Lord Brougham, sa vie et ses œuvres

LORD BROUGHAM
SA VIE ET SES ŒUVRES

I. Life of lord Brougham, by the late John lord Campbell; 1 vol. London 1869, John Murray.
II. Works of Henry lord Brougham, 11 roi. London, Charles Griffin and C°.

Lord Brougham est mort au commencement de l’année 1868, et la fin de cette même année a vu paraître assez inopinément une biographie fort détaillée de l’illustre homme d’état. L’auteur de cette biographie, lord Campbell, a été lui-même chancelier d’Angleterre, et il a laissé des travaux historiques fort estimés. Bien qu’un peu plus jeune que Brougham, Campbell l’a précédé de plusieurs années dans la tombe. Il n’y avait guère de sympathie entre la nature de ces deux hommes, ce qui n’a pas empêché Brougham de se lever dans la chambre des lords, au lendemain de la mort de Campbell, pour payer a à son noble et docte ami un tribut d’hommages et de regrets. » Brougham aurait peut-être changé les termes de cette oraison funèbre, s’il avait eu connaissance de celle que son noble et docte ami lui avait de son côté soigneusement préparée. Par la sévérité souvent brutale de ses jugemens, cette vie de Brougham a causé en Angleterre un assez vif émoi, et les nombreux amis du vieux chancelier en ont contesté l’exactitude autant que l’équité. Sans entrer dans les détails de la controverse, nous voudrions mettre les lecteurs de la Revue en mesure de se former une opinion sur le caractère et le talent de cet homme si merveilleusement doué, qui, au barreau et dans la politique, s’est élevé par intervalles au premier rang sans s’y asseoir pour toujours, qui s’est distingué dans les sciences presque autant que dans les lettres, et qui, après avoir joui d’une célébrité européenne, est mort sans laisser ni une œuvre achevée ni peut-être un renom durable. Campbell demeurera notre guide dans cette étude; mais nous ne le suivrons point à l’aveugle, et nous essaierons de faire la part du vrai et du faux dans ses appréciations.


I.

Henry Brougham naquit à Edimbourg le 19 septembre 1778. Il était cependant non pas de race écossaise, mais d’une ancienne famille du Westmoreland, moins ancienne, à vrai dire, qu’il ne s’imaginait, car, s’il prétendait descendre des barons normands de Burgham, cette origine est toujours demeurée au moins problématique. Une aventure romanesque avait fixé son père à Edimbourg. Passionnément épris de la nièce de l’historien Robertson, sous le toit de laquelle le hasard l’avait conduit, il dut, pour obtenir l’amour de sa fiancée, faire le sacrifice de sa patrie, et s’engager sur l’honneur à ne jamais retourner en Angleterre. Le père de Brougham tint son serment à la lettre, et il ne repassa jamais la frontière d’Ecosse, sans que cet exil lui causât trop de peine. Il est certaines villes auxquelles on s’attache comme à un être aimé et dont le charme vous enlace au point qu’en s’éloignant on sent se déchirer quelques fibres du cœur. On connaît l’aventure de M. d’Agincourt, qui, étant venu à Rome pour quinze jours, y est demeuré le reste de sa vie, et il fallait entendre M. Ampère contant cette histoire avec complaisance sur les lieux mêmes. La cité romantique que les poètes appellent la pâle Edina, et les pédans l’Athènes du nord, a fait naître des tendresses non moins profondes. Walter Scott déclarait que, pour voir se lever et se coucher le soleil, pas un endroit n’était comparable à ces rochers du Mont-Arthur où il venait égarer ses jeunes rêveries. Brougham ne devait cependant point hériter des sentimens de son père pour l’Ecosse; jeune encore, il l’abandonna sans regrets, et bien qu’il en eût conservé l’accent guttural, il ne se faisait point faute de railler cet accent et de parler des Écossais en des termes que leur amour-propre national, le plus inflammable qu’il y ait au monde, à en croire Johnson, devait vivement ressentir.

Brougham avait seize ans quand, après une enfance studieuse, il fut inscrit en qualité d’étudiant sur les registres de l’université d’Edimbourg. Cette université, qui n’a pas aujourd’hui la célébrité européenne d’Oxford et de Cambridge, était alors à l’apogée de sa réputation. Les hommes de génie qui avaient fait la gloire de l’Ecosse au XVIIIe siècle, Hume, Robertson, Reid, Adam Smith, Fergusson, Dugald Steward, y avaient presque tous été élèves ou professeurs. Les exemples et la tradition des uns, les leçons et les encouragemens des autres enflammaient l’émulation d’une jeunesse studieuse. Mackintosh, qui a précédé Brougham à l’université de dix années seulement, nous a laissé dans ses mémoires le tableau animé de sa vie d’étudiant et de ces discussions où Benjamin Constant, « jeune Suisse de manières bizarres et d’un grand talent, » au dire de Mackintosh, se faisait déjà remarquer. Dans un de ses meilleurs essais, Brougham est revenu avec complaisance sur les souvenirs de sa vie d’université en rappelant l’impression qu’avaient produite sur lui les leçons de l’illustre chimiste Black. Il s’était senti d’abord attiré par l’étude des sciences, et ses premiers essais furent une suite d’opuscules sur la décomposition de la lumière et sur le calcul infinitésimal, qu’une société de Londres jugea dignes d’être imprimés à ses frais. Brougham conserva toute la vie la prétention d’avoir une connaissance approfondie des lois de l’optique, tandis que, selon ses détracteurs, il prenait volontiers ses erreurs pour des découvertes. Il fallait, en tout cas, une singulière force d’esprit pour traiter à dix-huit ans et comme en se jouant de matières aussi abstraites. En même temps qu’il étudiait l’optique, Brougham s’était en effet jeté à corps perdu dans les discussions politiques, qui étaient alors l’occupation favorite, on peut dire l’amusement de la jeunesse écossaise réunie dans les clubs. Le talent précoce que Brougham déployait dans ces discussions, la vivacité de ses saillies, la vigueur de son argumentation, donnaient à tous ceux qui l’entendaient l’idée qu’il serait un jour l’égal des Fox et des Sheridan. Il apportait au reste dans la vie physique la même ardeur que dans la vie intellectuelle, et après toute une journée laborieusement écoulée dans sa chambre d’étudiant, on le rencontrait le soir dans les tavernes, en compagnie d’une bande de jeunes fous avec lesquels il se précipitait dans des plaisirs d’un ordre peu relevé, moins, s’il faut en croire Campbell, par inclination naturelle que par prétention à l’universalité.

Parvenu à l’âge de quitter l’université et de choisir une carrière, ce fut un jeu pour lui que de subir les examens nécessaires pour acquérir officiellement le titre d’avocat. La nature de Brougham ne comportait pas l’attente patiente de cette première occasion, qui est parfois si lente à venir dans la vie des jeunes gens, et nous allons le voir chercher, dans l’affectation de certaines singularités, les prémices de sa réputation. Original, il l’était sans doute autant que personne, par nature et par tempérament. Excentrique, il ne pouvait manquer de le devenir par confiance en lui-même et par mépris pour l’opinion d’autrui; mais cette excentricité, cette originalité même, conservèrent toujours quelque chose de volontaire et d’apprêté. Un peu de calcul entrait jusque dans ses boutades, et il estimait qu’un certain tour de bizarrerie, loin de nuire à la renommée, y ajoute au contraire quelque saveur. Il ne faut point chercher ailleurs l’explication des traits étranges qui signalèrent ses débuts à la barre des tribunaux écossais. Brougham manquait ouvertement de respect aux magistrats. Il plaidait avec intrépidité les thèses les plus paradoxales, soutenant, par exemple, qu’un homme accusé d’avoir volé des moutons ou des bottes devait être acquitté parce qu’il avait volé des brebis ou des souliers, car, ajoutait-il, on ne peut prétendre que l’espèce soit la même chose que le genre, ni des moutons la même chose que des brebis. Cette tactique n’eut d’autre résultat que d’amener ses amis à se demander s’il était tout à fait dans son bon sens. Il résolut alors de se tourner vers l’économie politique et de se poser en rival d’Adam Smith en publiant un Essai sur la politique coloniale des puissances européennes. Pour répondre dignement à son titre, un pareil ouvrage eût exigé un travail de plusieurs années, et Brougham n’y avait guère consacré que trois mois. La rapidité prodigieuse avec laquelle il travaillait était pour lui moins une force qu’un danger, et il n’a rien écrit qui ne porte la trace de ces habitudes hâtives.

La création de la Revue d’Edimbourg devait lui fournir l’occasion de satisfaire à son gré l’activité dévorante qui le consumait. On sait qu’il fut, avec Jeffrey, Lamb, Horner, Sidney Smith, un des fondateurs de ce recueil célèbre, dont l’influence politique et littéraire a été si grande en Angleterre. Le premier numéro, qui parut au mois d’octobre 1802, ne contenait pas moins de trois articles de lui, et, durant les années qui suivirent, ce fut à peine s’il laissa passer une seule livraison sans y publier quelque chose. Il ne craignait pas de solliciter des directeurs de la Revue un emprunt de mille guinées dont il promettait de s’acquitter en articles. On assure qu’un numéro contenant, entre autres travaux, une analyse des différentes manières de faire l’opération de la lithotomie et une étude sur la musique des Chinois est tout entier de sa main. De ces essais rapides, celui qui a fait assurément le plus de bruit n’est pas celui dont Brougham aimait le plus volontiers à rappeler le souvenir. L’année 1809 avait vu paraître un recueil de poésies intitulé Heures d’oisiveté, œuvre d’un jeune homme qui, avec une modestie feinte ou réelle, joignait sur la couverture, à son titre de lord, l’épithète de mineur. Dans un article dédaigneux jusqu’à la brutalité, Brougham déclara que les inspirations du jeune auteur étaient comparables, pour leur platitude, à des eaux stagnantes. Il prit soin de lui apprendre que, pour écrire en vers, la rime ne suffit pas sans l’imagination, et il lui donna le conseil de renoncer pour jamais à la poésie. Or il se trouva que ce jeune auteur sans imagination était tout simplement lord Byron. L’âme altière de Byron ressentit profondément le dédain avec lequel il avait été traité, et il fit paraître en réponse, sous le titre de Bardes anglais et Critiques écossais, une satire bien connue qui fut la première révélation de son génie. Les articles de la Revue d’Edimbourg n’étant jamais signés, la colère de Byron portait surtout sur Jeffrey, l’éditeur; mais Brougham avait aussi sa part des coups, et au nombre des conseils ironiques que Byron donnait à la Revue d’Edimbourg en échange de ceux qu’il avait reçus, se trouvait celui-ci : prends garde aux bévues de Brougham (beware blundering Brougham). Le sarcasme tombait assez juste; aussi, bien qu’il y eût peut-être quelque bonne grâce à le faire, Brougham s’est-il bien gardé de reproduire dans la collection complète de ses œuvres ce malencontreux article.

Lorsque la maladresse tranchante de Brougham attira cet orage sur la Revue d’Edimbourg il y avait déjà six ans qu’il avait quitté le barreau écossais pour entrer dans les rangs pressés des avocats anglais. Le 3 novembre 1803, il avait obtenu Fon admission au sein de la société de Lincoln’s Inn. Il fallait que Brougham eût une singulière confiance dans ses forces pour abandonner ainsi Edimbourg, la ville de sa naissance, le centre de ses relations, et pour se jeter tête baissée dans cette mer de Londres où il est si difficile aux inconnus de surnager. Le barreau écossais ne lui offrait du moins aucun rival qu’il ne pût sans témérité se flatter de dépasser; mais il n’en était pas de même du barreau anglais, où brillaient encore Erskine et Romil’y, où Mackintosh venait de faire ses débuts, où des praticiens redoutables, tels que Scarlett et Denman, pouvaient lui obstruer longtemps la route, cette route où la studieuse jeunesse anglaise se presse avec d’autant plus d’ardeur que des sombres jardins du Temple elle conduit souvent jusqu’au palais de Westminster, et jusqu’au sac de laine où s’assoit le président de la chambre des lords. Il s’en fallait heureusement de beaucoup que Brougham fût homme à se troubler par la comparaison de son mérite avec celui de n’importe quel concurrent, et il entra en lice avec assurance. Ce qu’il venait au reste chercher à Londres, c’était moins une clientèle que des relations avec le monde politique anglais. Personne n’a subi au même degré que Brougham cette fascination de la vie publique qui engendre chez les natures ardentes tant d’espérances, tant de déceptions et tant de regrets. Il était trop amoureux de véritable renommée pour ne pas s’apercevoir combien est étroite la sphère où retentit l’écho des plus beaux plaidoyers. Au temps où Brougham débutait dans la vie, l’entrée de l’arène publique était presque toujours ouverte aux hommes nouveaux par quelqu’un de ces opulens seigneurs qui disposaient d’autant et de plus de sièges au parlement qu’ils ne possédaient de châteaux; mais, pour obtenir leur puissant patronage, la première condition était de faire arriver son nom à leurs oreilles, et Brougham n’ignorait pas que le barreau de Londres, par la variété des élémens dont il se compose et par la nature cordiale de ses usages, lui offrait des chances qu’il n’aurait point trouvées à Edimbourg. Sa conversation brillante et intarissable, moins désordonnée, moins verbeuse qu’elle ne devait le devenir un jour, lui fit bientôt une réputation au-delà des vieilles murailles de Lincoln’s Inn. Nul parmi ses confrères n’était appelé aussi souvent que lui à s’asseoir à la table de quelque grave pair whig, ou à fournir son contingent de gaîté durant ces soupers nocturnes dont les jeunes membres du parti, fidèles disciples de Sheridan et de Fox, n’avaient garde de perdre la tradition. Les premières relations de Brougham s’étaient nouées en effet avec les whigs, et c’était de leur côté que l’intérêt bien entendu conseillait à un jeune homme ambitieux de se tourner. Bien qu’à cette époque Pitt tînt encore les rênes du gouvernement, elles commençaient déjà à flotter plus lâches entre ses mains affaiblies. Il n’était pas dans les données de la prudence humaine de prévoir que les whigs, après avoir ressaisi un instant le pouvoir, devaient le perdre de nouveau pour en demeurer ensuite éloignés pendant vingt-trois ans. Brougham était fait d’ailleurs pour être un whig, car il avait le tempérament essentiellement réformateur. Réformer était chez lui une préoccupation constante, un besoin, une manie; il se plaisait à exercer de la sorte les facultés de son esprit à la fois inventif et inconsidéré, hardi et brouillon; mais ce qui contribua peut-être le plus efficacement à entraîner Brougham dans les rangs du parti whig, ce fut le charme exercé sur lui comme sur bien d’autres par le salon de Holland-House. Aujourd’hui la société a si fort changé de face, qu’un salon, s’il cesse d’être un désert, devient aussitôt un caravansérail. On a donc peine à s’imaginer tout ce qu’une hospitalité gracieuse et seigneuriale pouvait faire autrefois pour enrôler au profit d’un parti de jeunes adhérens. Macaulay parlait encore avec émotion au bout de trente années « de ce cabinet vénérable de lord Holland, dont la grâce d’une femme savait tempérer l’aspect sévère, de ce salon où tout ce que les lettres et la politique avaient produit de plus illustre se réunissait chaque soir pour causer de la dernière discussion du parlement ou de la dernière pièce de Scribe, et par-dessus tout de la grâce et de la bonté, encore plus admirable que la grâce, avec laquelle le propriétaire de cette antique demeure exerçait son hospitalité princière. » Cet attrait de la grâce et de la bonté que Macaulay devait subir quelques années plus tard, Brougham n’y avait pas non plus échappé, et lord Holland demeura longtemps pour lui un protecteur vénéré.

