Louÿs – Archipel, précédé de Dialogue sur la danse/Archipel 3.
UNE FÊTE À ALEXANDRIE
La fête au milieu de laquelle se déroulera dans quelques heures le triomphe d’un souverain oriental[1] est, dit-on, la plus somptueuse que Paris se soit donnée depuis quatre-vingt-dix ans. Celles même de 1867 et de 1889 n’avaient pas à ce point inondé ses rues de fleurs, d’étoffes, de clartés en guirlande et d’architectures éphémères, toutes choses qui enchantent le grand enfant populaire et déplaisent aux parcimonieux.
Il est clair que mous manquons de points de comparaison. De siècle en siècle, le sens des fêtes se perd chez les nations modernes. On suppute le prix d’une colonne, on marchande l’épaisseur des dorures, bientôt, il ne sera plus permis d’allumer une rampe au fronton de l’Élysée sans entendre crier quelque part qu’un mètre de gaz coûte vingt centimes, et que vingt centimes donnés à un pauvre eussent été de meilleur emploi.
Jadis, on comprenait les besoins de la foule, sa soif de lumières, d’or, de rouge, et de clairons. On lui donnait moins chichement ce pain de joie et ce souvenir. Peut-être serait-il intéressant de comparer ici à la fête actuelle dont on blâme déjà l’éclat, la Fête telle qu’elle pourrait être si on lui accordait vraiment des « crédits illimités ». Nous remonterons au delà de vingt et un siècles pour en trouver l’exemple, mais celui-là du moins mérite d’être conté.
Voici quel fut le cortège qui traversa la ville d’Alexandrie, soixante ans après sa fondation, cortège si considérable que la Bannière de l’Étoile du Matin en ouvrit la marche au lever de cet astre et que la Bannière de l’Étoile du Soir la ferma au soleil couchant.
On observera qu’il ne s’agit pas là d’un conte, ni d’une rêverie, mais que nous possédons sur cette fête un document historique[2] qui a tous les caractères d’une relation officielle.
En outre, on notera qu’elle ne fut pas ordonnée par un prince de décadence, épris de faste et de débauches, mais par le plus sage, le plus pacifique et le plus éclairé des souverains de l’antiquité, par Ptolémée Philadelphe, celui-là même qui fit traduire la Bible par les Septante, et qui attira dans sa capitale tout ce que le monde comptait d’artistes, de philosophes, de poètes et de savants.
Le pavillon d’où partit le défilé triomphal, et où le banquet fut servi, était assez grand pour contenir cent trente lits de table rangés en cercle. Quatorze colonnes de bois, hautes de vingt-trois mètres, tendaient au-dessus de la salle un ciel d’étoffe écarlate ; quatre de ces colonnes simulaient des palmiers ; les autres étaient sculptées en thyrses. On avait suspendu, dans les intervalles, des peaux de monstrueux fauves ; cent animaux de marbre soutenaient les piliers. — Au-dessus, des boucliers d’or, des tissus à sujets, des tableaux de grands peintres se succédaient ornementalement, parfois embrumés par les parfums qui brûlaient dans les trépieds d’or, tandis que la voûte semblait borner le vol de huit aigles d’or hauts de sept mètres. Les cent trente lits étaient d’or, couverts de tapis de Perse et d’étoles de pourpre.
La vaisselle et les vases étaient d’or comme le reste, et, dit l’historien, enrichis de pierreries d’un travail admirable. Autour du pavillon qu’on avait entièrement jonché de fleurs rares, une forêt d’arbres plantés en une nuit rafraîchissait la terre d’une ombre continue.
Après la Bannière de l’Étoile, celles des Rois et celles des Dieux formaient la tête du cortège. La Pompe Dionysiaque suivait : c’étaient des Silènes ventrus, les uns couverts de pourpre sombre et les autres de pourpre claire ; puis des Satyres élevant des torches ornées de feuilles de lierre d’or ; des Victoires aux ailes dorées portant des lances de trois mètres, au bout desquelles s’arrondissaient des cassolettes de parfums ; un autel d’or suivi de cent vingt enfants qui tenaient des plats d’or chargés de myrrhe, de crocos et d’encens en fumées.
Ensuite, un char de sept mètres sur quatre, traîné par cent quatre-vingts hommes, supportait la statue de Dionysos, faisant une libation avec un vase d’or. Cette statue était haute de cinq mètres. Devant elle, un autre vase d’or, colossal, contenait six cents litres de vin. Des pampres, du lierre, des couronnes, des guirlandes, des thyrses, des bandelettes, des masques, des tambourins, s’ordonnaient avec symétrie sur les quatre parois du char ; et derrière marchait en criant la troupe des Bacchantes aux cheveux défaits, couronnées de serpents et de branches verdoyantes.
