Michel Lévy frères, 1865 (pp. 60-77)
◄   III — Alger intra muros EN AFRIQUE V — Les aïssaoua   ►



IV

ALGER

Extra muros

À force de grimper, nous étions parvenus à la Casbah, dont on a fait une caserne, et qui se compose comme presque tous les édifices orientaux, d’une agrégation de bâtiments irréguliers élevés à différentes reprises, selon les besoins et les caprices des possesseurs successifs ; c’est un mélange de grands murs, blancs, percés çà et là de petits trous en manière de portes, de remparts dentelés, de créneaux à chaperon, de coupoles rondes ou à côtes empâtées de chaux qui n’a rien de particulier, une fois la singularité du style oriental admise. — Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est une fontaine à colonnettes de marbre blanc d’un joli goût. — L’intérieur, sacrifié aux aménagements militaires, n’offre rien de bien curieux ; des colonnes basses, des arceaux évidés, des restes de revêtement en carreaux de faïence coloriée, voilà tout. — L’endroit où a été donné le fatal coup de chasse-mouche qui a causé la chute d’Hussein-dey est une salle voûtée, un marabout, comme on dit ici, d’un aspect triste et nu, qui a besoin de l’important fait historique qui s’y rattache pour attirer l’attention.

La porte de la Casbah, quoique accommodée aux exigences de la tactique moderne, ne manque pas d’un certain caractère ; elle est percée au point culminant de la ville, dans un rempart crénelé qui descend par des pentes rapides jusqu’à Bab-Azoun, située près de la mer.

Il était midi environ, il faisait une chaleur de mois de juillet africain ; mais, malgré l’ardeur d’un soleil dévorant, dont les ombres projetées par les maisons ne nous garantissaient plus, nous ne pûmes résister au plaisir d’aller faire un tour extra muros.

En dehors de la porte de la Casbah, l’on rencontre une fontaine moresque, composée d’un corps de bâtiment faisant réservoir et d’un autre corps en ogive avec deux colonnettes à chapiteaux évasés comme des turbans ; le robinet qui verse l’eau est placé sous cette arcade, au fond de laquelle se contournent, sur une plaque de pierre, quelques caractères arabes, une sentence ou un verset du Coran. Une acrotère, faite de briques contrariées et de tuiles alternativement bombées et creuses, achève l’ornementation. Une longue auge en pierre, où boivent les chevaux, règne sur toute la longueur de la façade. Deux grands arbres du Nord — des frênes, si notre mémoire est fidèle — découpent leur ombre bleue sur la corniche blanche.

Cette disposition, à quelques variantes près, est celle de toutes les fontaines arabes. On ne saurait trouver rien de plus simple, de plus gracieux et en même temps de mieux approprié aux besoins du pays. On peut essayer de faire autrement, mais on fera moins bien. Les peuples orientaux, quand ils ont trouvé la forme élégante et commode, la forme nécessaire de l’objet, n’en changent plus, et, par un amour de variété mal entendu, ne cherchent pas le nouveau aux dépens de la raison et de la beauté.

Tout ce versant, pulvérant de soleil et de lumière, est obstrué de végétations sauvages et vigoureuses ; les aloès, aux lames de fer-blanc peint, aux lances épanouies comme des chandeliers à plusieurs branches ; les cactus, aux palettes hérissées, aux coudes difformes ; les figuiers, au feuillage verni, s’y mêlent dans un désordre vivace. À travers ce fouillis de verdure se croisent, en s’enlaçant comme des mailles, des multitudes de petits sentiers poussiéreux frayés par les Arabes, et qui, vus du large, ressemblent à un grand filet qu’on aurait étendu sur le flanc de la colline pour le faire sécher. Quelques palmiers — de jour en jour plus rares, hélas ! — ouvrent çà et là, au bord du ciel, leur araignée de feuilles, monogramme et signature de l’Orient.

Au bas, par delà les lignes de maisons du faubourg de Bab-Azoun et de Mustapha-Inférieur, apparaît la nappe bleue de la mer, ourlant d’une mince frange argentée la courbe gracieuse du rivage.

Quel admirable horizon que la mer vue de haut ! — La peinture n’en a jamais donné l’idée. C’est trop grand et trop simple. On reste là dans une muette contemplation, et les heures coulent sans qu’on s’en aperçoive. Une mélancolie sereine s’empare de votre âme ; vous sentez un détachement infini, et vos regards ne se tournent plus qu’à regret vers la terre immobile et morte. La mer, elle, vit et respire ; même dans ses plus grands calmes, elle a des inquiétudes et des frissons ; un cœur toujours ému palpite sous sa poitrine d’azur.

