LOCKE
SA VIE ET SES OEUVRES

PREMIERE PARTIE




Et ce Locke en un mot dont la main courageuse
A de la vérité posé la borne heureuse.

Voltaire parlait ainsi, et on l’en croyait : temps heureux, jours de certitude et d’espérance ! On ne doutait guère alors, et en métaphysique comme en bien des choses, on pensait avoir touché le terme et conquis la vérité. Le nom respectable de l’homme éminent que Voltaire célébrait ainsi était mis d’un commun accord au rang suprême, et une gloire un peu hâtive lui était décernée par les plus dignes de la dispenser. Il devenait en peu d’instans une de ces autorités que l’on ne conteste plus ; une école puissante se formait où l’Ipse dixit de la scolastique allait, pour un autre Aristote, reprendre son empire. L’esprit humain, qui se disait enfin affranchi, semblait n’avoir que changé de maître.

J’ai vu la fin de cet empire : il tomba avec un autre. Lorsque Napoléon établit avec tant de largeur l’enseignement philosophique dans les facultés et les lycées, c’est surtout à la philosophie de Locke qu’il dressa de nombreuses chaires, et nous avons presque tous reçu d’elle nos premières leçons. On a souvent raconté, et dans ce recueil même, comment cependant son autorité éprouva dès lors une première atteinte. Dans le sein de l’école de Paris, devant le même auditoire que La Romiguière, Royer-Collard institua une opposition qui devait bientôt triompher ; M. Cousin et ses disciples ont fait le reste. Ce ne sont pas quelques objections ingénieuses et justes mêlées par Bonald à une foule de concessions contradictoires, de méprises singulières et de subtilités hasardées, qui auraient pu ébranler alors dans l’esprit de la jeunesse la tradition du XVIIIe siècle, et les doctrines superficielles et passionnées de son parti n’auraient jamais pu entrer en lutte sérieuse avec l’esprit calme et sensé qui respire dans toute l’œuvre de l’auteur de l’Essai sur l’Entendement humain. C’est l’Université de France, représentée par une critique savante, lumineuse, éloquente, qui seule a changé la face de notre monde philosophique, et malgré l’ingratitude dont on a payé leur service, c’est peut-être aux chaires de la parole laïque que d’autres chaires ont dû de se faire mieux écouter.

Toute victoire abuse, et malgré la vérité de tout ce que Leibnitz et Reid ont dit contre certains principes de la métaphysique de Locke, il se peut que cette doctrine ait été à quelques égards jugée par une réaction. Peut-être aujourd’hui a-t-elle une réputation trop mauvaise ou trop peu de réputation, et n’est-il pas juste de la condamner à l’oubli et au dédain, parce que, s’étant trompée sur un point fondamental, elle ne doit plus prétendre au titre de vraie philosophie élémentaire de l’esprit humain. Sans tenter pour elle une complète réhabilitation qui ne serait ni possible ni désirable, il est difficile de n’être pas frappé de quelques sincères efforts récemment faits en Angleterre pour relever ce qu’on a appelé la philosophie nationale. On serait surtout disposé à rendre crédit et faveur à l’œuvre lorsque l’on connaît l’ouvrier, à chercher un philosophe dans les écrits de Locke lorsqu’on le rencontre dans sa vie sous des traits si nobles et si purs. C’est, nous l’avouons, sa personne, ce sont ses sentimens, ses opinions et ses actions qui nous ont surtout ramené à un peu plus d’attention pour ses doctrines, et fort éloigné de songer à les défendre de quelques critiques méritées, nous aurions goût à leur rendre le caractère qu’elles doivent avoir, non dans la science, mais dans l’histoire, et à leur regagner plus d’estime en représentant dans tout son jour la figure sereine et digne de celui qui, malgré des erreurs, peut encore être regardé comme un des plus fidèles et des plus utiles serviteurs de la vérité. La vie de Locke mériterait d’être écrite. On trouverait pour l’écrire des documens historiques qui, pour être peu connus, n’en sont pas moins à la portée de tous, et dont un simple extrait suffira pour une esquisse destinée à les faire lire plutôt qu’à les suppléer. Les élémens d’une vie complète de Locke se trouvent, après ses ouvrages et ses lettres, dans la Biographia britannica de Kippis, les dictionnaires biographiques de Chambers et de Chalmers, la notice placée par Edmond Law en tête de la grande édition des œuvres complètes, l’Athenœ Oxonienses de Wood, l’Oxford and Locke de lord Grenville, un recueil de lettres originales donné par T. Forster en 1830, et surtout l’histoire et les pièces publiées par lord King. Sir Peter King, premier juge de la cour des plaids communs, puis chancelier d’Angleterre en 1725, était le plus proche parent de Locke. Il hérita de tous ses papiers, et son descendant, lord King, chef d’une famille qui soutient héréditairement tous les principes de liberté politique et religieuse du philosophe illustre qu’elle représente, a rendu le plus digne hommage à sa mémoire en donnant au public, avec un nouveau récit de sa vie, des extraits nombreux de ses livres de notes, de ses journaux de voyage et de sa correspondance. Ce livre, que M. Cousin a le premier fait connaître en France, est indispensable à toute nouvelle recherche sur Locke et même sur sa philosophie[1].

