Lord Aberdeen souvenirs et papiers diplomatiques

LORD ABERDEEN
SOUVENIRS ET PAPIERS DIPLOMATIQUES

Quand la mort vient frapper un homme d’état éminent en possession du pouvoir, dans la plénitude de ses forces, alors que les destinées d’un grand empire paraissaient devoir rester longtemps encore associées aux siennes, le pays lui-même se sent atteint, et le deuil d’une famille devient le deuil de la nation. Il en est surtout ainsi chez les peuples libres, où la seule présence aux affaires d’un ministre dirigeant accuse toujours dans une certaine mesure la sympathie et la confiance publiques. Aussi, quand M. Pitt, M. Fox, M. Casimir Perier ont été enlevés à leur pays, les solennels hommages rendus à leur cercueil n’ont que faiblement représenté l’alarme et la douleur générales. Plus tard, lorsque, dans le plein exercice de ses facultés transcendantes, sir Robert Peel est tombé foudroyé, la consternation universelle a témoigné du sentiment d’une perte aussi irréparable qu’imprévue, et la même impression s’est tout récemment produite à la nouvelle de la mort du comte de Cavour. Il n’en a point été, il ne pouvait guère en être de même lorsque le plus fidèle et le plus illustre des amis de sir Robert Peel est à son tour lentement descendu dans la tombe. Sans toucher encore aux extrêmes limites de la vie humaine, lord Aberdeen avait dépassé celles des carrières politiques ordinaires. Depuis longtemps, sa santé était chancelante. L’Angleterre, qui l’avait toujours plus respecté que compris, avait cessé de compter sur lui, soit dans le présent, soit pour l’avenir. Un cortège d’élite lui rendit pieusement les derniers devoirs ; mais en définitive la nation anglaise vit disparaître avec une passagère émotion le plus profondément intègre peut-être de ses hommes d’état. Les services passés et les plus rares vertus ne pèsent guère, à l’heure de la mort, dans la mobile balance de l’appréciation populaire. Pour attirer en ce moment suprême les regrets comme les-regards de la foule, il faut être puissant, utile, fortement en relief. Et néanmoins, pour n’être pas influens et efficaces au jour même où ils nous sont enlevés, les hommes vraiment éminens méritent d’être étudiés et regrettés. C’est à leurs amis, à ceux qui ont eu le bonheur de les voir de près, qu’il appartient de rectifier ce qu’a souvent d’inexact, de compléter ce qu’a toujours d’imparfait l’opinion du public, et d’arracher ces mémoires vénérées à l’oubli et à l’indifférence.

J’ai eu l’honneur d’approcher lord Aberdeen dans quelque intimité durant les dix-huit dernières et plus importantes années de sa vie. Notre affection s’était accrue et fortifiée à travers des épreuves et des vicissitudes peu communes. Je ne me propose cependant point de rapporter avec détail ce que fut, depuis son origine jusqu’à sa fin, cette belle carrière. J’entreprendrai encore moins d’émettre, sur l’ensemble de sa vie politique, un jugement en forme. Je m’efforcerai simplement de montrer ce grand homme de bien tel qu’il m’est constamment apparu dans les circonstances les plus diverses et parfois les plus critiques. Il m’a été donné de voir de près, dans ma jeunesse, quelques hommes d’état dont les facultés pouvaient avoir plus d’éclat et de puissance ; mais je n’ai rencontré nulle part un esprit plus judicieux, plus éclairé, plus libéral, plus profondément équitable, nulle part plus de simplicité, de dignité, d’autorité. Mon but serait atteint si je pouvais faire apprécier dans un pays dont il fut parfois l’adversaire sans en être jamais l’ennemi tout ce que son caractère avait d’élévation, de droiture et de charme. « J’aimerai qui m’aime, » disaient autrefois nos rois : noble devise qui, je l’espère, ne cessera jamais d’être la nôtre. Lorsque de grands efforts, de grands sacrifices ont été faits pour maintenir son alliance, c’est bien le moins que la France le sache et en tienne quelque compte.

Il est naturel que les détails de la vie politique de lord Aberdeen n’intéressent particulièrement notre nation que dans ce qui se rattache à notre politique extérieure. Je n’ai commencé à le connaître moi-même que dans les négociations suivies à Londres au nom de la France. Témoin de sa vive sollicitude à entretenir avec notre pays les plus amicales relations, je serai conduit parfois à me mettre en scène, à citer en propres termes, à défaut de toute donnée, de tout document nouveau, les souvenirs écrits que j’ai pu conserver. Je désespérerais autrement de faire, assez bien comprendre les circonstances au milieu desquelles se sont formés ces sentimens de rare estime que j’ai à cœur de proclamer, peut-être même de faire partager. Peu de lignes suffiront ainsi pour rappeler quelle fut la vie politique de lord Aberdeen jusqu’à l’époque où il me fut donné d’entrer en relations personnelles avec lui.


I

Né à la fin de 1784, il n’avait que sept ans à la mort de son père, qui lui désigna pour tuteurs les deux ministres les plus considérables de ce temps, M, Pitt et M. Dundas, depuis lord Melville. À l’âge de dix ans, il fut placé par eux au collège de Harrow. Là comme plus tard, au collège de Saint-John, à Cambridge, il fut le condisciple de lord Palmerston ; mais il ne paraît pas qu’aucune relation se soit établie entre ces deux premiers ministres futurs de l’Angleterre. Le temps du jeune lord Aberdeen, quand il lui était permis de venir à Londres, se passait le plus souvent soit dans les bureaux de la trésorerie, soit dans ceux de l’amirauté, sous la surveillance de l’un ou de l’autre de ses tuteurs. Ainsi dès l’enfance il recueillait, presque à son insu, les grandes traditions du gouvernement de son pays. Il voyait à l’œuvre, dans une intimité absolue, les hommes qui dirigeaient la plus formidable guerre des temps modernes : grande école, dont aucun enseignement ne fut perdu pour lui. On a imprimé à tort qu’il avait fait partie de la mission de lord Cornwallis, à Paris, en 1801. Il est vrai qu’au moment de la paix d’Amiens il vint deux fois à Paris, mais sans aucun caractère officiel. Il fut pourtant présenté à quelques-uns des principaux personnages de l’époque et au premier-consul lui-même. La reprise imminente des hostilités devait rendre impossible au jeune voyageur le grand tour européen, complément indispensable de l’éducation patricienne en Angleterre. Cependant la mer restait libre. Devançant Childe-Harold, lord Aberdeen parcourut la Grèce, que bien peu d’étrangers avaient visitée jusqu’alors, la Turquie, la Russie et les côtes de la Baltique. Le romanesque intérêt de l’inconnu s’attachait encore à ces aventureuses explorations. Aussi attirèrent-elles sur lui l’attention de la société de Londres et lui valurent-elles, de la part de lord Byron, dans sa fameuse satire, le sobriquet du « thane voyageur » (the travelled thane), qu’il a conservé jusqu’à la fin dans la polémique familière de la presse britannique. C’est l’aspect de la Grèce, parmi ces lointaines contrées, qui produisit sur lui l’impression la plus vive et la plus durable. Dès son retour en Angleterre, il fonda la Société Athénienne, dont chaque membre devait avoir visité Athènes. Il contribua de la sorte à inspirer la mode de ces pèlerinages comme de ces sympathies helléniques qui valurent plus tard à l’Angleterre un des plus beaux poèmes de sa langue, et à la Grèce sa laborieuse émancipation quand la France fut entraînée à son tour. Les deux seuls travaux purement littéraires de lord Aberdeen témoignent du souvenir passionné qu’il conserva toujours de son voyage en Orient. Un article très érudit dans la Revue d’Edimbourg sur la Position topographique de Troie fut suivi d’un écrit plus soigneusement élaboré. À l’occasion de la traduction de Vitruve, par Wilkins, il publia, sous forme d’introduction, un essai sur l’architecture grecque qui fut réimprimé en 1822. Le mérite de ce morceau fut universellement reconnu. Bien que le jeune auteur prît à partie une des renommées les plus grandes et les plus populaires en contestant les principes de Burke sur le beau idéal, sa réfutation du grand penseur fut jugée victorieuse. Aussi dès 1812 fut-il nommé président de la Société des Antiquaires, position qu’il conserva jusqu’en 1846.

Malgré tous les avantages que lui eussent assurés sa naissance et ses relations, il ne paraît point que dans sa jeunesse lord Aberdeen ait ressenti aucun attrait pour la politique active. Dans un pays libre, il est rare d’avoir été si longtemps mêlé aux affaires en recherchant si peu le pouvoir et en négligeant avec une si constante insouciance les dons et les moyens qui en ouvrent l’accès. à la mort de son grand-père, en 1801, le jeune lord Haddo avait succédé au titre sous lequel il sera connu de l’histoire. En 1806, il fut appelé à la chambre des lords comme pair représentatif d’Ecosse, et son mandat fut renouvelé avec des circonstances flatteuses en 1807 et en 1812. Il ne semble pourtant point que la bienveillance traditionnelle de l’illustre assemblée pour ses jeunes membres ait tenté lord Aberdeen de prendre une part active à ses débats. On ne cite de lui, dans ce long intervalle, que deux discours un peu développés, celui dans lequel il proposa l’adresse en 1811 et celui qu’il fit pendant la même session pour seconder un vote de remercîmens parlementaires au duc de Wellington. Malgré ce peu d’empressement à rechercher la notoriété publique, lord Aberdeen dut témoigner sans doute une aptitude peu commune pour les grandes affaires, car ses débuts y furent aussi importans qu’honorables. La guerre avait continué avec un acharnement toujours croissant. Dès la reprise des hostilités, l’Angleterre avait décerné dans une même année de solennelles funérailles aux trois hommes sur lesquels elle avait le plus compté à cette période critique de ses destinées, M. Pitt, lord Nelson, M. Fox. Habituée cependant à ne mettre sa foi qu’en elle-même, avec un roi fou et des ministres dont aucun ne devait tenir, ni dans sa confiance, ni dans l’histoire, une place considérable, l’Angleterre affrontait toujours, sans appréhension, le plus puissant génie et la nation la plus guerrière des temps modernes. Quelles institutions ont jamais été mises à une épreuve semblable ? Le despotisme le plus éclatant était aux prises avec la plus fière liberté. Je pense souvent à la réponse du représentant de la Grande-Bretagne à Napoléon lors de la rupture de la courte trêve d’Amiens. Le premier consul s’était livré à un de ces accès de colère vraie ou simulée qui lui étaient familiers : « Je vous attaquerai, dit-il à lord Whitworth. — Cela dépend de vous. — Je vous anéantirai. — Cela dépend de nous. » Noble réplique et digne mot d’ordre d’un grand peuple !

Toutefois, en comptant sur elle-même, la nation anglaise ne comptait pas sur elle seule. — Souvent la fortune devait lui sembler inconstante, souvent la défaite ou la séduction devait momentanément séparer d’elle ses divers auxiliaires continentaux ; mais, bien que tranchés plus d’une fois par la glorieuse épée de la France, ces liens se renouaient sans cesse, jusqu’au moment où les folies suprêmes du maître de l’Europe rapprochèrent l’heure de l’inévitable catastrophe. Restaient encore, même à cette heure, avec le prestige de sa miraculeuse fortune, les souvenirs des éclatantes vengeances qu’il avait plus d’une fois tirées d’un allié chancelant. Pour l’Autriche notamment, qu’il s’agissait d’enlever aux liens imposés par tant de défaites, ces souvenirs devaient n’avoir rien perdu de leur force. En 1813, sa coopération semblait devoir être décisive. Pour se l’assurer, pour faire valoir tous les moyens de séduction, toute la terreur des représailles, Napoléon avait envoyé à Vienne M. de Narbonne. Pour lutter contre une telle influence personnelle et tant de circonstances défavorables, ce fut lord Aberdeen qui, à l’âge de vingt-neuf ans, fut désigné par le gouvernement anglais. C’était la mission la plus délicate, la plus importante du moment. Il devait s’en acquitter avec honneur comme avec succès. On vit alors le beau-père de Napoléon passer successivement de la neutralité à la médiation, de la médiation à l’hostilité, et d’une hostilité mesurée d’abord aux partis les plus extrêmes.

Ce n’était point d’ailleurs dans la seule et paisible région des cours qu’avaient à s’exercer les talens du jeune ambassadeur. Dans les états-majors, dans les conseils de guerre, dans les conférences des souverains, coalisés sans être unis, partout sa présence était réclamée. Elle le fut même sur les champs de bataille. Il eut à parcourir entre autres celui de Leipzig, et ce fut là qu’à l’aspect de tant de carnage il éprouva cette horreur profonde pour la guerre qui ne devait jamais l’abandonner. C’est ainsi encore qu’il vit mourir Moreau au quartier-général des alliés, et qu’il put étudier de près tous les ressorts, toutes les intrigues qui s’agitaient dans le sein de la vaste conjuration européenne. De cette époque datent pour lord Aberdeen tant d’importantes relations que la mort seule devait interrompre.

On conçoit qu’après un pareil apprentissage il se soit trouvé à l’aise dans les délicates conférences du congrès de Châtillon. La dignité de son attitude et sa noble modération y frappaient tout le monde : « modèle rare, dit un grand historien, par sa simplicité, sa gravité douce, du représentant d’un état libre. » Par cette modération même, il se trouvait souvent en désaccord avec les membres les plus influens de son gouvernement[1]. Ainsi dans une lettre de lord Castlereagh, datée de La Haye 14 décembre 1812, je lis : « Quant à la déclaration des alliés (de Francfort), je ne puis partager ni l’avis de Charles (son frère, depuis marquis de Londonderry) ni celui d’Aberdeen. La substance, le style, le ton me semblent bien calculés pour produire une impression sur le peuple français ; mais comment Aberdeen peut-il dire que la déclaration, quoique faible, est sans inconvéniens et exempte de blâme ? Cela me semble incompréhensible. Quoi de plus fâcheux, quoi de plus digne de blâme que cet engagement gratuit des alliés au début même de la négociation, par lequel ils admettent pour la France une étendue de territoire plus grande que celle qu’elle a jamais possédée sous ses rois ? » On voit avec quelle sincérité lord Aberdeen appuyait à Francfort les ouvertures de M. de Metternich à M. de Saint-Aignan.