Ce fut dans ce milieu brillant, où il jouissait, d’être apprécié à sa valeur, que Brougham passa les premières années de son séjour à Londres. En revanche, ses succès au barreau furent loin pendant longtemps d’égaler ses succès dans le monde. On peut s’imaginer l’impatience avec laquelle il attendait l’occasion de se produire. Il finit cependant par la rencontrer. Les marchands de Liverpool le chargèrent de demander en leur nom, devant le parlement, la révocation des ordonnances en conseil, rendues par mesure de représailles contre le blocus continental, mais qui paralysaient le commerce extérieur de l’Angleterre. Pendant six semaines, Brougham dirigea chaque soir les débats de cette grande enquête parlementaire, interrogeant lui-même les témoins, tirant parti avec un art admirable de leurs dépositions et déployant une merveilleuse quantité de connaissances scientifiques et économiques. Il perdit sa cause, mais de ce jour sa fortune d’avocat fut faite. Cependant, et bien qu’à partir de ce premier succès Brougham dût être souvent chargé des intérêts les plus graves, il ne parvint jamais à se faire compter par les praticiens comme un véritable avocat d’affaires. Il conserva toujours dans sa manière d’être quelque chose de pétulant et d’inconsidéré qui éloignait la confiance des attorneys, dispensateurs suprêmes du pain quotidien des avocats anglais. On lui reprochait de s’inquiéter beaucoup moins du verdict que de la plaidoirie, du résultat que de l’effet. Aussi lui arrivait-il souvent, après avoir écrasé un de ses confrères sous la supériorité de son éloquence et ravi tout l’auditoire, d’être lui-même écrasé sous un verdict accablant et de s’en aller confus.

En revanche, il devait dépasser de bien loin tous ses contemporains et s’élever peut-être aussi haut qu’Erskine lui-même en s’engageant dans la voie des procès politiques et surtout des procès de presse. Cette voie se trouve aujourd’hui fermée aux jeunes avocats anglais, l’expérience ayant amené nos voisins à se défier des lois sur la presse comme d’une arme à deux tranchans dont l’usage blesse le plus souvent celui qui la manie; mais les procès pour libelle, suivant l’expression technique, étaient chose fréquente en Angleterre sous la domination des Liverpool et des Castlereagh. Pendant et depuis leur administration, les franchises de la presse n’eurent pas de défenseur plus constant que Brougham jusqu’au jour où, devenu membre de la chambre des lords, il se leva pour dénoncer comme une infraction aux privilèges de la chambre les articles d’un journaliste qui s’était permis de le traiter avec irrévérence. Il excellait dans ce genre tout spécial de plaidoyers, et ne reculait pas devant l’idée d’adresser un appel aux passions du temps, quand l’intérêt de sa cause semblait le lui commander. C’est ainsi que la défense d’un client accusé d’avoir écrit un libelle contre le clergé du comté de Durham était pour lui l’occasion de s’élever contre l’indolence et la richesse des ministres de l’église anglicane en termes dont l’ironie amère du passage suivant peut donner une idée : « Chose étrange à dire et qui paraîtra sans doute incroyable à quelques-uns de ceux qui m’entendent, dans toute l’Ecosse, depuis la Tweed jusqu’aux Shetland, on ne rencontre pas un évêque, pas un chapitre, pas un doyen, pas même un ministre suppléant. Oui, nos frères du nord sont plongés dans les ténèbres d’une barbarie si épaisse qu’ils ne paient l’entretien d’aucune cathédrale et d’aucun bénéficiaire non résidant. Pauvres ignorans! ils ne savent même pas ce que c’est que la dîme. D’un bout de l’année à l’autre, ils n’acquittent pas le tribut d’une gerbe de blé, d’un porc ni d’un mouton. Et ce qui les rend non moins dignes d’admiration que de pitié, c’est qu’ils ont beau voir leurs intérêts spirituels si cruellement négligés, ils n’en formant pas moins aujourd’hui le peuple le plus fidèle à son roi, le plus heureux, le plus moral et le plus religieux peut-être qu’on puisse rencontrer dans l’univers. » Brougham avait préparé longuement ce plaidoyer, demeuré célèbre. La veille du jour où il le prononça, un de ses amis le vit de loin se promener à grands pas en gesticulant le long de la petite rivière qui baigne la ville de Durham; il voulut l’aborder. « Laissez-moi, laissez-moi ! lui cria Brougham en l’écartant du geste, je suis en train de distiller du venin contre le clergé de Durham. »

Brougham ne fût point au reste parvenu comme avocat à une célébrité aussi grande sans l’éclat qu’a jeté sur son nom la défense de la reine Caroline. Les premières dissensions de Caroline de Brunswick avec son royal époux dataient déjà de loin, quand en 1812, alors qu’elle était encore princesse de Galles, Brougham lui fut présenté par Canning. Loin d’imiter la réserve de lord Grey et des autres chefs du parti whig, qui déclinaient cette alliance compromettante, Brougham déploya tout ce qu’il possédait d’amabilité et de séduction pour conquérir les bonnes grâces de la princesse. Il est permis de penser qu’il envisageait déjà l’issue de ses différends avec le régent son mari, et qu’il était désireux de s’assurer à l’avance un rôle dans le dénoûment. La princesse de Galles lui témoigna bientôt la confiance la plus absolue et lui promit d’user en sa faveur du droit que lui donnait la constitution anglaise, en le nommant son attorney-général le jour où la mort de George III la ferait reine d’Angleterre. Ln épisode curieux, demeuré longtemps inconnu, montre jusqu’à quel point l’influence de Brougham était grande sur Caroline et sur les personnes qui lui étaient attachées. Charlotte, fille de Caroline et du régent, était élevée par ordre de celui-ci dans l’éloignement de sa mère. Menacée d’un mariage auquel elle ne voulait point consentir, la jeune princesse s’échappe un soir de Warwick-House, où on la tenait comme enfermée, gagne à pied le carrefour populeux de Charing-Cross, monte dans une voiture de louage et se fait rapidement conduire à Connaught-Place, où demeurait Caroline. En même temps elle avait expédié un message à Brougham, qu’elle considérait comme l’ami le plus fidèle de sa mère, et qui lui inspirait une confiance et une vénération sans bornes. Brougham accourut et s’efforça vainement de lui persuader de prévenir la colère de son père en retournant à Warwick-House ; Caroline, à son honneur, joignit ses instances à celles de Brougham. Le chancelier lord Eldon, les ducs d’York et de Sussex, oncles de la princesse, qui, prévenus de son escapade, étaient arrivés chacun de leur côté, lui firent entendre leurs représentations. La nuit tout entière s’était écoulée, le jour commençait à poindre, et c’était à peine si la princesse obstinée semblait faiblir quand Brougham eut une inspiration heureuse qui acheva de la déterminer. Il la conduisit sur le balcon, et, lui montrant le square, où quelques curieux commençaient à se rassembler, il lui dit d’une voix chaleureuse : « Il vous suffirait, madame, d’apparaître dans quelques heures sur ce balcon où nous sommes pour que tout le peuple de cette vaste métropole se rassemblât sur cette place dans un sentiment de commune sympathie pour vous; mais vous paieriez cher ce triomphe d’une heure quand des soldats viendraient pour assurer au prix de l’effusion du sang le triomphe des lois du pays. Que votre altesse s’en souvienne toute sa vie, jamais elle n’échapperait à la haine dont le peuple anglais poursuit ceux qui, en violant la loi, ont attiré sur leur patrie de pareilles calamités! » La jeune princesse céda, et avant que la grande capitale fût entièrement réveillée, elle était de retour à Warwick-House. Il y a dans les plaidoyers et dans les discours de Brougham bien des passages dignes d’admiration; mais il n’y en a peut-être pas qui soient d’une aussi véritable éloquence que ces quelques paroles improvisées sur le balcon de Connaught-House, alors que les premiers rayons du soleil, perçant les brouillards de Londres, éclairaient la place presque déserte ; c’est au point de se demander si dans un récit publié trente ans plus tard, et qui fut une révélation, Brougham n’a pas dramatisé un peu les circonstances de cet incident oratoire.

Ce fut néanmoins malgré les observations et les conseils de Brougham que Caroline partit en 1814 pour le long voyage durant lequel son imprudence (pour employer le terme le plus doux) devait fournir contre elle à ses ennemis des armes si terribles. Le rôle joué par Brougham dans les longues négociations qui précédèrent le retour de Caroline a été l’objet de vives controverses, et sa réputation a gravement souffert des apparences équivoques qu’il a laissées planer sur sa conduite. En 1819, après que les rumeurs les plus injurieuses eurent commencé de circuler sur le compte de la princesse, et que son nom eût été fréquemment accouplé par la malignité publique avec celui du courrier Bergami, Brougham soumit mystérieusement à lord Liverpool, alors premier ministre, un projet d’arrangement. Aux termes de ce projet, si le régent avait promis de continuer, sa vie durant, à la princesse son épouse la pension de 35,000 livres sterling qu’un acte du parlement lui avait allouée seulement jusqu’à la mort de George III, celle-ci aurait pris de son côté l’engagement de ne jamais remettre les pieds en Angleterre. Or Brougham lui-même fut plus tard réduit à convenir qu’aucune instruction ne l’avait autorisé à proposer ce marché honteux, équivalent à un aveu de culpabilité en présence de l’accusation qui pesait sur la conduite de la princesse. En revanche, quand, après la mort de George III et l’avènement du régent au trône, lord Liverpool, prenant cette fois les devans, chargea Brougham de soumettre à l’acceptation de la reine une transaction à peu près semblable, Brougham s’abstint, par une négligence à peine croyable, de lui faire parvenir une proposition qui, venant de la part de son mari, pouvait, ce semble, être acceptée sans honte. Après que le nom de Caroline eut été effacé des prières liturgiques, il la laissa arriver, menaçante et indignée, jusqu’à Saint-Omer, où elle lui avait donné rendez-vous. Durant les négociations qui prirent place dans cette petite ville, il garda jusqu’au bout le même silence inexplicable, et ce fut par l’intermédiaire de lord Hutchinson, le fondé de pouvoirs du roi, que Caroline eut pour la première fois connaissance de l’arrangement proposé. En recevant de lord Hutchinson une communication officielle où l’étendue des sacrifices qu’on lui demandait n’était nullement dissimulée, Caroline ne prit conseil que de sa colère, et, donnant l’ordre d’atteler sa voiture, elle partit immédiatement pour Calais. Brougham lui-même ne fut averti de ce brusque départ qu’en voyant passer sous ses fenêtres la chaise de poste qui l’emmenait. Quelques jours après, Caroline débarquait à Douvres, et elle était accueillie par les acclamations d’une multitude qui la croyait victime d’une persécution injuste, et qui chérissait en elle l’ennemie mortelle d’un souverain détesté.

Brougham se défendit toujours avec beaucoup de hauteur contre les accusations auxquelles son étrange conduite donna naissance. À en croire ses ennemis, il aurait trahi d’abord les intérêts de sa cliente en cherchant à se faire bien venir du régent par des propositions d’accommodement qu’il savait devoir être désavouées; puis il aurait ensuite poussé volontairement les choses à l’extrême en faisant échouer un arrangement qui eût été la ruine de ses espérances et de ses ambitions personnelles. C’est là, suivant nous, une appréciation trop sévère. Brougham n’était assurément pas un puritain, et il ne se rattachait pas à cette race des Anglais rigides qui, en littérature, a produit les Bunyan, et en politique les Wilberforce; mais c’était un honnête homme, et il n’avait dans le caractère rien de bas ni de tortueux. Ce fut bien plutôt par présomption et par légèreté qu’il pécha dans cette occurrence : par présomption, quand il proposa au nom de la reine, mais sans son autorisation, une transaction qu’il jugeait pour lors avantageuse ; par légèreté, quand il négligea de lui transmettre des offres qu’il considérait désormais comme inacceptables. Nous devons dire cependant que la reine Caroline, mieux placée qu’un autre pour en juger, partageait dans les derniers temps de sa vie l’opinion des ennemis de Brougham. « Ce M. Brougham est un grand coquin, » dit un jour à Crabb Robinson une marquise italienne qui avait vécu dans l’intimité de la reine. Et comme Robinson lui demandait compte de la sévérité de son jugement, elle reprit: « La reine elle-même m’a assuré que pour satisfaire sa propre ambition il l’avait fait venir en Angleterre en lui disant seulement : « Si vous avez eu des faiblesses, ne paraissez pas. » Mais, monsieur, continuait la marquise avec énergie, quelle femme, même du peuple, avouera jamais à son avocat qu’elle a eu des faiblesses ? Oh ! oui, c’était un traître, ce M. Brougham. » Malgré la vivacité de ce témoignage, nous persistons dans l’opinion contraire à celle de la véhémente marquise.

