Lord Erlistoun/Chapitre 5

Lord Erlistoun — Lord Erlistoun — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 223-249).


V


Vers la fin de la saison, qui dura cette année-là plus longtemps que de coutume, nous allâmes tous à Londres pour un mois, sans grand apparat et sans nous livrer à des amusements dispendieux ; sans donner ses raisons, mon père l’avait interdit. Il retourna à Liverpool, laissant la famille sous ma garde, dans un bel appartement de Baker-Street. Il n’y avait que ma mère et Jeanne. Charles, le révérend Charles (nous étions très fiers de ce révérend) était établi dans la cure qu’on lui avait promise et où il faisait l’office de vicaire. Russell et Algernon étaient en voyage.

Lord Erlistoun venait presque tous les jours à Baker-Street ; dans le parc, j’avais constamment à saluer cette belle voiture où, à côté de la figure élégante et souriante de lady Erlistoun, se trouvait un visage que je connaissais, toujours le même. Les circonstances extérieures ne pouvaient agir sur Jeanne ; seulement, par contraste, elle avait quelquefois l’air plus grave que jadis.

Elle avait choisi son lot ; elle était d’âge à savoir ce qu’elle voulait et à être l’arbitre de ses destinées.

Fréquemment, comme chef temporaire de la famille, je menais ma mère et ma cousine aux réceptions de lady Erlistoun. Là, n’ayant rien de mieux à faire, je passais mon temps à moraliser sur le genre de vie que menait cette noble famille, dont le sang était plus pur que celui de la plupart des comtes et des ducs modernes. Et puis, leur vie était le type de bien d’autres qui ne sont jamais entrées dans mon expérience personnelle. Au milieu de ce tourbillon de la société qui devient, quand on le veut, le centre d’une solitude contemplative, je remarquai certains faits que, nous autres parvenus, nageurs hardis qui sommes entrés par la force de nos bras dans des eaux inconnues, nous avons souvent bien de la peine à apprendre.

Il me parut qu’on nous méprise moins pour ce que nous sommes que pour ce que nous prétendons, et que le secret de l’aisance aristocratique réside surtout dans le sentiment qu’elle possède tant de choses qu’il lui est inutile d’en faire parade. Hélas ! si, dans notre génération, nous étions aussi sages que les enfants du monde, si nous faisions autant de cas de nos véritables trésors, de notre honnêteté d’hommes ou de femmes, si nous n’avions pas honte de nous-mêmes, je crois que nos supérieurs par les manières, par l’éducation, seule supériorité qu’ils possèdent réellement sur nous, seraient bientôt obligés de reconnaître la noblesse qui naît du mérite seul, cette puissance qui n’a pas besoin de se prouver, puisqu’elle ne vient point de l’homme, mais de Dieu.

Je sais que tous les soirs, moi, Marc Browne, dont le père était un commis et la mère une couturière, je me suis trouvé chez les plus grands et les plus nobles de notre pays, chez les puissants, les sages, les beautés du jour, et que plus je montais, plus j’étais courtoisement traité ; je sais qu’au milieu des velours et des diamants j’ai toujours vu Jeanne Dowglas, simplement Jeanne Dowglas, dans sa toilette habituelle, avec ses manières nobles et grandes, disant ce qui lui convenait, s’habillant comme il lui plaisait, car elle refusait obstinément de dépenser un sou au delà de son modeste revenu, différant de tout le monde, ne redoutant personne et cependant obtenant toujours, pour elle-même et pour ceux qui étaient avec elle, un respect constant et instinctif.

Que personne ne fasse tort à la vérité en mettant sa puissance en doute. Dans la folle lutte entre les patriciens et les plébéiens, ce sont nos plumes d’emprunt qui nous font mépriser, parce que tout emprunt est méprisable. Si nous gardons notre honnête plumage, nous serons respectés et respectables. Je n’ai jamais entendu un mot ironique, je n’ai jamais aperçu un sourire dérobé au sujet de cette pauvre miss Dowglas ou de ces riches Browne.

Voilà un côté de la question, j’en remarquai un autre.