Autrefois on n’avait point toutes ces sources d’informations ; mais on n’y tenait pas. L’importance de la vérité historique en tout est une opinion nouvelle. Voyez aussi de quelle manière l’histoire, et notamment la biographie, était souvent écrite avant ce temps-ci. La vie d’un homme était conçue et racontée d’une façon pour ainsi dire abstraite. C’était celle d’un général, d’un magistrat, d’un savant ; on lui donnait uniformément les qualités de son état, les œuvres de sa profession, sans presque faire remarquer ce que les traits de sa nature, les circonstances de sa destinée, les opinions et les événemens de son temps avaient de particulier, sans noter surtout les rapports de tous ces faits entre eux, leur influence caractéristique sur celui qu’on prétendait faire connaître, et qu’on négligeait de peindre. Quoi de plus étrange cependant qu’un individu vague ? Or on ne nous a guère autrement représenté beaucoup de personnages historiques, et surtout les hommes éminens dans les lettres ou les sciences. C’est ainsi à peu près qu’un écolier se figure les écrivains de l’antiquité. Il les appelle des auteurs, et rien de plus. Il lui semble qu’ils ont arbitrairement choisi leurs sujets, leur genre, leurs opinions, comme on choisit pour lui la matière de son travail. Il croit qu’ils ont écrit comme lui-même il traduit, sans que son penchant ou sa conviction y soit pour rien. Tous les ouvrages ne lui paraissent guère que des amplifications. Cela peut être vrai de beaucoup de livres ; cependant les écrivains vraiment sérieux, ceux surtout qui ont laissé leurs traces dans le champ de l’esprit humain, n’ont pas été des êtres de convention, logés dans un monde imaginaire, sur un parnasse classique ou dans le temple du goût. Ils ont respiré comme nous dans un milieu social ; ils ont vu le monde réel à une époque déterminée. L’origine de leurs idées, la direction de leur talent, les causes qu’ils ont attaquées ou défendues, tout cela est en grande partie historique et s’explique par les faits. Ils sont des hommes, et ils ont vécu.