Occupés de cet éternel spectacle, nous n’avions pas fait grande attention à des espèces de larges taches jaunâtres, semblables à des détritus de paille hachée, qui jonchaient le sol et qui de temps en temps se soulevaient comme remuées par un souffle pour aller s’abattre quelques pas plus loin. — C’étaient des sauterelles, dont une colonne en marche venait de tomber sur Alger.

On ne saurait par aucune exagération donner une idée même approximative de leur nombre. La terre en est littéralement couverte, on ne saurait faire un pas sans en écraser ; une canne manœuvrée en l’air au hasard en coupe toujours en deux quelques-unes. Elles forment sur le ciel des nuages roussâtres. Vous voyez à l’horizon un brouillard fauve, c’est une migration de sauterelles qui passe. — Celles-ci étaient jeunes et n’avaient encore que des rudiments d’ailes : aussi allaient-elles moitié sautant, moitié voletant, comblant les fossés. et les plis de terrain de leurs masses compactes. Avant d’être allé en Afrique, on a peine à s’effrayer beaucoup dans la Bible de la plaie des sauterelles d’Égypte. Au bout d’un quart d’heure de promenade, nous avions compris. De jeunes arbres étaient réduits à l’état de carcasses d’éventail et disséqués jusque dans la plus mince fibrille par les mandibules formidables des insectes dévastateurs ; l’herbe est fauchée de près comme par le meilleur ouvrier, et le passage de la bande fait un hiver quelquefois de plus d’une lieue de large ; il ne reste pas une feuille, pas un brin de gazon. La stérilité marche à l’arrière-garde. Les zones de dévastation sont très-nettement marquées ; la moitié d’un champ est quelquefois ras comme la main, tandis que l’autre est parfaitement intacte.

Les sauterelles ont plusieurs phases de développement : quand elles sont jeunes, leur couleur est d’un jaune-paille ; plus tard, la racine des ailes prend une nuance vert-pomme ou rose vif, sensible surtout lorsque l’insecte les ouvre. Elles atteignent alors une longueur de doigt, et, quand elles partent brusquement d’un buisson, quelqu’un qui ne serait pas prévenu pourrait les prendre sans peine pour de petits oiseaux.

Nous étions au milieu d’un nuage bruissant, bourdonnant, de sauterelles qui se heurtaient à l’étourdie contre notre figure, contre nos mains ; le pli de notre chemise en était rempli ; nous en faisions tomber de notre poche en tirant notre mouchoir. — La crainte semble inconnue aux sauterelles. On dirait qu’elles n’ont pas le sentiment de la conservation, sentiment qu’on retrouve même chez le mollusque et le zoophyte, au plus bas degré de l’échelle des êtres. Poussées par un souffle inconnu, elles vont et rien ne les arrête. — Les feux allumés pour leur barrer le passage, elles les éteignent ; les fossés, elles les comblent ; les rivières, elles les obstruent par des encombrements de cadavres, et leur nombre n’en est pas diminué : on en détruit des milliers de quintaux métriques sans résultats sensibles. — C’est prodigieux ! et l’on s’étonne de cette fécondité déplorable de la nature dans les espèces malfaisantes.

Les Arabes mangent les sauterelles : ils en font une sorte de conserve au vinaigre et à la graisse. Quelques personnes prétendent que ce n’est pas un mets à dédaigner. Nous avouons n’avoir pas poussé l’héroïsme de la couleur locale jusqu’à constater par nous-même la vérité de cette assertion. Nous aimons mieux croire que les Arabes les mangent plutôt par vengeance que par gourmandise ; nous rangeons ce régal à côté des cuisses de grenouilles, des escargots, des oursins et des autres dépravations gastronomiques.

Tout en nous débattant contre ces aimables insectes, nous longions les murailles qui conduisent à la mer ; quelques Arabes bronzés, dans leurs longs linceuls blancs, montaient et descendaient, nous jetant un regard ferme et tranquille.

Près d’une poterne, pour la première fois, nous aperçûmes, dans une halte de bêtes de somme, des chameaux. — Rien n’est plus singulier que de voir en liberté des bêtes qui n’existent chez nous qu’empaillées ou dans les parcs de ménagerie.