Quelque splendide que fût cette manière de vivre, qui semblait n’avoir, comme celle des Athéniens d’autrefois, point d’autre but que de dire ou d’apprendre quelque chose de nouveau, elle me semblait triste et étrange, non pour les jeunes gens, chez lesquels la faculté de jouir est si vive que raisonnablement il leur est permis d’en user, mais pour les années qui suivent la jeunesse. Je ne parle pas ici du triste revers de la médaille d’une semblable vie ; je parle seulement de son éclat ; il semble qu’on vive dans une maison de verre, sans un seul recoin abrité, et qu’on soit balancé de vague en vague sur une mer étincelante de soleil, sans repos, sans un port où jeter l’ancre.

En revenant parfois de ces assemblées, où je n’avais pu apercevoir dans toute la maison de lady Erlistoun une seule pièce dont on pût faire un coin du feu, ni un seul cou découvert et orné de bijoux auxquels on pût en imagination accrocher un enfant, bégayant « ma mère », j’entendais dans le coin de la voiture où se tenait Jeanne, un petit soupir involontaire.

Je ne m’étonne plus que lord Erlistoun eût été frappé du charme du mot home (chez moi) dans notre classe moyenne ; dans sa sphère, excepté pour dire au cocher : « Chez moi, » il ne paraissait pas savoir le sens du mot.

Lord Erlistoun venait nous voir ou plutôt voir Jeanne constamment. Et maintenant, entrevoyant quelquefois une étincelle du feu qui couvait dans ses yeux noirs, et qui indiquait ce qu’il y avait dessous, ce que Jeanne avait dit autrefois qu’elle voudrait bien atteindre… Ah ! pauvre Jeanne !… je commençais à concevoir la raison pour laquelle il était bon et utile, pour lui, de le laisser venir.

Sa mère n’y mettait jamais aucun obstacle. Tous ses projets pour lui semblaient s’être évanouis, vaincus ou annulés par la volonté impérieuse du fils. C’était une personne prudente que lady Erlistoun ; mais c’était mieux qu’une simple femme du monde, car, lorsqu’on la questionnait, Jeanne disait toujours qu’elle lui plaisait.

Un après-midi, Jeanne et moi nous étions ensemble dans un silence absolu, car j’avais des lettres d’affaires à écrire, et j’étais tellement rassasié de « plaisir », que les affaires me semblaient un délassement et un repos. Jeanne était assise près de la fenêtre, suivant des yeux le mouvement confus d’une rue de Londres : elle ne ressemblait guère à cette Jeanne Dowglas, active et fraîche, qui errait avec moi dans le jardin par une belle matinée de printemps, avant qu’on eût seulement entendu parler de lord Erlistoun à Lythwaite-Hall.

Nous ne parlions jamais de ce temps passé. Heureusement, je sais mettre de côté les temps et les saisons, les pensées et les sentiments, quand je le veux, c’est-à-dire quand ma conscience le veut. Je ne détruis rien, il n’y a que le mal qu’il faille détruire ; mais j’enferme tout et je garde la clef. Je ne conteste jamais rien à personne. J’abandonne ce qui m’est disputé, absolument et complètement. Je laisse les petits droits aller avec les grands. Je ne réclame, je ne demande, je ne dispute rien qui ne m’appartienne pleinement et librement.

Par conséquent, Jeanne et moi, nous causions rarement plus que l’habitude ne le rendait nécessaire. J’entendis ce jour-là un coup à la porte ; je dis simplement que c’était sans doute lord Erlistoun, et je me mis à ranger mes papiers.

— Non, c’est lady Erlistoun. Je l’attendais. Ne vous en allez pas, Marc, je vous en prie.

Naturellement j’obéis.

Lady Erlistoun n’était jamais venue d’aussi bonne heure et si familièrement ; elle était rarement venue seule comme cette fois. Elle embrassa Jeanne légèrement, à la française, la remercia de la recevoir si tôt, tout en espérant qu’elle n’était pas fatiguée de la peine qu’elle avait prise la veille au soir.

— Mais vraiment, ma chère, vous chantez dans la perfection ! M. Browne, pourquoi ne m’aviez-vous pas dit cela plus tôt ? Quelle simplicité parfaite avec un style si achevé ! Votre cousine aurait été digne d’étudier sous Garcia.

