aussitôt que la provision est épuisée. Ainsi se plaint une opiophile qui « n’en a pas ».

Je crois que Mme d’Abrantès était mourante quand elle écrivit à Corriol la lettre publiée par l’Intermédiaire.

Je crois qu’elle agonisait et qu’elle regardait la mort avec autant de sérénité que de clairvoyance. Relisez les premières phrases :

« Ce n’est pas au moment — mais au moment — de finir nos affaires qu’il faut perdre patience.

Croyez-moi lorsque je vous affirme que tout va enfin se terminer d’ici très peu de temps et même très peu de jours.

Laissez-moi faire.

Soyez en paix.

Ne nous fâchons pas pour quelques jours de retard.

Ce n’est que peu de chose en comparaison d’une paix éternelle, après. »

Terrible lettre. Le droguiste ne fut ému que de sa facture et je crois que pour dix louis il fit saisir la chambre.

  1. Souvenirs d’Ambassade, 1837.