Louÿs – Archipel, précédé de Dialogue sur la danse/Archipel 2.


LES CHERCHEURS DE TRÉSORS


À deux lieues de Séville, une vaste colline verte recouvre de sa terre et de ses prairies les ruines d’Italica, ville considérable. C’est de là que partirent jadis Trajan, puis Hadrien, tous deux nés dans ces murs d’une province lointaine, et qui devaient posséder le monde.

Il y a quelque temps, comme j’étais là-bas, un laboureur de la colline verte ébrécha le soc de sa petite charrue contre une pierre trop lourde pour être soulevée. Le soir il revint avec deux amis, bêcha tout autour de l’obstacle, déterra la pierre pesante, qui se trouva être taillée de main d’homme, parfaitement rectangulaire et propre à servir de table. Il la fit transporter chez lui.

En la nettoyant, il découvrit que sa face la plus lisse portait une inscription : il allait donc être obligé de la faire polir par un maçon avant de la monter sur pattes : et cela n’irait pas sans frais. Aussi accepta-t-il gaîment de céder sa trouvaille pour cinq pesetas à l’instituteur du village, qui savait quelque peu de latin.

Peu de jours après, un voyageur, moitié touriste, moitié marchand, vit l’inscription, la déchiffra, et, après des pourparlers qui durèrent pendant plusieurs heures, il en devint propriétaire en échange d’une bonne somme : cent francs.

Je vous laisse à penser si le maître d’école se vanta de son bénéfice et plus encore de sa science. Pendant une semaine, il fut l’homme le plus respecté du canton. Les journaux de la ville s’occupèrent de lui. Et puis, ce fut à son tour de porter l’oreille un peu basse lorsque le bruit courut que son acheteur avait vendu la fameuse table vingt-sept mille francs au musée de Madrid.

À cette nouvelle, une émotion générale s’empara des villageois. C’était donc une table magique ? Une relique de la Sainte Vierge ? Non : c’était tout simplement le premier document connu sur les courses de taureaux en terre espagnole, un décret romain organisant des tauromachies à Italica. Le musée de Madrid n’avait pas voulu abandonner aux collectionneurs une inscription désormais célèbre sur l’origine antique du jeu national.

Je ne jurerais pas que tous les paysans comprirent quel intérêt trouvait l’État à posséder un pareil trésor, ni que l’un d’eux eût donné vingt-sept mille francs de sa poche (à supposer qu’il les comptât) pour conserver cette table dans la maison de ses pères. Mais dès qu’ils surent qu’on trouvait, dans le pays, des pierres qui valaient leurs poids d’or, bon nombre d’entre eux renoncèrent brusquement à l’agriculture, bâtirent un petit mur autour de leur champ, et se mirent à fouiller le sol en mettant soigneusement tous les cailloux de côté.

Trouvèrent-ils quelque chose ? Oui, sans doute : des colonnes, des bustes, des statues brisées, des fragments de poteries. Au moment où je quittai Séville, on venait de mettre à jour, et presque au ras du sol, une mosaïque à personnages, peut-être sans grande beauté, mais remarquable par ses dimensions et par son état de fraîcheur conservée. — Cependant on ne pourra pas dire que cette ville immense et mystérieuse, avec toutes ses merveilles que nous ne connaissons pas, soit vraiment sur le point de nous être révélée, tant que des archéologues intelligents n’auront pas pris en main le travail des fouilles.

Pour creuser une terre antique et en tirer ce qu’elle renferme, il faut un peu de science et beaucoup de flair. L’un sans l’autre ne sert de rien. C’est pourquoi l’on ne peut conseiller, ni d’une part à tous les propriétaires de retourner leur petit enclos, ni d’autre part à tous les professeurs d’appliquer sur le terrain leur expérience des bibliothèques. Il n’est pas donné, même aux plus savants, d’être un J. de Morgan ou un Flinders Petrie, et de ressusciter un monde en tombant sur la bonne cachette. On le verra curieusement par l’anecdote que voici ; elle est tout à fait récente et je ne la crois connue que par les gens du métier :

Un petit champ inculte, dans la plaine de Pompéi, avait été choisi par la direction des fouilles pour recevoir l’amas des terres provenant des excavations ; car il faut bien qu’on jette cela quelque part, et la mer est un peu trop loin pour qu’on puisse le lui porter. Certain jour, un savant italien, M. Sogliano, se promenant dans la campagne du Vésuve, vit ce petit champ, et ce qu’on en faisait. Il examina le site et les lieux, le tracé de la route antique, la conformation du terrain ; puis il se rendit auprès de ses confrères qui dirigeaient les travaux, leur dit qu’ils agissaient au rebours du sens commun et qu’au lieu d’apporter des terres en cet endroit du paysage, ils devraient fouiller précisément là.

On lui fit observer qu’on était en pleine campagne, qu’il n’y avait pas de raison pour supposer qu’un Pompéien eût bâti jadis une villa solitaire sur cet emplacement ; que d’ailleurs le terrain n’appartenait pas à l’État et qu’il faudrait mille démarches pour en obtenir l’acquisition.