— C’est ce que j’ai fait quelque temps.

Lady Erlistoun la regarda avec surprise.

— Il y a eu un moment où je croyais gagner ma vie avec ma voix.

— Vraiment ?

— Ce n’était pas la carrière que j’aurais choisie, mais je croyais à la nécessité probable de gagner mon pain. Je n’avais que ma voix et je m’en serais servie volontiers. Je n’en ai pourtant pas eu besoin, et peut-être en resterai-je là.

— Certainement.

Et lady Erlistoun commença à causer gracieusement avec moi, dans l’espoir de me chasser bientôt de la chambre, ce qui était en général le résultat de sa condescendance à mon égard ; mais la franchise de Jeanne trancha la difficulté.

— Je crois, lady Erlistoun, que vous aviez quelque chose à me dire ? Est-il nécessaire que je bannisse mon cousin Marc, qui est un frère pour moi qui n’en ai point ?

Lady Erlistoun fit un signe négatif.

— Ma communication est bien simple. Peut-être Erlistoun vous l’a-t-il déjà dit, vous qui êtes son confesseur. Il m’a même dit que sa décision dépendait de la vôtre. Certes, jamais il n’y eut un plus fidèle adorateur que mon fils devant ce charmant autel.

La légèreté du ton, indiquant la légèreté du lien, blessa-t-elle Jeanne ? En tout cas, elle répondit fermement :

— Lord Erlistoun est bien bon ; il ne pouvait laisser les décisions qui le regardent en des mains plus sûres ; mais vous savez l’un et l’autre que je ne prétends à aucun droit d’influencer ses projets.

Lady Erlistoun sourit.

— Je vois. Il faut qu’il fasse lui-même sa confession, et qu’il implore lui-même son absolution.

— J’espère qu’il me connaît trop pour faire l’un ou l’autre.

Le sérieux de Jeanne parut gagner un moment la mère. Elle demanda à demi-voix :

— Miss Dowglas, dites-moi, n’existe-t-il plus de lien entre mon fils et vous ? L’engagement est-il rompu ?

— Il n’y a jamais eu d’engagement de son côté. Je croyais qu’il vous l’avait dit depuis longtemps. Il a toujours été libre, parfaitement libre.

Un éclair passa dans les yeux de lady Erlistoun comme un faible reflet de ceux qui illuminaient quelquefois le regard de son fils.

— Ne disputons pas sur des mots ; je veux vous communiquer mon projet, que je désire depuis longtemps mettre à exécution. Je voudrais faire avec mon fils un voyage en Italie, en Grèce et en Terre sainte. C’est un charmant pays que la Terre sainte.

Cette dernière remarque m’était adressée, j’y répondis par une ou deux phrases afin de donner à Jeanne le temps de se remettre. Elle dit bientôt :

— Serait-ce bien long, lady Erlistoun ?

— Deux ou trois ans seulement, peut-être un peu moins.

— Et quand voudriez-vous partir ?

— Tout de suite.

Jeanne ne fit pas d’autre question : elle restait immobile. Ce n’était pas la couleur, car elle était maintenant toujours pâle, mais quelque chose disparut de son visage comme la lumière disparaît d’une fenêtre quand le soleil se voile, l’obscurité vient graduellement ; on s’y attendait ; cependant c’est une perte, une chose qui était et qui n’était plus.

— Dites-moi, miss Dowglas, que pensez-vous de ce projet ?

— Si lord Erlistoun le désire, et il le désire puisque sa mère le désire, il n’y a point de doute que vous ne deviez le faire.

— Devoir ! votre mot d’ordre, vous l’avez inculqué à un de nos amis. Il parle toujours de ce qu’il doit faire ; sérieusement, et il y avait de la bienveillance sous son ton de plaisanterie, une mère doit de la reconnaissance à ceux qui exercent une bonne influence sur son fils dans un moment critique de sa vie.

Les lèvres de Jeanne tremblaient.

— Je suis vraiment fâchée de le séparer de vous pour ce voyage ; mais vous le connaissez comme moi, ma chère miss Dowglas, c’est un noble cœur rempli d’honneur dans la pratique comme en principe ; seulement il est un peu, un peu… mais cela passera.

