Louÿs – Archipel, précédé de Dialogue sur la danse/Archipel 12.


LE BOULEVARD


Le soir où Tortoni ferma ses portes, j’assistais à cette fin célèbre. J’étais venu là en curieux, pour voir disparaître le vieux romantique.

Comme je sortais le dernier, quand l’heure fatale sonna, le propriétaire de l’établissement m’offrit (en souvenir du défunt) le carton de lecture qui avait enveloppé l’Illustration, et qui portait en lettres d’or sur le plat de molesquine noire ces deux mots historiques : « Café Tortoni ». Puis, comme un homme qui prononce une phrase définitive, il dit en versant des larmes :

— Monsieur, le Boulevard est mort.

Le pauvre vieillard blasphémait, car le Boulevard est immortel et son caractère principal est justement la persistance. Il est à l’épreuve du temps et des hommes. Les démolisseurs eux-mêmes ne réussissent pas à le défigurer. On a jeté bas la moitié de ses maisons pour construire des hôtels modernes, des théâtres, des maisons de banque ou d’assurance ; on a renouvelé toutes ses boutiques, changé ou supprimé tous ses restaurants et il semble que cette transformation perpétuelle soit nécessaire à son existence comme le labourage régulier est nécessaire à la vie d’un champ. Plus on le bouleverse et mieux nous comprenons que sa personnalité est invulnérable.

D’où vient donc cette suprématie qu’il exerce depuis un demi-siècle sur l’opinion de Paris et tous ceux que l’âme parisienne inspire et domine ? D’où vient qu’en un temps où la vie mondaine s’est éloignée d’une lieue vers l’ouest et environne le bois de Boulogne, l’arbitre des élégances reste immuablement à sa place, entre la Madeleine et la Bourse ?


Qu’est-ce que le Boulevard ? Est-ce le cerveau de Paris ? Non, certes.

Paris enferme une cité intellectuelle qui s’étend de l’Institut vers le Panthéon, et du Palais de justice à l’Observatoire. Ses habitants ne passent les ponts qu’en voyage. Ils vont parfois jusqu’aux musées du Louvre, jusqu’à la Bibliothèque nationale ; mais le Boulevard ne leur appartient pas. Ils s’y promènent en étrangers, comme s’ils venaient de plus loin que New-York, et avec un sentiment de defiance à l’égard des passants qu’ils croisent. Leur costume est exotique, leur barbe date d’un autre âge, leur voix n’est rien dans la voix ambiante, qui s’inquiète rarement de leurs idées, plus rarement encore de leurs personnes. Et cependant le cerveau de Paris est fait de leur multitude. Il faut chercher ailleurs notre définition.

Qu’est-ce que le Boulevard ? Est-ce le centre du mouvement et de la vie ? Pas davantage.

Pris en bloc, Paris a deux foyers d’où sa force rayonne : la place du Châtelet, qui doit au voisinage des Halles sa prodigieuse circulation, et la place de la République, qui est le forum industriel de l’immense ville. Ici Paris travaille, là il se nourrit. Les manufactures se sont groupées par une élection naturelle entre les grandes gares du Nord, de l’Est, du Paris-Lyon-Méditerranée et d’Orléans. Les Halles ont grandi où elles devaient croître, au point central de la ville. Le boulevard de Sébastopol et la rue de Turbigo sont donc, et peut-être à jamais, nos deux artères vitales. L’exode de la société riche vers les quartiers occidentaux n’a presque rien attiré sur ses pas. Il faudrait des événements extraordinaires, comme la création du port maritime projeté à Saint-Ouen, pour faire dévier par influence les grands courants actifs de la force parisienne… Mais le Boulevard est bien loin de ces fleuves nourriciers. Où prend-il la source de son énergie ?

Est-il situé, — comme s’exprimait une annonce fameuse, — au centre des affaires et des plaisirs ?

Des affaires, assurément non. La Bourse des valeurs est à l’extrême limite de son parcours, et la Bourse de commerce lui échappe tout à fait, de même que la Banque de France, les Finances et l’Hôtel de Ville. Des plaisirs ? C’était vrai jadis. Aujourd’hui, les Champs-Élysées, Montmartre et le bois de Boulogne offrent des plaisirs plus nouveaux, et souvent plus recherchés que les siens. D’ailleurs, il est singulier que l’animation du Boulevard atteigne son maximum vers cinq heures du soir, heure où tous les théâtres sont clos, et où il n’est pas d’usage de se jeter dans la vie joyeuse…

Ainsi, voilà un coin de ville que rien ne paraissait destiner à sa fortune éclatante, une avenue étroite et médiocre, plutôt laide, assez mal bâtie, plantée de mauvais arbres, éloignée de tous les parcs et jardins publics, privée même du moindre square où ses promeneurs pourraient chercher l’ombre et les bancs de leurs rendez-vous, — et c’est là que palpite le cœur de Paris. Cette avenue quelconque, c’est le Boulevard tout court, la voie la plus illustre qui soit au monde. Qui a fait le miracle ?