Cette profonde aversion pour les partis extrêmes comme pour les procédés violens, quand les transactions étaient encore possibles et honorables, ne se mêlait pourtant à aucune irrésolution, à aucune timidité dans ses propres vues. Nul n’était au fond plus ferme et plus décidé que lui. Il ne se distinguait pas moins par sa confiance dans le succès final de sa cause que par sa modération envers un adversaire malheureux. Vers la fin de 1813, il écrivait de Fribourg à lord Castlereagh : « Nous sommes persuadés que nous sommes ici sur la vraie route de Paris, et j’espère que vous ne me trouverez pas trop téméraire ou trop confiant, si, après tout ce qui a été dit, je parle de Paris. Il me semble que, du moment où nous avons dû entrer en France, il serait ridicule de jouer pour autre chose que pour le plus grand enjeu. Si nous restons unis, je ne vois pas quelle résistance efficace Napoléon est en mesure de nous faire, et j’espère avec confiance que l’entreprise sera poursuivie avec l’énergie et la vigueur qu’elle réclame. » Lord Aberdeen pensait qu’on devait être à la fois confiant et modéré lorsqu’on représentait l’Angleterre. La calme et sereine conscience de tout ce que pouvait son pays ne l’abandonna jamais ; elle ne cessa d’inspirer, jusqu’à la fin de sa carrière, chacune de ses paroles comme chacun, de ses actes. Une puissance pareille n’avait nul besoin, à ses yeux, de se faire valoir, et elle risquait toujours, par une tracassière arrogance, d’affaiblir sa considération sans augmenter son influence.

Lorsque la grande pacification fut accomplie, lord Aberdeen, qui en avait signé à Paris les premiers actes, reprit pour longtemps les habitudes de la vie privée. Tant de succès avaient rendu tout-puissant le parti dont il avait la confiance entière ; treize années pourtant s’écoulent sans qu’il paraisse avoir recherché aucune fonction publique. Enfin en 1828 nous le voyons accepter, dans le ministère du duc de Wellington, d’abord les fonctions de chancelier du duché de Lancastre, puis celles de ministre des affaires étrangères. En cette qualité, il prêta son concours à l’émancipation des catholiques, le refusa à la réforme parlementaire, telle que la proposait le parti whig, et reconnut sans hésiter le roi Louis-Philippe. Dès lors aussi il prit une part plus considérable et plus suivie aux débats de la chambre des pairs. Il quitta le pouvoir à la fin de 1830, avec le duc de Wellington, pour y rentrer avec lui, en 1834, comme secrétaire d’état des colonies. Désormais il avait pris place parmi les plus hautes influences de son pays.

Je vis pour la première fois Aberdeen vers la fin de 1837. Je venais d’arriver à Londres comme secrétaire d’ambassade et je traversais en curieux une des principales rues de la ville, quand je fus frappé de l’attention générale qu’attiraient deux personnages qui se dirigeaient lentement du côté de la chambre des lords. En les considérant de plus près, je ne tardais point à reconnaître les traits fortement prononcés et souvent reproduits du duc de Wellington ; mais quel était l’ami auquel il donnait le bras qui semblait fournir le plus à leur grave entretien ? Je demandai à un passant de m’éclairer : « Le comte d’Aberdeen, » me répondit-il avec le laconisme national. Longtemps je les suivis des yeux avec la curiosité qu’éprouve la jeunesse devant tout ce qui est éminent ou célèbre. L’impression profonde que produisait sur ses compatriotes le duc de Wellington était d’ailleurs un spectacle assez singulier. Dans cette population si affairée, si peu démonstrative, chacun le saluait, chacun s’arrêtait pour le contempler, souvent même on se félicitait tout haut de le retrouver en si belle et si vigoureuse santé. Jalouse avant tout de ses libertés progressives, la nation anglaise n’avait jamais vu au pouvoir suprême son grand et inflexible capitaine sans une certaine méfiance, qui plus d’une fois s’était traduite en bruyantes et honteuses manifestations de l’ingratitude populaire ; mais du moment que lord Wellington cessa d’aspirer au rôle de ministre dirigeant, les aigreurs et les préventions de l’esprit de parti se confondirent dans un hommage universel et permanent de reconnaissance et de dévouement. Quelquefois les plus vives acclamations éclataient spontanément à son passage. Plus souvent, comme dans la circonstance que je rappelle, pour être isolées et silencieuses, les démonstrations n’en étaient que plus imposantes. Je vis le duc y répondre par le geste qui lui était familier, en touchant du doigt le bord de son chapeau, et lord Aberdeen avec ce gracieux sourire qui donnait à sa physionomie un charme dont la nature n’avait pas été très prodigue pour ses traits. Le sourire qui éclairait ainsi une figure d’une austérité peu commune me frappa dès ce premier jour. Durant les cinq années suivantes, je me trouvai souvent auprès de lord Aberdeen dans les salons ou dans les réunions publiques de Londres, et toujours ce qu’il y avait de grave jusqu’à la sévérité dans son premier aspect, de bienveillant jusqu’à la tendresse dans son regard, m’attirait vers lui. Toutefois la timidité de mon âge me retenait. Il passait d’ailleurs pour être médiocrement disposé en faveur du gouvernement que j’avais l’honneur de servir, et je ne fis en définitive sa connaissance personnelle que le jour même où je lui fus présenté par M. le comte de Saint-Aulaire, en qualité de chargé d’affaires de France, au mois de juin 1842.

À cette époque, les relations des deux pays, sans être sérieusement compromises, étaient dans une situation précaire et mal définie. Les graves complications de 1840 avaient profondément séparé la France des principales cours de l’Europe, et surtout de son alliée de la veille. Depuis lors, un changement de ministère avait eu lieu, d’abord à Paris, puis à Londres. Les hommes nouvellement arrivés au pouvoir étaient de part et d’autre demeurés étrangers aux actes et aux passions qui avaient déterminé et aggravé la crise. Pour la plupart même, il les avaient désapprouvés. Cependant, sans tenir grand compte de ce fait essentiel, l’opinion publique se refusait à désarmer. En France surtout, un vague, mais profond ressentiment demeurait au fond des cœurs. Dans les chambres comme au dehors, il se portait sur chaque incident du jour, sur chaque affaire qui mettait en présence les deux gouvernemens ou leurs agens les plus éloignés. L’opposition exploitait, la presse envenimait jusqu’aux questions les plus insignifiantes ; « Votre ambassade, m’écrivait le chef de la direction politique des affaires étrangères, commence une nouvelle ère. Jusqu’ici, elle a fait plus de politique générale qu’autre chose ; les affaires spéciales vont désormais en tenir la place et se multiplier de nous à l’Angleterre. En France, on y regardera de plus près : c’est une suite nécessaire du réveil des susceptibilités. Il faut savoir accepter cette situation et s’appliquer seulement à la gouverner de manière à ce que la paix et la bonne harmonie des deux pays n’en souffrent aucune atteinte. » Plus calme alors, l’Angleterre cédait aussi par momens à l’animosité qu’une portion notable de sa presse n’était pas seule à fomenter. « L… me dit (je cite encore, je citerai parfois M. Désages, homme d’une perspicacité rare et d’une modération à toute épreuve comme d’une grande élévation de caractère), L… me dit (30 juin 1842) qu’on est très mécontent de nous à Londres. Les Anglais qui sont ici (je ne saurais d’ailleurs vous dire qui ils sont) parlent guerre, et l’appellent à grands cris. Cela prouve seulement qu’il y a partout des fous. » Pour faire face à cette situation, la France, qui au fond voulait fermement la paix et qui s’était nettement prononcée dans ce sens, s’était donné un ministère décidé à n’en point sacrifier légèrement les bienfaits. Pleinement d’accord avec la constante pensée du roi Louis-Philippe, l’illustre homme d’état sur qui portait réellement le poids des affaires les plus critiques consacrait à cette cause toute son énergie et toute son éloquence. Le maréchal Soult et le comte Duchâtel, ses principaux collègues, n’étaient ni moins convaincus ni moins fermes que lui ; mais ses amis le secondaient timidement, et le succès de ses efforts ne restait trop souvent qu’imparfait ou douteux. Le cabinet récemment parvenu au pouvoir en Angleterre était, sous ce rapport, dans une position plus forte et plus franche. Un retour très prononcé de l’opinion publique, expliqué surtout par l’estime personnelle qu’inspiraient les principaux membres de ce cabinet, lui avait assuré dans les dernières élections un triomphe signalé. Dans la chambre des lords le duc de Wellington, dans la chambre des communes sir Robert Peel, exerçaient sans effort la domination qui leur était familière. à la tête de chaque branche de l’administration se trouvait un homme déjà célèbre par son aptitude connue, ou l’un de ceux qui, jeunes à cette époque, ont réalisé depuis, comme M. Gladstone, le duc de Newcastle, lord Canning, M. Cardwell, les plus brillantes espérances. Les membres les plus élevés de l’aristocratie territoriale apportaient, dans une mesure convenable, l’appui et l’éclat de leur position sociale. Rarement, dans ses annales parlementaires, l’Angleterre avait vu de pareils chefs, ainsi secondés et soutenus. Celui auquel, dans une si brillante combinaison, la direction de la politique étrangère était encore une fois dévolue s’était toujours dérobé à la faveur populaire avec une telle persistance qu’il ne tenait point le premier rang parmi ceux qu’elle avait ainsi recherchés ; mais, en jouissant suffisamment de la bienveillance publique, lord Aberdeen avait et a toujours conservé une position toute spéciale, qu’elle n’eût pu ni lui ravir ni lui conférer. La reine le respectait et l’aimait particulièrement. L’amitié personnelle et à toute épreuve du duc de Wellington, de sir Robert Peel, de ses principaux collègues, lui était depuis longtemps acquise. Son influence, grande toujours dans le conseil, était décisive et habituellement sans contrôle dans les affaires de son département. La part signalée qu’il avait prise aux mémorables luttes du passé avait fondé pour lui, dans les principales cours de l’Europe, des relations qui ne s’étaient point interrompues. Aussi, à la seule exception du duc de Wellington, nul ne possédait plus que lui la confiance des souverains et des cabinets étrangers ; nul n’avait des moyens plus assurés d’action et d’information. Tel était l’homme avec lequel j’étais appelé, très jeune encore, à traiter et à débattre ces graves questions dont dépend trop souvent le sort des nations. Celle qui nous occupa dès notre premier entretien était de ce nombre. J’ai conservé de cette entrevue un souvenir que peu d’autres m’ont laissé. Aujourd’hui j’ai peine à croire que dix-neuf années se soient écoulées depuis lors, et qu’une sanglante guerre ait désolé l’Europe à l’occasion de ces mêmes affaires du Levant que je discutais ainsi au foreign office, et qui nous apparaissent encore aujourd’hui aussi menaçantes que jamais. Déjà, deux ans auparavant, elles avaient failli amener une conflagration générale : plus tard, la catastrophe devait éclater sous l’administration et malgré tous les efforts de lord Aberdeen lui-même ; mais en 1842 il s’agissait de réparer le mal survenu, de prévenir celui qui pouvait toujours se reproduire. Les relations des Druses et des Maronites en Syrie, leur gouvernement, leur administration, le degré d’intervention que chacune des puissances européennes est appelée à y exercer séparément ou collectivement, telle était la matière de mon premier entretien au foreign office, et au moment où j’écris elle n’est sans doute point encore épuisée.

Lord Aberdeen avait une façon de traiter les affaires, grandes ou petites, à laquelle on ne saurait trop rendre hommage. Toujours calme, toujours mesuré., toujours accessible, plus porté à écouter qu’apparier lui-même, il laissait à son interlocuteur toute occasion d’exprimer et de développer sa pensée. Son expérience consommée des questions européennes, l’importance de celles qui, dès sa jeunesse, lui avaient été confiées, sa longue pratique de la vie publique, lui avaient donné pour la controverse diplomatique une facilité, une aisance qui ne lui faisaient jamais défaut ; mais, toujours plein de ressources, de lucidité, surtout d’autorité, il recherchait peu la discussion, sans jamais l’éviter. La discussion ne risquait guère d’ailleurs de se prolonger ou de s’aigrir avec lui, car il avait un art tout particulier pour réduire chaque question à son terme le plus simple, la dégager de toute considération accessoire comme de tout levain de personnalité, y marquer enfin la part du bon sens et du droit. Son esprit semblait planer dans des régions inaccessibles aux misérables passions qui viennent trop souvent compliquer, comme à plaisir, la véritable mission de la diplomatie. Il ne quittait qu’à regret sa sphère élevée pour prendre part à nos tristes conflits. Que d’efforts, que de sacrifices les nations ne font-elles pas en tout genre pour s’assurer le respect de leurs rivales ! Sauraient-elles être trop sévères dans le choix de ceux qui personnifient pour ainsi dire leur puissance et leur caractère dans les négociations de peuple à peuple ? Dès nos premières, entrevues, lord Aberdeen m’apparut comme le type de tout ce qu’il y a de vraiment libéral et national dans la vieille Angleterre. Assez d’autres se chargeaient d’être les organes des aveugles préjugés, des passions déréglées du pays, et ils y trouvaient leur compte. Bien plus que les princes, les peuples veulent avoir leurs fervens adulateurs et leurs grossiers complaisans. Auprès d’eux plus qu’ailleurs, l’estime est pour Sénèque, mais la faveur pour Narcisse.

J’ai dit que lord Aberdeen avait reconnu promptement et franchement la révolution de juillet. Il l’avait vue pourtant avec regret. Il aimait les princes et les hommes de la restauration ; il aimait les traditions de l’ancienne France dans ce qu’elles avaient d’élevé et de chevaleresque. Resté Fidèle aux souvenirs de 1815 avec la mesure et la modération qui ne l’abandonnaient jamais, il ne voyait pas sans une certaine défiance notre pays reprendre en Europe sa position dominante. Deux questions notamment l’avaient mis en conflit presque personnel avec le gouvernement nouveau, l’occupation prolongée de l’Algérie et le démembrement du royaume des Pays-Bas. Exempt néanmoins de mesquines jalousies, il acceptait plus que personne l’empire des faits, et il rendait pleine justice aux efforts du roi Louis-Philippe pour faire respecter les droits de ses voisins comme pour faire prévaloir les siens. Il était revenu au pouvoir animé du plus sincère désir de cultiver les meilleurs rapports avec le gouvernement constitutionnel de la France. Toutefois il se sentait moins que jamais enclin à sacrifier les grandes alliances continentales qui ont tant de fois assuré à la Grande-Bretagne sa prépondérance durant la paix comme son triomphe durant la lutte. Rien à ce moment n’annonçait encore la dissolution de la formidable ligue qui, après vingt ans d’efforts, avait dompté la France. Le sagace secrétaire d’état ne se croyait nullement appelé à en précipiter la rupture, tout en ne recherchant avec le gouvernement français que le maintien de la bonne harmonie. Les dispositions de la France ne réclamaient, ne comportaient pas autre chose. Pendant les trois mois que durèrent en 1842 mes rapports avec lord Aberdeen, aucun progrès ne fut fait entre nous vers une intimité plus grande, soit personnelle, soit officielle. Cette intimité d’ailleurs, nous l’eussions voulue de part ou d’autre que nos efforts pour y atteindre eussent été illusoires et périlleux en présence des complications que soulevait sans cesse l’animosité réciproque des deux pays.