Qu’est-ce qui devait passer ? Jeanne le savait sans doute, car elle répondit fermement et lentement :

— Je le crois.

— Autrefois… je puis parler devant votre cousin, je le sais, autrefois, je désirais voir Erlistoun se marier de bonne heure, et à présent, je pense…

Elle hésita et jeta un coup d’œil sur les traits de Jeanne, moins frais et moins beaux qu’à la première enquête maternelle dans le salon de Lythwaite.

— Je pense quelquefois que si vous vouliez l’écouter…

— Non, interrompit précipitamment Jeanne, il vaut mieux qu’il ne se marie pas de bonne heure ; il ne lui serait pas bon de m’épouser.

— Le lui avez-vous dit ?

— Dès le début ; mais il ne veut pas en entendre parler. Il ne veut pas se passer de moi : il m’aime maintenant.

Oh ! quelle profondeur de signification dans ce maintenant à demi étouffé. Je suis sûr qu’elle n’avait pas l’intention de le dire.

Lady Erlistoun l’avait-elle entendu ou non ? Je crois qu’elle l’avait entendu et compris. Elle prit la main de Jeanne entre les siennes, et dit, du fond d’un cœur qui avait peut-être battu fidèlement et même passionnément autrefois, peut-être pour un autre lord Erlistoun, puisqu’elle s’était mariée à vingt ans :

— Je ne souhaite pas à mon fils d’aimer une plus noble femme.

À partir de ce jour, je cessai d’éviter aussi complètement l’amant de Jeanne ; son amour m’intéressait malgré moi, cette recherche persévérante et ce culte absorbant pour la femme qui s’était emparée non seulement de son imagination, mais de ce qu’il y avait de meilleur en lui, et qui était devenue pour lui quelque chose de plus noble et de plus pur qu’une passion, un idéal.

La passion d’ailleurs n’y manquait pas, des jalousies violentes, des colères passagères, tout ce pétillement d’un feu qui brûle, vivement, et vite… mais on ne s’en aperçoit pas tant qu’il brûle.

Un jeune homme passionnément et profondément épris d’un amour désintéressé a toujours quelque chose en lui qui mérite le respect. Et tant que les femmes seront des femmes, tant que l’amour qu’elles inspirent élèvera et ennoblira leur nature comme l’amour ennoblit celle d’un homme, on ne pourra s’étonner que ce dévouement ne soit pas consacré en vain à une idole, froide comme du marbre. Malgré tout ce que disait Jeanne, moi qui saisissais des regards et des accents moins soigneusement surveillés à mesure que le temps de la séparation approchait, je me convainquis qu’elle finirait tôt ou tard par épouser lord Erlistoun, en dépit des épreuves qu’elle pouvait lui imposer, de la liberté qu’elle lui laissait.

La veille de son départ, sa voiture était à la porte avant neuf heures. J’entendis son pas rapide sur l’escalier, et je l’entendis entrer dans le second salon où Jeanne arrosait sa jardinière ; de tous les présents dont il eût voulu la combler, elle n’acceptait que des fleurs.

— Je viens pour passer toute la journée ; me le permettez-vous ?

Jeanne sourit ; elle était occupée d’un héliotrope malade qui se desséchait dans l’atmosphère de Londres.

— Vous voyez, je ne puis pas le faire vivre.

— Peu m’importe ; gardez-le tant qu’il en vaut la peine, et puis jetez-le. Mais vous ne m’avez pas répondu ; dites-moi, puis-je rester, ou voulez-vous que je m’en aille ?

— Non ; et la main de Jeanne se glissa dans la sienne. C’est le dernier jour ; non.

Il n’avait jamais passé jusqu’alors une journée tout entière à Baker-street ; il devint bientôt impatient, agité, se promenant en long et en large dans le long salon sombre qui était notre appartement. Il n’y avait point de jolis boudoirs pour s’asseoir et causer comme chez lady Erlistoun. Il n’y avait point de jardins en plein soleil pour y faire l’amour comme à Lythwaite-Hall, c’est-à-dire si Jeanne avait permis de faire l’amour, ce qu’elle ne permettait pas. C’était seulement dans ses yeux, qui en dépit de son calme semblaient suivre tous les mouvements de lord Erlistoun et tenir note de ce qui lui plaisait, qu’on pouvait lire un amour étranger à tout égoïsme, détestant toute coquetterie, et qui ne se manifestait jamais mieux que par le silence.