Quoi qu’il faille penser de la conduite antérieure de Brougham, il est impossible de méconnaître l’habileté, l’ardeur et le dévoûment qu’il mit au service de la reine à partir du jour où elle fut traduite devant la chambre des lords et où sa destinée n’eut plus à dépendre que du verdict de ses juges. Le cabinet avait déposé contre elle au nom du roi uns accusation formelle d’adultère avec Bergami, et il avait soumis à la chambre des lords un bill de peines et pénalités (bill of pains and penalties) qui privait la reine d’Angleterre de ses titres, de ses honneurs et de ses prérogatives ; mais cette voie de procéder souleva une première difficulté. La reine n’avait-elle pas le droit de réclamer d’autres juges ? Brougham demanda d’être entendu par la chambre des lords sur cette question de compétence, et, devant un tribunal plus attentif que bienveillant, il débuta en ces termes : « On a pris soin, milords, de m’informer que mon illustre cliente devait s’attendre à être traitée comme une femme, non pas du premier, mais du dernier rang. Plût à Dieu qu’aujourd’hui elle fut en effet l’égale des gens qui appartiennent à la plus basse condition! Plût à Dieu qu’elle n’eût jamais connu un rang plus élevé que le plus humble des sujets de sa majesté, car elle se trouverait protégée par la barrière à triple enceinte derrière laquelle les lois de l’Angleterre abritent l’honneur de la plus pauvre des femmes. Elle ne rencontrerait parmi ses juges ni serviteurs de son mari, ni favoris, ni créatures. Elle serait traduite devant douze citoyens anglais, probes, impartiaux, désintéressés, à la porte desquels les influences dont elle peut redouter le triomphe s’agiteraient pendant des années sans parvenir à émouvoir leurs espérances ni leurs craintes. Oui, plût à Dieu que la reine fût aujourd’hui une des plus humbles sujettes de sa majesté, et je puis assurer à vos seigneuries qu’elle ferait volontiers tous les sacrifices, excepté celui de son honneur, pour obtenir le droit d’habiter paisible dans le plus misérable cottage qui ait jamais abrité contre l’arbitraire et l’injustice la femme d’un citoyen anglais ! »

Ce n’était là au reste qu’une passe d’armes où Brougham mesurait ses forces, car il ne pouvait guère espérer que la chambre des lords se dessaisît de l’affaire, comme il le demandait. Il aborda donc sans trouble les véritables débats, qui s’ouvrirent, au mois d’août 1820, par l’audition des témoins, pour la plupart anciens serviteurs de la reine, dont une commission, demeurée fameuse sous le nom de commission de Milan, avait été en Italie recueillir, solliciter et au besoin payer le témoignage. — On sait qu’en Angleterre l’interrogatoire des témoins, tant dans les procès civils que dans les procès criminels, est dirigé à l’audience même par les avocats des parties, qui les examinent tour à tour, sans que le juge intervienne, sinon pour prononcer en cas de contestation sur la légitimité de telle ou telle question, captieuse ou non captieuse. Tandis qu’en France un défenseur doit se contenter de poser à la hâte aux témoins quelques questions supplémentaires, heureux si sa hardiesse ne provoque point l’impatience du magistrat qui dirige les débats, le droit pour les avocats d’interroger eux-mêmes les témoins est au contraire une des bases de la procédure anglaise. Aussi l’art d’examiner ou de contre-examiner un témoin fait-il tout autant pour établir la réputation d’un avocat que l’exorde le plus insinuant et la péroraison la plus éloquente. Brougham était passé maître dans cette tactique, et il devait au cours des débats en donner la preuve éclatante. De toutes les dépositions, la plus redoutable pour la défense de la reine était celle du postillon Majocchi. Ses souvenirs semblaient précis, et il rappelait avec une abondance minutieuse une foule de détails qui ne laissaient aucun doute sur la nature coupable des relations de Caroline et de Bergami. Quand Brougham se leva pour l’interroger, il commença par lui poser avec une indifférence apparente quelques questions qui avaient trait à des faits d’une importance secondaire. « Je ne me souviens pas, non mi ricordo, » fut la réponse de Majocchi. Brougham insista et se mit à l’interroger sur des circonstances à lui personnelles dont il était impossible d’admettre qu’il eût perdu le souvenir. Non mi ricordo fut encore la réponse de Majocchi. Plus Brougham le pressait, plus le trouble du misérable devenait évident, plus il répétait avec angoisse : Non mi ricordo. L’interrogatoire finit par dégénérer en comédie, et personne ne put douter que Majocchi n’eût appris une leçon par cœur. Il en fut ainsi de presque tous les autres témoins. Mlle Denmont, la femme de chambre de la reine, déposait avec une vertueuse horreur des spectacles auxquels elle avait assisté, et appelait la maison de la reine une maison de prostitution. Brougham lui démontra par des lettres écrites de sa main que, chassée de cette maison, elle avait humblement demandé à y rentrer, et qu’elle avait travaillé ensuite à y faire recevoir sa jeune sœur, âgée de dix-sept ans. D’autres témoins furent convaincus par lui d’avoir reçu, pour venir en Angleterre, des sommes énormes constituant une véritable fortune. Durant plusieurs nuits consécutives, Brougham dirigea tous ces interrogatoires avec autant de présence d’esprit que de succès. Aussi, quand il commença son plaidoyer, sa cause était-elle plus d’à moitié gagnée. Il s’en fallait encore de beaucoup que l’innocence de Caroline fût clairement démontrée; mais la corruption des témoins était si évidente qu’une condamnation juridique devenait bien difficile.

Il y avait déjà longtemps que Brougham travaillait à ce plaidoyer célèbre qui devait mettre le sceau à sa réputation. Personne ne redoutait moins que lui de se livrer aux hasards de l’improvisation; mais il savait aussi, comme tous les grands orateurs, donner à ses inspirations premières le fini de la correction et du travail. Il se vantait lui-même d’avoir écrit dix-sept fois de sa main la péroraison. Ce plaidoyer, fruit de tant d’études, tint jusqu’à deux séances de la chambre des lords. Il excita chez les contemporains des transports d’admiration, et aujourd’hui même que l’intérêt de la cause a complètement disparu, on ne peut en méconnaître l’habileté, la verve, la puissance, n’en déplaise à lord Campbell, qui, systématiquement sévère pour l’éloquence de Brougham, qualifie ce plaidoyer de lourde et insipide déclamation. Bien qu’il soit aisé d’en détacher nombre de passages remarquables, nous nous contenterons de citer les dernières lignes de la péroraison, parce qu’elles sont demeurées dans les annales du barreau anglais un morceau d’éloquence classique. « Vous avez décidé, milords, vous avez voulu, le roi et l’église d’Angleterre ont voulu que le nom de la reine fût effacé du service solennel auquel elle a droit; mais en place de ce service solennel elle a aujourd’hui les prières qui s’élèvent pour elle du fond du cœur de son peuple. À ces prières, je ne joindrai pas les miennes, elle n’en a pas besoin; j’adresserai seulement ici mes humbles supplications au Dieu de miséricorde pour qu’il ne mesure pas sa miséricorde envers ce peuple aux mérites de ceux qui le gouvernent, et pour qu’il incline vers la justice le cœur de vos seigneuries. » Brougham débita cette invocation avec une grande solennité, en baissant la voix et en tenant ses mains élevées et immobiles au-dessus de sa tête, suivant un geste familier aux prédicateurs populaires de l’Ecosse. L’effet en fut immense, et le souvenir en est demeuré comme celui d’une des plus grandes scènes oratoires du siècle.

On sait quelle fut l’issue de ce grand procès. L’infime majorité obtenue par le bill de peines et pénalités à la chambre des lords détourna le ministère de le présenter à la chambre des communes, et il fut abandonné. C’était bien à Brougham que Caroline devait son salut, car on pouvait dire d’elle avec vérité ce que répondait à la populace un des lords qu’à l’issue d’une séance on voulait contraindre à crier vive la reine : « Oui, mes bons amis, vive la reine, et puissiez-vous tous avoir des femmes qui lui ressemblent! » Caroline ne se montra pas ingrate, et elle pressa Brougham d’accepter une somme de 100,000 francs; mais Brougham, qui fut toujours très désintéressé en matière d’argent, refusa cette offre généreuse.

Les débats de ce procès avaient acquis à Brougham une si grande popularité qu’on vendait son buste dans les rues, et que ces mots : à la tête de Brougham, devinrent une enseigne fort à la mode. Les années qui suivirent le procès de la reine Caroline marquent l’apogée de sa fortune comme avocat. Sa supériorité était tellement incontestée que, dans une cérémonie assez plaisante, il fut couronné roi par ses confrères sous le titre de Henri IX. Il devait voir cependant au bout d’un certain temps diminuer sa clientèle. L’engouement ne dura pas, et on reconnut bien vite que sa science d’homme d’affaires n’était pas à la hauteur de son éloquence. Dès avant cette époque, Brougham était d’ailleurs devenu assez dédaigneux des succès de palais; les affaires publiques l’absorbaient de plus en plus, et pour flatter son ordre rien n’égalait les applaudissemens de ses collègues au parlement. Nous avons assez parlé de l’avocat, il nous reste à faire connaître l’homme politique.

II.

Brougham avait trente-deux ans quand, en 1810, la protection de lord Holland lui valut l’honneur d’être choisi par les vingt électeurs du bourg-pourri de Camelford pour les représenter au parlement. Les whigs comptaient beaucoup sur le talent de Brougham pour relever le prestige oratoire de leur parti, singulièrement affaibli depuis quelques années. Fox était mort; Sheridan, vieilli, déconsidéré, n’abordait plus que rarement la tribune, et jamais sans avoir pris courage en vidant une bouteille d’eau-de-vie. Ce n’était ni Tierney, ni Whitbread, ni même Ponsonby, le chef reconnu du parti whig dans la chambre des communes, qui pouvaient aspirer à égaler l’éloquence des orateurs de la grande époque. Les tories, de leur côté, n’étaient guère plus riches en hommes de talent, et il fallait toute la vigueur des institutions de l’Angleterre pour soutenir la lutte contre Napoléon, en ayant à sa tête des hommes aussi médiocres que les Perceval, les Liverpool, les Castlereagh. Le maiden speech de Brougham était donc attendu avec impatience par ses amis et avec anxiété par ses adversaires. Contre toute prévision, ce fut un échec. Trop docile, et pour cette fois seulement, aux conseils qu’on lui avait prodigués, il voulut conserver les apparences de la modération, et ne parvint à produire sur ses auditeurs qu’une impression de lourdeur et d’ennui. Toutefois la proposition d’une mesure complémentaire de l’abolition de la traite lui fournit bientôt l’occasion de prendre sa revanche, et il rentra dans son naturel en s’élevant avec une éloquence pleine d’âpreté contre les commerçans anglais qui continuaient en secret l’odieux trafic des noirs. La mesure qu’il appuyait fut adoptée à l’unanimité, et il conquit à partir de ce jour une renommée d’orateur politique qui devait s’accroître encore avec le temps. Brougham ne fit toutefois qu’une courte apparition au parlement. L’avènement du prince de Galles à la régence ayant amené en 1812 une crise ministérielle, le parlement fut dissous, et, lors des élections nouvelles, le bourg-pourri de Camelford, qui était à la discrétion des whigs, fut transféré à un obscur protégé du parti, sans qu’on prît soin de pourvoir Brougham d’un autre siège. Ce fut vainement qu’il se présenta seul et sans appui à Liverpool et en Écosse, il fut battu dans les deux endroits, et le nouveau parlement se réunit sans qu’il y eût trouvé place. Brougham ressentit vivement l’injustice qui lui était faite; il en conçut contre les chefs du parti whig un ressentiment auquel il devait laisser plus tard un libre cours. Les whigs lui avaient donné assurément un juste sujet de grief; il ne faudrait cependant pas croire qu’ils eussent sans motifs et de gaité de cœur risqué de s’aliéner à jamais un allié aussi précieux. Jaloux de maintenir dans les rangs de leur parti l’unité et la cohésion, les chefs aristocratiques des whigs n’avaient point rencontré chez Brougham cet esprit de prompte discipline qui sait faire des sacrifices d’indépendance au profit de l’entente commune. Ils redoutaient son impétuosité, ses écarts, ses variations; en un mot, ils n’avaient pas pleine confiance en lui. Le poids de ces préventions devait peser lourdement sur la vie politique de Brougham; nous verrons qu’il fut toujours plutôt subi qu’accepté par les whigs, et que sa considération, son autorité, ne grandirent jamais dans la proportion de son talent et de ses services. Comme lieutenant, les généraux du parti l’appréciaient à sa valeur; mais il ne devint jamais ni leur chef ni leur ami.

Brougham dut attendre quatre mortelles années avant que l’entrée du parlement lui fût ouverte de nouveau. Ce fut en 1816 seulement que le comte et la comtesse de Darlington, dont l’influence était grande sur l’esprit de son mari, l’appelèrent à représenter au parlement le bourg de Winchelsea. Durant le temps que Brougham était demeuré forcément à l’écart des affaires, la situation et la force respective des partis avaient singulièrement changé. En 1812, les whigs se croyaient à la veille de saisir le pouvoir, et personne n’avait foi dans la durée du ministère tory formé sous les auspices de lord Liverpool et de lord Castelreagh; en 1816, ce même ministère, récemment fortifié par l’accession de Canning, disposait dans la chambre des communes d’une majorité considérable. Il possédait la confiance absolue du régent, et jouissait auprès de la nation d’une popularité sans bornes que lui avait value le triomphe de Waterloo. Chaque jour qui s’écoulait avait vu au contraire diminuer le crédit du parti whig et décroître le nombre de ses adhérens. Les whigs avaient froissé le sentiment national en continuant à se montrer partisans systématiques de la paix durant la longue guerre avec la France, et ils devaient porter longtemps la peine de n’avoir pas oublié à temps leurs mesquines rivalités pour suivre le grand mouvement patriotique dont l’élan fut si fatal à Napoléon. En 1816, ils formaient encore une coterie nombreuse; mais, comme parti politique, on pouvait dire qu’ils n’existaient plus.