Pour faire bien apprécier ce que devinrent plus tard nos relations avec lord Aberdeen, il n’est pas sans intérêt d’établir nettement ce qu’elles furent à leur origine. Quelques courts extraits des souvenirs écrits de l’époque que j’ai pu conserver suffiront, je l’espère, pour les caractériser. Ainsi le 8 juillet 1842 j’écrivais à M. Guizot :


Lord Aberdeen ne m’a parlé ensuite que des affaires de pêcheries que nous cherchons sérieusement à terminer. Il se montre peu disposé aux concessions dans un moment, m’a-t-il dit, « où vous nous témoignez votre hostilité sous toutes les formes. » J’espère que la question est en bonne voie. »

« Le 13 juillet[2]. — On croit ici avoir déjà gardé bien des ménagemens inutiles et peu comptés en France, et je craindrais en vérité s’il surgissait une affaire irritante… « Que deviendraient, m’a dit lord Aberdeen, les relations diplomatiques des nations, si les questions liquides, si les solutions incontestablement équitables étaient, pour de pareils motifs, indéfiniment ajournées ? Ne serais-je pas forcé moi-même, par ceux qui me surveillent, de suspendre à votre exemple toute résolution impliquant une concession quelconque à une réclamation française ? » — … J’ai cru devoir, monsieur le ministre, rendre compte à votre excellence de ces dispositions de lord Aberdeen telles qu’elles se manifestent, avec une parfaite courtoisie dans la forme, toutes les fois que j’ai l’occasion d’aborder avec lui une question politique. Il serait presque inutile d’ajouter que ces dispositions sont exploitées avec une grande persévérance par les représentans des principales puissances européennes à Londres, et qu’ils se félicitent sans cesse de l’entente parfaite établie entre leurs cours et le nouveau cabinet. »


Parfois pourtant, de loin comme de près, les plus sagaces s’alarmaient de l’intensité du mal.


« Londres, le 4 août. — Notre entretien subséquent nous ayant amenés, monsieur le ministre, à examiner encore une fois l’état actuel des relations entre les deux gouvernemens, lord Aberdeen m’a dit qu’il avait dernièrement reçu communication confidentielle d’une dépêche dans laquelle M. le prince de Metternich prescrivait au baron de Neumann d’user de son influence auprès du cabinet britannique pour calmer l’irritation qui se manifestait en Angleterre contre la France. « Mais, m’a dit lord Aberdeen en riant, comme Metternich a dû le faire sentir à votre ambassadeur, ce n’est pas à Londres qu’il faudrait agir pour préparer des relations plus heureuses, c’est bien à Paris… Quant à nous, nous croyons avoir plus d’un légitime grief contre la conduite politique du gouvernement français, mais vous êtes vous-même témoin de tout le soin que nous apportons à ne trahir aucun ressentiment qui puisse réagir sur nos rapports avec la France. »

« Londres, le 29 juillet. — J’ai cru devoir vous donner officiellement un compte détaillé de ma grande conversation d’hier avec sir Robert Peel. Je l’ai trouvé profondément découragé et irrité, sensiblement plus que lord Aberdeen, et il ne faut pas oublier que c’est lui qui gouverne. J’ai plutôt atténué dans ma dépêche, et pourtant il me parait bon que vous puissiez montrer dans l’occasion à quel point la politique de la paix hostile compromet les relations de la France. »


Il est peu dans les usages, pour un chef de mission, soit permanent, soit temporaire à Londres, de rechercher une entrevue avec le premier lord de la trésorerie. La gravité des circonstances générales et un orage qui s’annonçait dans le parlement anglais sur la question du jour m’avaient décidé à le faire dans cette occasion avec l’entier assentiment de lord Aberdeen. Je crois devoir donner ici quelques extraits de la dépêche où je rapportai mon entretien avec sir Robert Peel. Tout ce qui fait parler et pour ainsi dire revivre aujourd’hui ces hommes illustres et trop tôt ravis à l’estime universelle ne saurait être dépourvu d’intérêt.


«….. Pour la première fois peut-être, monsieur le ministre, depuis sa rentrée aux affaires, sir Robert Peel exposait sans réserve sa pensée sur l’état actuel de nos relations. L’influence dominante qu’exerce le premier ministre dans les conseils de la Grande-Bretagne et l’irritation profonde qui se révélait dans chacune de ses paroles me font un devoir de rapporter à votre excellence, avec quelques développemens, la substance d’un entretien qu’il a prolongé, malgré sa réserve et son laconisme habituels, pendant plus de trois quarts d’heure. J’ai commencé, d’après le désir de sir Robert Peel, par rappeler les difficultés de la question de Portendick dans les mêmes termes à peu près que durant l’entretien avec lord Aberdeen, dont j’ai déjà eu l’honneur de rendre compte à votre excellence… Sir Robert Peel m’a écouté, le regard baissé, selon son usage, et avec la plus grande attention, mais sans qu’une seule fois sa physionomie trahît l’adhésion la plus légère aux considérations que je développais. Il m’a dit à son tour qu’ayant dû se rendre compte de l’affaire de Portendick pour répondre aux interpellations annoncées, il avait été plus surpris encore qu’affligé de l’état actuel de cette question. Tant de promesses réitérées du gouvernement français établissaient à ses yeux la justice des demandes anglaises ; tant de retards successifs, suivis enfin d’un ajournement indéfini, équivalaient à une déclaration formelle du gouvernement du roi que les rapports des deux pays ne lui permettaient plus de faire droit aux plus justes réclamations suscitées par la conduite de ses propres agens. Sans doute il n’ignorait pas que de récens événemens avaient ranimé en France une méfiance et une antipathie générales contre l’Angleterre ; dans plusieurs occasions, le gouvernement du roi s’était chargé de le lui manifester. « Votre ordonnance qui frappe la branche la plus importante de notre commerce avec vous, a-t-il continué, c’est la guerre ! guerre de prohibitions mutuelles qui a ses précédens, ses usages, ses représailles. Je puis ouvrir les marchés de la Grande-Bretagne aux vins d’Espagne et de Portugal, je puis même à mon tour vous atteindre directement dans un de vos plus grands intérêts commerciaux ; mais comment répondre à cette dernière décision du gouvernement français ? Comment l’expliquer ? Les justes réclamations de sujets anglais, discutées depuis huit ans, soumises à une commission mixte et déclarées liquides, ne pourraient plus être prises en considération par un cabinet français ! Où en serait donc l’autorité du gouvernement ? Que serait devenue en France la majesté du principe monarchique ? »

« J’ai cru devoir, monsieur le ministre, faire observer à sir Robert Peel que je ne pouvais, à l’exemple de lord Cowley, considérer la question de Portendick comme ajournée, indéfiniment par la dernière réponse de votre excellence, qu’il m’était impossible également de regarder encore comme nettes et reconnues les réclamations des sujets anglais. J’admettais en leur faveur une forte présomption ; mais il ne suffisait pas, en pareille matière, de la conviction profonde des parties intéressées, sincèrement partagée par leur gouvernement, pour constituer aux yeux d’un autre gouvernement une créance liquide. Cette question n’était pas de celles que le pouvoir exécutif était seul appelé à décider. L’intervention des chambres était indispensable. Assurément rien ne serait plus facile que de leur porter l’affaire et de provoquer à tout prix un vote immédiat ; mais, animé du désir sincère de faire droit à toute demande fondée, le gouvernement du roi devait, dans l’intérêt même des réclamans, choisir et préparer le moment où il appellerait sur une question aussi délicate l’attention et les investigations parlementaires. Je ne regardais assurément pas les relations actuelles de la France et de l’Angleterre comme satisfaisantes et régulières. Nous avions assez longtemps fatigué le foreign office, il y a deux ans, de nos inquiétudes et de nos prévisions sur les conséquences d’une politique systématiquement hostile aux sentimens et aux intérêts de la France pour être en droit de rappeler aujourd’hui tant d’avertissemens méconnus. Nous n’avions cessé, pendant la dernière année de l’administration précédente, d’annoncer que l’on établissait à plaisir en Europe une situation nouvelle, qui ne produirait peut-être pas la guerre, mais qui ne serait sans doute pas moins éloignée des conditions d’une paix tranquille et assurée. Sir Robert Peel avait lui-même, à la tête de son parti, condamné la politique à laquelle je faisais allusion. Il avait signalé, lors de sa rentrée au pouvoir, parmi les difficultés de sa position, les rapports que cette politique avait créés entre les deux pays. Ces rapports, une seule parole publique pouvait les aggraver encore aujourd’hui. Fidèle à la tradition de l’ambassade du roi, et frappé avant tout des inconvéniens de toute provocation parlementaire entre les deux pays, j’avais voulu à l’avance indiquer le péril. Je viendrais trop tard, si j’attendais, pour le signaler, la discussion qui aurait perdu la question. — « Je ne sais en vérité comment la poser, a repris sir Robert Peel, sans exciter la surprise et l’animadversion du parlement. Je me bornerais au plus simple énoncé des faits, que vous verriez encore une manifestation des plus fâcheuses éclater sur tous les bancs. C’est à tort que vous me prêteriez, sur la discussion qui pourra s’élever, une influence que je n’ai plus. La politique récente de la France vous a entièrement aliéné le parti qui me soutient. Personne n’a plus souvent que moi témoigné, dès son origine, mon respect et ma confiance pour le gouvernement actuel de la France. Je l’ai soutenu dès le principe de tout mon pouvoir, en dépit des convictions et des antipathies d’un grand nombre de mes partisans. Je n’ai jamais cherché à entraver sa marche ou à augmenter ses difficultés ; mais jamais je n’avais pu prévoir que nos relations dussent en venir à la situation que je trouve aujourd’hui. Ne me rendez pas responsable d’un état de choses que je ne saurais me reprocher, et que je ne puis m’expliquer. »


Qui sondera les abîmes de la crédulité populaire ? A l’époque où ces entretiens avaient lieu, le roi Louis-Philippe et son gouvernement étaient sérieusement accusés de condescendance excessive pour l’Angleterre, et ces accusations étaient sincèrement crues, sincèrement propagées. L’un et l’autre n’en poursuivaient pas moins leur tâche avec fermeté et avec confiance. « Je n’ai guère réussi jusqu’à présent, m’écrivait M. Guizot le 16 août 1842, qu’à empêcher le mal : succès obscur et ingrat. Le moment viendra, je l’espère, où nous pourrons faire ensemble du bien. Je ferai de mon mieux pour hâter ce moment. » De leur côté, sir Robert Peel et lord Aberdeen surtout n’échappaient point à des imputations de complaisance extrême, elles ont été même assez accréditées pour nuire sérieusement plus tard à l’influence que ce dernier était appelé à exercer dans son pays. L’extrait suivant, que je cite entre mille, montrera du moins que cette impression de ses compatriotes n’avait pas grand cours à Paris :


« On parle beaucoup, m’écrivait M. Désages le 11 novembre 1842, les journaux ont déjà parlé d’une circulaire de lord Aberdeen relative au projet d’union franco-belge. Cette circulaire serait un appel aux trois cours, dites du Nord, contre l’ambition française et le dérangement que l’accomplissement du projet apporterait à l’équilibre, au statu quo européen[3]. — Comme ici il y a ajournement obligé à raison de l’état d’esprit de nos industriels, je ne pense pas que cette bombe, chargée par lord Aberdeen, éclate pour le moment ; mais nous avons depuis longtemps prévu la chose, et nous en avons pris notre parti. Seulement ce qui me peine, si ce que l’on dit de cette circulaire est vrai, c’est le ton de vieil Anglais qui y règne… Il y a place pour les Anglais et pour nous dans le monde en fait de commerce, de comptoirs coloniaux, et, au lieu de tirer chacun sans cesse de son côté, il serait aisé de s’expliquer, de s’entendre, sans quoi les soupçons (et Dieu sait si on nous les épargne à Londres !), les accidens de rencontre et les passions des subalternes pourront nous conduire les uns et les autres… Dieu seul sait où. »


J’ai dit que durant l’année 1842 aucun progrès sérieux n’avait été fait ou tenté vers des relations plus intimes avec lord Aberdeen. Toutefois un événement des plus douloureux m’avait permis d’apprécier tout ce qu’il y avait de bonté dans son cœur, de vive sensibilité dans sa nature. Le 14 juillet, la nouvelle de la mort de M. le duc d’Orléans était tombée comme un coup de foudre à Londres. La consternation fut profonde et la sympathie universelle. La reine Victoria, sa cour, chacun à l’envi s’associait à notre affliction. Que de témoignages je pourrais reproduire de ce noble et généreux mouvement de la nation tout entière ! Je me bornerai à citer les propres termes de celui qui, plus que personne, était autorisé à parler en son nom :


« A Londres, ce 14 juillet, à la nuit. — Monsieur le comte, j’avais reçu ce matin la nouvelle du malheur qui est arrivé hier à Paris, dont vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer le récit, et je vous assure que j’en ai ressenti les conséquences pour sa majesté et son auguste famille, non-seulement dans ses affections et son bonheur domestiques, mais dans la position politique à laquelle l’univers entier est intéressé. Quelques années se sont passées depuis que j’ai eu l’honneur de voir et de connaître le prince que nous avons perdu. Il avait accompagné le roi son père, alors duc d’Orléans, lui étant duc de Chartres, dans une visite que sa majesté fit à Londres au feu roi George IV. Je fus frappé de ses talens, et tout ce que j’ai entendu dire depuis de son altesse royale m’avait démontré que ses qualités étaient de nature à le rendre digne de la position éminente qu’il était destiné à remplir.

« Il a laissé deux princes, l’objet des soins de sa majesté, de l’intérêt et des espérances du monde. Ils ne consoleront pas sa majesté de sa perte, rien ne le pourrait ; mais ils lui donneront un nouvel intérêt et de nouveaux devoirs que son attachement à la tranquillité et aux intérêts de son pays et du monde lui rendra chers.

« WELLINGTON. »


Cependant, au milieu de tant de marques d’intérêt, rien ne m’avait autant touché que la grave et cordiale condoléance de lord Aberdeen. Ses premiers regrets furent pour le roi, pour la famille royale. Il ne se lassait pas de m’interroger, au nom de la reine Victoria, comme au sien, sur les détails de la catastrophe ; il recueillait avec une émotion visible ceux que me transmettait M. Guizot :


« J’ai été pendant trois heures dans cette misérable chambre, en face de ce prince mourant sur un matelas, son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, à genoux autour de lui, se taisant pour l’entendre respirer, écartant tout le monde pour qu’un peu d’air frais arrivât jusqu’à lui. Je l’ai vu mourir. J’ai vu le roi et la reine embrasser leur fils mort.

« Nous sommes sortis, le corps du prince sur un brancard : un long cri de vive le roi ! est parti de la foule, qui s’était assemblée autour de la maison. La plupart croyaient que le prince n’était pas mort, qu’on le ramenait à Neuilly pour le mieux soigner. La marche a duré plus d’une demi-heure. Je quitte le roi. Hier, durant cette agonie, il a été admirable de courage, de présence d’esprit, d’empire sur lui-même et sur les autres. Il est fatigué ce matin, plus livré qu’hier à sa tristesse, mais d’une force physique et morale qui surmonte tout. Nous avons rapproché de huit jours la réunion des chambres. »


La première stupeur passée, je pus connaître à fond les sentimens de lord Aberdeen. Il examinait avec sollicitude la question de la régence sous toutes ses faces ; il approuvait surtout la délégation du pouvoir suprême au prince que les titres de sa naissance et la confiance des chambres appelaient à l’exercer éventuellement ; mais avec la haute prévoyance que lui avait donnée sa longue pratique des vicissitudes de ce monde, il sondait notre malheur jusque dans ses conséquences extrêmes, et en tirait pour l’avenir de funestes présages.