Enfin, pendant qu’il écoutait courtoisement les longues confidences de ma bonne mère sur les désagréments d’une maison meublée, Jeanne plia son ouvrage et proposa d’aller tous encore une fois, comme nous l’avions fait si souvent, au Palais de cristal.

— Mais c’est jeudi, c’est un des jours du peuple.

— J’appartiens au peuple ; j’aimerais à y aller.

Nous allâmes donc.

Il est déjà à moitié oublié ; ce sera bientôt une histoire à raconter à nos enfants que le palais populaire de 1851. Mais comme il était beau, merveilleux, quand on sortait de la poussière de Londres et qu’on entrait dans cette grande nef avec ses arbres captifs, verts et immobiles, ses rangées de statues, sa fontaine de cristal ! Quel spectacle enchanté ! Et puis en s’avançant, on entendait le murmure infini de la foule qui ne vous quittait plus, cette foule curieuse, émouvante, infiniment humaine, dont la masse donnait le sentiment de la solitude, tandis que son murmure incessant et confus donnait le sentiment du silence !

J’aimais à me laisser porter en avant par cette mer vivante, ou bien à la contempler d’une des galeries du bout, et à suivre chacun de ces atomes portant un fardeau personnel et inconnu de plaisir et de souffrance. J’aimais à sentir, par l’émotion qu’ils me causaient, que chacun d’eux était mon frère ou ma sœur, noble ou non, riche ou pauvre, savant ou ignorant, pécheur ou innocent, toujours mon frère ou ma sœur, et en cette qualité digne de tout mon intérêt, puisque aucun d’eux ne devait être oublié devant Dieu.

Parfois aussi, quand le grand orgue commençait à retentir, je cherchais à résoudre bien des problèmes compliqués sur moi-même et les autres, en pensant à eux, non comme ils étaient alors, chargés pour la plupart de douleurs inutiles ou souillés de péchés ineffaçables en apparence, mais comme faisant partie de cette grande multitude que nul ne peut compter et qui viendra de toute nation, de toute tribu, de tout peuple et de toute langue, pour former l’innombrable compagnie de l’Église des premiers-nés.

Ces sentiments étouffaient tous les autres ; et lorsque je voyais, toutes les heures à peu près, sortir de la foule ou y rentrer les deux personnes qui m’inspiraient un intérêt personnel, je les contemplais comme si je les avais rencontrées dans cette sublime compagnie où nous aurons, d’après notre foi, perdu tout ce qui, dans notre personnalité, n’est pas trop pur pour souffrir.

Je crois qu’ils jouissaient de leur journée. Je les vois encore, la tête de lord Erlistoun s’élevant au-dessus des autres, et la taille élancée de Jeanne avec sa robe foncée, suivant les longs transepts ou errant dans les cours éclatantes. Enfin, à notre lieu de rendez-vous, je les trouvai assis au milieu du peuple, des gens qui tiraient leurs dîners de grands paniers et remplissaient leurs verres à la fontaine de cristal ; lord Erlistoun se leva même et prit la peine de remplir les verres d’une femme grognon et chargée d’enfants qui répondit seulement d’un ton brusque :

— Merci ; vous êtes plus poli que les jeunes gens d’ordinaire.

L’eût-il fait s’il eût été seul ? me demandai-je ; ou n’était-ce que pour voir le sourire de Jeanne ? En tout cas, il avait bien fait.

Le jour baissait, un demi-crépuscule obscurcissait les cours, tandis que des reflets de soleil flottaient au milieu des tapis et des bannières des diverses nations suspendues dans les ailes du bâtiment.

— Allons nous asseoir tranquillement dans un coin, pour attendre que la cloche sonne.

Ils allèrent tous deux s’asseoir. Ils causaient vivement. Je ne les entendais pas, et je ne désire pas savoir ce qu’ils disaient ; nul ne doit penser même à troubler la sainteté du passé d’un autre.