Rendons cette justice à Brougham qu’il n’eut pas un seul instant la pensée de déserter les rangs de l’armée la plus faible pour s’abriter sous le drapeau du plus fort. Sa fidélité politique n’était pas à l’épreuve de tous les mécomptes et de tous les ressentimens, mais ce fut toujours la passion et non le calcul qui détermina ses défections. D’ailleurs le ministère tory devait faire bientôt la partie belle aux whigs par la politique brutale et inintelligente qu’il suivit au lendemain de ses grands triomphes extérieurs. On put croire pendant quelques années que le gouvernement de l’Angleterre allait être ramené par lord Castlereagh aux erremens de ces monarchies despotiques avec lesquelles il avait lié si étroitement sa politique continentale. La haine de l’esprit révolutionnaire avait aveuglé les tories au point de leur faire chérir les abus les plus crians de la législation anglaise au même degré et avec la même ardeur que les bases mêmes de sa glorieuse constitution. De là ces résistances obstinées et sans discernement à toute réforme, quelle qu’en fût la nature, qu’il s’agît d’émanciper les catholiques, de relâcher les entraves de la prohibition commerciale, ou d’adoucir la barbarie de la législation criminelle. De là ces répressions sanglantes comme le massacre de Manchester, ces poursuites pour haute trahison motivées par un propos imprudent tenu dans un meeting, ces procès de presse où l’on voyait des veuves ou des jeunes filles accusées de libelle, parce que les revenus d’un journal formaient une partie de leur modeste fortune. Aussi les annales constitutionnelles de l’Angleterre ne font-elles mention d’aucune opposition mieux fondée en ses attaques, plus sage en sa conduite, plus élevée en ses principes, que celle dont le ministère de lord Castlereagh eut à essuyer les coups, et dont Brougham fut, avec lord Grey, lord Lansdowne, Mackintosh, Romilly, le champion le plus redoutable et le plus passionné. la résistance que les de Serre, les Camille Jordan, les Royer-Collard, opposaient durant la même période aux excès de la réaction légitimiste peut seule lui être comparée.

Quel que fût le mérite des hommes qui luttaient de concert avec Brougham contre la domination tyrannique de lord Castlereagh, il n’y en avait pas un seul qui, sous le rapport de la puissance oratoire, pût lui être un instant comparé. Jamais l’éloquence de Brougham n’atteignit des sommets aussi élevés que durant ces premières années de sa vie parlementaire, — où, dégagé de toute préoccupation imminente d’intérêt personnel, il ne tirait ses inspirations que de son amour sincère pour la justice et la liberté. Ce serait une longue énumération que celle de tous les débats mémorables dont il prit sa part, car il n’était pas homme à laisser discuter devant lui une question de quelque importance sans exprimer son avis, et on ne connaissait pas à la chambre des communes d’orateur qui gardât moins volontiers le silence. C’était tantôt pour demander, au nom de l’intérêt public, une diminution des impôts par la réduction des dépenses militaires, tantôt pour protester contre les mesures oppressives à l’aide desquelles lord Castlereagh se proposait d’écraser dans leur germe les agitations populaires, tantôt pour dénoncer l’appui prêté par l’Angleterre à la conspiration que les souverains signataires de la sainte-alliance ourdissaient contre la liberté des peuples. Dans ces tournois parlementaires, l’avantage oratoire et les honneurs de la guerre étaient toujours de son côté; mais quand il provoquait un vote, c’était par trente ou quarante que se comptaient les partisans des mesures qu’il proposait. Ce qu’il y avait de plus sensible pour lui dans ces échecs, c’était que les voix des whigs eux-mêmes lui faisaient défaut. Les whigs n’aimaient point à entrer en campagne sous sa conduite, et ils n’avaient point foi dans sa tactique. Ils lui reprochaient de ne pas étudier suffisamment le terrain et d’engager des batailles inconsidérées; aussi ne parvint-il jamais au poste envié de leader de l’opposition dans la chambre des communes. Quand Ponsonby mourut en 1817, ce fut d’abord Tierney, puis lord Althorp, qui le remplacèrent, et au lieu de devenir général en chef, Brougham ne demeura jamais, à son grand dépit, que capitaine des enfans-perdus.

Non moins que le tact parlementaire, le tact oratoire faisait défaut à Brougham; il se perdait par la prolixité, par l’insistance, par l’excès. « Brougham, écrivait Romilly dans ses mémoires, est un homme d’un immense talent et d’un savoir prodigieux. Il est vraiment déplorable que son absence de jugement et de prudence paralyse les services que ses dons et ses bonnes intentions devraient rendre à la cause de l’humanité. » Ce n’est pas seulement l’humanité, c’est la réputation même de Brougham qui a souffert de cette absence de jugement et de prudence signalée en lui par le judicieux et délicat Romilly. S’il n’a jamais atteint le type de l’homme d’état consommé ni de l’orateur littéraire, c’est surtout faute d’avoir su plier son ardeur à la réflexion et son éloquence à la sobriété. Par ses intempérances de langage, qui blessaient souvent les justes susceptibilités de ses adversaires, Brougham s’attira plusieurs affaires désagréables. Il fut une fois cravaché dans les couloirs du parlement par un pétitionnaire dont il avait parlé assez cavalièrement dans la discussion. Bien que l’auteur de cette brutale agression fût pleinement dans son bon sens et qu’il eût même écrit un livre plein de mérite, il y eut parmi les membres du parlement, juges du délit, une entente tacite pour déclarer qu’il était fou, et l’affaire n’eut pas de suite. Peu s’en fallut aussi que Brougham ne croisât le fer avec Canning à la suite d’une scène de violences qui est demeurée célèbre. C’était peu de temps après que Canning était entré au ministère, faisant à ses collègues le sacrifice momentané de ses opinions sur la question de l’émancipation des catholiques, dont il avait toujours été partisan. Brougham ne manqua pas d’en tirer avantage contre lui, et, faisant allusion à un discours prononcé la veille par Canning, il s’exprima ainsi : « L’honorable membre a fièrement déclaré qu’il ne ferait pas acte de complaisance vis-à-vis d’un certain noble lord; on sait assez pourtant qu’il a donné, pour arriver au pouvoir, l’exemple le plus monstrueux de complaisance dont toute l’histoire des tergiversations politiques fasse mention. » — À ces mots, Canning se leva, et avec beaucoup de calme, d’une voix ferme et vibrante, il dit : « Ceci est un mensonge. » Grand tumulte, comme on peut penser, et vains efforts de quelques amis communs pour amener un accommodement, les deux orateurs se refusant chacun de son côté à une rétractation. A la fin, Brougham obéit à une suggestion conciliante en déclarant qu’il n’avait entendu employer l’expression de complaisance que dans un sens parlementaire. Canning, de son côté, accepta l’explication, et la concorde, la bonne amitié même, furent bientôt rétablies entre eux. La scène du célèbre roman de Dickens où un membre du club des Picwickiens, après avoir traité un de ses confrères de farceur, déclare qu’il a employé l’expression dans un sens picwickien, renferme une allusion transparente à cet épisode.

La mort de lord Castlereagh mit Canning en fait, sinon en titre, à la tête des affaires, à partir de l’année 1822. A l’exception de deux grandes questions, l’émancipation des catholiques et la réforme parlementaire, qu’il refusait de comprendre dans son programme, cet habile homme d’état devait trouver moyen de donner satisfaction aux whigs sans s’aliéner pour cela la portion modérée des tories. Brougham n’en était pas encore arrivé à ce moment de sa carrière politique où il déterminait sa bienveillance ou son hostilité, non point d’après les actes, mais d’après la personne des ministres. Oubliant la vivacité de leur première contestation, il prêta un cordial appui aux principales mesures proposées par Canning, et cela avec un désintéressement d’autant plus honorable qu’il refusa d’imiter l’exemple de lord Lansdowne et des autres whigs qui acceptèrent une place dans l’administration de leur ancien ennemi. Cet apaisement des dissensions intérieures permit à Brougham de mettre son activité au service de deux ou trois grandes causes dont, jusqu’en son extrême vieillesse, il eut à cœur de préparer ou de compléter le triomphe. Dès les premiers jours de son entrée au parlement, il s’était enrôlé sous le drapeau de Wilberforce, et il avait pris rang, soldat peut-être un peu irrégulier, dans la petite troupe qu’on appelait le parti des saints, parce qu’elle envisageait au point de vue exclusif de l’abolition de l’esclavage la conduite de la politique anglaise dans les colonies. Wilberforce ne comptait sur personne autant que sur Brougham pour continuer son œuvre généreuse, et, tant qu’il y eut un dernier effort à faire, celui-ci ne trompa point sa confiance. Cependant deux grandes questions ont surtout préoccupé Brougham et tenu en éveil jusqu’à la fin son active sollicitude : l’éducation populaire et la réforme législative. Bien qu’il fût loin d’être un démocrate, il n’avait garde d’étaler cette indifférence imprévoyante pour les intérêts du peuple qui a ruiné en France l’influence de la bourgeoisie. Il comprenait qu’il y avait un terrain sur lequel whigs, tories, radicaux, pouvaient se rencontrer sans se combattre et que leur travail commun devait féconder, celui de l’instruction populaire. Aussi lui doit-on la création de ces instituts mécaniques, où depuis plus de quarante ans les ouvriers reçoivent l’instruction professionnelle, et qui comptent aujourd’hui des élèves par milliers. C’est là une des institutions les plus belles et les plus noblement démocratiques de l’Angleterre. Brougham se vantait avec raison d’en avoir posé la première pierre, et quand il parlait en termes éloquens « de ces hommes qui ont mérité le titre de précepteurs de l’humanité, dont la renommée est l’héritage de leur patrie et dont le nom traversera les âges, » il est permis de penser qu’il croyait voir sa place déjà marquée dans cette phalange glorieuse.

Il est plus difficile de déterminer la part d’influence et d’initiative qui revient à Brougham dans le grand travail de révision que l’Angleterre a fait subir à sa législation criminelle et civile depuis le commencement du siècle ; nous ne saurions le faire sans entrer dans des détails trop techniques qui dépasseraient le cadre de cette étude. Brougham ne se contenta pas de travailler en commun avec Mackintosh et Romilly à l’adoucissement des dispositions barbares qui déshonoraient encore les lois pénales de l’Angleterre, il prit aussi dans l’ordre civil l’initiative de plusieurs réformes non moins importantes. La session de 1828 fut marquée par un long discours qu’il prononça sur un projet de refonte générale de la 1égislation et de la procédure; ce discours fut considéré comme un véritable tour de force oratoire, car il trouva moyen de promener ses auditeurs pendant six heures à travers le dédale des lois pénales et civiles sans les égarer un instant et sans leur faire connaître la lassitude ni l’ennui. Ce fut d’une voix brisée par la fatigue qu’il termina ainsi : « Le plus grand guerrier de notre âge, celui qui a conquis l’Italie, humilié l’Allemagne, fait trembler le Nord, disait en se glorifiant : «J’irai à la postérité avec mon code à la main. » Il avait raison, car les souverains ne sont guère à envier que pour le pouvoir qu’ils ont de faire le bien. On croyait honorer Auguste en disant qu’il avait trouvé Rome de briques et qu’il l’avait laissée de marbre; mais combien l’éloge sera plus beau encore quand on pourra dire d’un souverain : Il a trouvé la justice coûteuse et il l’a laissée gratuite, il l’a trouvée un livre fermé et il l’a laissée une lettre vivante, il l’a trouvée le patrimoine du riche et il l’a laissée l’héritage du pauvre ! Pour mon propre compte, j’estime que ce serait pour moi un plus grand honneur d’être l’instrument d’une pareille transformation que d’être revêtu des plus hautes fonctions. Je n’ai pas vécu près d’un demi-siècle sans apprendre combien il est aisé de se passer de ces fonctions et du pouvoir qu’elles confèrent; mais il y a un pouvoir et une fonction que je prise, c’est d’être ici l’avocat de mes compatriotes, et ailleurs le compagnon de leurs travaux pour assurer le triomphe de ces réformes qui intéressent le bien-être de l’humanité, car ce pouvoir, cette fonction, aucun gouvernement ne les confère, aucune révolution ne les enlève. »

Un talent oratoire qui allait chaque jour s’élevant, un savoir réel dont une grande habileté de mise en scène augmentait encore l’apparence, une activité qui ne connaissait point de repos, une popularité soigneusement entretenue dont le procès de la reine Caroline était l’origine, avaient créé à Brougham une situation peut-être sans précédent au parlement. Peu de temps avant sa fin prématurée, Canning commençait à en prendre ombrage, et il refusait d’accepter un siège à la chambre des lords, alléguant que Brougham, tout en affectant d’être son défenseur à la chambre des communes, finirait par devenir son maître. En 1827, l’avènement d’un ministère exclusivement tory, sous la direction de Wellington et de Robert Peel, rejeta Brougham dans la voie d’une opposition plus décidée. Il appuya cependant de toute son éloquence la mesure de l’émancipation des catholiques, et il mérita sa part des éloges que Peel donnait plus tard à la conduite généreuse et loyale de l’opposition whig. Mais le moment approchait où le cours des événemens devait l’appeler lui-même à ces fonctions, à ce pouvoir dont le dédain lui inspirait de si beaux mouvemens oratoires. L’émancipation des catholiques avait porté au parti tory, en le divisant, le même coup que le célèbre dissentiment de Fox et de Burke au sujet de la révolution française avait porté au parti whig. Tout le monde prévoyait qu’un jour ou l’autre les ultra-tories, les eldonites, comme on les appelait du nom du vieux chancelier lord Eldon, se joignant aux whigs, mettraient en minorité le ministère du duc de Wellington. De plus, et c’est là une leçon dont tous les partis devraient bien profiter, un long exercice du gouvernement avait usé leur popularité, dont les whigs avaient recueilli l’héritage ; mais la secousse finale qui devait jeter à terre leur édifice ébranlé aurait pu tarder longtemps encore sans un événement qui bouleversa toutes les prévisions. Au moment où le pays se préparait dans le plus grand calme à remplacer par des élections nouvelles le parlement dissous à la mort de George IV, on apprit que la révolution de juillet avait éclaté, et que le chef de la branche aînée de Bourbon venait de nouveau chercher en Angleterre un abri pour sa vieillesse et son exil.