Le chameau est l’animal le plus étrange qu’on puisse imaginer. Il semble appartenir à quelques-unes de ces créations disparues dont les géologues ont refait l’histoire. Sa construction, si bizarrement gauche dans sa difformité, indique les tâtonnements de la nature encore à ses premiers essais. — La gibbosité de son dos, la longueur de son col, la soudure grossière de ses articulations, qu’on croirait luxées, les calus qui les couronnent ont quelque chose de monstrueux et de ridicule, d’effrayant et de risible ; on dirait une charge zoologique modelée avec le limon primitif par quelque Dantan antédiluvien.

Il y en avait deux mêlés à un troupeau de ces malheureux petits ânes dont nous avons parlé. Ils étaient accroupis, tout chargés, dans le sable brûlant. Leurs jambes repliées formaient des espèces de moignons rugueux, hideux à voir. Leurs flancs, goudronnés, luisaient sous le lacis de cordelettes et de bâtons destinés à retenir les ballots. L’un d’eux allongeait dans la poussière ce long cou fauve, qui rappelle celui de l’autruche et du vautour, et se termine par une petite tête aplatie comme celle d’un serpent où brille, entre de grands cils jaunes, un œil de diamant noir, où se dessinent des naseaux velus et coupés avec une obliquité sardonique. — L’autre, gravement rengorgé, brochait des babines et paraissait plongé dans les voluptés de la digestion. — Il ruminait. — Quelques touffes de poil roussâtre floconnaient aux environs de la bosse, et faisaient avec les parties rases un contraste qui donnait à l’honnête chameau une vague apparence de volaille à moitié plumée.

Un Arabe, immobile sous le déluge de feu, attendait, appuyé contre son bâton, que les animaux fussent assez reposés pour se remettre en route. Quelle rêverie occupait cet homme dans sa pose de statue ? À quoi pensait-il ? — Nous aurions bien voulu le savoir : à rien, sans doute ; car les Orientaux, disent ceux qui les connaissent, ont la faculté de rester des heures entières à l’état purement végétatif, enveloppés par l’air tiède comme par un bain et ne conservant de la vie que la respiration.

En continuant notre descente vers la mer du côté de Bab-Azoun, en dehors de la porte, nous rencontrâmes des haltes de caravanes, des campements et des hôtelleries arabes : c’est tout ce qu’on peut rêver de plus simple et de plus sauvage. Les hôtelleries sont des espèces de bouges creusés dans la déchirure d’un ravin, de caves déchaussées où l’on grimpe par des degrés chancelants et dont les rebords, suprême magnificence, sont plaqués de quelques poignées de crépi à la chaux ; un bout de tapis éraillé et troué à jour comme un crible, jeté sur une corde tendue en travers ; un lambeau de sparterie qui s’effile ou s’échevèle, procurent aux voyageurs qui viennent de Biskara, de Touggourt ou de plus loin une ombre pailletée de points lumineux, qui leur paraît fraîche encore après les intolérables ardeurs du Sahara. C’est là qu’ils déchirent avec les ongles le mouton rôti et qu’ils hument à petites gorgées la tasse de café trouble, accompagnée de la pipe obligatoire.

Ces établissements somptueux sont réservés à l’aristocratie des voyageurs, aux négociants considérables. Le commun des martyrs se loge sous des cahutes de roseaux, sous une natte ou une couverture soutenue par deux piquets ; d’autres, moins sensuels encore, se contentent pour abri de l’ombre projetée par leur chameau ou leur cheval, et tout cela, bêtes et gens pêle-mêle, broute, mange, rumine et dort dans la plus fraternelle confusion.

Plus bas encore et de l’autre côté de la route, sous les arbres poudreux qui la bordent, fument des cuisines en plein vent, où de vieilles négresses à figure de stryge, à mamelles de harpie, accommodent le couscoussou sacramentel. — Les Biskris, les Mozabites et les Bédouins se régalent à qui mieux mieux de ces préparations primitives.

C’était là que s’élevait autrefois Bab-Azoun avec ses créneaux dentelés, ses machicoulis, ses barbacanes, ses moucharabys, ses crochets pour planter les têtes ou retenir les corps des suppliciés, tout son appareil de fortification du moyen âge. L’ancienne porte a été détruite et remplacée par une double porte en arcade dénuée de style, et qui a, de plus, l’inconvénient d’être en enfilade, singulière faute pour des constructeurs militaires. On ne saurait trop regretter ces démolitions sans but et sans utilité, qui enlèvent à une ville sa physionomie et ne permettraient plus aux anciens vainqueurs de reconnaître la brèche par où ils sont entrés.