Je me rappelle Jeanne encore aujourd’hui comme elle était assise là, les mains jointes, les yeux baissés, pour écouter, ou les relevant doucement quand elle parlait pour regarder lord Erlistoun, et ce visage beau par lui-même, si beau à ses yeux, Dieu le sait. Je ne le nie pas, je ne lui reproche rien. Dieu le bénisse ! Il a été le premier amour de Jeanne.

La cloche du départ sonna. Elle tressaillit ; elle était souvent nerveuse ; maintenant le son profond, prolongé semblait la transpercer ; lorsqu’elle se leva, à peine pouvait-elle se soutenir.

— Elle est épuisée ; il faut la ramener à la maison.

— Oui, oui. Cinq minutes encore, pour faire un dernier tour dans cette belle nef, n’est-ce pas, Jeanne ?

Elle consentit par un sourire.

S’appuyant sur le bras de lord Erlistoun, elle traversa lentement la nef ; puis, à la porte, elle s’arrêta et se retourna pour regarder en arrière.

L’année dernière, en allant à Kensington-Garden, je m’arrêtai aussi, peut-être au même endroit, en me rappelant comment nous nous étions trouvés tous les trois et comment nous avions contemplé ce palais enchanté avec tout son éclat de coloris, de parures et de son. Qu’en restait-il ? Rien, si ce n’est l’air, la lumière et l’espace où le soleil brille encore, où l’herbe pousse. Heureux, me disais-je, ceux à qui ces biens restent encore, après la destruction des palais de cristal de leur jeunesse !

En revenant à la maison, lord Erlistoun trouva un billet de sa mère qu’il fit passer à Jeanne avec un geste de dépit.

— Mais, non, je ne veux pas ; comment peut-elle le demander ? Ma dernière soirée ! la perdre chez l’évêque… Elle sait que j’ai horreur d’y aller… Jeanne, si vous saviez…

Il s’arrêta.

— Je sais une chose, dit la voix persuasive de Jeanne ; c’est que vous ne refuserez pas votre mère, c’est son droit.

— Et vous, n’avez-vous pas de droits ? Pas même ce dernier soir ? Ah ! vous êtes cruelle !

— Vous croyez ?

Jeanne prit sa montre. Sa main tremblait, mais son accent était décidé.

— Vous avez le temps de nous satisfaire toutes deux. Voyez, une, deux, trois heures encore à rester avec nous, et puis vous partirez.

Encore quelques reproches comme Jeanne en devait souvent supporter et calmer par son sourire. Mais son sourire le calmait toujours, et, autre fait qui me faisait toujours réfléchir à l’avenir, sa volonté l’emportait toujours.

Une heure de calme environ dans le salon qui s’obscurcissait peu à peu. Je lus à la fenêtre aussi longtemps que possible ; ma mère sommeillait sur le canapé. Lord Erlistoun protestait contre les lampes ; nous n’avions donc pour nous éclairer que le fantastique reflet du réverbère de la rue donnant sur la muraille. À sa lueur, je voyais Jeanne immobile dans son fauteuil, et une autre personne assise auprès d’elle, à la fin sur le tapis à ses pieds. On aurait pu rire en se rappelant la dignité de l’attitude de lord Erlistoun à Lythwaite, mais ce n’était plus matière à sourire maintenant.

— Est-ce qu’on ne cause pas ? dit Jeanne après un long silence.

Une conversation décousue s’ensuivit. On parla de divers livres et de diverses personnes ; et puis, soit que ses idées l’abandonnassent, soit qu’elles revêtissent une forme passionnée qu’il ne pouvait exprimer que dans de certaines limites, bien que ma mère et moi ne le gênassions pas beaucoup d’ordinaire, lord Erlistoun se mit à répéter des vers.

Quelle voix que la sienne, sonore, profonde, douce ! Comme elle se glissait dans l’ombre avec une emphase volontaire qui devait aller tout droit à un cœur jeune et qui l’aimait ! Elle me touchait, moi aussi, dans une certaine mesure ; certains fragments en particulier, que je retrouvai plus tard dans un livre et dont je n’avais pas alors découvert tout le sens. C’était un poème d’amour, naturellement. Le jeune homme décrivait, dans un langage enivrant d’un charme moitié céleste, moitié terrestre, celle qui aime et qu’il cherche toujours ; enfin il la rencontre la dernière.