Pour bien comprendre l’immense espérance qui, au lendemain de la révolution de juillet, gonfla d’orgueil et de joie le sein de la France, il faut avoir recueilli l’écho des cris d’enthousiasme qu’elle arracha par toute l’Europe aux amis de la liberté. Bien des peuples, bien des souverains aussi, qui la veille s’étaient endormis paisibles, se réveillèrent le lendemain profondément troublés. L’Angleterre elle-même n’échappa point à la contagion. Un souffle révolutionnaire souleva les couches profondes de la nation, et l’ambition vague de tenter quelque grand effort pour son affranchissement fit tressaillir chaque citoyen anglais. Il ne fallut pas longtemps à cette ambition pour arrêter légalement ses desseins, et la réforme parlementaire, qui la veille encore n’excitait ni la sollicitude des tories ni l’ardeur des whigs, devint, de par la volonté populaire, l’unique question du moment, sur le terrain de laquelle la lutte électorale devait s’engager. Le peuple anglais voulait avoir aussi ses journées.

Ce fut au plus fort de cette période agitée et à un court intervalle du jour fixé pour les élections que Brougham reçut une députation d’habitans du Yorkshire qui venaient le solliciter de se présenter aux suffrages de leur comté. Brougham ne possédait pas un pouce de terre dans cette partie de l’Angleterre; il n’y était connu que pour être venu plusieurs fois plaider devant les assises de la ville d’York. Il fut donc singulièrement flatté qu’on eût jeté les yeux sur lui. Le hasard voulut que la période électorale coïncidât avec la session semestrielle des assises et que Brougham y fût chargé de plusieurs affaires importantes. Il tint à honneur de ne se démettre d’aucune, et pendant deux semaines il donna l’exemple d’une activité physique et intellectuelle qui tenait presque du prodige. Au début de sa journée, il ouvrait par un long plaidoyer les débats de quelque procès considérable; puis, dépouillant à la hâte sa perruque et sa robe, il courait sur la place publique et débitait du haut des hustings quelqu’une de ces harangues semi-politiques, semi-bouffonnes, qui ravissent en temps d’élections la populace anglaise. Il retournait bien vite ensuite au palais de justice reprendre son accoutrement, et, jetant un coup d’œil sur les notes de son attorney, il improvisait une réplique au plaidoyer d’un adversaire qu’il n’avait pas entendu. Toutes les villes, tous les bourgs, tous les hameaux de la circonscription furent visités par lui, et il ne ménagea ni sa peine ni ses discours. Grâce à l’emploi de ces moyens, dont la légitimité contrastait avec la corruption qui s’étalait ailleurs, son élection fut emportée à une très grande majorité. Le jour du triomphe, la joie de Brougham fut peut-être un peu troublée par la perspective de parcourir, en procession et à cheval, lui, très médiocre cavalier, toute la ville d’York, avec une gigantesque paire d’éperons à ses talons, une longue épée au côté et un casque en cuivre sur la tête ; mais il se tira sans encombre de cette formalité burlesque, dont un usage local lui imposait l’accomplissement. Cette élection toute populaire, dans un temps où l’influence aristocratique distribuait encore presque tous les sièges au parlement, causa une satisfaction très vive à Brougham. Dans son contentement, il lui échappa même de déclarer aux habitans d’York qu’il estimait l’honneur de les représenter au point de ne se laisser jamais induire, par aucune considération sur terre, à accepter une fonction publique. Il ne devait pas garder une longue fidélité à cet engagement.

Le ministère présidé par le duc de Wellington ne survécut que peu de jours à la convocation du nouveau parlement. Battu dans un vote sur une question insignifiante, Wellington déposa sa démission et celle de ses collègues entre les mains de Guillaume IV, qui sur-le-champ fit appeler lord Grey, le chef reconnu du parti whig, et lui confia le soin de composer un cabinet[1]. Dans une réunion que tinrent entre eux les principaux whigs, cette question fut posée : « qu’allons-nous offrir à Brougham? » Nature grave, caractère altier, lord Grey nourrissait des préventions contre Brougham, auquel il reprochait son inconsistance et son indiscipline. Il répugnait à lui confier le portefeuille d’un ministère. « Croyez-vous, demanda-t-il à lord Althorp, le leader des whigs dans la chambre des communes, croyez-vous que Brougham se contenterait d’être notre attorney-général? » Lord Althorp, secouant la tête d’un air de doute, fit cette réponse laconique : « demandez-le-lui. » Une entrevue fut ménagée entre lord Grey et Brougham, qui refusa avec dédain. Pressé d’indiquer ses préférences, il se tint sur la réserve, et à cette question que lui adressa lord Grey : « appuierez-vous le ministère? » il se contenta de répondre : « Je l’appuierai dans la mesure où ma conscience me le permettra. » Le ton dont il prononça ces mots donnait à craindre que sa conscience ne lui accordât pas souvent cette permission. On en eut bientôt la preuve. Le soir même, à l’ouverture du parlement, Brougham tenta, par une motion, de soulever la question de la réforme parlementaire. Il était tout à fait contraire aux usages d’ouvrir la discussion sur un sujet aussi grave alors que, politiquement parlant, il n’y avait pas de gouvernement. On le fit sentir à Brougham, qui consentit avec mauvaise grâce à retarder sa motion de quelques jours, mais de quelques jours seulement. « Et comme, ajoutait-il, les changemens qui pourraient advenir dans la composition du ministère n’ont rien qui m’intéresse personnellement, je déclare formellement qu’au jour fixé j’entretiendrai la chambre de la réforme parlementaire, quel que soit l’état des affaires et quelques noms que portent les ministres de sa majesté. »

L’incident fit du bruit, et la rumeur se répandit que le nouveau ministère whig n’aurait pas l’appui de Brougham. Que se passa-t-il au lendemain de cette séance? Fut-ce Brougham qui prit franchement son parti de mettre à prix son concours? fut-ce au contraire lord Grey qui sentit la nécessité de l’acheter? On ne l’a jamais su d’une façon bien positive; mais à quelques jours de là le public apprit avec étonnement que Brougham remplirait dans le nouveau cabinet l’importante fonction de lord chancelier. Il était presque sans exemple qu’une aussi haute dignité fût ainsi conférée de prime abord à quelqu’un qui n’avait jamais rempli aucun office judiciaire. Une pointe de gaîté se mêla à la surprise, quand on apprit qu’il était créé pair sous le double titre de baron Brougham et de baron de Vaux. Ses familiers lui avaient bien ouï parler de ses droits à prendre le nom et les armes d’une certaine famille de Vaux éteinte depuis fort longtemps, mais ils n’avaient pas imaginé qu’il élèverait la prétention de porter un double titre tout comme un Hamilton ou un Buccleugh. Ses ennemis se répandirent en sarcasmes et ses amis ne purent s’empêcher de sourire. « C’est bien, Harry, lui dit sa mère en l’embrassant, mais j’aimerais mieux vous savoir encore membre du parlement pour le comté d’York. » La rigide Écossaise n’avait pas tort. Le jour où Brougham quitta la chambre des communes marque la fin de la plus belle moitié de sa carrière publique.


III.

Les fonctions élevées que Brougham allait remplir dans le cabinet de lord Grey étaient de nature à lui fournir l’emploi de son activité et à mettre en relief ses facultés diverses. Beaucoup mieux rompus que nous à la pratique du gouvernement parlementaire, beaucoup moins méticuleux sur la théorie, les Anglais voient sans scrupules constitutionnels le lord chancelier exercer des attributions à la fois politiques, administratives et judiciaires, au grand mépris du principe de la séparation des pouvoirs. Le lord chancelier est d’abord, bien que ministre, président de droit de la chambre des lords, ce qui dans une assemblée française paraîtrait intolérable. Il remplit ensuite dans le cabinet britannique un poste équivalent à peu près à celui de garde des sceaux en France. Pas un débat de quelque importance n’est soulevé à la chambre des lords sans que le chancelier ne prenne part à la discussion, et c’est à lui que revient en même temps le droit de conférer les offices judiciaires les plus élevés. Ce n’est pas tout, le chancelier est le premier magistrat du royaume, soit qu’il siège seul à la cour de chancellerie, soit qu’il préside le comité des lords légistes (law lords) de la chambre haute, qui exerce en fait le pouvoir judiciaire de la chambre toutes les fois qu’appel est interjeté devant elle d’un jugement définitif rendu par une cour d’Angleterre, d’Ecosse ou d’Irlande. À cette lourde besogne s’ajoutent les fonctions administratives nombreuses et compliquées que le chancelier exerce comme tuteur suprême de tous les mineurs du royaume, comme surintendant des hospices, des établissemens de bienfaisance et d’aliénés, etc. Aussi, pour être dignement remplie, une pareille charge exige-t-elle que les aptitudes les plus diverses se joignent à la plus incessante activité. Les lenteurs et les incertitudes de l’avant-dernier chancelier, lord Eldon, avaient laissé pendant de longues années s’accumuler un arriéré d’affaires considérable que son successeur, lord Lyndhurst, n’avait même pas essayé de liquider. Dans son célèbre roman de Bleak-house, Dickens a immortalisé en les dramatisant les interminables délais de la cour de chancellerie. Brougham eut la gloire de rompre avec ces traditions fâcheuses. Peut-être exagérait-il un peu les prodiges de son activité quand, au terme de sa première année d’exercice, il se vantait publiquement d’avoir mis au courant tous les arriérés de la cour, et de ne laisser aucune cause pendante, excepté celles qui n’étaient point encore prêtes à être jugées; mais, sous le rapport de l’activité et de l’expédition rapide des affaires, il n’en demeure pas moins le chancelier le mieux méritant que l’Angleterre ait connu. Quant à la valeur judiciaire de ses décisions, son élévation subite lui avait fait dans sa profession même trop d’ennemis pour qu’elle ne dût pas être diversement appréciée. Comme premier juge de la chambre haute, il avait sur ses collègues les autres lords légistes, et sur ses prédécesseurs, Eldon, Lyndhurst, cette supériorité marquante d’avoir étudié dans sa jeunesse la loi écossaise, dont ceux-ci n’entendaient généralement pas un mot. Aussi, tandis que les légistes de la chambre haute se tiraient d’affaire en confirmant presque toujours les jugemens émanés des cours d’Ecosse, on accusait Brougham d’avoir goût à les infirmer pour faire montre de sa science. Par contre, à la cour de chancellerie il s’en fallait qu’il conservât les mêmes avantages. Ce que Brougham possédait de connaissances légales et d’expérience judiciaire, il l’avait acquis en plaidant devant les grandes cours, qui décident d’après les principes de la loi commune (courts of common law), c’est-à-dire qui cherchent dans l’application des textes législatifs la solution des difficultés qui leur sont soumises. Il avait rarement pratiqué sa profession devant les cours d’équité (courts of equity), c’est-à-dire devant celles qui décident principalement d’après les précédens d’une jurisprudence dont les premiers documens remontent à plusieurs siècles. Or le lord chancelier est précisément le premier juge d’équité du royaume. Requis d’appliquer les règles d’une jurisprudence dont il avait bien rarement feuilleté les annales, Brougham se trouva plus d’une fois dans l’embarras. Cependant il sut toujours se tirer d’affaire, grâce à l’adresse qu’il déployait à cacher sa perplexité, grâce aussi à la rapidité avec laquelle, au milieu des plaidoiries les plus diffuses, il s’appropriait les notions juridiques dont il allait avoir à faire l’application. A tout prendre, il s’acquitta donc à son honneur de ses attributions judiciaires, et ce ne fut pas le jurisconsulte, ce fut, comme nous allons le voir, l’homme politique dont la renommée devait avoir le plus à souffrir de son entrée au pouvoir.

En acceptant le ministère, lord Grey et ses collègues avaient pris vis-à-vis du pays l’engagement moral et annoncé aux deux chambres l’intention formelle de présenter dans un court délai un bill de réforme électorale. Purifier les sources d’où découlait le pouvoir de la chambre des communes en supprimant les bourgs-pourris, reconstituer d’après des données plus rationnelles le système de la représentation nationale en fixant un cens électoral à peu près uniforme, tel était le double but que poursuivaient depuis longtemps les réformateurs, et que le cabinet de lord Grey devait atteindre. Un temps assez long s’écoula avant que Brougham fût appelé à prêter au bill de réforme l’appui de sa brillante parole devant la chambre des lords. La chambre des communes, malgré les efforts de lord John Russell, n’adopta qu’à une seule voix de majorité le projet présenté par les ministres. Avec un si faible appui, il leur était impossible d’aborder la discussion des articles du bill, et ils se trouvèrent en présence de la grave nécessité de dissoudre un parlement qui comptait à peine quelques mois d’existence. S’il faut en croire Rœbuck, Guillaume IV hésitait à prononcer cette dissolution, qu’il devait, suivant le cérémonial, annoncer en personne aux deux chambres assemblées. Ce fut la hardiesse et la ruse de Brougham qui le déterminèrent. Brougham donna dans les moindres détails tous les ordres pour les apprêts du cortège royal; puis, se rendant chez le roi, il le pressa de partir sur-le-champ pour Westminster. « Mais rien n’est commandé, fit observer le roi, ni mes voitures, ni mes ajustemens, ni les grands-officiers de la couronne. — Votre majesté excusera, je l’espère, ma hardiesse, répondit Brougham avec une apparente humilité, mais j’ai pris sur moi de faire préparer tout cela. — Mais les gardes n’ont pu recevoir aucun ordre, » objecta de nouveau Guillaume. C’était là une question délicate, car le roi conservait le commandement direct des gardes, et il n’était pas homme à souffrir qu’on empiétât sur ses prérogatives. « J’espère encore que votre majesté pardonnera à ma hardiesse, répondit Brougham, mais les gardes sont prêtes. — Vous avez donné des ordres aux gardes ! s’écria le roi, dont les yeux brillèrent d’indignation; mais savez-vous, milord chancelier, que c’est un acte de haute trahison. — Je le sais, sire, répondit fermement Brougham, et je suis prêt à subir personnellement tous les châtimens dont votre majesté me croira digne; mais je la supplie néanmoins une dernière fois de m’écouter et de suivre mes conseils, si la sécurité de sa couronne et la paix de son royaume lui tiennent véritablement au cœur. » Le roi reçut une vive impression des paroles chaleureuses du chancelier, et le jour même il prononça la dissolution du parlement.