La situation générale que j’ai essayé de caractériser ne devait pas, ne pouvait pas durer. La rupture n’était dans les vues de personne, l’intérêt le plus évident commandait à chacun la bonne intelligence ; une impérieuse sympathie attirait les uns vers les autres, ces hommes, les plus éminens de leur génération, qui présidaient aux destinées des deux peuples : l’éloignement factice et périlleux que l’on s’efforçait de leur imposer ne pouvait donc se prolonger. Les deux souverains, les deux gouvernemens avaient à cœur d’y mettre un terme, et nul ne s’y employa plus que le secrétaire d’état britannique. La première entrevue du château d’Eu vint le seconder. Le roi Louis-Philippe et la reine Victoria, M. Guizot et lord Aberdeen se virent, se comprirent, et un progrès sensible se manifesta. M. de Sainte-Aulaire avait voué à cette œuvre toute son habileté, et lorsqu’au mois d’août 1843 il m’abandonna encore une fois la direction des affaires, je savais tout ce qu’elles avaient gagné entre ses mains. Les liens de lord Aberdeen avec l’Europe ne s’étaient pas relâchés ; mais plus il avait étudié et pratiqué la situation, plus il s’était convaincu qu’elle imposait aux deux cours de Paris et de Londres le concert intime et efficace qu’elles souhaitaient. Entre elles était l’affinité véritable sur presque toutes les questions du jour, entre elles le conflit, si cette affinité n’était soigneusement cultivée. En dehors d’ailleurs de tant de motifs de rapprochement, deux questions capitales s’annonçaient déjà graves, menaçantes, n’offrant chance de solution amicale que dans le plus intime accord pour les résoudre. Celle du droit de visite était la première. Il s’agissait non-seulement de faire prévaloir la non-ratification d’un traité récemment signé, mais de préparer les voies à l’abolition complète d’un régime en faveur duquel l’Angleterre s’était vivement passionnée. « Travaillez-vous toujours, in your closet, m’écrivait M. Désages (13 avril 1843) à cette terrible question du droit de visite. À tout événement, rendez-vous tout à fait maître de la matière. » — Et le 13 juin : « Etudiez-vous toujours, à part vous, la grande, la bien autrement grande question du droit de visite ? N’y renoncez pas. » Nous n’y renonçâmes point en effet. J’aurai à parler plus tard de la seconde des questions qui nous préoccupaient le plus, celle du mariage de la reine Isabelle, car elle fut la pierre de touche réelle de nos loyales relations avec lord Aberdeen ; mais alors la crise était lointaine.


II

Quelques semaines après le départ de M. de Sainte-Aulaire, le principal secrétaire d’état britannique se rendit, pour prendre un peu de repos, dans sa terre de Haddo, en Écosse. Nous avions ensemble tant de choses à régler, à prévoir, qu’il voyait s’interrompre, non sans inquiétude, les relations dont j’étais l’intermédiaire. Aussi m’engagea-t-il fortement à le suivre, et, sous la pressante autorisation de mon gouvernement, je ne tardai pas à le rejoindre. Le voyage de Londres à Aberdeen n’était pas alors une course d’une vingtaine d’heures. Parti de l’ambassade le 7 octobre et en faisant la meilleure diligence possible, je n’arrivai à Haddo-House que le 12. Sur mer la tempête, sur terre les ouragans de neige : la sombre Écosse, que je voyais pour la première fois, m’apparut sous son plus sévère aspect ; mais d’abondantes compensations m’attendaient au terme de ces passagères fatigues. Si lord Aberdeen avait quelque chose qui inspirait, qui commandait même le respect et l’affection dans les entrevues ardues et compassées du foreign office, cet attrait était bien plus sensible encore quand on le voyait dans l’intimité et au sein de sa famille, quand il reprenait, selon ses préférences très décidées, sa grande existence féodale et patriarcale dans le domaine héréditaire de la branche cadette des Gordon. Il chérissait l’Écosse, sa sauvage et poétique patrie. Il aimait avec une passion presque égale non-seulement le calme enchanteur de la vie de campagne, mais tous les plaisirs, toutes les occupations, tous les soins qu’elle offre ou qu’elle entraîne. Le jardinage, l’agriculture, l’administration, tout lui plaisait, jusqu’à la chasse aux loutres, pour laquelle il avait une meute célèbre dans le royaume-uni. Comme la plupart des âmes élevées, rien ne le ravissait plus que le spectacle de la nature, l’étude de ses lois, de ses mystères. Ici comme ailleurs, il avait à son insu l’art de faire partager ses impressions et ses goûts.

Je compte ce premier séjour à Haddo-House parmi les souvenirs les plus intéressans de ma vie. Nous déjeunions de bonne heure, en famille et à l’écossaise, c’est-à-dire assez solidement. Le repas terminé, lord Aberdeen m’emmenait dans son cabinet ; les courriers de l’ambassade comme ceux du foreign office nous arrivaient sans cesse. Nous nous communiquions tout, autant que les intérêts du service le permettaient ; nous causions de tout à cœur ouvert, nous réglions ce qui était argent ; puis, connaissant ma passion pour la chasse, il me faisait réclamer par ses fils, par ses gardes, pour arpenter les bois, les plaines, les marais de sa vaste propriété. Quel rêve pour un chasseur, et quel rêve accompli ! Non pas que mon adresse fût en rapport avec mon ardeur, et plus d’une plaisanterie m’attendait à mon retour, car le maître se faisait informer de tout. L’expédition des courriers remplissait la fin de l’après-midi, et l’on ne se réunissait plus que pour le dîner et pour une longue soirée passée en commun. La table était excellente, les vins très recherchés, car lord Aberdeen tenait à recevoir somptueusement ses amis, et en matière de bonne chère, comme en toutes choses, son goût était fin et délicat.

Le soir, tantôt dans un coin des salons, tantôt en parcourant les jardins, les terrasses, les bois, lord Aberdeen me parlait de l’Europe, des ministres et des souverains qui la gouvernaient. D’un mot, souvent d’un sourire, lord Aberdeen caractérisait chacun de ceux qu’il avait entrevus ou connus. C’était lord Nelson, « le niais inspiré (the inspired fool), » « ce pauvre Canning (poor Canning), » dont il avait vu de trop près les faiblesses, M. Pitt, son tuteur, à la lente agonie duquel il avait assisté, le duc de Wellington, son intime ami, lord Liverpool, lord Bathurst, lord Castlereagh, dont les portraits ou les souvenirs nous entouraient de toutes parts. Qui n’avait-il point pratiqué ou approché, jusqu’au premier consul lui-même, auquel il avait été présenté lors de la paix d’Amiens ? Je lui demandai l’impression qu’avait produite sur sa jeunesse cette imposante figure historique. Lord Aberdeen convint que la profondeur de son premier regard et le charme du sourire qui le suivit l’avaient beaucoup frappé d’abord ; mais évidemment le grand conquérant était resté à ses yeux un personnage malfaisant autant que sublime. Il avait vu trop longtemps et de trop près les ravages de la guerre pour s’engouer des hommes qui en faisaient leur jeu. Équitable pourtant aussi bien que sévère dans ses jugemens, il était aussi cosmopolite par l’esprit que profondément national par le cœur. Cependant son hommage instinctif était pour les grandes vertus plus que pour les grands talens. Je lui parlais un jour de la physionomie, si frappante selon moi, du prince de Talleyrand. « Sa physionomie vous a plu ? me répondit-il en souriant ; pour moi, je n’ai jamais pu y voir que l’empreinte de toutes les mauvaises passions de notre nature… » Il parlait plus volontiers de l’inflexible intégrité du duc de Broglie, de la reine Marie-Amélie, that angel on earth, à laquelle il avait voué un culte tout particulier, « la seule personne éminente de notre siècle, disait-il, contre laquelle le souffle de la calomnie n’a jamais osé s’élever, » — de la noble lutte que soutenaient le roi Louis-Philippe et M. Guizot dans les intérêts les plus chers de l’humanité. Quelle en serait la fortune, quelle en serait l’issue ? Car souvent nous nous efforcions ensemble de trouver, à l’aide des enseignemens du passé, quelques lueurs dans les ténébreux abîmes de l’avenir. Le sagace témoin de tant de bouleversemens ne scrutait jamais sans inquiétude les destinées futures de la France. Il croyait le sol trop profondément ébranlé par les secousses révolutionnaires pour pouvoir longtemps soutenir aucun des édifices que notre génération tenterait d’y consolider ; mais il désirait vivement le triomphe de la monarchie constitutionnelle, qui offrait tant de garanties pour le repos, pour la grandeur de la France, comme pour la paix qu’il souhaitait si ardemment. Cette paix était dans mes vœux aussi profondément que dans les siens. Toutefois, avec l’abandon qui faisait le charme de nos entretiens, je ne pouvais dissimuler à lord Aberdeen qu’à mes yeux la paix, que je chérissais comme lui, existait à des conditions fort différentes pour les deux pays. Dans les étroites limites des traités de 1815, — je le reconnaissais pleinement, — la France avait pu développer d’une façon réellement merveilleuse ses immenses richesses intérieures. Pour la première fois dans sa grande histoire, elle était devenue, grâce à la vivifiante influence de ses institutions libérales, puissante par l’accroissement inouï de la prospérité et du crédit publics autant que par l’appareil de ses forces militaires. Il était tout simple cependant que ceux qui, comme moi, la servaient avec ardeur n’acceptassent point comme le dernier mot de ses destinées une situation européenne fondée sur sa défaite. Toute alliance, toute bonne intelligence permanente avec elle ne pouvaient reposer que sur une appréciation exacte de ce fait essentiel et sur un esprit équitable de concession aux changemens que le temps, les circonstances et nos propres efforts pourraient amener en Europe. Déjà je voyais poindre en Angleterre une disposition à répudier les arrangemens de 1815 dans ce qu’ils avaient de suranné et d’excessif. Le progrès de cette tendance devait être à mes yeux la garantie la plus solide de la durable alliance que nous souhaitions.

Quoi que l’on fasse, les intérêts de deux grands pays comme la France et l’Angleterre ne peuvent être identiques. Je ne citerai donc pas, tant s’en faut, comme un reproche pour sa mémoire, la divergence qui se manifestait entre lord Aberdeen et moi, lorsque nous parlions en principe de la situation européenne. Sans doute il était dans son rôle en défendant les résultats de 1815 autant que j’étais moi-même dans le mien en faisant mes réserves à cet égard. Les résultats de 1815 étaient pour lui la consécration du plus signalé triomphe que son pays pût invoquer dans ses longues annales, et, sachant tout ce qu’ils lui avaient coûté de trésors et de sang, il était peu disposé à les laisser battre en brèche dans quelque accès de passager engouement : non qu’il portât aux arrangemens de cette époque aucun respect superstitieux, non pas surtout qu’il fût animé envers la France d’aucune mesquine jalousie, même sur les questions de territoire, et nous en avions eu la preuve à Francfort ; mais plus que personne il avait réfléchi sur la position de l’Angleterre dans le monde, sur les conditions non-seulement de sa grandeur, mais de sa sécurité. Nul n’avait vu de plus près tout ce qu’elle pouvait déployer de ressources dans un moment de crise vitale et d’indomptable ténacité dans une lutte à outrance ; mais il n’ignorait pas qu’une paix assurée et un désarmement absolu étaient profondément entrés dans ses vœux et dans ses habitudes. Aussi me répliquait-il que, si la partie n’était déjà point égale entre la France et l’Angleterre sous le régime de 1815, elle serait plus inégale encore, au préjudice de son pays, si ce régime était profondément bouleversé. « La France, me disait-il, ne désarme jamais. Un vaste et constant déploiement de ses forces militaires et maritimes est dans son génie comme dans ses traditions. Elle n’est donc jamais à la merci de personne, et il lui suffit d’une seule grande alliance pour exercer la plus formidable domination. Il n’en est pas de même pour l’Angleterre. Une Europe fortement constituée dans son intérêt, ou des arméniens extraordinaires et excessifs, telle est pour elle l’alternative ; sa grandeur, son indépendance, sa sécurité même, sont à ce prix. » Ceci n’était point pour lord Aberdeen et pour son école une simple question de suprématie diplomatique, bien qu’ils trouvassent tout simple de maintenir celle que la victoire et un enchaînement de circonstances heureuses avaient attribuée à leur pays : c’étaient des intérêts de premier ordre qui étaient en jeu.

On a quelquefois reproché à lord Aberdeen ses sympathies pour la Russie. J’avoue que pour ma part je ne les ai jamais trouvées très ardentes. En 1843, ce fut lui surtout qui dut s’opposer à l’insertion dans le discours de la couronne d’un paragraphe destiné à constater, conformément au vœu d’une partie notable du conseil, un rapprochement intime avec la cour de Saint-Pétersbourg. À cette époque, la cour de Russie était fort en froid avec le gouvernement français, fort en prévenance à l’égard de la Grande-Bretagne. Ce fut dans ces dispositions qu’après la première visite de la reine Victoria au château d’Eu, l’empereur Nicolas se rendit à Londres. On répéta que le puissant autocrate avait cherché et trouvé l’occasion de dire à sa jeune alliée qu’il avait toujours six cent mille hommes à son service. Sans faire grand sacrifice pour se les concilier, lord Aberdeen n’estimait pas que de tels auxiliaires fussent précisément à dédaigner. Il savait d’ailleurs qu’en les repoussant, en les offensant, il risquait toujours de les précipiter dans un autre camp, et de faire naître une situation européenne dont le dernier contribuable en Angleterre aurait bientôt à faire les frais.