Je ne connais guère que les géomètres dont on pourrait ne faire que des intelligences abstraites, aussi dénuées d’une place déterminée dans le temps ou dans l’espace que les symboles dont la contemplation les absorbe. Et encore qui voudrait séparer le nom d’Archimède des souvenirs du siège de Syracuse et de l’anecdote tragique du soldat romain ? Mais le philosophe, mais quiconque a par un côté touché à la science de l’homme semble avoir besoin d’être connu dans sa personne pour être compris dans ses ouvrages, et je ne puis concevoir que le dernier siècle, qui parlait tant de Locke, se soit si peu enquis de son caractère et de sa vie. Voltaire avait visité l’Angleterre vingt-deux ans seulement après sa mort, et dans les lettres fameuses où il commença à populariser son nom, il le loue et ne le peint pas. L’Angleterre se voit de nos côtes ; tout le monde savait qu’elle sortait de deux révolutions successives, et ce n’est pas une multitude séditieuse qui avait tumultueusement bouleversé l’ordre et ravi le pouvoir. De puissans partis s’étaient formés, déployés, perpétués ; des sectes nombreuses avaient élevé des doctrines nouvelles. Sur des questions hautes et subtiles s’étaient allumées de ces passions qui troublent le monde. On avait vu l’état passer et repasser de la monarchie à la république, et la monarchie restaurée changer de royauté et de dynastie. De profonds ou de sages politiques, d’ardens utopistes, d’habiles capitaines, de savans docteurs, d’éminens jurisconsultes, des orateurs éloquens avaient soutenu, chacun avec ses armes, les diverses causes successivement victorieuses. Locke, né seize ans avant la mort de Charles Ier, avait assisté à tout. « Je ne me suis pas plutôt reconnu dans le monde, a-t-il écrit, que je me suis trouvé dans un orage. » Témoin des événemens les plus instructifs jusqu’alors de l’histoire moderne, il avait pu suivre ces controverses, souvent transformées en dissensions, puis en guerres civiles, où s’agitaient les plus grands problèmes de la destinée de l’homme et des sociétés. Il avait pu connaître et entendre quelques-uns de ces curieux personnages qui semblaient les élus d’une race seule capable alors de donner au monde de tels enseignemens. Comment supposer qu’il serait resté spectateur indifférent et oisif ? Comment admettre qu’un esprit philosophique, soucieux de religion, d’éducation, de politique, aurait traversé ces grandes épreuves de la raison humaine, qu’on appelle révolutions, en s’enfermant dans la prison de la spéculation pure, et qu’endormi sur tout le reste, il n’aurait rêvé que de métaphysique ? Comment ignorer enfin que Locke, le fils d’un soldat de l’armée parlementaire, avait lui-même souffert, fidèle à la cause pour laquelle Hampden est mort au champ d’honneur et Sidney sur l’échafaud ?


I

John, fils aîné de John Locke de Pensford, près de Bristol, naquît le 29 août 1632 à Wrington, ville du comté de Somerset. Son père, d’abord premier clerc d’un juge de paix de Chew-Magna, servit comme capitaine dans les troupes du parlement, compromit sa modique fortune dans la guerre civile, et n’y gagna que la protection du colonel Popham, dont il avait été intendant ou secrétaire, et qui fit entrer son fils à l’école de Westminster. Dans sa vingtième année, le jeune étudiant fut admis au collège de Christ Church, de l’université d’Oxford, alors placé sous la direction du docteur Owen, ancien chapelain de Cromwell et l’un des premiers théologiens de la secte des indépendans. On a conservé des vers médiocres qu’il composa en latin et en anglais à l’occasion de la paix de 1653 avec la Hollande. Il y met sans hésiter Cromwell au-dessus de César et d’Auguste, car l’un ne fit que vaincre, l’autre que pacifier le monde, et Cromwell a fait à lui seul ce que l’un et l’autre ont fait. Or, si Rome les appela grands et les crut des dieux, comment ne pas tenir Cromwell pour un envoyé du ciel ?

Bachelier en 1655 et maître ès-arts trois ans après, il fut répétiteur de grec en 1661, lecteur en rhétorique l’année suivante, et en 1663 censeur de philosophie morale. L’université d’Oxford s’enorgueillit aujourd’hui d’avoir nourri ce John Locke, dont elle montre un remarquable portrait dans une des salles de Christ Church. Cependant l’élève, comme tous les promoteurs de la philosophie moderne, mordit le sein de sa nourrice. Il ne pensait pas plus de bien de l’université d’Oxford que, quatre-vingts ans auparavant, François Bacon n’en avait pensé de l’université de Cambridge. Malgré ses succès dans ses classes, Locke trouvait que l’on sacrifiait trop à l’étude des humanités ; il était un peu froid à la poésie et à l’éloquence, et surtout il ne pouvait s’accommoder de l’enseignement de la philosophie scolastique. Il n’hésitait pas à lui préférer la doctrine de Descartes, dont les livres donnèrent le premier éveil à sa pensée. Locke commença donc par être élève de celui de qui tout date dans l’histoire de la philosophie à partir du milieu du XVIIe siècle. En s’éloignant plus tard de lui, Locke resta son admirateur, et, pour la méthode et la clarté, se piqua toujours d’être son disciple. Quelques-uns même ont cru qu’il serait demeuré cartésien, si Malebranche n’avait jamais écrit.