Près de la porte, du côté du faubourg, à chaque bout de l’arche qui enjambe le fossé, deux escaliers descendent à un grand lavoir dont les eaux se déversent dans la mer. Sur les bords se penchent des blanchisseuses de toute nation et de toute couleur, dont le babil s’entend de la route.

La première porte franchie, en venant de la campagne, on aperçoit à gauche un petit marabout avec sa coupole blanche. — Ce marabout, vulgairement appelé le tombeau de Barberousse, quoiqu’il soit celui d’un autre personnage renommé par sa piété, est très-vénéré par les musulmans. À travers le grillage de la fenêtre, on entrevoit, dans la demi-obscurité de l’intérieur, des pièces d’étoffe, des châles, des mouchoirs pendus en ex-voto ou par manière d’hommage. De grands platanes jettent leur ombre sur le monument vénéré. Presque toujours, en Orient, les endroits consacrés sont accompagnés d’un bouquet d’arbres. La muraille de ce côté a conservé quelques broches de fer, vestige des anciens supplices, qu’est venue remplacer la philanthropique guillotine.

Presque en face, sur un tertre que va emporter au premier jour une ordonnance de voirie, s’est juché un taudis arabe le plus étonnant du monde ; rien n’est d’aplomb dans cette cahute composée des éléments les plus hétérogènes, cailloux, gravats, pisé, bouts de planche, ossements d’animaux, le tout barbouillé de quelques truellées de plâtre. L’intérieur, où l’œil plonge librement de la rue, ferait tomber Eugène Isabey en extase. — Ses plus chaudes esquisses d’alchimiste courbé sur le grand œuvre paraissent froides auprès de ce sublime bouge algérien ; les murs sont culottés, par une fumée perpétuelle, de glacis de terre de Sienne, de momie ou de bitume, comme il n’en existe que dans les tableaux de Rembrandt et de Dietrich ; un reflet de feu livrant bataille à un rayon de soleil, éclaire un angle de l’antre. Le maître de ce splendide établissement est un rôtisseur-friturier-restaurant, à l’usage des naturels du pays. — C’est le Borrel, le Véfour, le Véry des Arabes. Des quartiers de viande d’un aspect charogneux se balancent à la devanture, d’où coulent des cascades d’entrailles ; ce qui n’empêche pas les Bédouins de trouver fort appétissants les mets qui se cuisinent dans ce repaire, noir de suie et rouge de sang.

À quelques pas de là, l’Europe vous reprend ; vous pouvez vous croire à Paris ou à Marseille. Voilà les maussades maisons à cinq étages, voilà les arcades goût Rivoli, badigeonnées de ce jaune dont, au moyen âge, on engluait seulement le logis des traîtres et des excommuniés ; les façades chamarrées d’enseignes et d’inscriptions ; — aimables demeures, où l’on grille en juillet, où l’on gèle en décembre, et qui, nous l’espérons bien, seront jetées bas par le premier tremblement de terre. — Les pâtres kabyles à demi-nus, qui poussent leurs troupeaux dans cette rue au milieu de flots de poussière, forment le plus frappant contraste avec les boutiques françaises qui la bordent. — Ici, les mœurs patriarcales, le vêtement comme les pasteurs de la Bible devaient le porter lorsqu’ils venaient parler avec les jeunes filles sur la margelle des puits ; là, les usages prosaïques, l’habit étriqué de la civilisation, toutes les misères et tous les mensonges du commerce !

Cette course nous avait aiguisé l’appétit et nous prîmes à la hâte, rue de la Marine, chez un restaurateur, nommé Giraud, un repas à l’ail, à l’huile et aux tomates, arrosé de vin de Lamalgue, tout à fait semblable à celui que nous eussions pu faire de l’autre côté de la Méditerranée, sur la Cannebière, à Marseille.

Après le dîner, pour achever la soirée, nous allâmes rue de l’Empereur, où avait lieu une m’bita ou bal indigène, dans la cour d’une maison moresque : c’était une occasion à ne pas négliger de voir les types féminins du pays ; chose difficile partout où règne la loi du Coran.

Cette cour, entourée d’un portique pareil au cloître d’un couvent ou d’un patio espagnol, formait avec ses colonnettes de marbre à chapiteaux évasés, ses ogives contournées en cœur, une jolie salle de bal plafonnée par l’azur du ciel nocturne tout piqueté d’étoiles, et suffisamment illuminée par des veilleuses suspendues à des fils d’archal.