De même on a beaucoup plaisanté sur ses faiblesses pour l’Autriche. Ici encore sa politique, sage ou erronée, était pratiquée et proclamée sans le moindre mystère : aucune prédilection extrême pour le prince de Metternich, dont il signalait les terreurs incessantes avec la plus fine raillerie ; aucun appui prêté ou promis au système de gouvernement suivi par la cour de Vienne, et qu’il désapprouvait. Il savait toutefois ce que pesait l’Autriche dans le délicat ajustement de l’équilibre européen, et il en tenait grand compte dans chaque question spéciale. Aussi me disait-il parfois : « Souvenez-vous, quelle que soit d’ailleurs l’intimité de notre union, qu’en Italie je ne suis pas Français, je suis Autrichien. » Je combattais de mon mieux cette tendance ; mais, je dois le dire, en mon âme et conscience elle ne m’étonnait point, et les raisons dont le secrétaire d’état l’appuyait, sans être admissibles pour nous, me semblaient, à son point de vue, justes et péremptoires. Il avait vu dès sa jeunesse une des nombreuses émancipations de l’Italie, entreprise d’abord par la France au nom des principes humanitaires, dégénérer bientôt en une simple extension de territoire et d’influence, pour devenir en définitive une des causes déterminantes de la longue lutte entre nos deux pays. Le triomphe de l’Angleterre avait ramené la domination autrichienne, et les mêmes considérations en demandaient encore le maintien. Quelque fût le zèle de tout gouvernement français pour les plus nobles théories, lord Aberdeen estimait qu’aucun ne pourrait porter les armes et les trésors de la France dans les plaines de la Lombardie pour un intérêt qui ne fût pas le sien. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il serait conduit ou condamné à présenter au pays, comme compensation de la victoire elle-même, non point des voisins plus ou moins unis, plus ou moins libérés, mais de belles et bonnes provinces acquises, et la perspective peut-être d’un système européen tout nouveau. Que dirait, que ferait alors l’Angleterre, dupe et victime peut-être de tel entraînement irréfléchi ? Et quelques embarras suscités au pape constitueraient-ils un dédommagement suffisant pour les sacrifices et les périls du lendemain ?

Plus je réfléchissais sur cette situation de l’Angleterre à l’égard de l’Europe, telle que l’envisageait et la maintenait lord Aberdeen, plus il me semblait inutile et puéril pour notre diplomatie de chercher à l’ébranler, alors que la France elle-même ne hâtait nullement de ses vœux le moment où s’ouvrirait de nouveau pour elle la périlleuse carrière des aventures. Lorsque, dans un état de désarmement absolu, la Grande-Bretagne exerçait un tel ascendant, comment lui demander d’en sacrifier les conditions ? Le temps seul pouvait en déterminer la durée, et le temps a prononcé. J’ai sous les yeux, au moment où j’écris, la principale feuille de Londres ; j’y trouve ces propres paroles : « Les dépenses de notre armée, de notre marine, de nos services divers, sont énormes, épouvantables, terribles, exorbitantes. Jamais ce pays n’a fait l’expérience de rien de semblable. » Je ne m’arrête pas à rappeler ce qu’étaient en 1843 les charges correspondantes, et je laisse aux détracteurs du sage ministre le soin de dresser ce simple tableau comparatif. Pour moi, je le répète, j’avais moins à cœur de voir de tels changemens s’opérer par quelque vertu magique que de me rendre fidèlement compte de la situation, et de m’assurer si elle était compatible avec d’intimes relations entre les deux pays. Le gouvernement français, quelque bien disposé qu’il fût pour l’Angleterre, ne songeait nullement à licencier son armée ni à désarmer ses vaisseaux. Sans briser encore les grandes alliances qui lui tenaient lieu d’armemens, le cabinet anglais nous proposait-il cette intimité nouvelle aux seules conditions acceptables pour le puissant et glorieux pays que je servais ? Mon opinion sur ce point se forma lentement, avec une circonspection extrême, je le crois du moins ; mais jour par jour la conviction me gagna, et elle devint à la fin chez moi profonde et permanente. Pour la France étaient au fond la grande considération, les grands égards, les grandes prévenances. En tout, depuis l’action commune sur les plus importantes questions jusqu’au plus infime détail de l’étiquette et du cérémonial, pour elle était le pas, pour elle le premier rang. Le soin le plus scrupuleux de sa dignité lui permettait donc d’entrer dans ces rapports plus intimes autant que son intérêt le lui commandait. Il ne s’agissait point d’une alliance solennellement formulée. L’union des deux cours, nouvelle peut-être dans le monde par son caractère personnel et affectueux, devait aussi adopter insensiblement une désignation nouvelle, qui prit précisément naissance à Haddo-House. Tenant surtout à me convaincre de son entière sincérité dans les dispositions qu’il nous témoignait, lord Aberdeen m’avait un matin montré une longue lettre des plus confidentielles qu’il écrivait à son frère, sir Robert Gordon, ambassadeur à Vienne, pour définir les relations qu’il désirait désormais entretenir avec le gouvernement français. Il se servait de cette expression : A cordial good understanding. À son tour M. Guizot la releva, et elle devint plus tard aussi familière dans la politique que dans la diplomatie. On l’a souvent critiquée comme peu conforme à l’idiome national. Je n’ai garde d’entrer, sur ce point ou sur aucun autre, en lice avec les grammairiens. On a aussi accusé les deux cabinets et un illustre ministre surtout d’avoir trop souvent et trop hautement proclamé ce terme comme le mot d’ordre de leur politique. Sans doute, dans les pays libres, les gouvernemens, en exprimant nettement leurs vues, alimentent les discussions, souvent même les passions ; mais, comme c’est leur mission et leur devoir d’éclairer l’esprit public, il n’est point indifférent que les voies les plus salutaires soient par eux clairement indiquées. En définitive, cette bonne intelligence, si essentielle aux deux pays et cultivée depuis par des gouvernemens si divers, a gagné plus qu’elle n’a souffert à être ouvertement et fièrement érigée en principe. Elle devait momentanément être troublée, je le sais ; toutefois les deux peuples, l’Europe, le monde entier, lui ont dû les années les plus paisibles, les plus prospères, les plus belles que notre génération ait connues.


III

Des crises nouvelles ne se firent pas longtemps attendre. Dès l’été de 1844, la France se trouva engagée dans un différend des plus graves avec le Maroc. Nos frontières algériennes étaient continuellement menacées, souvent même envahies par des tribus placées sous la dépendance de l’empereur marocain : notre vaillant et infatigable adversaire, Abd-el-Kader, trouvait chez elles tantôt des complices, tantôt des auxiliaires très efficaces. De fréquentes représentations avaient été adressées au gouvernement marocain, appuyées enfin par des démonstrations navales et militaires. Le droit de la France était incontestable, ses réclamations justes et modérées, et elles étaient communiquées au cabinet britannique avec une loyauté et une confiance qui certes n’ont jamais été surpassées. Cependant, dans le parlement comme dans le public anglais, une inquiétude et une irritation extrêmes ne tardèrent point à se manifester et à pénétrer de là jusque dans les conseils de la reine. Nous étions très près alors de la conquête de l’Algérie, et l’occupation permanente de ce pays, en dépit des assurances que le cabinet conservateur croyait avoir reçues du gouvernement de la restauration, était un fait à peine encore accepté par lui. On s’obstinait à ne voir dans la lutte qui éclatait que des projets nouveaux d’agrandissement territorial, cette fois absolument inadmissibles pour la Grande-Bretagne. Des démonstrations, des armemens étaient réclamés à grands cris, et plus d’un ministre influent les jugeait déjà indispensables. « Jamais je ne vois ou ne rencontre lord Aberdeen, écrivais-je le 29 juillet 1844, sans qu’il me répète que c’est là la plus grosse question qui se soit élevée entre nous depuis 1830. Ce matin encore il me disait : « Je veux éviter le plus possible de susciter des difficultés extérieures à M. Guizot ou de prévoir les extrémités, même les plus inévitables ; mais, de vous à moi, soyez sûr que l’occupation définitive d’un point quelconque de l’empire marocain par la France serait forcément un casus belli, et que, dans la mesure même où vous paraîtriez prendre pied définitivement, nous serions contraints de faire des démonstrations de guerre proportionnelles. Je me montre toujours très réservé, très convaincu que vous voulez avant tout la paix avec le Maroc, moins persuadé qu’elle sera toujours possible, et prêt à réclamer au besoin le droit entier et sans limites de la guerre, si elle devenait inévitable. »

Le jour même où je résumais ainsi la situation, la nouvelle parvenait à Londres d’un incident très fâcheux, et qui absorba, bien plus qu’il ne méritait de le faire, l’attention de l’Europe entière. L’Angleterre et son gouvernement avaient, dès le principe, vu d’un mauvais œil l’occupation de Taïti par la France. Ici encore notre droit était incontestable, car la Grande-Bretagne avait formellement refusé le protectorat de ces îles. Converties toutefois à la religion protestante, elles étaient considérées, par une portion notable et très exaltée du public anglais, comme unies à l’Angleterre par des liens moins officiels, mais presque aussi sacrés que ceux d’une nationalité commune. Le principal des missionnaires et des résidens anglais avait été nommé consul auprès de la reine Pomaré et aux îles des Amis, comme plus tard aux îles des Navigateurs, et c’était lui précisément qui venait de débarquer pour rendre compte du flagrant outrage dont il se disait la victime. Selon la version qu’il fit circuler, il avait été, sans forme de procédure aucune, arrêté, jeté et détenu durant six jours dans une sorte de cachot où on lui donnait à manger par un trou dans le plafond, et où, gravement malade, il ne pouvait consulter son médecin que par le même orifice. Il avait été de plus, dans une proclamation publique, rendu responsable sur sa tête des progrès d’une insurrection qui éclatait à l’autre extrémité de l’île, et en définitive expulsé du lieu où depuis longtemps il avait placé sa fortune et ses intérêts. À cette occasion, sir Robert Peel s’exprima avec la vivacité qui a caractérisé plus d’une fois ses paroles publiques sur les questions internationales. Il déclara en effet, au milieu des applaudissemens enthousiastes du parlement, qu’un grossier affront (a gross outrage accompanied with gross indignity) avait été fait au consul britannique, et qu’il ne doutait point que le gouvernement français n’offrît sur-le-champ la réparation que l’Angleterre était en droit d’exiger.

Ces malencontreuses paroles produisirent en France, dans les chambres encore réunies, le seul effet qu’il fût possible d’en attendre. Depuis longtemps, tous ceux qui regardaient de près la situation redoutaient surtout une de ces questions irritantes qui mettraient directement en présence l’amour-propre ou l’honneur des deux pays, et cette complication survenait dans les circonstances les moins propices. Quant à nous, nous avions à rétablir les faits méconnus et exagérés, à revendiquer par exemple le droit d’expulser un étranger dangereux, droit inhérent au régime et conforme à la pratique de tout établissement colonial. Nous avions à repousser, comme absolument inadmissible, plus d’un projet de solution en faveur duquel sir Robert Peel et son cabinet semblaient à la veille même de se prononcer irrévocablement. Nous avions aussi à déterminer si l’honneur de la France était engagé à adopter ou à répudier de propos délibéré certaines paroles, certains actes de nos officiers, empreints de l’extrême précipitation du moment, si, en dépit du mauvais vouloir qu’il excitait, M. Pritchard n’avait point quelques titres à une équitable compensation pour ce qu’il avait souffert dans sa personne ou dans ses intérêts. De son côté, lord Aberdeen avait à réclamer la satisfaction que l’Angleterre et son gouvernement se croyaient impérieusement tenus de poursuivre à tout événement. Il était de son devoir, en évitant avec le plus grand soin tout ce qui aurait eu au moindre degré un caractère comminatoire, de nous prémunir contre une appréciation trop légère de la situation. Enfin il était appelé à combattre jour par jour, jusque dans le conseil même, des propositions ou des projets extrêmes auxquels des hommes comme sir Robert Peel et le duc de Wellington accordaient leur appui. Sa première communication me fut faite à ce sujet le 29 juillet 1844. Le différend ne fut terminé que le 5 septembre. Ce long intervalle fut consacré à faire laborieusement la part du vrai et du faux, de ce que la justice exigeait, de ce que l’honneur réclamait ou repoussait. Cette discussion se poursuivait au bruit du canon de Tanger et de Mogador, au moment où une démonstration navale de la France devant Tunis était jugée indispensable, où, en occupant, pour les besoins de la guerre, un point du territoire marocain, nous faisions précisément surgir le cas de rupture indiqué par les plus modérés en Angleterre. J’écrivais de Londres le 1er août : « Évidemment lord Aberdeen est en lutte violente sur cette difficulté comme sur l’ensemble de ses rapports avec vous. Et voyez quel thème fournissent à ceux qui se lassent de la politique de ménagemens les événemens qui surgissent de toutes parts et se conjurent contre votre œuvre. » M. Guizot me répondait le 3 août :


« Je reviens de la chambre des pairs. Je ne vous en dis rien. Vous verrez combien l’émotion est vive. J’ai maintenu mon droit de me taire, mes raisons de me taire, et n’ai voulu faire aucun usage de votre dépêche de ce matin ; mais j’ai été fort poussé par les plus gros comme par les plus petits de mes adversaires. Tenez pour certain qu’ici comme à Londres il faut mener cette affaire-ci doucement, et que, si elle continuait comme elle a commencé, elle nous mènerait nous-mêmes fort loin. »


Quelques jours plus tard, le 8 août, M. Guizot m’écrivait :


« Il n’y a vraiment pas moyen de traiter des affaires un peu délicates à cette condition qu’à peine commencées elles feront explosion, explosion tous les matins, explosion à Londres, explosion à Paris, mettant le feu à tout ce qui y touche. Vous n’avez pas d’idée de l’effet qu’ont produit ici les paroles de sir Robert Peel et de ce qu’elles ont ajouté de difficultés à une situation déjà bien difficile… Le fond de l’affaire a presque disparu devant un tel langage… De tout ceci il reste une impression bien vive, et qui aggrave beaucoup les embarras. »


Je répondis de Londres le 14 août :


« Tous les membres du cabinet, sauf lord Aberdeen, se sont prononcés pour une augmentation forte et immédiate des armemens maritimes de la Grande-Bretagne. Lui seul a soutenu que toute mesure semblable aggraverait considérablement la situation, et il a usé de toute son influence personnelle comme de toute l’autorité de sa position pour la faire écarter… »


Cependant la crise s’aggravait en se prolongeant. M. Guizot m’écrivit le 15 août :


« Je comprends et je partage votre sollicitude ; mais je ne saurais admettre qu’entre deux gouvernemens sensés et équitables l’un envers l’autre, un tel incident puisse amener la guerre… J’irai aussi loin que me le permettront la justice envers nos agens et notre dignité. Puis, s’il y a de l’humeur, j’attendrai qu’elle passe ; mais s’il y a un acte d’arrogance, ce n’est pas moi qui le subirai… »


Le 18 août, je recevais encore de M. Guizot la dépêche suivante :


«… J’ai demandé au roi un conseil pour les premiers jours de la semaine prochaine. Dès que le conseil aura délibéré, je répondrai. Je me félicite plus que je ne puis le dire que l’affaire soit remise aux mains de lord Aberdeen. Je compte pleinement sur son bon esprit, son bon vouloir et son courage contre l’effervescence extérieure. Nous avons entre lui et moi étouffé depuis trois ans bien des germes funestes. J’espère que nous étoufferons encore celui-ci. Si nous ne le pouvions pas, j’ose croire que personne ne le pourrait. Pour mon compte, je ferai sans hésiter, et quoi qu’il m’en puisse arriver, ce qui me paraîtra juste et honorable ; mais, s’il devait y avoir au bout de tout ceci ou une faiblesse ou une folie, bien certainement je ne m’en chargerais pas. »