Il a quelquefois regretté d’avoir été élevé à l’université. Médiocrement sensible aux beautés de l’art, il ne prisait guère les langues anciennes que comme moyens d’instruction. La connaissance du monde, celle de l’histoire, celle de la morale et du droit, qui sert à juger l’histoire et à se conduire dans les affaires publiques, c’était là ce qu’il eût voulu voir enseigner avant tout aux honnêtes gens. Pour lui, dans sa condition moyenne, il lui fallait encore une instruction professionnelle. Les sciences naturelles attirèrent de bonne heure l’attention de cet esprit positif. Il passa de la chimie à la médecine, sans être décidé à se faire médecin ; mais au milieu de ces études encore purement spéculatives, il ne pouvait s’empêcher de jeter un regard curieux sur les événemens du monde. La restauration des Stuarts était venue le surprendre au milieu de ses obscurs travaux. Quoiqu’il appartînt au parti de la révolution, il en était arrivé, comme un grand nombre d’hommes éclairés, à accepter le rétablissement de la monarchie, espérant, ainsi qu’on le fait toujours et si rarement à bon droit, que le malheur rendait raisonnables jusqu’aux races royales. L’expérience des troubles civils et surtout la domination inquiète et parfois violente des sectes religieuses avaient lassé et un peu affaibli les esprits sages, et Locke redoutait par-dessus tout la tyrannie du fanatisme. Aussi sa première composition connue roule-t-elle sur cette question : « Le magistrat civil peut-il légitimement imposer et régler les usages du culte dans les choses indifférentes ? » Il se prononçait, on le prévoit bien, pour l’affirmative. Le futur auteur des célèbres Lettres sur la Tolérance se déclarait à la fin de 1660 contre la liberté universelle des sectes ; partisan de l’autorité, qu’il aimait à croire toujours modérée, il réclamait pour tous droits ceux qui résultaient des lois que la prudence et la prévoyance de nos ancêtres ont établies, et que l’heureux retour de sa majesté a restaurées. Quand on a souffert des excès du fanatisme, ou seulement quand la raison a été froissée des opinions extravagantes ou des prétentions démesurées de l’esprit sectaire, on se sent ramené vers le pouvoir laïque, rarement égaré par l’enthousiasme, et dont l’intérêt ordinaire est de faire dominer le sens commun. L’estimant sage, on ne craint pas de le rendre fort. On préfère son action, fût-elle arbitraire, à l’oppression d’une église, aux discordes des sectes, et c’est ainsi que parmi nous la prédominance de l’autorité temporelle a été longtemps regardée comme une liberté religieuse. La ressource n’est pas sûre cependant contre l’oppression, et les gouvernemens ne justifient pas toujours la confiance que les gens raisonnables ont mise en eux. Ainsi le roi Charles II, mû par une secrète faveur pour les catholiques plutôt que par le respect des droits de la conscience, semblait d’abord promettre à tous les cultes un système de compréhension, c’est-à-dire de fusion et de concorde, si longtemps cherché vainement par les hommes d’état et les philosophes, et Locke se proposait d’y amener tout le parti de la basse église ; il ne voyait pas que l’orgueil et l’exigence de la haute église étaient à la veille de faire peser, grâce aux faiblesses du pouvoir civil, un joug étroit sur toutes les croyances dissidentes, et que le danger ne venait plus du côté des puritains ou des indépendans. Apparemment il s’en aperçut à temps, car son ouvrage ne fut pas publié.

Il quitta Oxford pour la première fois, et parut disposé à renoncer à toutes fonctions académiques, lorsqu’en 1664 il suivit comme secrétaire sir Walter Swan dans sa mission auprès de l’électeur de Brandebourg et d’autres cours germaniques. On a conservé quelques-unes des lettres qu’il écrivit durant son voyage. Elles ne manquent pas d’agrément, et partent d’un esprit enjoué, libre de préjugés, et qui se moque avant toutes choses des controverses de la scolastique. À son retour en Angleterre, il fut au moment de se laisser attacher à l’ambassade d’Espagne, puis il eut à délibérer sur l’offre d’un bénéfice considérable en Irlande ; mais il aurait fallu s’engager dans les ordres, et, n’ayant pas la certitude de se distinguer dans le ministère sacré, il ne voulait point d’une carrière où l’on entre sans retour, et où il lui eût répugné d’occuper un rang médiocre. Sa santé n’était pas robuste : son frère était mort de la poitrine ; la sienne était délicate et semblait lui interdire la prédication. Il avait pour les querelles de sectes et les disputes des docteurs ce profond dédain ordinaire aux hommes qui fondent le savoir sur l’observation. De toutes les professions dont il s’approcha sans les embrasser, la médecine demeurait celle dont il était le plus tenté. Il rentra à Christ Church, où sa qualité d’étudiant titulaire lui donnait les moyens de vivre modestement, et se plongea avec plus d’ardeur dans les recherches de physique. On voit même dans l’Histoire générale de l’air par Boyle que Locke seconda ses expériences par des observations longtemps continuées sur les variations de l’atmosphère. Les tables qu’il en avait dressées à partir de 1666 sont insérées dans ce livre, et il en fit encore de nouvelles, qui furent longtemps après imprimées dans les Transactions philosophiques.

