Louÿs – Poëtique, suivie de Théâtre, Projets et fragments ; Suite à Poëtique/Suite à Poëtique 2

Slatkine reprints (p. XII-XV).

LETTRE À CLAUDE FARRÈRE


Claude, ce que je vous envoie ici est autrement beau que ce que vous demandiez !

Depuis le 31 mars, en vingt-quatre jours je me suis couché deux fois. Vingt-deux nuits blanches.

Mais j’ai retrouvé toute l’histoire de Polyeucte, et, hier, ceci :

Le 20 août 1662, le duc de Créquy, ambassadeur de France, ayant été insulté par la garde du pape, Corneille, sous le nom de « La France », parle à Rome, en 180 vers, dont voici quelques-uns :


Jusqu’au palais sacré de mon ambassadeur !
..................
Je savais bien que Rome élevait dans son sein
Des peuples adonnés au culte souverain,
Des héros dans la paix, des savants politiques
Experts à démêler les affaires publiques,
À conseiller les rois, à régler les États.
Mais je ne savais point que Rome eût des soldats.

Lorsque Mars désolait mes campagnes fertiles,
Tu maintenais tes champs et tes peuples tranquilles.
Tout le monde, agité de tant de mouvements,
Suivait le triste cours de ses dérèglements.

Toi seule, dans le port, à l’abri de l’orage,
Tu voyais les écueils où nous faisions naufrage.
Des princes irrités modérant le courroux,
Tu disposais le ciel à devenir plus doux.

Et, sans prendre intérêt aux passions d’un autre,
Tu gardais ton repos et tu pensais[1] au nôtre ;

Tu voyais à regret cent exploits inhumains
Et tu levais au ciel tes innocentes mains.

Tu recourais aux vœux quand nous courions aux
Tu recourais aux vœux quand nous cour[armes.
Nous répandions du sang, tu répandais des larmes.
Et, plaignant le malheur du reste des mortels,
Tu soupirais, pour eux au pied de tes autels.

Reine de l’univers, arbitre de la terre,
Tu me prêchais la paix au milieu de la guerre.
J’ai suivi tes conseils et tes justes souhaits
Et tu me fais la guerre au milieu de la paix !

Détruisant les erreurs et punissant les crimes,
J’ai soutenu l’honneur de tes saintes maximes,
J’ai remis autrefois en dépit des tyrans
Dans leur trône sacré tes pontifes errants.

Et faisant triompher d’une égale vaillance
Ou la France dans Rome ou Rome dans la France,
J’ai conservé tes droits et maintenu ta loi.
Et tu prends aujourd’hui les armes — contre Moi !


C’est formidable. Cette France géante qui prend les papes comme des marionnettes… Et quelle voix ! Quel langage ! Toute la pièce est du même ton. Elle est imprimée dans deux recueils du temps. L’un la signe Corneille et l’autre Fléchier. À l’unanimité, l’intelligente Sorbonne opine pour Fléchier. Et personne n’a lu ça.

Et du même verbe formidable Rome répond. Cette seconde pièce, jamais on ne l’a attribuée à personne. Jamais on ne l’a lue. Elle n’est pas signée (!), je l’ai découverte la nuit dernière. En voici quelques lignes. Mes yeux se fatiguent. Sinon, je vous copierais tout :


ROME

Je n’ai pour mes confins que les bornes du monde.
Si je fus autrefois Rei—ne de l’Univers
Et si la ter—re fut escla—ve sous mes fers,


(Quel rythme souverain !)

Je règne par l’amour et non plus par la crainte.
J’étais toute profane et je suis toute sainte.
Le monarque des cieux, source de ma grandeur,
Me couvre de rayons d’éternelle splendeur.


Éblouissement ! Oser cela ! Et le réussir ! Un seul homme a jamais été capable d’écrire ainsi. Un seul homme aussi put faire en une ligne ce triple parcours du zénith à la terre, qui foudroie Don Juan, d’une syllabe :

«Les grâces du ciel que l’on repousse ouvrent un chemin à la foudre ! »

Un tel style casse tout, depuis Homère.

  1. « Tu pensais. » Quelle trouvaille que ce mot-là !