La Presse.

Car si le Boulevard n’est le centre ni de la pensée, ni du mouvement, ni de la vie, ni des affaires, ni des plaisirs parisiens, il est le centre des nouvelles, et voilà pourquoi la ville y afflue.

En un siècle où les journaux disposent d’une puissance formidable, le quartier où ils s’impriment est devenu sans autre effet le premier quartier de Paris.

Cinq heures. Les feuilles du soir paraissent. Les feuilles du lendemain se composent. La foule arrive. Elle lit et elle interroge. Ce que Paris saura le lendemain, le Boulevard le sait la veille. Il a cette force : le renseignement. Et dès qu’il tient un fait, il le juge. Il est à lui seul l’opinion publique pendant la soirée tout entière.

Tout ceux qui, par intérêt, par crainte ou par désir, sont anxieux de la nouvelle imminente et de l’opinion qui l’accueillera, ceux qui espèrent et ceux qui appréhendent, les confiants et les timorés, tous les curieux et les ardents appartiennent à ce trottoir gris où la manne des nouvelles se quémande, se donne ou s’échange, se vend et s’achète perpétuellement. Le Boulevard, c’est la Bourse des potins, — et de l’histoire.

Il a les privilèges de savoir d’abord, et de savoir mieux ; car tout se dit, si tout ne se publie pas. Pour lui, les initiales n’ont pas de mystères. Il sait qui est M. G…, M. N…, et Mme de X. Il connaît le nom et l’adresse du « haut personnage compromis », comme aussi de la « dame voilée ». Si les journaux suppriment les détails d’une affaire par prudence ou par pudeur, le Boulevard les rétablit. Si un financier suspect s’attribue, à coups de réclame, une prospérité factice, le Boulevard le démasque, et s’abstient. Pas une campagne qu’il ne pressente, pas un mouvement d’opinion qu’il n’ait d’avance mesuré dans son étendue et ses conséquences. Il est l’observatoire du monde invisible.

De toutes parts la Presse l’entoure et l’envahit : c’est sa conquête. Elle possède la place et l’avenue de l’Opéra, la rue Richelieu, la rue du Croissant, la rue Montmartre et le faubourg Montmartre, la rue du Helder et la rue Drouot, la rue Réaumur et la rue Lafayette. Sur le Boulevard elle est dans ses murailles. C’est là qu’elle se retranche et se concerte. Le reste de la ville n’est que son champ d’action ; le Boulevard est sa forteresse. Elle l’a voulu à son image. Dans le langage contemporain, elle et lui sont synonymes. Elle lui a donné son caractère, ses mœurs, presque sa physionomie. Elle seule l’a créé tel qu’il est ; elle seule pourrait le tuer, en l’abandonnant.

De là vient que le Boulevard se transforme selon les jours et non selon les années. Tel il était il y a vingt ans, tel nous le revoyons aujourd’hui, mais dans l’espace d’une nuit, il se métamorphose. Il a ses marées et ses tempêtes.

La monotonie générale des autres voies parisiennes est une règle à laquelle il ne se soumet point. Une rue est toujours semblable à elle-même. Lui, jamais. Certaines avenues connaissent leurs jours de fête, les Champs-Élysées ont leurs Grands Prix, les boulevards extérieurs leurs semaines de foire ; mais cela aussi est une monotonie que chaque année ramène à des dates prévues. Lui, il change tout à coup, comme la mer, sous une rafale.

Ce soir, il est calme. Il se promène et s’amuse. En l’absence des inquiétudes, il joue à l’esprit. Il invente des mots. Les passantes l’intéressent. Les modes l’occupent. La voiture nouvelle d’une actrice est l’événement de la soirée. Une femme qui passe avec un inconnu fait hausser les têtes des hommes et chacun raconte son histoire ou développe sa légende. On entoure les colonnes Morris, on considère les étalages, on lirait presque les affiches tant cette fin de jour est désœuvrée.

Et puis, voici un remous de la foule ; des gens se pressent, des crieurs hurlent, les transparents des journaux s’allument : une dépêche grave, un événement. C’est l’orage. En un instant, le Boulevard est devenu noir.

Alors toute la ville accourt vers lui, inquiète, furieuse ou enthousiaste. Les trottoirs débordent, la voie est envahie. Les camelots, suants et haletants, jettent à la foule des centaines de feuilles blanches, imprimées d’encre fraîche et pas même pliées : on les voit voler de groupe en groupe comme des oiseaux annonciateurs. Les petites baraques des journaux sont assaillies, cernées, vidées. Mille têtes levées guettent le transparent où apparaîtra le second télégramme. La Presse tient cette multitude dans sa main. Pendant ces heures-là, elle est investie d’une puissance souveraine. Un article écrit sur un coin de table, composé à la hâte et livré au peuple, soulèverait la ville, d’un seul cri.