Un autre char, traîné par soixante hommes, portait la statue de Nisa, ornée de raisins d’or et de pierres précieuses.
Un troisième char, roulé par trois cents hommes, long de neuf mètres et large de sept, représentait un pressoir élevé de onze mètres au-dessus de la plate-forme, et où soixante Satyres foulaient le raisin en chantant au son de la flûte la chanson du pressoir. Et le vin doux ruisselait sur toute la route.
Un quatrième char, tiré par soixante hommes et long de douze mètres, portait une outre faite de peaux de panthères cousues, qui contenait cent vingt mille litres de vin, et qu’on vidait peu à peu en fontaine.
Un cinquième char figurait un antre envahi par les lierres, d’où s’échappèrent, tout le jour, des tourterelles et des pigeons qui avaient de longs rubans aux pattes, pour que la foule pût les saisir au vol. Cinq cents hommes traînaient cette montagne.
J’en passe…
Seize cents enfants portaient des fruits d’or. Six cents esclaves traînaient un prodigieux kratêr d’argent, sculpté d’animaux en relief.
Puis, ce fut un char de Bakkhos, monté sur un éléphant harnaché d’or, suivi de cinq cents petites filles et de cent vingt Satyres. Puis, cinq troupes d’ânes aux frontaux d’or, vingt-quatre chars d’éléphants, soixante de boucs, d’autres de bœufs, d’autruches, de chameaux. Ceux-ci portaient l’encens, le safran, l’iris et le cinnamome. Puis, des Indiennes vêtues en captives, six cents défenses d’éléphants, deux mille troncs d’ébène, deux mille quatre cents chiens, cent cinquante hommes portant des arbres, d’où pendaient des perroquets, des paons, des pintades, des faisans dorés. Puis, quatre cent cinquante moutons exotiques, vingt-six bœufs blancs des Indes, vingt-quatre lions, un ours blanc, quatorze léopards, seize panthères, quatre lynx, trois petits ours, une girafe et un rhinocéros !
J’en passe encore ; il faudrait un volume. Ce furent les statues de Priape, de la Vertu, de Héra, d’Alexandre, de Ptolémée et de la ville de Corinthe, toutes décorées d’or et de pourpre. Puis trois chariots, dont le premier traînait un thyrse d’or de quarante et un mètres ; le second, une lance d’argent de vingt-sept mètres ; le troisième (j’en demande pardon à mes lectrices), un phallos d’or, long de cinquante-cinq mètres, et qui portait un astre à son extrémité.
Six cents choristes suivaient, avec trois cents joueurs de cithare ; puis deux mille taureaux aux cornes dorées et portant des frontaux d’or. Parmi les autres objets d’or, et pour ne citer que ceux-là, on vit une couronne colossale, trois mille deux cents couronnes plus petites, dix-huit trépieds, sept palmiers de quatre mètres, un caducée et une foudre l’un et l’autre de dix-huit mètres, des aigles, une égide, une cuirasse, vingt boucliers, soixante-quatre armures, douze bassins, douze urnes, cinquante corbeilles, cinq buffets, une corne d’Abondance haute de quatorze mètres ; puis quatre cents chariots portant des plats d’or, et huit cents portant des parfums.
Le long de ce cortège, la haie fut faite par cinquante-sept mille six cents fantassins, et par vingt-trois mille deux cents cavaliers : en tout, plus de quatre-vingt mille hommes.
Telle fut donc cette fête antique. Si nous en connaissons les détails, nous savons aussi le prix qu’elle coûta. Bien que la plupart des richesses qui y furent montrées au peuple eussent été données par les pays tributaires ou par les nations alliées, le roi paya néanmoins pour l’organisation du cortège et la décoration générale, quatre-vingt-un mille kilogrammes d’argent, somme qui, en tenant compte de la dépréciation du métal[3], équivaut à quatre cents millions de notre monnaie.
Je ne pense pas que la fête d’aujourd’hui grève le budget d’une pareille somme. À côté de cet amoncellement d’or, nos fleurs en papier, nos globes de gaz et nos treillages de bois vert sont d’un luxe moins véritable. Sans atteindre, même de loin, le faste des fêtes antiques, peut-être pourrait-on laisser à ceux qui dirigent les cérémonies nationales une liberté plus grande, et des ressources moins comptées.
On s’imagine que l’argent ainsi dépensé serait ravi aux besoins du peuple. Il y répondrait, au contraire. Le peuple, qui n’est pas seul à payer les fêtes, est seul à y prendre plaisir, et il le sait bien.