Louÿs – Archipel, précédé de Dialogue sur la danse/Archipel 4.


SPORTS ANTIQUES


Les Grecs vivaient au grand air. Ils ne connaissaient ni le Salon ni le Cercle, et bien qu’ils eussent élevé au rang des déesses la personnification du Foyer, ils se trouvaient bien partout, excepté chez eux.

Leurs lieux de réunion, cela est assez connu, étaient des places publiques, généralement voisines de portiques ou colonnades où l’on se réfugiait en cas de pluie. Même dans les maisons particulières, il n’y avait pas de pièce destinée aux réceptions, à part la salle à manger. Ce qui est pour nous le fumoir, ou ce qui était pour nos pères la bibliothèque, n’a pas d’équivalent dans l’antiquité. On recevait ses amis dans l’atrium, ou plus souvent encore au jardin, entre les arbres et les statues.

Ainsi, pas de représentations privées, hors quelques danses ou pantomimes devant un festin ; peu ou point de jeux dans l’appartement ; aucun prétexte pour réunir les éléments de ce qu’on appelle aujourd’hui une « matinée » ou une « soirée ».

Cependant, l’homme a besoin de distractions et les Grecs goûtaient comme nous ces plaisirs en commun qui sont une des nécessités de la vie ; mais ils les prenaient au dehors, et comme les spectacles au grand soleil s’accommodent des proportions les plus variées, ils étaient quatre autour d’un flûtiste, cent mille autour d’un discobole. Telles étaient leurs « matinées ».

Il est singulier que, dans notre langue où les inventions les plus modernes portent des noms grecs, nous ayons pris un mot anglais pour désigner ce qui est essentiellement hellénique : le Sport.



L’Athlétique (ainsi le nommait-on) était jadis un des Beaux-Arts, et non le moindre. On élevait des statues aux athlètes vivants. Ils étaient comblés d’honneurs et de richesses, non par des entrepreneurs de spectacles, mais par l’État et la Cité. Si nous suivions scrupuleusement la tradition antique en matière de goût, on enseignerait la gymnastique à la Villa Médicis, et qui sait si les quatre arts ne trouveraient pas un réel profit à considérer ce nouveau venu ? L’athlète, en effet, et sans paradoxe, est un artiste. Il modèle son corps comme le chanteur sa voix. Il est sa propre statue.

Lui seul a reçu le don des attitudes souples et droites, des mouvements puissants et doux. Lui seul réalise ce tour de force qui est la légèreté dans l’énergie. Notre admiration pour l’artiste augmente devant l’aisance incompréhensible avec laquelle il résout des problèmes de beauté qui seraient, pour nous, extraordinaires ; mais l’athlète a le même secret. Méditons la gloire que lui décernaient si respectueusement les Athéniens.

À vrai dire, ils comprenaient l’athlète dans un sens qui n’est pas tout à fait le nôtre. Détenir un record n’était nullement leur idéal sportif. Sans doute, le vainqueur au javelot était l’homme qui lançait son projectile le plus loin, et le vainqueur à la course était toujours le premier ; mais, tout au contraire de nous, les Grecs n’estimaient qu’à demi les spécialistes de la force. L’athlète, pour eux, était l’être invincible par quelque moyen que ce fût. Ils auraient hué un coureur si les muscles de ses bras n’avaient été aussi robustes que ceux de ses jarrets, et si, au lendemain de sa victoire, le premier venu parmi les lutteurs eût pu lui faire toucher les épaules. Aussi, en disant que le Sport est essentiellement hellénique, je ne prétends pas que Périclès eût été saisi d’admiration à l’aspect d’un de nos jockeys. Les Grecs ne séparaient pas à ce point l’idée Force et l’idée Beauté. Ils pensaient que les peintres et les sculpteurs cherchent le Beau à leur manière, et que les athlètes le réalisent en eux-mêmes : leur Esthétique admettait donc parmi les arts l’exercice physique ; mais ici, elle ne pouvait distinguer l’homme de l’œuvre, puisque le résultat du sport est le développement du sportsman : c’est pourquoi elle formait l’athlète selon les mêmes lois d’harmonie et de proportion que Phidias imposait à ses cavaliers nus.

Dans ce but, ils avaient institué le fameux concours du pentathle, qui n’était pas autre chose qu’un vaste championnat en cinq manches.