— Je compris enfin que c’était la vision cachée depuis tant d’années à mes yeux, que c’était…

— Émily ! souffla Jeanne en riant. Pourquoi vous arrêtez-vous ? C’est un des plus jolis noms que je connaisse.

— Je le déteste !

Lord Erlistoun bondit sur ses pieds ; il ne voulut plus réciter de vers. J’avais bien trouvé un peu étrange qu’au moment de la séparation, un amant pût épancher ses sentiments dans les paroles d’un autre ou même parler du tout. Mais l’amour prend des formes si diverses que ce qui paraît faux à une nature peut être profondément vrai dans une autre.

Il reprit sa promenade en long et en large. Jeanne soupira, puis se leva et ouvrit le piano.

— Vous souvenez-vous de ceci, Marc ? Vous aimiez cela, bien que vous n’ayez pas grand goût pour la musique.

— Pour toutes les musiques, non.

Mais cela était une des mélodies sans paroles de Mendelssohn. Elle l’avait jouée, avec un rayon de soleil sur ses cheveux, par cette matinée de mai, à Lythwaite. Avant qu’elle eût joué bien des mesures, lord Erlistoun l’interrompit :

— C’est trop calme, trop doux, Jeanne, jouez quelque chose qui me plaise, ou plutôt ne jouez pas ! Écoutez (l’horloge de l’église sonnait) ! Il n’y a plus qu’une heure maintenant !

Il saisit sa main gauche pendant que l’autre errait négligemment sur les notes hautes, et il se mit à lui parler tout bas, comme font les amants.

Je retournai à la fenêtre. Au milieu de la rue était une femme, un enfant dans les bras, un autre à ses côtés ; elle chantait d’une voix passée maintenant, mais qui n’avait pas dû être dépourvue de charme. Plus loin, on apercevait, se pressant autour du palais d’un marchand de genièvre, un groupe de femmes, plus misérables encore, traînant après elles des enfants, attendant ou cherchant des maris récalcitrants ou ivres. Enfin, sous la lanterne rouge du docteur en face de notre porte, paraissaient et disparaissaient les uns après les autres des centaines de visages souvent tristes, et dont les physionomies n’étaient guère séduisantes ; c’était la fantasmagorie d’une rue de Londres le soir.

Au dehors, tel était le spectacle ; au dedans, ils étaient deux répétant des vers d’amour, et chuchotant ensemble au son d’une douce musique. Que Dieu nous soit en aide ! me disais-je. N’y a-t-il donc au monde que l’amour ? N’y a-t-il rien à faire qu’à être heureux ?

Oh ! Jeanne, j’étais bien dur pour toi ! Dur même alors, et aveugle comme nous le sommes presque toujours quand nous jugeons sévèrement.

J’entendis tout d’un coup la voix de lord Erlistoun si impétueuse qu’il était impossible de ne pas saisir les paroles.

— Au moins, vous m’écrirez ! Vous ne m’interdirez pas de vous écrire aussi souvent qu’il me plaira ?

— Est-ce que je ne vous l’ai pas promis il y a longtemps ?

— Je sais, vous m’avez promis tout ce que je pouvais désirer ; mais vous ne voulez accepter de moi aucune promesse. Encore une fois, pourquoi ? Me croyez-vous changeant ?

Jeanne sourit.

— Je n’ai pas été la première, vous le savez.

— Mais vous seriez la dernière. Oh ! Jeanne, est-ce que vous ne croyez pas que je vous aime ?…

— Je le crois… Mais…

— Chut ! je sais ce que vous allez dire… Votre ancien argument : votre expérience et la mienne sont absolument différentes ; vous avez vécu pour travailler et moi pour jouir ; ma jeunesse commence et la vôtre…

— Vous m’avez ramené ma jeunesse, murmura-t-elle. Oh ! oui, j’ai été bien heureuse !

— Vous avez été ?… C’est toujours au passé.

Et il ajouta quelque chose de plus, rapidement, d’un ton incohérent ; sa voix était tour à tour farouche et tendre.