Les démarches, il les fit, ou les fit faire, je ne sais. Toujours est-il que le terrain fut acquis. On cessa de l’ensevelir. On le fouilla : M. Sogliano, outre son flair et sa science, possède encore sans doute le don de la persuasion. — Et si l’on eut raison de porter la pioche dans cette prairie, c’est ce dont personne ne douta plus dès qu’on eut touché le sol ancien ; il y avait là les murs, les salles et les fours d’une fonderie gréco-romaine, et dans les cendres une merveilleuse statue de bronze et d’argent : un éphèbe nu, intact jusqu’aux extrémités des doigts, ouvrant ses yeux d’émail au milieu d’un visage admirablement pur.

J’ai vu à Naples, le mois dernier, ce chef-d’œuvre inconnu qui allait être enfoui dans une tombe éternelle quand, par un instinct supérieur, un passant l’a senti vivant sous la terre et l’a sauvé pour notre joie. Athènes n’a rien enfanté de plus charmant que sa forme simple et calme. Est-ce un dieu ? est-ce un portrait ? nul n’ose encore se prononcer. Il est debout, si complètement nu qu’il a les mains vides. Pas un ornement. Pas un attribut. Il a quinze ans et il se montre, la bouche entr’ouverte et l’œil grave, comme s’il avait le sentiment que sa contemplation est sacrée.

Quels que soient les efforts, les sommes dépensées, les existences humaines usées à la tâche, jamais on ne saura trop faire pour retrouver de pareils modèles. L’art de tous les pays du monde attend chacune de ces découvertes pour s’instruire à son enseignement, se purifier aux grands exemples et s’élever peu à peu jusqu’à cette perfection antique que nous atteindrons peut-être un jour.

Il semble qu’en Italie même, on commence à le comprendre depuis que M. Baccelli a été deux fois ministre. Les fouilles de Pompéi, qui depuis cent cinquante ans n’ont encore déblayé que la moitié de la ville, sont reprises avec une activité toute nouvelle. On explore cette année la cinquième région, dans la direction de la porte de Nola, et chaque pas en avant est une précieuse conquête. L’an dernier on mettait à jour la maison dite « du Gladiateur », suite de pièces entourant un grand jardin central où le parterre intérieur est bordé d’un petit mur peint à fresque représentant une chasse fantastique. Cette année même la maison de Marcus Lucretius Fronto était exhumée à son tour : celle-là tout à fait remarquable, et la plus belle qu’on ait ouverte depuis celle des Vettii. Outre un jardin où l’on admire, comme dans le domaine précédent, une vaste peinture de chasse, l’édifice nouveau possède de nombreuses chambres ornées de tableaux mythologiques et de paysages d’une conservation parfaite. Quatre vues représentent des villas romaines et des palais à vol d’oiseau, d’une exactitude architecturale minutieuse ; elles seront, pour les archéologues, d’inestimables documents.

Ce n’est pas tout. À Rome même, un homme énergique et intelligent, M. Boni, a obtenu qu’on lui livrât le Forum avec les fonds nécessaires pour le fouiller méthodiquement. Et là, non seulement sous les maisons voisines, sous les vieilles églises en bordure, qu’on lui permettait de démolir, il a retrouvé des palais et des temples, des colonnes et des statues, mais au milieu même de la place, devant l’arc de triomphe de Septime Sévère, sous une poussière foulée par des millions de touristes, il a découvert la Pierre Noire elle-même, le dallage sacré que Rome vénérait comme la tombe de son fondateur. — Romulus fut-il vraiment mis en terre à cet endroit ? La tradition seule le prétend. Et pourtant M. Boni a soulevé le marbre ; il a regardé ce qu’il cachait. Un sépulcre de douze pieds carrés apparut, entouré de cendres, d’ex-voto et d’ossements de victimes. On en tira des vases très anciens, des statuettes archaïques, une tête de Gorgone. Et, plus loin, on déblaya une petite pyramide ornée d’une inscription que personne ne put comprendre. La seule chose que l’on sache sur elle, c’est qu’elle nous donne incontestablement le plus ancien texte connu de la langue latine ; mais M. Maspero me disait récemment qu’on avait proposé déjà soixante-quatre lectures différentes de cette page écrite sur le tuf, et qu’il ne se hasardait pas à donner la clef du mystère.

Un peu plus loin, devant la maison des Vestales, M. Boni trouva encore, sous la pioche de ses ouvriers, la fontaine sainte de Juturne où l’on dit que les chevaux de Castor et Pollux, un jour, se sont abreuvés. La fontaine était demeurée là, dans sa cuve de marbre blanc, étouffée par la terre depuis plus de mille années, mais toujours ornée de ses charmants bas-reliefs, et si parfaitement revenue à la vie des sources, qu’à peine affranchie de la sépulture elle recommença de couler.