L’affaire cependant s’était envenimée ; le 29 août, j’écrivais à M. Guizot :


« Mon entretien avec lord Aberdeen sur les affaires du Maroc, et particulièrement sur les dernières opérations à Mogador, a été très grave et très long… Tout a été discuté et controversé entre nous, et je ne saurais mieux vous représenter le caractère général de notre entretien qu’en vous rapportant la confidence que lord Aberdeen m’a faite au moment où nous nous séparions. Nous en étions arrivés à Taïti et à l’anxiété qu’éprouve chacun sur la décision prochaine que vous m’annoncez à ce sujet. Lord Aberdeen m’a dit que lord Cowley lui avait rapporté quelques paroles de vous annonçant que, si votre dernier mot n’était pas jugé suffisant à Londres, vous n’accepteriez pas la situation qui s’ensuivrait en restant au pouvoir. « C’est donc bien la guerre que M. Guizot entrevoit, » m’a dit lord Aberdeen. J’ai dit qu’assurément, nos propositions rejetées, il ne resterait que cette formidable alternative ou des concessions que vous pourriez ne pas vouloir faire, et qui seraient sans doute aussi impossibles pour d’autres. « Alors, m’a dit lord Aberdeen, je n’aurais point à choisir : nous nous retirerions ensemble, et notre politique succomberait avec nous. »


Ces paroles du principal secrétaire d’état résumaient fidèlement l’esprit que les deux ministres avaient dès l’origine porté dans ce conflit involontaire. Ils étaient de part et d’autre décidés à obtenir tout ce que réclamerait l’honneur de leur pays et à refuser tout ce qu’il interdirait d’accorder sous l’inspiration du patriotisme le plus vif et le plus vrai. Ils étaient non moins déterminés à faire prévaloir leurs vues sages, modérées et conciliantes au prix de leur existence officielle. Le succès le plus complet couronna leurs constans efforts. Avertie par notre démonstration navale devant Tunis, la flotte ottomane ne quitta point les eaux de l’Archipel. De leur côté, le prince amiral et le maréchal Bugeaud, par la promptitude et la vigueur de leurs opérations, conduisaient à une fin glorieuse la guerre contre le Maroc. « J’étais sûr, m’avait écrit M. Guizot, que M. le prince de Joinville jugerait avec beaucoup de sagacité et agirait avec beaucoup de prudence, Je ne me suis pas trompé. » Le 31 juillet, je m’étais permis d’écrire au prince sur la gravité de la situation. Sa réponse montre à quel point les hautes convenances avaient été ménagées, tandis que le plus signalé triomphe était assuré aux armes et à la politique de la France.

« Pluton, à Cadix, le 30 août 1844. — Je viens vous remercier de vos deux lettres et en particulier de la dernière, dans laquelle vous me dites de si bonnes choses pour moi et pour ma femme. Tous les bonheurs m’arrivent à la fois ; mais j’oublie que ce que j’appelle bonheur est peut-être malheur pour vous, puisque cela risque de troubler la cordiale entente. Pour moi, je ne crois pas à de si graves conséquences de nos actes. Notre cause est parfaitement juste, plus juste que beaucoup d’autres que nous avons laissé passer sans mot dire, en Chine par exemple. Nous avons la volonté de faire nos affaires nous-mêmes, sans le concours ni l’assistance de personne. Nous avons eu pour les étrangers, pour les agens anglais en particulier, tous les égards imaginables. Par égard pour la sûreté de M. Hay, nous avons attendu son retour avant de tirer le canon. Les maisons consulaires de Tanger n’ont reçu aucune atteinte ; pas un boulet de plus qu’il ne fallait pour faire taire les batteries n’a été tiré sur Tanger. À Mogador, nous avons recueilli le consul et les résidens anglais, nous les avons nourris, nos officiers leur ont donné des habits. Le commandant des forces anglaises m’en a écrit une lettre officielle de remercîmens que j’ai envoyée à Paris. Je ne vois là dedans rien de bien outrageant pour l’Angleterre… Je crois avoir rendu service à mon pays en frappant un coup énergique qui nous assurera un jour une influence prépondérante qui doit nous appartenir sur le Maroc. J’ai frappé ce coup avec tous les égards dus aux étrangers, mais aussi en maintenant hautement notre droit de ne prendre conseil de personne. Aujourd’hui je suis des premiers à conseiller au gouvernement de s’en tenir là, de se contenter de la saisie d’Ouchda et de Mogador comme gage, de laisser tomber l’effervescence des Marocains pour pouvoir, avant le printemps prochain, faire une bonne paix : mais il faut qu’on nous seconde… Je vous dirai que, si nous avons à nous plaindre de bien du monde, j’ai grandement à me louer de M. Hay et du capitaine Wallis du Warspite. Avec ces messieurs, je suis à cœur ouvert et cartes sur table. »


Vers le jour où cette lettre me parvenait, le discours de clôture de la reine d’Angleterre annonçait la fin de nos différends tout en faisant comprendre quelle en avait été la gravité. Quelques paroles plutôt de regret que de blâme sur des actes dont il eût été impossible à aucun gouvernement français d’accepter la solidarité, la promesse toute conditionnelle pour M. Pritchard d’une indemnité qui, en définitive, ne fut jamais payée ni même réclamée, tels furent les termes de l’accommodement consenti de notre part sur la trop fameuse question de Taïti. Ceux qui ont si bruyamment désapprouvé un pareil arrangement dans de telles circonstances s’étaient fait une singulière idée de ce que réclament l’honneur et les intérêts d’une grande nation civilisée. Ils s’étaient aussi formé une étrange opinion de la consciencieuse maturité avec laquelle ces questions se discutent, En citant les passages qui m’ont paru caractériser les sentimens mutuels des deux ministres, j’ai soigneusement évité de reproduire un seul paragraphe qui marquât tout ce qui avait été rejeté, écarté ou laborieusement débattu entre eux durant cette controverse ardue de plus de cinq semaines. J’en pourrais citer plus d’un qui étonnerait les esprits peu initiés aux minuties de la procédure internationale, qui a bien aussi ses Pancrace et ses Marphurius. Nous parvînmes pourtant à terminer en paix ce misérable conflit, à la grande satisfaction de tous les gens sensés de chaque côté du détroit comme des deux ministres sur qui devait porter, fort inégalement plus tard, le poids de la discussion parlementaire.


« J’ai l’âme en repos (m’écrivait M. Guizot le 9 septembre 1844). À dire vrai, j’ai toujours espéré ce résultat. Je voyais bien que nous rasions le bord du précipice ; mais ma raison ne pouvait admettre que deux hommes droits et sensés ; comme lord Aberdeen et moi, s’y laissassent tomber avec tout ce qu’ils portaient. Je voudrais que lord Aberdeen sût quelle confiance vraiment intime et affectueuse s’est enracinée en moi pour lui dans cette épreuve, qui n’est pas la première par laquelle nous passions ensemble, et ne sera pas la dernière… »


Les nations ne tiennent pas grand compte à ceux qui les gouvernent des malheurs dont ils les préservent. Que l’on estime pourtant de bonne foi ce qui serait arrivé, si la question de Taïti avait fini comme s’est terminée dix ans plus tard la question, moins grave à son origine, des lieux saints en Orient. On ne contestera guère dès lors la reconnaissance due aux deux souverains et aux deux ministres qui sauvèrent pour cette fois la paix européenne si gravement compromise.

En 1845, le ministère de sir Robert Peel fut profondément ébranlé. Les causes de sa retraite, temporaire d’abord, mais bientôt devenue définitive, sont suffisamment connues. Personnellement lord Aberdeen avait été converti, longtemps avant le premier ministre, aux doctrines du libre-échange, surtout en matière de céréales. Aussi fut-il dès l’abord de cette faible minorité du conseil qui entreprit de répudier de la façon la plus brusque et la plus absolue une législation dont le principe formait le lien du parti alors au pouvoir, comme il lui avait fourni son cri de ralliement, de l’aveu de tous ses chefs, durant les dernières élections. Quant au fond de la question, le temps a donné grandement raison aux vues incontestablement éclairées et patriotiques de sir Robert Peel et de ses adhérens ; quant à la forme, aux circonstances, à la conduite, on a peine aujourd’hui même à reconnaître qu’ils aient fait preuve de leur habileté ordinaire. On aurait compris qu’aux approches d’une redoutable famine le chef du parti conservateur eût suspendu sur-le-champ, à l’instar du sage gouvernement de la Belgique, toute sorte de droits protecteurs de l’agriculture, laissant à l’avenir le soin de prononcer un arrêt définitif. On aurait admis que, préférant une solution immédiate d’une aussi périlleuse question, il eût, pour l’assurer, secondé de tous ses efforts ses adversaires en se refusant absolument lui-même à y attacher son nom ; mais en présence d’antécédens si positifs et si récens, rechercher, comme a trop paru le faire sir Robert Peel, les honneurs de l’abolition, c’était briser à plaisir sa belle majorité, et courir le risque de compromettre non-seulement la confiance, mais la considération nécessaires pour l’exercice du gouvernement parlementaire. L’événement ne l’a que trop prouvé[4].

Le gouvernement parlementaire ! ce terme, emprunté à nos récentes discussions, s’est rencontré sous ma plume ; mais je m’empresse de reconnaître qu’il s’applique bien imparfaitement à l’antique monarchie britannique. L’usage a consacré, il est vrai, dans ces derniers temps, l’absence de toute action ostensible du souverain sur les affaires de l’Angleterre ; mais cette stricte abstention, conforme au désir général et actuel du pays, n’est point rigoureusement prescrite par les formes constitutionnelles. Elle dépend beaucoup des circonstances, beaucoup aussi du caractère personnel du monarque. La maxime « le roi règne et ne gouverne pas, » qui a trouvé ailleurs une faveur momentanée, n’a jamais été proclamée en Angleterre comme un article de foi politique. Toutes les formules officielles semblent au contraire la contredire : « la reine qui nous gouverne (the queen our governor) ; vaisseaux de la reine, troupes de la reine, serviteurs confidentiels de la reine, » tels sont, entre mille, les termes de la langue usuelle. J’ai même entendu dire au parlement « opposition de la reine, » tant on tient à invoquer cette autorité royale dont tout émane et tout dépend dans l’ordre exécutif, lors même que l’on combat la politique de ses conseillers.

La couronne d’Angleterre n’est point un vain symbole. C’est un pouvoir de l’état, pouvoir très efficace et très salutaire, mais contenu par des restrictions qui ne le sont pas moins. Parmi ces dernières, le vote annuel de l’impôt n’est peut-être pas la plus importante. Le mutiny bill, qui seul sanctionne la fidélité de la force armée, est voté annuellement dans les mêmes conditions. Il y a plus : tous ces agens de la puissance exécutive, nommés par elle seule, soumis à elle seule, sont passibles sans rémission, depuis le plus puissant jusqu’au plus humble, de l’inexorable justice du pays. Ils obéissent en présence de l’échafaud toujours dressé de Strafford. S’ensuit-il que tant de précautions prises, non contre l’exercice régulier de l’autorité royale, mais contre ses excès et ses abus, ou que tant d’immenses attributions dont, de son côté, le parlement est armé, constituent pour la Grande-Bretagne un gouvernement parlementaire ? La locution serait des plus incorrectes. L’Angleterre n’a pas mis moins de soin à distinguer et à séparer les pouvoirs qu’à les restreindre. Le parlement ne gouverne point, même dans ces cas extrêmes où il dépend de lui de rendre le gouvernement impossible. Sa puissance législative, la seule qui lui soit garantie par le bill des droits comme par les franchises traditionnelles du pays, serait elle-même imparfaite sans le concours du souverain. Les Anglais ont eu, il est vrai, leur gouvernement parlementaire et leur armée parlementaire ; mais alors leur admirable constitution avait cessé de les régir, comme leurs libertés cessèrent bientôt d’exister. Il importe de rappeler quelquefois ces vérités bien élémentaires et pourtant trop souvent méconnues par des publicistes distingués. Les fausses locutions font les fausses appréciations et créent les injustes préjugés.

La première crise, qui se termina par la rentrée au pouvoir du cabinet de sir Robert Peel, à l’exception de lord Stanley, fut signalée par. un incident des plus honorables pour lord Aberdeen. On sait que ce fut sur la répugnance décidée de lord Grey à voir introduire dans la direction de la politique étrangère les changemens prévus par chacun que lord John Russell abandonna la tâche de former son ministère. Cette adhésion, de la part de ses adversaires même, à la politique essentiellement libérale, patriotique, mais conciliante du ministre conservateur, semblait alors assez générale dans le pays. Les critiques et les censeurs ne faisaient pourtant pas défaut à lord Aberdeen ; mais j’ai rencontré peu d’hommes publics qui s’y montrassent plus profondément indifférens. Frappé pour ma part de la multiplicité d’attaques semblables, je voyais avec un étonnement assez naïf, chaque fois que je rentrais en France, des accusations plus vives encore dirigées contre le gouvernement du roi sous ce même chef de condescendance excessive pour l’étranger. Les unes et les autres étaient acceptées, accréditées : pouvaient-elles être fondées de chaque côté ? Je m’en expliquai un jour avec M. Guizot. Je lui témoignai ma surprise qu’aucun des journaux qui défendaient sa politique ne fit jamais aucune allusion à cette contre-partie constante des inculpations qu’ils repoussaient. Il reconnut avec moi qu’un moyen semblable serait souvent fort efficace auprès de ses amis ; « mais, ajouta-t-il, jamais, en tant qu’il dépendra de moi, une feuille qui me soutiendra ne reproduira un seul mot hostile à lord Aberdeen. » C’est ainsi que se manifestait de part et d’autre la loyale amitié des deux ministres ; c’est ainsi que les idées et les pratiques de la paix s’emparaient si profondément du public, que nous avons été jusqu’à croire leur empire à jamais établi, tandis que les doctrines sagement libérales et constitutionnelles se propageaient lentement, mais d’autant plus sûrement dans toute l’Europe.

Cette intime et mutuelle confiance nous avait aussi permis, entre autres bienfaits, de conduire bien près d’une solution heureuse la question non pas la plus dangereuse, mais assurément la plus compliquée et la plus délicate de notre temps. En reconnaissant immédiatement le droit de succession au trône d’Espagne des deux jeunes princesses filles de Ferdinand VII, la France et l’Angleterre avaient incontestablement fait preuve d’une parfaite sagacité : là était la vraie légitimité, là étaient aussi les espérances les mieux fondées de la nation ; mais en s’acquittant de ce devoir, les deux gouvernemens s’étaient préparé pour l’avenir une immense difficulté. Qui épouserait les jeunes princesses successivement appelées au trône de cette antique monarchie ? Serait-il permis à l’Angleterre, serait-il possible à la France de rester indifférentes à leur choix ? Sous quelle forme, de quel droit pourraient-elles prétendre à l’influencer ? « Vous allez en Angleterre, disait le prince de Metternich au comte de Sainte-Aulaire quand il quitta l’ambassade de Vienne pour celle de Londres ; vous y allez pour maintenir la cordiale entente. Vous vous mettrez d’accord sur tout le reste ; vous ne vous mettrez jamais d’accord sur l’Espagne. » Nous fûmes bien près de démentir le sinistre pronostic au Nestor de la diplomatie ; mais en dernière analyse il eut raison contre nous.