— Non, répliqua Jeanne, je ne crains pas ces choses-là ; Les différences extérieures ne sont rien quand l’union est au fond, l’amour, la confiance et… la fidélité.

— Assez, assez ! dit-il amèrement. Je ne suis pas à vos yeux d’un tempérament fidèle. Prudente personne ; vous me jugez d’après la couleur de mon teint et la nuance de mes cheveux.

— Lord Erlistoun ?

— Non, je ne le nie pas, je suis fort différent de votre cousin Marc que voilà. Je suis méridional jusqu’au bout des ongles ; il me semble quelquefois que mon sang court comme du feu dans mes veines, vous l’embrasez, et puis vous me regardez brûler ! Jeanne, vous ne m’aimez pas, vous ne m’avez jamais aimé !

Un instant elle ne répondit pas :

— Ainsi vous pensez que lorsque je vous ai promis, vous savez bien quoi, je me suis menti à moi-même et encore plus à vous, par le plus indigne mensonge que puisse prononcer une femme ?

— Pardonnez-moi ! oh ! pardonnez-moi ! je vous aime et je vous fais toujours du chagrin !

Jeanne hésita encore avant de répondre.

— Le chagrin et l’amour, je prends tout ensemble, et je ferais de même vingt fois encore, parce que j’espère en vous.

Elle n’avait pas parlé avec confiance, le fondement et la source de l’amour ; mais il ne s’en aperçut pas.

— Oui ! répéta Jeanne, un grand espoir ! Voilà comme nous sommes, nous autres femmes ; votre amour nous importe moins que ce que vous êtes. Nous pouvons nous satisfaire, mêmes séparées de vous, si vous êtes tout ce que vous devez être ; je le pourrai.

— Jeanne, je serai tout ce que vous voudrez si vous voulez seulement être ma Jeanne.

Il essaya sans doute de la prendre dans ses bras, car elle recula évidemment.

— Oh ! non, dit-elle avec un accent douloureux, j’ai le sentiment que ce n’est pas bien, à moins que…

Et elle laissa tomber sa tête dans ses mains.

— Je sais que nous ne serons jamais l’un à l’autre plus que nous ne le sommes maintenant.

Je ne sais pas ce qu’il répliqua, quelles furent les dernières paroles qu’ils échangèrent. Qu’elles restent sacrées comme toutes les dernières paroles !

Lorsque Jeanne me rappela de ma chambre pour lui dire adieu, lord Erlistoun était debout, extrêmement pâle, près de la lampe qu’on venait d’allumer. Il avait l’air hautain ; il ressemblait davantage au lord Erlistoun de Lythwaite qu’à celui que nous connaissions maintenant. Ma mère, avec son cœur affectueux, lui tendit la main en murmurant quelques mots de souhaits et de bénédictions. À sa grande surprise, il saisit cette main et la baisa.

— Merci de toutes vos bontés, j’espère vous les rendre dans deux ans ! et rappelez-vous (il se tourna vers moi ; que je lui plusse ou non, je crois qu’il avait confiance en moi), quelque libre qu’elle veuille me laisser, je regarde Jeanne Dowglas comme ma femme. Prenez soin d’elle jusqu’à ce qu’elle devienne ma femme. Adieu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il n’était pas parti depuis un mois qu’il advint à notre famille une catastrophe que je raconterai en quelques mots seulement, puisque je n’écris pas notre histoire, mais celle de lord Erlistoun. C’est souvent ainsi d’ailleurs qu’il faut raconter ces événements de la vie, plus terribles que la mort.

On découvrit dans notre maison Browne et compagnie que, depuis longues années, un de nos associés pratiquait un système de fraudes compliquées et systématiques, impossibles à attribuer à un simple entraînement. Peu importe son nom, il est effacé de la face de la terre, le misérable faussaire se tua.

Mon père fit la seule chose que pût faire un honnête homme : il sacrifia sa fortune à son intégrité. Il paya ce qu’il devait jusqu’au dernier sou ; puis, laissant retomber sa tête en paix, il mourut peu après. Mon dernier souvenir de Lythwaite-Hall est celui de son cercueil passant la grille par un jour de neige.