Trois ou quatre rangs d’Arabes accroupis dans leurs grands burnous blancs, et rappelant, par l’austérité de leur physionomie, l’immobilité de leur pose, la coupe et la couleur de leur vêtement, un conventicule de chartreux, encadraient un espace laissé vide pour les exercices des danseuses ; — au fond, en face de la porte, se tenait l’orchestre, éclairé par trois ou quatre bougies fichées en terre ; cet orchestre se composait d’un rebeb, d’une flûte de derviche et de trois ou quatre tarboukas ; un peu en avant, sur un tapis, se tenaient assises, les jambes croisées, quatre ou cinq belles filles, que nous ne saurions mieux comparer qu’aux femmes d’Alger de Delacroix, pour la coquetterie sauvage du type et de l’ajustement.

La flûte de derviche entama une petite cantilène grêle que vint bientôt renforcer le son plus nourri du rebeb et soutenir le rhythme des tarboukas ; une des danseuses se leva et s’avança par d’imperceptibles déplacements de pieds jusqu’au milieu de la cour ; elle était coiffée de deux mouchoirs de Tunis rayés de soie et d’or, noués en marmotte sur un petit cône de velours ; sa veste de satin, enjolivée de paillon, était ouverte et laissait voir une chemise de crépon à bandes mates et transparentes alternativement ; un châle lui servait de ceinture et serrait des caleçons de taffetas cramoisi arrêtés au genou ; un grand foulard zébré de couleurs éclatantes, appelé foutah, lui bridait sur les reins et formait une espèce de jupon ouvert par devant. Cet ensemble éclatant allait bien avec sa figure régulière, au teint légèrement bistré, aux lèvres de grenade, aux yeux de gazelle agrandis par le surmeh, à l’expression langoureuse et passionnée à la fois.

La danse moresque consiste en ondulations perpétuelles du corps, en torsions des reins, en balancements des hanches, en mouvements de bras agitant des mouchoirs ; une jeune danseuse se démenant ainsi a l’air d’une couleuvre debout sur sa queue : cette rotation en spirale serait impossible au plus souple sujet de l’Opéra ; pendant ce temps, la physionomie pâmée, les yeux noyés ou flamboyants, la narine frémissante, la bouche entr’ouverte, le sein oppressé, le col ployé comme une gorge de colombe étouffée d’amour, représentent à s’y tromper le mystérieux drame de volupté dont toute danse est le symbole.

Pour que l’assemblée ne perdît aucun détail, un nègre portant une bougie suivait la danseuse dans toutes ses évolutions, haussant et baissant son luminaire pour faire admirer tantôt le visage, tantôt la gorge, le bras ou autre chose ; le nègre accompagnait cette démonstration bizarre de grimaces lascives et de gambades de singe, qui paraissaient faire grand plaisir à la partie indigène du public.

La danse achevée, Zorah fit lentement le tour du patio ; les uns lui tendaient de petits verres d’anisette dans lesquels elle trempait ses lèvres ; d’autres lui suspendaient aux oreilles des guirlandes de fleurs de jasmin passées dans un fil ; quelques-uns, plus généreux, lui plaquaient sur le front, sur les joues, sur la poitrine, sur les bras, sur l’endroit enfin qu’ils admiraient le plus en elle, de minces pièces d’or retenues par la sueur.

Sa collecte finie, Zorah revint au milieu de la cour, la figure couverte d’un masque d’or. Deux de ses servantes s’approchèrent et tendirent devant elle un foulard sur lequel elle se pencha, et, par un petit frissonnement nerveux et soudain, elle fit tomber toutes les pièces attachées à sa peau.

Trois ou quatre autres danseuses, dont le type me rappela les femmes de Grenade, exécutèrent à leur tour des pas à peu près semblables, tantôt seules, tantôt ensemble, et recueillirent aussi des petits verres d’anisette, des fils de jasmin et des sultanis. C’étaient Baya, Kadoudja et autres beautés célèbres du lieu, admirées surtout pour la blancheur de leur teint, et auxquelles in petto nous préférions Zorah, comme plus Africaine.

Mais la nuit s’avançait, et nous sentions malgré nous la poudre d’or du sommeil nous ensabler les paupières, et nous nous retirâmes pour prendre un peu de repos. Nous ne répondrions pas que notre sommeil n’ait été troublé de rêves orientaux et chorégraphiques.


◄   III — Alger intra muros EN AFRIQUE V — Les aïssaoua   ►