Louÿs – Poésies/Premiers vers 11

Slatkine reprints (p. 33-36).

LA MORT DE SAPPHO


à pierre quillard.


Orchestre
Maestoso


La nuit montait des flots, dans un frémissement
Large, éperdu, vivant, sonore. Brusquement,
Le vent froid passait, puis s’arrêtait, et de rage
S’emportait dans sa course égarée et sauvage ;
La rafale arrivait, plus vive, et par instants
Claquait dans les remous des souffles haletants,
Ainsi qu’au tronc des mâts le claquement des voiles.
Des brumes s’enfuyaient sous le vent des étoiles.
Le bleu scintillement du ciel plein de clartés,
Calme, éclairait l’horreur des flots épouvantés ;
Et toutes les clameurs, les cris, les plaintes vagues
Des rocs heurtés au front par la lourdeur des vagues,
Le fracas des écueils qui plongent, arrachés,
Les lames ruisselant du sommet des rochers


Et rentrant dans la mer avec un bruit d’averse,
Tous les cris du sinistre Océan qui disperse
Les blancheurs de l’écume à travers l’horizon,
Montaient avec la nuit jusqu’à l’effloraison
Des astres.

   … Et, debout sur le haut promontoire,
Sapphô cria, laissant flotter sur la nuit noire
Son péplos lumineux, comme un grand albatros
Ouvrant son aile au vent, prête à quitter Lesbos :


Allegro


Ô mer ! mer triomphale et bouleversée !
Toi qui m’exaspérais au temps d’autrefois
Quand je me remplissais de ta grande voix,
    Ivre de pensée !

Aux rires infinis de tes flots marins
Quand j’écoutais, la nuit, tes cris d’épopée,
Ma robe au vent flottante et développée
    Tournant sur mes reins ;

Quand ta saveur salée agaçait ma lèvre,
Quand j’abaissais mes poings en claquant des dents,
Quand, la tête dressée et les bras pendants,
    Je tremblais de fièvre !

Mer ! toi qui fus ma muse et qui m’inspiras,
Souviens-toi des grands soirs où toutes mes vierges,
Les cheveux dénoués, chantaient sur tes berges,
    La cithare au bras !


Kypris Aphrodité qui veut des sourires
Palpitait doucement dans nos seins voilés
Et mêlait sa caresse aux cris affolés
    De nos grandes lyres.

Maintenant, tout est mort ! J’ai fini d’aimer !
Quand je quittai Lesbos, de honte indignée,
Quand j’avais soif d’amour, on m’a dédaignée :
    Mer, viens me calmer !

J’ai fait sauter du poing les fils de ma lyre
Pour ne plus chanter d’autre amour que le sien.
Mer ! je reviens vers toi comme au temps ancien,
    Finis mon martyre.

Si je ne peux plus voir les yeux adorés,
Si j’ai fini d’aimer, j’ai fini de vivre.
Viens rouler sur mon corps, ô mer toujours ivre,
    Tes flots effarés !

Viens rouler sur mon corps, ô30 octobre 1889.