Les élections nouvelles se firent à ce cri partout répété : « le bill, tout le bill, et rien que le bill. » Les ministres se trouvèrent donc assurés d’une grande majorité dans la chambre des communes, et leur projet traversa l’épreuve de la discussion sans subir aucune modification sérieuse; mais la chambre des lords, où l’opposition était en force, continuait à se montrer passionnément hostile, et le bataillon des tories, dirigé par lord Lyndhurst, fit essuyer aux whigs un rude feu. La cinquième nuit du débat, Brougham demanda enfin la parole, et s’efforça de prévenir le rejet imminent du bill par un des plus grands efforts oratoires qu’il ait peut-être jamais accomplis. Lui seul était capable de reprendre et de réfuter en détail tous les argumens que les différens adversaires du bill avaient fait valoir durant un long débat, et cela sans aider sa mémoire par le secours d’aucune note et d’aucun document. On oublie volontiers certaines insistances de mauvais goût et certains tours de plaisanteries un peu vulgaires quand on arrive à des passages d’un ton aussi élevé que celui-ci.

« Le noble lord (lord Dudley) pense que cette réforme n’aura d’autre résultat que de nous donner un peuple d’électeurs uniquement occupés à gagner leur pain de chaque jour, et qui n’auront ni le temps ni la curiosité d’étudier l’état des affaires. Il ne parle qu’avec dédain des hommes d’état de Birmingham et des philosophes de Manchester. Eh bien! je lui prédis qu’il vivra assez longtemps pour recevoir des leçons de sagesse pratique de la part des philosophes de Birmingham, et des leçons de persévérance de la part des hommes d’état de Manchester. Le noble lord n’a pas rendu service à l’ordre élevé auquel il appartient, il n’a pas travaillé à la popularité de cette aristocratie dont il est une des gloires, quand il a lancé ses petites épigrammes contre cette classe nombreuse et puissante de citoyens. Au lieu de répondre par la courtoisie à la modération exemplaire, à l’attachement respectueux, à l’humble confiance qu’ils ont déployés dans les pétitions qu’ils sont venus déposer aux pieds de vos seigneuries, il a cru l’occasion favorable pour se draper avec orgueil dans la supériorité de ses études classiques, et pour parler avec mépris des connaissances que ses humbles compatriotes possèdent dans les matières bien autrement importantes de la législation pratique. Pour moi, je sais fort bien ce qui leur manque, et je ne donnerais à aucun d’eux le conseil de tourner des épigrammes en latin ou même en anglais, en vers ou même en prose; mais quant à prendre l’avis du noble lord sur quelqu’une de ces questions qui touchent aux intérêts commerciaux de notre pays, et quant à faire entrer ces avis en balance avec les opinions rationnelles, judicieuses, réfléchies, de ces honnêtes gens qui suivent les inspirations de leur bon sens sans chercher à les raffiner, ce serait là de ma part une flatterie ou un aveuglement auxquels ni la courtoisie ni l’amitié ne sauraient servir d’excuse. »

Quand on songe à l’influence que les doctrines de l’école de Manchester ont exercée sur la politique de l’Angleterre et à la situation que l’ancien représentant de cette cité, M. Bright, occupe aujourd’hui au sein du cabinet britannique, on ne peut s’empêcher d’admirer ce qu’il y a dans ce passage, non-seulement d’éloquent, mais de prophétique. Par malheur, la péroraison du discours de Brougham fut marquée par un artifice oratoire dont l’effet manqué tourna au burlesque. « Par tout ce que vous avez de plus cher au monde, s’écria-t-il, par tous les liens qui vous rattachent à notre commune patrie, je vous adjure solennellement, je vous implore, je vous supplie à genoux, oui, à genoux, ne rejetez pas ce bill. » Et, se laissant tomber à genoux, il joignit les mains et demeura ainsi comme en prière devant la chambre des lords. Arraché à l’orgueil d’un Grey, à la froideur d’un Robert Peel, pareil mouvement eût produit peut-être une vive impression; mais, de la part de Brougham, on crut trop à la préméditation, et un sourire effleura les lèvres de ses adversaires, tandis que ses amis, un peu confus, cherchaient à le relever. Eût-il été plus sobre dans ses effets, Brougham ne fût point au reste parvenu à ramener la chambre des lords, dont le parti était pris bien avant la discussion. Le bill fut rejeté cette même nuit par une majorité de 41 voix. Il fallut plusieurs mois de luttes et de discussions nouvelles, dans lesquelles Brougham joua un rôle utile encore, mais moins éclatant, pour déterminer les lords à subir cette grande mesure, qui devait assurer à l’Angleterre trente-cinq glorieuses années de paix intérieure et de liberté.

Les premiers temps qui suivirent l’adoption du bill de réforme marquent l’apogée de la gloire et de la popularité de Brougham. Bien qu’au jugement de l’histoire l’honneur d’avoir conçu et réalisé cette grande mesure revienne surtout à lord John Russell et à lord Grey, c’était principalement au chancelier que le public mal informé s’obstinait à en témoigner sa reconnaissance. La foule acclamait sa voiture dans la rue ; le Times l’accablait chaque matin des éloges les plus écrasans, et les journaux de l’opposition eux-mêmes exaltaient sa supériorité aux dépens de ses collègues. Il faut dire que jamais ses facultés si diverses n’étaient parvenues à un développement aussi complet et aussi brillant. Tout en remplissant avec conscience et activité les devoirs multiples de sa charge, il continuait de poursuivre ses études dans toutes les directions. Tourmenté par l’ambition secrète d’éclipser la gloire du plus illustre de ses prédécesseurs, le chancelier Bacon, il renouvelait les expériences de sa jeunesse sur les phénomènes de l’optique, en même temps qu’il composait des traités philosophiques destinés, dans sa pensée, à faire oublier l’Instauratio magna. On nous a raconté qu’à cette époque de sa vie, l’emploi de ses journées présentait le mélange d’occupations graves et frivoles le plus singulier qui se pût imaginer. Le nombre et la variété de ses travaux ne l’empêchaient nullement de remplir avec exactitude les devoirs d’un homme du monde et d’en goûter avec ardeur les plaisirs. Il recevait avec affabilité les étrangers qui sollicitaient l’honneur de lui être présentés; il entretenait avec quelques femmes distinguées une correspondance non dépourvue de coquetterie; il cultivait à grands frais cette réputation de conversation brillante qui, en lui ouvrant les salons de Holland-House, avait été l’origine de sa fortune politique. Il nous reste la tâche pénible d’obscurcir par quelques ombres ce brillant tableau, et de montrer comment, par ses inconséquences plutôt encore que par ses fautes, Brougham devait bientôt dissiper au vent les trésors de la faveur publique.


IV.

Le parlement avait été dissous aussitôt après l’adoption du bill de réforme malgré la résistance du roi, qui commençait à se plier difficilement aux exigences de ses ministres. Les élections nouvelles avaient donné au cabinet une majorité tellement considérable que les tories formaient à peine un parti dans la chambre des communes. Les plus hautes espérances étaient éveillées au sein du pays; on croyait que tous les anciens abus étaient destinés à disparaître, que les souffrances du peuple auraient bientôt un terme, et que l’Angleterre allait jouir d’une prospérité inconnue dans les annales des nations. Une si prodigieuse attente devait rendre l’opinion sévère pour les moindres fautes des whigs, et c’était le plus populaire parmi eux qui devait faire l’expérience la plus cruelle du contraste entre les exagérations de l’enthousiasme et celles de la rigueur publique.

La question irlandaise fut la première difficulté que rencontra le cabinet whig et la pierre d’achoppement où vint se heurter sa fortune. Les mêmes passions hostiles qui avaient produit les révoltes du commencement du siècle continuant d’agiter la malheureuse Erin, lord Stanley, depuis lord Derby, à cette époque secrétaire au département de l’Irlande, réussit à persuader à ses collègues que ce pays deviendrait ingouvernable, si, par la suspension de l’habeas corpus et par l’établissement de cours martiales, le lord lieutenant n’était investi de pouvoirs à peu près illimités. De tous les ministres, Brougham était, à raison de ses opinions libérales, celui qui aurait dû éprouver la plus vive répugnance à inaugurer ainsi par des mesures de rigueur la toute-puissance des whigs. A la surprise générale, il se montra au contraire un partisan résolu du bill demeuré célèbre sous le nom de bill de coercition de l’Irlande, et, comme c’était sa coutume de toujours se mettre en avant, il en revendiqua hautement la responsabilité dans les débats qui s’engagèrent à la chambre haute. Le bill fut adopté par les pairs tories avec un empressement qui aurait dû donner l’éveil aux whigs; mais il souleva de vives protestations dans la chambre des communes, et dès lors les accusations de perfidie et de cruauté ne manquèrent pas au ministère whig. Assurément Brougham méritait mieux par l’activité bienfaisante qu’il continuait à déployer dans l’intérêt de toutes les grandes causes qui, avant son entrée dans le cabinet, avaient occupé sa vie. Son principal honneur dans cette session fut de compléter l’œuvre de Wilberforce, en faisant adopter par la chambre des lords un bill qui abolissait l’esclavage dans les colonies anglaises. Il s’en fallait cependant que les lords eussent pour lui une considération égale à ses services et à son influence. Les défauts de sa manière oratoire, l’intempérance, la brutalité, indisposaient contre lui la grave assemblée à un degré bien plus vif encore que la chambre des communes. Il ne ménageait personne, ni ses collègues les lords légistes, Lyndhurst et Wynford, qu’il confondait dans un même mépris en disant que le premier était tombé dans une erreur dont la grossièreté aurait fait honneur au second, ni le duc de Cumberland, membre de la famille royale, qu’il s’obstinait à appeler « illustre de par la courtoisie de la chambre, » ni les avocats, qu’il dépeignait comme aussi affamés d’attraper une cause qu’un chien de ronger un os, ni les évêques, qu’il accusait de faire un dieu de leur ventre. Ces attaques inconsidérées n’étaient pas seulement un sujet de scandale pour la chambre des lords, elles irritaient aussi les collègues de Brougham, sur lesquels rejaillissait une part des colères inutiles qu’il excitait, et elles semaient entre eux et lui des germes de désunion qui devaient bientôt paraître au grand jour.

Il nous faut toucher ici un point obscur et délicat dans la vie politique de Brougham. Quelles étaient au vrai ses relations personnelles avec lord Grey, et quel rôle a-t-il joué dans les événemens qui ont amené la retraite de celui-ci? Les versions les plus diverses ont circulé sur ce point, et nous n’avons pas la prétention d’avoir mis la main sur quelque document nouveau qui soit de nature à éclaircir la question. Le manque de pièces originales et confidentielles n’est pas la moindre des difficultés auxquelles viennent se heurter ceux qui ont à raconter les faits de l’histoire contemporaine. Placés entre les assertions contradictoires de témoins dont aucun ne mérite une confiance absolue, ils sont réduits à se décider d’après les règles de la vraisemblance, qui cependant n’est point toujours un guide infaillible.

