Lord Jim/Note de l’auteur

Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 7-9).


NOTE DE L’AUTEUR


Lorsque ce roman parut pour la première fois en volume, l’idée se répandit que je m’étais laissé emporter par mon sujet. Des critiques affirmèrent que l’œuvre, destinée à fournir une courte nouvelle, avait échappé au contrôle de son auteur et d’aucuns parurent même prendre plaisir à découvrir des preuves certaines de ce fait. Ils se fondaient sur la durée du récit, prétendant que nul homme n’eût pu parler aussi longtemps, et retenir l’attention de ses auditeurs. Ce n’était pas chose fort croyable, affirmaient-ils.

Après avoir médité la question pendant quelque seize ans, je ne suis pas bien sûr de ce qu’ils avancent. On a vu, sous les tropiques comme dans la zone tempérée, des gens passer la moitié de la nuit à débiter des histoires. Dans le cas présent, il ne s’agit, il est vrai, que d’une seule histoire, mais elle comporte des interruptions qui donnent au conteur des moments de répit, et quant à ce qui est de l’endurance des auditeurs, il faut accepter le postulat que le récit était vraiment intéressant. Supposition préliminaire et obligatoire. Si je n’avais pas trouvé l’histoire intéressante, je n’aurais pas commencé à l’écrire. Quant à l’invraisemblance matérielle, nous savons tous que certains discours du Parlement ont duré plus près de six que de trois heures, alors que toute la partie de mon livre comportant le récit de Marlow peut, je le crois, se lire à haute voix en moins de trois heures. D’ailleurs, bien que j’aie négligé ces détails insignifiants, il faut supposer que l’on servit des rafraîchissements cette nuit-là, et que pour aider le conteur, on lui donna bien un verre d’eau minérale quelconque.

Mais sérieusement, et pour parler franc, mon intention première était d’écrire une nouvelle sur l’épisode du bateau de pélerinage, rien de plus. C’était là une idée parfaitement légitime. Mais après avoir écrit quelques pages, je m’en trouvai mécontent, pour une raison ou l’autre, et je les mis de côté, pour ne les sortir du tiroir que lorsque feu M. William Blackwood me demanda quelque chose pour sa revue.

C’est alors seulement que je m’avisai que l’épisode du bateau de pélerinage fournissait le point de départ excellent d’une libre et vagabonde histoire, et que c’était aussi un événement de nature à colorer tout le sentiment de l’existence chez un individu simple et sensible. Mais tous ces mouvements d’âme, tous ces préliminaires états d’esprit étaient pour moi un peu obscurs à cette époque, et ne m’apparaissent pas plus clairement aujourd’hui, après tant d’années.

Les quelques pages mises de côté eurent leur poids dans le choix du sujet. Mais l’histoire tout entière fut récrite de propos délibéré. Lorsque je la commençai, j’étais certain d’en faire un gros volume, sans prévoir pourtant qu’elle dût s’étendre sur treize numéros de revue.

On m’a parfois demandé si cette œuvre n’était pas, entre toutes les miennes, celle que je préfère. Je ne goûte pas le favoritisme dans la vie publique, dans la vie privée, ou même dans les rapports délicats d’un auteur avec ses ouvrages. En principe, je ne veux pas avoir de favoris, mais je ne vais pas jusqu’à éprouver chagrin ou ennui de la préférence que certains lecteurs accordent à mon « Lord Jim »Je ne dirai même pas que je ne les comprenne pas… Non ! Mais j’ai eu un jour une cause de surprise et d’inquiétude.

Un de mes amis revenu d’Italie avait causé là-bas avec une dame qui n’aimait pas mon livre. Je déplorais le fait, évidemment, mais ce qui me surprit, ce fut le motif de sa désapprobation. « Vous comprenez », disait-elle, « toute cette histoire est si morbide ! »

Cette réflexion me valut une bonne heure d’inquiètes réflexions. Mais je finis par conclure que, toutes réserves faites sur la nature d’un sujet un peu étranger à une sensibilité féminine normale, cette dame ne devait pas être Italienne. Je me demande même si elle était Européenne. En tout cas, un tempérament latin n’aurait jamais rien vu de morbide dans le sentiment aigu de la perte de l’honneur. Pareil sentiment peut être juste ou erroné, ou peut être condamné comme artificiel, et mon Jim n’est peut-être pas d’un type très répandu. Mais je puis sans crainte affirmer à mes lecteurs qu’il n’est pas le fruit d’une froide perversion de pensée. Ce n’est pas non plus un personnage des brumes septentrionales. Par une matinée ensoleillée, dans le banal décor d’une rade d’Orient, je l’ai vu passer, émouvant, significatif, sous un nuage, parfaitement silencieux. Et c’est bien ainsi qu’il devait être. C’était à moi, avec toute la sympathie dont j’étais capable, à chercher les mots adéquats à son attitude. C’était « l’un des nôtres ».

Juin 1917.