Tous les concurrents se mettaient d’abord en ligne pour le saut : épreuve éliminatoire pour laquelle l’espace à franchir était réglé d’avance. Ceux qui réussissaient prenaient part à un deuxième concours : le lancement du javelot, et cette fois les quatre meilleurs « lanciers » étaient seuls retenus pour les épreuves suivantes. La course éliminait le quatrième concurrent. Le disque éliminait le troisième…

Comme on le voit, les premières épreuves et les demi-finales se répétaient symétriquement : le saut et la course prouvant la vigueur des jambes, le javelot et le disque celle des bras.

Les deux vainqueurs s’avançaient alors l’un vers l’autre et entraient en lutte, corps à corps.

Mais tandis que chez nous, et chez les Turcs (comme autrefois chez les Japonais), les lutteurs sont des colosses obèses qui écrasent l’adversaire sous leur masse, jamais, chez les Grecs, un lutteur de foire n’eût été admis aux Jeux Olympiques. L’épreuve du saut l’eût écarté dès le début. Est-ce à dire que les plus agiles étaient seuls admis à lutter ? Non pas. La course à pied ne départageait que les vainqueurs du saut et du javelot : épreuves de force par excellence. Les deux derniers concurrents étaient donc les plus agiles parmi les plus vigoureux : c’étaient des athlètes complets. On ne saurait trop admirer avec quelle intelligence étaient graduées les séries du « Grand Prix » antique. Le triomphateur de la finale était digne d’avoir sa statue dans le bois sacré d’Olympie, car on pouvait dire de lui à coup sûr qu’il était le premier guerrier de la Grèce.


Par la suite, ces jeux admirables dégénérèrent. Athènes avait tous les ans des courses de chars et de cavaliers à l’époque des Panathénées. Olympie à son tour eut un hippodrome célèbre. Quand Rome et Byzance recueillirent la succession d’Hellas à la tête des peuples, le Cirque finit par absorber en lui tous les jeux et toutes les fêtes. Les chars des cochers hurlants chassèrent les athlètes de l’arène.

Dès lors, il serait puéril de le nier, le sport antique devient moins intéressant pour nous, d’abord parce qu’il rappelle de loin les courses auxquelles nous sommes habitués, ensuite parce que, sur un pareil terrain, nous n’avons rien à lui envier. De nombreux documents figurés nous apprennent que la haute école était connue des anciens dans toutes ses subtilités : mais il n’est pas vrai qu’à Rome les courses, attelées ou non, aient jamais égalé la perfection des nôtres. Celles-là étaient des cohues galopantes, mal réglées, presque barbares, — dignes, en un mot, de cette longue décadence artistique où Rome fit sombrer l’héritage athénien. On y courait la charge, comme en guerre. Nulle discipline entre les conducteurs. Il fallait arriver à tout prix, fût-ce en crevant ses chevaux ou en versant le char du rival. Plaisirs de sauvages, que Longchamp ou Vincennes laissent loin derrière eux.



Reposons-nous plutôt devant la magnifique image qui était l’idéal de l’athlétique grecque. Notre sport gagnerait à s’inspirer d’elle. Nos coureurs, attirés par l’appât des prix, s’entraînent constamment au même exercice. Ils deviennent semblables à des ténors qui donneraient sans cesse l’ut de poitrine et qui ne sauraient pas chanter « Au clair de la Lune » dans le médium.

Le sport ainsi compris est tout le contraire d’un art.

Puisque nous avons en France des sociétés puissantes qui règlent à leur gré l’ordre des fêtes et la nature des récompenses, pourquoi ne s’uniraient-elles pas pour offrir le plus grand prix de l’année au champion général des « cinq arts athlétiques » ? Je sais qu’on a tenté l’expérience dans notre pays et que les premiers résultats n’ont pas été satisfaisants. Ils ne pouvaient l’être si tôt. On ne réforme pas ainsi l’entraînement de toute une génération. À une formule nouvelle, il faut des hommes nouveaux. Ceux-ci viendraient en foule s’ils étaient prévenus que leurs efforts dussent être récompensés plus que ceux de leurs rivaux spécialistes. Il semble bien que ce soit surtout une question d’argent. Créons l’émulation par la prime et nous aurons, peu à peu, un concours national annuel qui, sans éclipser les autres réunions sportives, tiendra néanmoins parmi elles le premier rang, et le plus digne.

C’est en formant des athlètes complets que nous servirons le mieux le développement de la vigueur adolescente et l’intérêt supérieur de la beauté française.