Quoi qu’aient pu dire depuis les défenseurs officieux de Brougham, il est pour nous hors de doute qu’une entente cordiale n’a jamais existé entre lord Grey et lui. Lord Grey l’avait accepté pour collègue avec une répugnance marquée, et Brougham était homme à ne pas l’oublier. Il y avait d’ailleurs un contraste trop sensible entre la hauteur compassée de l’un et la pétulance familière de l’autre pour que leurs rapports ne fussent pas empreints d’une certaine gêne. Pour être tout à fait équitable, il faut ajouter que lord Grey n’était pas très facile à vivre. Son humeur, naturellement morose, s’était aigrie avec l’âge, et il commençait à ressentir ce dégoût dont, au déclin de la vie, les âmes élevées doivent bien difficilement se défendre lorsque l’ambition n’étend plus à leurs yeux son voile d’illusion sur les sombres péripéties de la vie politique. Il parlait incessamment de se démettre de ses fonctions et d’aller goûter le repos qui convenait à son âge sous les ombrages du parc de Howick. Tout autre était l’humeur de Brougham, qui sentait encore bouillonner en lui toutes les ardeurs de la jeunesse. Il est donc permis de penser qu’informé des désirs et des projets de retraite de lord Grey, il se croyait capable autant que qui que ce fût de remplacer à la tête des affaires un homme dont la réputation sans tache, plus peut-être que la capacité politique, était une force pour le ministère. Telle était la disposition des deux principaux membres du cabinet quand l’ouverture de la session de 1834 appela leurs délibérations sur une question importante. Le bill de coercition de l’Irlande n’avait été voté que pour une année. Convenait-il de laisser périmer les mesures rigoureuses qu’il contenait, ou bien fallait-il au contraire demander au parlement de leur donner une sanction nouvelle? Après une discussion animée au sein du cabinet, on adopta ce dernier parti, et le ministère déposa sur le bureau de la chambre des lords un projet de loi qui était la continuation pure et simple du bill de coercition. Il n’y eut qu’un cri dans le public contre ces ministres qui se targuaient de leur zèle pour la cause populaire, et qui sollicitaient la prolongation de mesures dignes des plus mauvais jours de lord Castlereagh. Plus qu’aucun de ses collègues, Brougham fut troublé par l’éclat soudain de cette impopularité. Il avait toujours été fort sensible aux attaques de la presse, et en ce moment il était particulièrement affecté par la guerre que le Times, longtemps l’organe de ses admirateurs les plus passionnés, venait d’ouvrir contre lui. Aussi, de sa propre initiative et à l’insu de lord Grey, prit-il sur lui de nouer une négociation avec O’Connell, le célèbre agitateur irlandais. Il lui promit que les clauses les plus rigoureuses du bill, entre autres celles concernant les cours martiales, seraient supprimées, à la condition qu’O’Connell prendrait de son côté l’engagement de ne pas s’opposer au vote des autres dispositions. Le traité conclu, Brougham en donna connaissance à ses collègues dans une réunion du cabinet. Ce fut le signal d’une grande confusion. Vainement Brougham fit-il valoir les avantages d’une alliance avec O’Connell. Lord Althorp, chancelier de l’échiquier et leader de la chambre des communes, soutint que le cabinet était engagé d’honneur à poursuivre l’adoption du bill tel qu’il avait été proposé, et il déclara que, pour sa part, rien ne le ferait consentir à une pareille reculade. Conformant ses actes à ses paroles, il envoya le soir même sa démission au roi. Lord Grey appelait Althorp son bras droit. L’idée de se voir abandonné par lui mit le comble à son dégoût, et il adressa également sa démission à Guillaume IV. Le cabinet tout entier l’aurait suivi dans la retraite sans les efforts de Brougham. Il alla trouver successivement chacun de ses collègues, et, les pressant de demeurer fermes à leur poste, il entreprit de leur persuader que la présence de lord Grey n’était pas indispensable à la tête des affaires, et qu’on trouverait aisément quelqu’un pour le remplacer. Brougham triompha de leurs hésitations; mais aucune démarche ne fut tentée par lui auprès de lord Grey pour l’engager à revenir également sur sa détermination. Aussi, quand le lendemain le chancelier annonça dans la chambre des lords qu’il restait au pouvoir ainsi que ses collègues, lord Grey fut-il surpris autant que personne. Une explosion de rires avait accueilli la déclaration de Brougham. « Vos seigneuries croient-elles donc que ce soit si agréable d’être ministre par le temps qui court ? » s’écria-t-il en fureur, et il affirma que le sentiment d’un devoir impérieux l’avait seul déterminé à demeurer en place. Tout le monde s’attendait néanmoins à le voir premier ministre, et on n’apprit pas sans surprise que le choix du roi s’était porté sur lord Melbourne, secrétaire d’état au département de l’intérieur. Ni l’autorité, ni surtout l’éloquence de lord Melbourne ne pouvaient entrer en comparaison avec celles de Brougham. Par la démission de lord Grey, c’était donc bien lui qui en fait, sinon en titre, et malgré la rentrée prochaine de lord Althorp, allait se trouver à la tête du cabinet.

Cependant tous ceux qui tenaient de plus ou moins près à lord Grey se répandaient en récriminations contre Brougham. Lady Grey et ses deux filles l’accusaient ouvertement d’avoir conduit de loin toute cette intrigue pour faire éprouver au vieux lord un dernier déboire qui le déterminât à la retraite. Lord Grey lui-même avait trop de réserve et de hauteur pour s’abaisser en public jusqu’à des plaintes ; mais il ne paraît guère douteux qu’il ait entretenu, sinon la conviction, au moins le soupçon des menées hostiles de Brougham, et l’opinion publique en Angleterre a toujours partagé ce soupçon. Ici encore, nous dirons qu’on a été trop sévère pour Brougham. Selon nous, il fut entraîné à nouer avec O’Connell une négociation intempestive, irrégulière à coup sûr, bien plutôt par le besoin immodéré de jouer toujours et partout un rôle prédominant que par un propos délibéré d’abreuver le vieux lord de dégoûts pour le déterminer à la retraite. Si étrange que cela puisse paraître en parlant d’un homme de cet ordre, on peut affirmer que souvent il ne discernait pas bien la conséquence de ses actes. Comme dans les négociations qui précédèrent l’ouverture du procès de la reine Caroline, ce fut par présomption et par légèreté qu’il pécha ; mais la présomption et surtout la légèreté ne se pardonnent point aisément chez un homme d’état. Brougham en fut puni au-delà de ce qu’exigeait la bonne justice.

Brougham aurait réussi peut-être à désarmer la malveillance qui s’acharnait contre lui, s’il eût pris à tâche de s’effacer lui-même durant les premiers temps de l’administration de lord Melbourne ; mais il n’eut pas ce tact et cette bonne grâce. Il affectait au contraire de traiter familièrement le premier ministre, auquel il ne donnait jamais son titre et qu’il appelait par son nom de Lamb. Pour ses autres collègues, il n’avait pas davantage de ménagemens. Il déposait sans les en prévenir, sur le bureau de la chambre des lords, des projets de lois dont l’adoption aurait bouleversé toute la législation anglaise, puis il ne se mettait pas plus en peine de les soutenir que s’il se fût agi d’un propos jeté en l’air dans la conversation. La présence du roi ne parvenait pas à le contenir dans les bornes de la bienséance, et il faisait le désespoir des chambellans par le sans-façon avec lequel il manquait à l’étiquette. En un mot, il se livrait à tous les caprices de son humeur fantasque comme un homme que personne ne tient plus en bride, et il excitait, suivant la gravité des circonstances, tantôt le rire et tantôt l’impatience de ses collègues. Ce fut bien pis quand la session fut terminée. Au lieu de se retirer à Brougham-Hall selon son habitude, il crut l’occasion favorable pour se rendre aux vœux des Écossais, qui depuis longtemps le sollicitaient de venir en grande pompe visiter le théâtre de ses humbles débuts. Brougham n’aimait pas beaucoup en général à rappeler les relations qui l’unissaient à la patrie de sa mère ; mais dans une circonstance où il s’agissait de recueillir les hommages enthousiastes des Écossais, il n’avait pas de répugnance à les nommer ses compatriotes. Si la popularité de Brougham était déjà considérablement entamée en Angleterre, elle était demeurée entière en Écosse. Son excursion dégénéra bientôt en un voyage triomphal. Il n’était pas de petit village qui n’envoyât une députation sur sa route. Les dans des highlanders descendaient de leurs montagnes, cornemuses en tête, pour venir au-devant de lui. Des décharges de mousqueterie saluaient son passage, et l’air retentissait des pibrochs favoris. Il allait ainsi de ville en ville, banquetant et prononçant des discours dont les termes n’étaient pas toujours très mesurés. C’est ainsi qu’à Inverness, où il avait reçu un accueil particulièrement chaleureux, il s’avisa assez malencontreusement de dire que cet enthousiasme était à ses yeux le gage de l’amour des Écossais pour leur souverain, et il promit d’en informer le roi par lettre le soir même. La lettre fut écrite en effet durant la nuit, « entre deux bols de punch, » raconte un témoin oculaire, et il faut que la rédaction s’en soit ressentie, car le roi s’en montra vivement offensé. A Rothiermurchus, chez la duchesse de Bedford, où une nombreuse société de dames se trouvait réunie, Brougham devint le héros d’une aventure à la fois désagréable et plaisante. Il se familiarisa avec les aimables hôtesses de la duchesse au point que celles-ci s’enhardirent un soir à lui dérober le grand sceau d’Angleterre, qui, aux termes de la loi constitutionnelle, doit toujours voyager avec la personne du chancelier. Grande fut la détresse de Brougham quand le lendemain matin il ne retrouva plus son grand sceau. Pareille perte eût été pour lui la source d’une infinité de ridicules et de désagrémens. Le spectacle de sa consternation attendrit les malignes voleuses, qui s’engagèrent à lui faire retrouver le grand sceau, s’il consentait à le chercher les yeux bandés dans le salon. Les détails de l’aventure, commentés et transfigurés par la malveillance, parvinrent aux oreilles du roi et achevèrent de l’indisposer contre Brougham. « Le lord chancelier est fou, dit-il plusieurs fois; du reste, il en a déjà donné les preuves. »

Brougham revint à Londres sans se douter de l’orage qui s’était formé derrière lui. Le lendemain du jour où il avait tenu à la cour de chancellerie sa première audience, il apprit en quelque sorte avec le public que le roi venait de signifier à lord Melbourne son renvoi et celui de ses collègues. L’impatience que les dernières excentricités du chancelier avaient causée à Guillaume IV était pour beaucoup dans cette brusque détermination. Quand Brougham sut que la fin de son règne ministériel était arrivée et que lord Lyndhurst allait recevoir le grand sceau, il écrivit à ce dernier pour lui demander de le désigner pour le poste alors vacant de lord chef baron de la cour de l’échiquier. A l’appui de cette singulière requête adressée à un ennemi politique, il faisait valoir l’intérêt de l’état, alléguant que les appointemens de lord chef baron étant inférieurs à la pension d’ex-chancelier, il en résulterait une économie notable pour le budget. La raison ne fut pas trouvée suffisante par les amis politiques de Brougham, et devant la vivacité de leur blâme il dut retirer sa demande. Le cri public qui s’éleva contre lui à cette occasion fut si fort qu’il alla chercher un peu de répit à Paris. Plusieurs personnes qu’il fréquenta pendant son séjour en France furent alors frappées du désordre de sa conversation et de la surexcitation de son esprit. Il revint bientôt pour prêter un vigoureux appui à ses collègues dans la lutte qu’ils se préparaient à soutenir contre l’administration formée par Peel et Wellington. Le combat fut court. On sait qu’au bout de cent jours l’hostilité de la chambre des communes contraignit Peel à descendre du pouvoir. Le roi fit de nouveau appeler lord Melbourne, et Brougham eut de justes raisons de croire qu’il allait de nouveau s’asseoir triomphalement sur le sac de laine.

Mais nous sommes arrivés au moment où Brougham va porter la peine d’avoir froissé ses collègues, offensé le roi et indisposé contre lui l’opinion publique. Lord Melbourne était parfaitement déterminé à ne jamais admettre Brougham dans un cabinet dont il aurait la présidence. « Nous pouvons, à la rigueur, marcher sans lui, disait-il; nous ne pouvons marcher avec lui. » Tel est du moins le propos que lui prête Campbell, à qui on peut se fier dans cette conjoncture, car il avoue avec ingénuité n’avoir rien épargné pour se faire attribuer la place de Brougham, dont il n’avait cependant pas à se plaindre. Ce n’était pas le compte de lord Melbourne de se créer par ce procédé brutal un adversaire aussi redoutable, et il usa vis-à-vis de Brougham d’un stratagème dont on ne saurait trop blâmer la duplicité. Il lui persuada que les préventions du roi contre lui étaient pour le moment un obstacle insurmontable à sa rentrée aux affaires, et il lui annonça l’intention de mettre provisoirement le grand sceau en commission, c’est-à-dire de confier à trois magistrats le soin de remplir l’office judiciaire du lord chancelier en laissant vacant son office politique. Il demeurait sous-entendu dans cet arrangement que Brougham reprendrait un jour ou l’autre son ancienne situation ministérielle. Brougham donna sans méfiance dans le piège, et son orgueil dut contribuer à l’aveugler, car il n’imaginait pas qu’un ministère whig pût avoir la folle présomption de répudier son concours. Son erreur ne dura pas moins d’une année. Durant toute la session de 1835, il appuya vigoureusement l’administration encore chancelante de lord Melbourne, en faveur duquel il exerçait une sorte de protectorat. Peut-être même ne savait-il pas assez dissimuler combien ce rôle flattait sa vanité. C’est ainsi qu’il excitait les rires de la chambre des lords et l’impatience de lord Melbourne en s’obstinant à vouloir répondre au lieu et place de celui-ci aux questions qu’il jugeait embarrassantes pour le ministère. Tout entier aux débats de la chambre des lords, il y déployait une activité prodigieuse, et la collection de Hansard ne mot pas à sa charge moins de deux cent vingt et un discours. Aussi lord Melbourne aurait-il volontiers continué une combinaison qui lui assurait tous les bienfaits de l’alliance de Brougham sans lui imposer les périls de sa collaboration; mais les justiciables de la cour de chancellerie se plaignaient hautement, et en présence de l’écho que trouvaient leurs plaintes au sein du parti tory lord Melbourne dut prendre une décision. Quoi qu’il pût en advenir, aucune crainte ne fut chez lui plus forte que celle d’avoir Brougham pour collègue, et Londres apprit un matin par les papiers publics que Pepys, nommé autrefois par Brougham maître des rôles, était créé chancelier sous le titre de lord Cottenham.