Pour l’Angleterre, la question était bien simple : il s’agissait d’empêcher l’avènement au trône d’Espagne d’un prince français. Quels que dussent être l’inclination personnelle de la jeune reine, le désir de la reine sa mère et le vœu de la nation espagnole, le but constant de la Grande-Bretagne était de prévenir tout accroissement semblable d’influence pour sa rivale. Elle le poursuivit avec une ténacité et une rudesse intraitables. De quel droit elle posait cette interdiction à la reine d’Espagne sous peine de la perte de son appui, elle ne s’appliqua jamais à le définir. L’alliance, de l’aveu de tous, la plus sortable pour la jeune souveraine, comme la plus propre à garantir son bonheur domestique, ne convenait point à l’Angleterre : tel était le seul argument produit en son nom avant l’événement. Jamais le pro ratione voluntas n’a été plus laconiquement-proclamé. Les vues du gouvernement français étaient, sinon aussi simples, du moins plus logiques et plus raisonnées. Depuis le premier jour jusqu’au dernier, rien ne lui eût mieux convenu, s’il avait formé quelque ambitieux projet, que d’accepter d’avance le choix librement fait, librement délibéré de l’Espagne, de son gouvernement, de sa jeune reine. Aussi, quand le 5 mars 1843 sir Robert Peel dit, dans le parlement, qu’il ne concevait point de restrictions à un pareil choix, dans de pareilles circonstances, nous empressâmes-nous de prendre acte de cette déclaration, bien promptement rétractée et modifiée par son plus sagace collègue. Je ne pense pas qu’aucun gouvernement français eût pu admettre explicitement la limite posée par l’Angleterre au libre choix de la reine d’Espagne. « Toute protestation doit se fonder sur un droit, dit M. Guizot dans le cours de la discussion ultérieure. On n’est point admis à protester contre un fait uniquement parce qu’il ne nous convient pas. » Mais derrière cette hautaine prétention il y avait évidemment un fait très grave pour la France, un péril très grand pour l’Espagne. Le roi Louis-Philippe avait la plus grande aversion pour tout ce qui eût pu compromettre la politique du pays au dehors dans une cause qui lui fût personnelle. Il avait de plus une répugnance invincible et spéciale à engager sa propre responsabilité dans les affaires intérieures de l’Espagne. Quand même la question ne se fût compliquée d’aucune jalousie étrangère, jamais il ne se fût volontairement prêté, avec la branche espagnole, à une alliance de famille dont le caractère eût été essentiellement politique. Il était d’autant plus libre de remplir strictement les devoirs de la royauté à l’égard des intérêts permanens de l’état. Sans entrer dans aucune comparaison de la puissance relative des deux nations, sans tenir le moindre compte des traditions du passé, il semble impossible à tout esprit sensé et impartial de ne point reconnaître, sur la simple inspection de la carte, que cet intérêt de la France dans les affaires de l’Espagne est plus direct et plus impérieux que ne saurait être celui de l’Angleterre. Que prescrivait-il surtout dans la question du mariage de la jeune reine ? Le simple statu quo, le simple maintien de la couronne dans la maison régnante. Cet intérêt convenait-il moins à l’Espagne, qui deux fois avait versé le plus pur de son sang pour les droits de la famille régnante, et à l’Angleterre, qui naguère avait fait pour cette cause tant d’efforts et de sacrifices ? Nul ne le prétendait. Cependant, en reconnaissant la succession féminine, la France ne s’était pas seulement exposée, par le mariage de la reine Isabelle, à voir une famille nouvelle, hostile peut-être, s’asseoir sur ce trône si voisin ; elle était, par l’appui qu’elle avait prêté au nouvel ordre de choses, indirectement responsable des dangereux changemens qu’il pourrait entraîner, et elle aggravait encore cette responsabilité en refusant ses jeunes princes au vœu et aux offres de la cour d’Espagne. La situation donnée, aucun cabinet français, je pense, n’aurait pu laisser jour par jour grandir un pareil péril sous ses yeux sans essayer de le prévenir ou de le combattre. Que devaient faire les deux gouvernemens de France et d’Angleterre, complètement unis sur l’ensemble de leur politique, mais complètement séparés encore sur la question qui pouvait tout compromettre ? Poursuivraient-ils dans l’ombre le résultat que chacun avait en vue, au risque de se trouver subitement précipités dans le plus grave conflit ? Chercheraient-ils, là comme ailleurs, à restreindre le terrain de la divergence inévitable, et à s’établir fermement sur celui d’une honorable conciliation ? Pas plus que le roi, M. Guizot ne voulait la seule combinaison qui inquiétât le gouvernement anglais. Pas plus qu’eux, lord Aberdeen ne souhaitait le succès de la seule candidature qui excitât notre sérieuse inquiétude, celle du prince Léopold de Cobourg. On examina la question avec soin, sous toutes ses faces, dans un esprit de sage appréciation des difficultés diverses ; on convint, non sans peine, de s’entendre franchement, en engageant l’appui combiné des deux cours à Madrid pour la candidature exclusive des princes descendans de Philippe V.

À peine le croira-t-on un jour, en adoptant hautement ce principe, qui avant tout excluait nos propres princes et ne garantissait que l’ordre de succession déjà établi, le gouvernement français fut accusé de mettre en avant une prétention excessive, de porter atteinte à l’indépendance de la reine d’Espagne. Il y avait alors huit princes, tous très jeunes, placés dans cette catégorie : trois infans fils de don Carlos, deux infans fils de don François de Paule, deux princes de Naples, et l’infant fils du duc de Lucques. Au risque de voir se perdre la qualité royale de leurs descendans, les princesses, comme les princes, sont condamnées, en fait de mariage, à des choix très restreints. Surviennent encore les obstacles créés par la religion, par les considérations internationales. Quelle princesse d’Angleterre, obligée de choisir parmi les princes protestans, quelle princesse de France ou de Russie, soumise à des restrictions correspondantes, a pu voir désigner à son choix, par la politique, plus de huit partis parfaitement sortables,-de son âge et de sa condition ? On n’est pas digne de porter une grande couronne, de représenter sur le trône une famille illustre entre toutes, si l’on ne tient pas un compte sérieux des intérêts de cette couronne et de cette famille, même dans ce qui touche à la vie domestique. Rien n’annonçait que la reine Isabelle et la cour de Madrid fussent insensibles à ces considérations. Nous ne pouvions nous dissimuler cependant que ce principe de la candidature exclusive des descendans de Philippe V, admis par les esprits les plus sensés en France et en Angleterre, rencontrait moins d’adhésion en Espagne. Lorsque je parle de l’Espagne, je me sers évidemment de ce terme, si je puis m’exprimer ainsi, dans le sens le plus pratique. Il y a toujours dans un grand pays telle influence prépondérante du moment sur laquelle et avec laquelle la diplomatie étrangère est tenue de compter. Dans cette question du mariage, l’influence décisive, c’était la reine-mère, et ses vues au fond n’étaient point celles des deux cours alliées. Les princesses ses filles étaient les deux grands partis de l’Europe. La reine Christine voulait pour elles un éclatant mariage, un mariage qui compromît d’une façon personnelle et permanente, dans leurs destinées futures, un puissant auxiliaire à l’étranger. Telle était notre difficulté réelle et en même temps la moins connue du public. Constamment animée de cette pensée, la reine-mère désirait avant tout le mariage français. La main des deux princesses ses filles pour deux jeunes princes de France, tel fut son vœu, telle fut son offre constante ; mais, sur le refus non moins constant de la cour des Tuileries, elle ne dissimula nullement qu’elle se croyait d’autant plus libre de rechercher le mariage anglais, car personne n’affectait de considérer sous un autre jour l’alliance avec le prince de Cobourg. C’est sans doute à cette tendance de la reine-mère que nous dûmes en partie de voir successivement écarter, malgré tous les efforts de l’ambassade de France, tant, de princes descendans de Philippe V. Les fils de don Carlos furent déclarés inadmissibles à cause de leurs propres prétentions au trône, les princes de Naples à raison de leur impopularité présumée. L’infant fils du duc de Lucques, sous l’influence de la cour de Vienne, ne se présenta point. Restaient donc seulement les deux jeunes princes fils de don François de Paule, peu agréables, disait-on, à l’une comme à l’autre reine. La difficulté grandissait donc malgré tous nos efforts. Elle entrait dans sa croise au moment même où le gouvernement dont faisait partie lord Aberdeen recevait son premier ébranlement. Si la France ne se refusait péremptoirement au mariage de la reine Isabelle avec un prince français, si l’Angleterre ne se refusait péremptoirement au mariage de la jeune reine avec un prince de Cobourg, l’un ou l’autre de ces mariages pouvait se conclure au premier jour, car, après trois années de stériles négociations, la reine Christine et les cortès étaient pressées d’en finir.

La candidature du prince de Cobourg devenait de plus en plus menaçante. Une portion de sa famille, un parti considérable en Espagne et l’habile représentant de l’Angleterre à Madrid s’y ralliaient plus ou moins ouvertement. La reine-mère elle-même, lasse des refus persistans de la cour de France, faisait offrir au duc régnant de Cobourg la main de la reine Isabelle pour le prince Léopold. Contre son succès, nous n’avions qu’une garantie au dehors, la loyauté de la cour d’Angleterre et de lord Aberdeen. « Nous sommes destinés à nous revoir souvent, m’avait-il dit vers l’origine de nos rapports plus intimes ; croyez tout ce que je vous affirmerai jusqu’au moment où je vous aurai trompé en quoi que ce soit ; dès lors ne me croyez plus du tout. » Mais les jours ministériels de lord Aberdeen étaient comptés, et son successeur évident n’avait cessé de combattre sa politique avec une extrême vivacité. Tout le monde à Paris convenait que l’avènement de la maison de Cobourg, remplaçant sur le trône d’Espagne la maison de Bourbon, serait pour le gouvernement français le plus sérieux, peut-être le plus funeste des échecs. En présence de cette éventualité, il était impossible de déclarer d’avance plus nettement que ne le fit alors M. Guizot, dans une note souvent citée, la conduite que le gouvernement français se verrait contraint de tenir, si cette solution, contre laquelle, dès le premier jour, il n’avait cessé de s’élever, devenait probable et imminente. J’assistai avec l’ambassadeur à la remise de cette note à lord Aberdeen. Nous l’appuyâmes du récit détaillé de tout ce que j’avais vu et entendu dans un récent voyage à Paris. Je me souviens même d’avoir demandé au secrétaire d’état s’il était possible à l’ambassade de mettre directement le prince Albert au courant de la gravité de toute la question, telle que l’envisageait le gouvernement du roi. La rupture pouvait encore être prévenue par le fidèle accomplissement de la condition essentielle de notre accord, la résistance de l’Angleterre à toute prétention du prince de Cobourg. Telle fut aussi la condition que, jusqu’à la fin de son existence ministérielle, lord Aberdeen remplit avec sa loyauté accoutumée. Son représentant à Madrid, sir Henri Bulwer, s’étant plus résolument prononcé en faveur du prince Léopold, il lui adressa une si forte remontrance que sir Henri Bulwer lui offrit sa démission.

Ce fut, dans la question des mariages espagnols, le dernier acte du ministère de lord Aberdeen. Le premier acte de son successeur fut de placer le nom du prince de Cobourg à la tête des trois candidats officiellement désignés par le nouveau gouvernement au choix de la reine Isabelle. Le résultat est connu ; le grave dissentiment qu’il fit éclater entre les deux gouvernemens ne l’est pas moins. Au fond, les clameurs soulevées en Angleterre par le parti que prit la France pour se garantir d’un désastreux échec n’étaient nullement justifiées. La reine Isabelle épousait en définitive un des trois candidats officiellement recommandés à son choix par le cabinet nouveau ; l’infante, sa sœur, le prince le plus propre, comme l’événement l’a prouvé, à assurer son bonheur domestique[5]. Je me suis toujours étonné que le ministère anglais n’ait pas ainsi accepté et présenté la question sous son véritable jour, d’autant plus que, selon sa constante affirmation, il n’avait jamais réellement voulu ou appuyé le prince de Gobourg. À défaut d’argumens, les invectives ne manquèrent pas, et elles trouvent toujours plus de faveur auprès du public que les plus rigoureuses déductions de la logique. L’Angleterre croit avec une inébranlable ténacité aux vertus et à la candeur de ses hommes d’état ; elle est convaincue d’avance de tous les forfaits qu’il leur plaît d’attribuer aux ministres et aux souverains étrangers. Le temps a donné un rude démenti à ces absurdes imputations, à ces monstrueux pronostics. Au milieu de tant de trônes ébranlés, celui de la reine Isabelle ne cesse de se consolider ; la succession directe est pleinement assurée, et l’heureuse existence de l’infante et du prince français s’écoule loin de la cour et loin de la politique.

Lord Aberdeen quittait le pouvoir sans le regretter. Je crois même qu’il hâtait secrètement de ses vœux l’heure où il pourrait déposer son écrasant fardeau pour reprendre momentanément les douces occupations de sa vie privée. Il aimait pourtant les affaires, et souffrait de les voir conduites d’après des principes qui n’étaient pas les siens. Je crois même qu’en 1846 il eût voulu mener jusqu’à une solution satisfaisante pour nos deux pays cette difficile question du mariage des princesses espagnoles. Toujours est-il qu’il contemplait avec une certaine appréhension, pour l’affaire elle-même comme pour nous, la fâcheuse coïncidence d’un changement de ministère à Londres avec la période critique à Madrid : non qu’il envisageât avec aucune prévention de parti ni aucun préjugé personnel la politique de ses successeurs ; pour l’illustre chef du nouveau cabinet surtout, il avait une sympathie particulière. — Lord John and I are one mind, — me dit-il le dernier jour, tandis que nous tentions de tirer ensemble l’horoscope des prochaines relations des deux cours. L’expression était juste, en tant qu’elle s’appliquait à l’élévation commune de l’esprit, au dédain commun pour le côté tracassier et personnel des affaires. Quant à l’appréciation des intérêts européens de l’Angleterre, les deux hommes d’état étaient au fond d’une école différente.

Malgré toute la latitude que permettent, que commandent même les nobles usages de la société de Londres, je savais combien sont délicates les relations d’une ambassade étrangère avec les chefs d’un parti éloigné du pouvoir, même lorsque ceux-ci, comme le proclamaient sir Robert Peel et lord Aberdeen, annoncent l’intention d’appuyer leurs successeurs. Je savais aussi qu’en pareille matière nul n’était juge plus compétent que lord Aberdeen lui-même. Je lui abandonnai donc le soin de régler ce que deviendraient désormais nos rapports.