Peu s’en fallut qu’un coup aussi rude ne portât le désordre dans l’équilibre de cette grande intelligence, déjà ébranlée par ses excès mêmes. Au lendemain de cette brusque nouvelle, Brougham disparut en quelque sorte, condamné par ses médecins à une solitude et à un repos absolus. Il ne revint à Londres qu’au commencement de l’année 1837, assez à temps pour voir la reine Victoria confirmer solennellement lord Melbourne au pouvoir le lendemain de son avènement. Bien qu’il eût repris son ancienne place sur les bancs où siégeaient les partisans du ministère, Brougham n’écouta que son ressentiment, et il se posa en adversaire déclaré du cabinet. Tout en faisant profession de doctrines presque radicales, il devint bientôt l’allié des tories, et il tomba complètement sous l’influence de lord Lyndhurst, avec lequel il échangeait naguère dans la chambre des lords les propos les plus injurieux. Assez avisé pour faire aux exigences de son ambition le sacrifice de sa vanité, Lyndhurst, sans apparaître lui-même dans la mêlée, laissait Brougham diriger à sa guise les débats les plus importans, débiter contre le ministère des discours de trois heures, et se répandre en invectives contre ses anciens collègues. Parfois il avait peine à dissimuler sa joie quand il voyait Brougham porter à leurs ennemis communs des coups furieux dont la secousse l’ébranlait lui-même autant qu’eux. Il n’avait pas fallu longtemps en effet pour que cette étrange conduite ruinât totalement le crédit politique de Brougham. Une seule chose pouvait lui faire encore illusion sur sa décadence, c’était l’effroi que dans les débats parlementaires il continuait d’inspirer à ses adversaires. Lord Melbourne avait compté en formant son administration qu’il aurait dans le chancelier, lord Cottenham, et dans le maître des rôles, lord Langdale, deux champions capables de se mesurer avec Brougham; mais c’était à peine si lord Cottenham, bien que jurisconsulte consommé, osait faire entendre une timide protestation lorsque Brougham émettait avec assurance et pour les besoins de son argumentation les doctrines judiciaires les plus contestables. Quant à lord Langdale, sur qui on se reposait plus particulièrement encore, il déclarait ouvertement qu’il aimait mieux avoir affaire au diable qu’à Harry Brougham, et qu’en se levant pour lui répondre il ne savait pas s’il se tenait sur les pieds ou sur la tête. Brougham ne rencontrait donc que rarement des contradicteurs dignes de lui. Il en était fier, et il ne se doutait pas que toute son éloquence n’aurait pas emporté une seule mesure, si Lyndhurst, silencieux et le sourire aux lèvres, n’avait fait voter d’un signe la majorité considérable dont il disposait à la chambre des lords.

Les excentricités auxquelles Brougham se livrait dans sa vie privée portèrent le dernier coup à sa réputation. C’est ainsi que durant l’été de 1839 il fit ou du moins laissa répandre le bruit qu’il était mort victime d’un accident de voiture. Sans doute, il se promettait un vif plaisir de lire par anticipation son oraison funèbre. En ce cas, son attente dut être singulièrement trompée, car les journaux furent remplis des articles les plus piquans, et le Times entre autres déclara que Brougham avait été toute sa vie un avocat, rien qu’un avocat, dont aucun parti, radical ou conservateur, n’aurait voulu désormais accepter les services. Le lendemain, le public apprit avec colère qu’il avait été le jouet d’une mystification, et ce trait de bizarre humeur fit plus de tort à Brougham que bien des fautes.

Durant les années qui suivirent, Brougham eut la mortification de voir se former deux administrations successives sans qu’on fît appel à son concours. De 1841 à 1846, il compta parmi les partisans de Robert Peel, bien que, par une bizarrerie dont lui seul était capable, il eût passé avec solennité des bancs du ministère sur les bancs de l’opposition lors de l’avènement des tories, de sorte qu’après avoir pendant quatre ans donné le spectacle étrange d’un orateur assis sur les bancs du gouvernement et parlant dans le sens de l’opposition, il allait pendant cinq autres années donner celui, non moins surprenant, d’un orateur assis sur les bancs de l’opposition et parlant dans le sens du gouvernement. Lorsqu’en 1846 lord John Russell succédait à sir Robert Peel, Brougham dirigea contre le nouveau ministère whig les mêmes attaques passionnées qui lui avaient permis d’ébranler celui de lord Melbourne, cherchant cette fois ses alliés parmi les protectionistes, dont il avait combattu les doctrines sous l’administration de Robert Peel. Néanmoins quand, après la démission momentanée de lord John Russell en 1851, le chef des protectionistes, lord Stanley, fit de vains efforts pour constituer une administration, aucune proposition ne fut faite à Brougham par celui dont il était l’allié depuis plusieurs années, et personne n’eut la pensée de s’en étonner. Cet oubli des hommes d’état et du public mit le sceau à la déchéance politique de Brougham. Lui-même en eut le sentiment, et à partir de cette date il prit une part beaucoup moins active aux débats politiques de la chambre des lords. Il ne devait guère y apparaître désormais que comme un orateur dilettante dont l’unique souci est de faire montre de ses talens, attaquant tantôt lord Palmerston et tantôt lord Derby, tantôt la Prusse et tantôt l’Autriche. Disons toutefois qu’au travers de toutes ces inconséquences, sur le détail desquelles il serait fastidieux de s’appesantir, la contradiction d’opinions entre les premières et les dernières années de Brougham est moins choquante qu’on ne pourrait le croire. A l’exception de ses théories économiques, qu’il modifia dans le sens de l’expérience et de la vérité, il conserva jusqu’à la fin de sa vie sur les questions abstraites de la politique les mêmes idées qu’il avait professées au début. Il avait plus de logique dans l’esprit que dans le caractère, et il a été plutôt infidèle à ses amis qu’à ses principes. Whig il avait commencé, whig il a fini, si l’on veut bien entendre par ce mot non pas une désignation étroite de parti, mais un certain ensemble de doctrines résolument libérales, hardies sans témérité, fermes sans violence, qui sont de tous les pays, et dont l’application pratique serait aujourd’hui l’unique salut de notre chère patrie.

Les dernières années de Brougham appartiennent à la France presque autant qu’à l’Angleterre. La rupture des ponts du Var l’arrêta un jour sur la route de Nice, dans un village assez misérable, dont les maisons baignées par la mer se groupaient au pied d’un monticule surmonté par une église. Ses regards impatiens, qui erraient du sombre versant de l’Esterel à l’île verdoyante de Sainte-Marguerite, furent bientôt captivés par la beauté d’un lieu dont l’aspect rappelle la baie de Palerme et la Concha d’Oro. Il résolut de ne point pousser plus avant sa route, et de construire une demeure pour sa vieillesse là où il s’était trouvé retenu par le hasard. Telle est du moins la légende qu’on nous a racontée à Cannes. Sur le penchant d’une colline alors déserte, aujourd’hui couverte d’habitations, il choisit au milieu des orangers un emplacement où il fit bâtir une villa italienne, qu’il appela le château Éléonore-Louise, en souvenir d’une fille bien-aimée qu’il avait perdue. Chaque année, il vint fidèlement y chercher le soleil et la lumière, fuyant le moment où l’automne commence à étendre sur l’Angleterre le voile de ses brumes grises. Vivement épris de cette nature méridionale, dont il goûtait la beauté plutôt en épicurien qu’en poète, il lui arrivait même souvent, aux approches du printemps, de se dérober aux fatigues de la session parlementaire et d’accourir à Cannes pour y guetter ce premier réveil de la nature dont les contrées du nord ne connaissent point le brillant épanouissement. Il ne tint pas à lui qu’il ne fût rattaché à la France par des liens bien autrement étroits que ceux de simple habitant de la Provence. Enflammé d’une admiration soudaine pour la révolution de 1848, il avait sollicité du gouvernement provisoire la faveur de la grande naturalisation, et il s’était porté en même temps comme candidat à la chambre des représentans dans le département du Var. Toutefois il n’entendait point renoncer à sa patrie d’origine, et il s’imaginait qu’il lui serait loisible d’appartenir en même temps aux deux pays ; mais le ministre de la justice, M. Crémieux, lui ayant fait entendre dans une lettre poliment ironique qu’il lui fallait choisir entre demeurer lord Brougham ou devenir le citoyen Brougham, il retira sa demande, non sans regret. Son attachement pour sa patrie d’adoption n’en fut nullement diminué, et dans les derniers temps de sa vie il y passait près de la moitié de son année ; nous l’y avons vu nous-même vers cette époque, rarement visité par les Anglais qui traversaient Cannes, vivant à part de la petite colonie française, dont il n’avait pas ménagé les plus légitimes susceptibilités, mais populaire encore parmi les gens du pays, qui lui attribuaient, non sans raison, la prospérité première de leur cité.

Ce que Brougham venait chercher à Cannes, c’était le repos et non pas l’oisiveté. Il traversait rarement Paris sans communiquer à l’Institut, dont il était membre, le fruit de ses travaux de l’hiver sous la forme de quelque morceau d’histoire ou de philosophie, dont ses collègues écoutaient la lecture avec déférence. Il prenait part encore de temps à autre aux discussions de la chambre des lords, et en 1856 il retrouva une partie de son ancienne vigueur pour s’élever contre l’établissement des pairies viagères. Toujours amoureux de popularité et de succès oratoires, il acceptait volontiers la présidence de sociétés savantes ou philanthropiques, et il débitait dans leurs réunions des discours qu’un public facile à contenter couvrait d’applaudissemens. C’est probablement lui que Trollope a voulu peindre sous les traits du grand Boanerges, le président de congrès qu’il tourne en ridicule dans le célèbre roman d’Orley-Farm. Cependant l’occupation principale de Brougham en ces années de retraite a été de dégager parmi le monceau volumineux de ses écrits ceux qu’il souhaitait plus particulièrement soumettre au jugement de la postérité. Le résultat de ce triage a été la publication de onze gros volumes. Mathématiques, sciences naturelles, économie politique, philosophie, histoire, littérature, il n’a rien laissé de côté. Il est plus facile d’attester les merveilleuses ressources de son esprit par le témoignage de ses œuvres que d’en désigner quelqu’une à une admiration particulière. Sa traduction du Discours de la couronne et ses études sur l’éloquence des anciens ont mérité cependant les éloges de M. Villemain. On connaît peut-être davantage ses Vies des hommes d’état et des philosophes du temps de George III. Il a voulu faire entrer dans un cadre artificiel le tableau européen de l’époque qui comprend, avec la fin du XVIIIe siècle, les vingt premières années du XIXe, et il a groupé les grandes ombres de Voltaire, de Rousseau, de Frédéric le Grand et de Napoléon autour de la pâle figure de George III, un peu étonné de se trouver le centre d’un cycle aussi brillant. Ses études sur les hommes d’état et sur les écrivains étrangers à son pays ont plutôt diminué qu’agrandi la valeur de son œuvre, et il eût mieux fait d’ajouter quelques coups de pinceau aux portraits trop rapidement esquissés de Chatham, de Burke, de Fox et de Pitt. Toutefois la sobriété élégante de ces essais, qui contraste singulièrement avec la manière oratoire de Brougham, leur a valu un accueil favorable, et aujourd’hui encore on peut trouver à les lire intérêt et profit.

Brougham prolongea sa verte vieillesse jusqu’à un terme où il n’est pas donné à tous de parvenir. Devant ses yeux, de plus jeunes que lui rencontrèrent la mort sous le climat réparateur où il continuait de puiser la force et la santé. C’est à quelques pas de la villa Éléonore-Louise que Tocqueville est venu languir avant d’expirer, et que Cousin s’est endormi du sommeil qui pour lui ne devait point avoir de réveil. Rarement un hiver s’écoulait sans qu’il assistât de loin à quelqu’une de ces séparations dont la splendeur impassible de cette nature toujours riante rend le contraste encore plus déchirant. En présence de ces funèbres spectacles, durant le cours de ces années dont chacune pouvait être pour lui la dernière, de graves et tristes pensées durent agiter son âme. Comment y aurait-il échappé, ayant chaque jour sous les yeux cette mer dont l’horizon sans limites entretient l’homme de la mort en tournant ses rêves vers l’infini? Peut-être qu’à la dernière heure cette âme à la fois insatiable et saturée fut soulevée au-dessus de la terre par ce souffle avant-coureur de l’éternité qui purifie les cœurs de leurs souillures et qui a inspiré à un païen grossier l’expression la plus vraie de la philosophie humaine : « j’ai été tout, et rien ne vaut. » Peut-être que, déjà éclairé par la lumière d’autres cieux, il sut pour la première fois s’humilier devant sa conscience en mesurant les dons qu’il avait reçus à l’emploi qu’il en avait fait. Il dut alors se demander avec une mélancolie inquiète s’il resterait de lui autre chose qu’un nom, et un nom dont l’écho irait bien vite en s’affaiblissant. Il dut aussi se dire avec amertume que la postérité est bien souvent ingrate pour les hommes d’état. S’ils ne se sont point élevés assez haut pour dominer leur temps et s’ils n’ont point fait pâlir par leur éclat tout ce qui les a environnés, elle goûte, sans en avoir conscience, les fruits de leur action bienfaisante, et elle les confond dans son indifférence avec ceux de leurs obscurs collaborateurs dont elle a oublié jusqu’aux noms. Elle tient en réserve sa reconnaissance et sa tendresse pour ceux qui, toujours jeunes et vivans par leurs œuvres, ne perdent jamais le don de lui parler et de l’émouvoir. Byron, Walter Scott, Macaulay, et, sans s’élever aussi haut, l’humble fille d’un pasteur de campagne qui, réunissant l’expérience de ses douleurs aux rêves de son imagination, en a tiré le roman de Jane Eyre, tous ceux-là demeurent en Angleterre admirés et chéris par la génération naissante, car ils ont enrichi d’une parcelle d’or l’héritage éternel de ses jouissances; mais quel esclave affranchi dans les colonies, quel justiciable de la cour de chancellerie, quel disciple des instituts mécaniques, élève aujourd’hui vers Brougham une pensée de gratitude cependant bien méritée? Si après avoir tant agi, tant parlé, s’être épuisé en tant d’efforts, le bandeau de l’orgueil et de l’illusion est enfin tombé des yeux du vieux lutteur, ces réflexions ont dû attrister ses derniers jours. Quoi qu’il en soit, la mort fut douce à celui qui avait connu toutes les fièvres de la vie. Ce fut au retour d’une promenade qu’il expira sans angoisses, le 7 mai 1868, à l’âge de quatre-vingt-dix ans.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.

  1. Plusieurs versions ont circulé sur les négociations qui précédèrent l’entrée de Brougham dans le cabinet de lord Grey. (Voyez Rœbuck, History of the whig administration, t. Ier, Appendix.) Nous avons suivi celle de Campbell, qui nous paraît porter les caractères de la vraisemblance. Campbell est un témoin peut-être malveillant, mais généralement bien-informé.