Fidèle aux vues conciliatrices qui l’avaient toujours animé, lord Aberdeen resta préoccupé, même en dehors du pouvoir, de rétablir entre les deux cours les relations amicales si nécessaires à la paix du monde, et M. le duc de Broglie, que, sur la demande du roi et de M. Guizot, une même pensée avait décidé à accepter l’ambassade de Londres quand M. de Sainte-Aulaire la quitta, ne trouva point d’auxiliaire plus efficace. Nous aurions souhaité sans doute parfois que son opinion fût proclamée aussi haut dans le parlement qu’elle était nettement constatée dans la conversation ; mais lord Aberdeen n’était point orateur. Il était d’ailleurs, ainsi que sir Robert Peel, lié et enchaîné par sa sincère intention de prêter tout appui à ses successeurs contre les attaques du parti protectioniste. La fatalité le voulait alors ainsi. Notre monarchie constitutionnelle comptait en Angleterre peu d’adversaires et d’innombrables amis ; mais nos amis étaient de leur nature circonspects, prudens, peu agressifs : parmi nos rares adversaires se rencontrait tout ce que le pays avait de plus passionné, de plus audacieux, de plus entreprenant. « Vous aurez neuf sur dix contre vous, disait un de ses amis à Cromwell. — Oui, mais le dixième tiendra l’épée. » Que de fois l’opinion du grand nombre a été ainsi maîtrisée ! « Jamais nous ne vous avons assez secondés ! s’écria lord Aberdeen après la catastrophe. — Je vous l’ai dit souvent ; maintenant il est trop tard. »

Combien de calamités en effet allait attirer sur l’Europe la chute du gouvernement constitutionnel de la France ! Celui qui les avait conjurées durant tant d’années, le roi Louis-Philippe, arrivait en proscrit sur le sol hospitalier de la Grande-Bretagne. Lord Aberdeen et sir Robert Peel n’étaient pas de ceux que la contagion du malheur éloigne ou refroidit. Leurs offres de service, leurs témoignages de sympathie à l’égard des augustes exilés furent empressés, constans, prirent les formes les plus délicates et les plus touchantes. Je n’y eus recours qu’une fois, mais dans une circonstance qui m’a laissé un souvenir indélébile. La reine Victoria avait fait immédiatement proposer par mon entremise la résidence royale de Claremont au roi et à sa famille, qui avaient provisoirement agréé cette gracieuse attention. Quelques membres du cabinet en conçurent de l’inquiétude, et l’un d’eux me le témoigna. Je tins à connaître sur ce sujet le sentiment des chefs du parti conservateur. Jamais je n’oublierai avec quelle vivacité ils me l’exprimèrent, mais dans un sens tout oppose. D’après leur conseil, je vis le duc de Wellington, arbitre généralement consulté et accepté alors à Londres dans les questions difficiles. Je fus frappé de tout ce qu’il y avait de chaleur et d’élévation dans le cœur du vieux guerrier. Il discuta la position du roi et de la famille déchus, et la convenance toute particulière de leur établissement à Claremont, avec la justesse et la netteté d’appréciation qui lui étaient propres. Il se résuma ainsi : Mind the king does not leave Claremont unlil I tell you.

Cet avis, qui fut celui de tout le pays, prévalut en effet, et les inquiets ne tardèrent pas à se rassurer. Pourtant le sentiment public en Angleterre, si empressé pour le roi Louis-Philippe dans des jours plus heureux, ne lui fut guère fidèle au jour de l’adversité. À travers l’abîme des siècles écoulés, qui de nous n’a entendu ce cri : « mieux vaut être un pauvre pêcheur que de gouverner les hommes ! » Que de fois a-t-il été répété depuis par la vertu politique proscrite. Quel souverain étranger a jamais prodigué, comme le roi Louis-Philippe, sa royale hospitalité à tout ce qui appartenait à l’Angleterre ? Qui a conçu et témoigné pour elle une aussi vive sympathie ? Qui a fait autant d’efforts pour maintenir son alliance, souvent peu populaire ? Les princes n’ont guère à compter sur la reconnaissance des peuples dont ils assurent le bonheur ; qu’ils n’attendent pas davantage de ceux auxquels leur courage et leur sagesse ont épargné des maux incalculables !

La révolution de 1848 marqua le terme de mes relations suivies avec lord Aberdeen. Je n’eus dès lors que de rares occasions de le revoir. Il reprit la direction des affaires au mois de janvier 1853, dans les circonstances les plus honorables. Le ministère de lord Derby succombait faute d’un appui parlementaire suffisant. Qui présiderait à ses adversaires combinés ? Sous quelle autorité, respectée de tous, se fonderait enfin l’union des whigs et des peelites, attendue depuis longtemps par l’Angleterre, et qui la gouverne encore aujourd’hui ? Le choix de la reine Victoria, d’accord avec le sentiment public, désigna lord Aberdeen comme le chef de l’administration la plus brillante par sa composition personnelle que la Grande-Bretagne ait peut-être jamais vue. L’hommage était grand et mérité ; mais le succès ne répondit point à l’espérance générale. « Quand vous viendrez parmi nous, m’écrivait un des membres les plus distingués du nouveau cabinet (3 mars 1853), vous verrez un étrange aspect des affaires et des partis, surtout dans les murs d’Argyle-House. » En effet, trop de puissantes ambitions se heurtaient et se neutralisaient dans ces étroites limites. Pourtant rien n’eût empêché sans doute lord Aberdeen de fournir la carrière moyenne des premiers ministres de la Grande-Bretagne depuis le bill de réforme sans la grave complication étrangère qui survint dès sa rentrée au pouvoir ; mais l’ère de la paix européenne, dont il était devenu le plus illustre représentant et le plus constant défenseur, touchait alors à son terme. Lorsque le différend entre la France et la Russie sur la question des lieux saints éclata, l’opinion en Angleterre se prononça d’abord pour l’abstention. Bientôt cependant on vit prévaloir les inspirations d’une politique différente. Avec une soudaine et surprenante ardeur, les principes de la paix et les hommes qui les représentaient furent abandonnés. Les convictions intimes de lord Aberdeen n’en furent point ébranlées. Comme tout le monde, il blâmait la folle présomption de l’empereur Nicolas ; mais depuis quarante ans la Russie était en Europe l’alliée de l’Angleterre, depuis vingt ans l’adversaire déclarée de la France. Les plus éclatans succès n’établiraient point pour la Grande-Bretagne une situation meilleure, et si par aventure, dans cette guerre lointaine, le premier rôle n’était point pour elle, si, entrant dans la lutte avec plus de calme et moins de passion, son alliée, par une paix habilement prématurée, se conciliait l’ennemi aux dépens du frère d’armes, si ce premier bouleversement de la situation de 1815 devait y apporter une confusion permanente, qu’aurait gagné l’Angleterre aux sacrifices qu’elle s’imposait ? — Telles étaient les appréhensions de lord Aberdeen au moment où allait s’engager ce grand conflit. Appelant la guerre avec ardeur, le pays reporta, je le répète, ses sympathies sur les hommes qui partageaient ses entraînemens, sur celui avant tout qui unissait l’expérience consommée d’une longue carrière politique à la virile ardeur d’une ambition et d’un patriotisme exaltés. La situation donnée, la confiance publique était bien placée, et nul ne le sentit mieux que lord Aberdeen. Sa retraite, précipitée par quelques dissensions fâcheuses, fut au fond volontaire, comme elle devait être définitive.

Le cœur de la reine Victoria demeura plus fidèle que l’inconstante faveur populaire au plus judicieux et au plus dévoue de ses conseillers. Après lui avoir fait accepter l’ordre de la Jarretière, elle tint à lui donner un témoignage nouveau de sa bienveillance en lui rendant visite à Haddo-House (octobre 1857). La réception fut digne de la circonstance, et cinq cents fermiers à cheval, sous la conduite du colonel Gordon, officier distingué de l’armée de Crimée, formèrent, sur les terres patrimoniales de Haddo, l’escorte de la souveraine bien-aimée. Ce fut là le dernier événement comme le dernier effort de la vie publique de lord Aberdeen. Lorsque je le revis bientôt après à Haddo-House, la maladie avait déjà frappé cette constitution vigoureuse. Cependant la pénétration de l’esprit, la tendresse des sentimens, l’attrait de la conversation, n’avaient reçu en lui aucune atteinte. La récente révolte de l’Inde était alors la question dominante. Justement indignée des excès de l’insurrection, l’opinion en Angleterre persistait à réclamer une répression excessive avec les fureurs qui lui sont propres quand la passion l’enivre. Que n’ai-je pu recueillir chaque parole, chaque pensée de l’homme d’état dont la fin semblait si prochaine ! Qui a jamais, avec une plus exquise et plus lumineuse équité, marqué ainsi la part de la justice en revendiquant celle de l’humanité ? Cependant un effort pénible, périlleux peut-être, se trahissait à chaque instant, et, d’accord avec sa famille, je ne me prêtais qu’en tremblant à nos courtes et rares entrevues. Un jour il fut question de la chasse aux loutres, longtemps son sport de prédilection. « Mes loutres sont épuisées, worn-out, dit-il en souriant, mes chiens sont épuisés, et je suis épuisé moi-même. » Ainsi se trahissait parfois la calme et sereine conscience de son état sans que son active sollicitude pour les affaires publiques en fût ralentie. Averti à Edimbourg de ce triste changement, j’avais poursuivi mon voyage à Haddo non sans de grands scrupules. Mon séjour ne me causait pas une moindre perplexité. Je craignais à la fois de le prolonger et de contrarier lord Aberdeen en l’abrégeant outre mesure. Une nouvelle bien funeste fut la cause toute naturelle de mon départ. La mort avait frappé du coup le plus soudain et le plus cruel une princesse supérieure dans toutes les fortunes. Pressé de m’associer de plus près à une affliction que lord Aberdeen partagea sincèrement, je lui fis en toute hâte des adieux que je croyais être les derniers. Je me trompais pourtant. Je devais le revoir plusieurs fois encore. Il revint lui-même à Londres, et on put croire à une amélioration sensible dans son état. On le vit reprendre, avec une portion de ses forces, quelques-unes de ses habitudes ; mais ce retour à la santé fut bientôt suivi d’une rechute, et en 1860 il devint impossible de se dissimuler les ravages croissans d’un mal incurable. — Lord Aberdeen s’éteignit à Londres, sans douleur, au sein de sa famille, vers la fin du mois de décembre 1860.

J’ai atteint, j’ai dépassé même les limites de la tâche que je m’étais assignée, et pourtant je n’ai que bien incomplètement, bien imparfaitement retracé cette belle carrière parcourue pendant cinquante-quatre années sans faste, sans bruit, féconde en résultats obtenus par la plus habile persévérance, et jamais exploités dans un intérêt personnel, jamais étalés avec vanité. C’est le caractère original de la politique de lord Aberdeen et de lui-même, qu’il était sincèrement et qu’il a été constamment à la fois conservateur et libéral, dévoué à l’ordre européen et aux principes sur lesquels il repose, mais attentif aussi à respecter les droits, à tenir compte des intérêts, à ménager les sentimens des peuples divers, et partout défenseur de l’équité, partout ami de la civilisation générale, en même temps que serviteur fidèle de son propre pays. Je me suis surtout attaché, en parlant de lui, à recueillir les souvenirs qui intéressent particulièrement la France ; il appartient à d’autres de faire connaître pleinement cette grande époque et lord Aberdeen lui-même par les documens qu’il a laissés. Si les nombreuses lettres qu’il a écrites à l’occasion des affaires publiques étaient recueillies avec soin, quel trésor serait ainsi accumulé de curieux renseignemens, de sages appréciations, de noble jurisprudence politique ! Souffrira-t-on que cette pure et précieuse lumière soit perdue pour nous et pour la postérité, qu’elle s’éteigne sans retour dans le néant de l’oubli ? Espérons plutôt qu’elle sera vivifiée et entretenue par une pieuse sollicitude. On affirme à Londres que lord Aberdeen a laissé ses papiers politiques sous la pieuse garde de sa propre famille en désignant, pour surveiller toute publication éventuelle, sir James Graham et M. Gladstone, dignes entre tous d’élever à la mémoire de leur chef vénéré un monument digne de lui.


JARNAC.

  1. On n’a pas oublié les détails intéressans sur cette attitude de lord Aberdeen à Châtillon qu’a donnés M. d’Haussonville dans la Revue (livraison du 15 janvier dernier). Le jugement porté sur son caractère et ses sentimens par l’historien de la restauration, M. Louis de Viel-Castel, est également présent à tous les souvenirs.
  2. Je n’ai pas à dire qu’au moment où ces lignes étaient tracées, j’ignorais le cruel malheur qui venait de frapper la famille royale et la France.
  3. La nouvelle était vraie, et, si j’ai bonne mémoire, les cours du Nord répondirent à l’appel du ministre de l’Angleterre par une protestation immédiate contre le projet d’union franco-belge.
  4. Si la passion publique raisonnait, je me serais étonné que, dans les violentes discussions soulevées à cette époque en Angleterre par les corn-laws, le côté fiscal de la question ait été tellement perdu de vue ; il méritait pourtant que l’on en tînt quelque compte. D’après le dernier exposé financier de M. Gladstone, le simple droit de balance de 1 shilling par quarter anglais, maintenu par sir Robert Peel, soit, approximativement, 40 cent, par hectolitre, a produit en 1860 plus de 21 millions de francs. D’après cette donnée, le droit d’entrée de 8 shillings, proposé par lord John Russell en 1841, eût rendu 168 millions, et le droit de 5 shillings, dont il fut question plus tard, 105 millions. Il est vrai que dans les deux cas l’impôt sur les grains eût été maintenu sérieusement et d’une manière sensible ; mais quelle influence eût pu exercer sur le prix de consommation un droit de 3 shillings par quarter, soit de 1 fr. 20 cent, par hectolitre ? Ce droit de 6 pour 100 environ, en prenant 20 fr. comme prix moyen de l’hectolitre, eût rendu pourtant au trésor britannique plus de 63 millions, et eût permis de réduire d’autant l’impôt sur les revenus, objet de tant de réclamations. Ces considérations ne sont pas sans intérêt pour la France en ce moment, et viennent fort à l’appui des sages réflexions présentées dernièrement dans la Revue par M. Léonce de Lavergne (livraison du 1er avril).
  5. Telle fut la première et judicieuse impression du public anglais ; telle fut celle de lord Aberdeen quant au fond de la question, car sur la forme et les circonstances nous ne nous mimes jamais complètement d’accord avec lui. Dès le 14 septembre, il écrivait de Haddo : « I présume that the marriage of the Queen is regarded with satisfaction in this country. We might perhaps have preferred the duc de Seville, but we can have no reason to object to the duc de Cadiz. » Et plus tard, le 28 octobre : « To the marriage itself of the duc de Montpensier attach little importance. »