Il vivait avec d’anciens compagnons d’études dont il appréciait le mérite, dont il partageait les goûts. Ils avaient des réunions régulières où ils cherchaient dans de solides et libres entretiens les plus grands plaisirs de l’esprit. Parmi ses amis, il distinguait Tyrrell, petit-fils de l’archevêque Usher[2], et le docteur David Thomas. Le premier, auteur de quelques écrits d’histoire et de politique, demeurait à Oakley, près d’Oxford, mais vivait en quelque sorte à l’université. L’autre y exerçait la médecine, et, en suivant sa pratique, Locke se perfectionnait dans une science que l’on n’apprenait guère alors que dans les livres. C’est à cette liaison intime qu’il dut la rencontre qui influa le plus sur les événemens de sa vie.

Le 9 juillet 1666, le docteur Thomas lui écrivit de Londres, où il était venu passer quelques jours. Dans cette lettre assez courte, il lui disait que la ville était vide de nouvelles, qu’on y était uniquement occupé de préparatifs de guerre et du prochain départ de la flotte. L’on était en effet entre deux combats livrés aux Hollandais, l’un où ils avaient eu tout l’avantage (11 juin), l’autre où les Anglais devaient être plus heureux (4 août). La lettre finissait par ces mots : « Il faut que je vous demande une grâce, c’est de me faire dire par la première occasion si vous pouvez vous procurer douze bouteilles d’eau (d’Astrope ou Asthorpe) pour lord Ashley, qui les boirait à Oxford dimanche et lundi matin. Si vous avez moyen de le faire, vous obligerez beaucoup lui et moi. » Aux jours indiqués, lord Ashley, alors chancelier de l’échiquier, arriva à Oxford, et fit demander le docteur Thomas et ses bouteilles d’eau minérale. Locke se présenta pour offrir les excuses de son ami, dont l’absence avait empêché que la commission fût faite à temps. L’entretien n’avait duré que peu de momens, et déjà l’interlocuteur plaisait au ministre, qui le retint à souper, l’invita à dîner pour le lendemain, lui parla de sa santé, et voulut le garder avec lui tout le temps qu’il resterait à prendre les eaux. C’est ainsi que Locke se lia intimement avec l’homme d’état alors le plus admiré et le plus soupçonné de l’Angleterre.

Anthony Ashley Cooper, plus connu sous le nom de comte de Shaftesbury, a laissé une de ces réputations équivoques et brillantes qui exercent la sagacité des historiens et qui ne condamnent pas nécessairement le caractère des hommes, lorsqu’ils ont eu à traverser des temps de révolution. Il est certain qu’il servit des gouvernemens et des partis divers, et que, sans se piquer d’une inflexibilité qui réduit souvent à l’impuissance, il prit conseil des temps, et régla généralement ses actions et ses plans sur la mesure changeante de la possibilité et du succès. On le voit dès l’origine des troubles pencher vers la monarchie, pourvu qu’elle se modère et s’appuie sur un libre parlement ; puis, aliéné par ses fautes, la quitter pour le camp de ses adversaires ; comprendre Cromwell et le ménager à l’avance, pour lui résister toutefois dans la plénitude de son pouvoir ; élu dans tous les parlemens, exclu souvent par la violence, s’abstenir avec prudence, mais sans faiblesse, puis entrer en lutte contre le fils du protecteur, figurer dans le conseil de gouvernement qui le remplaça, et, devinant Monk comme il avait pressenti Cromwell, travailler et contribuer puissamment à la restauration des Stuarts. Pair du royaume alors et chancelier de l’échiquier, ses opinions le rangèrent assez constamment du parti de la modération, de la tolérance, de la liberté, quoique ses actions ne fussent pas toujours du côté de ses opinions. C’est ainsi qu’on le vit siéger dans le procès des juges de Charles Ier, et tremper en 1664, au moins par son acquiescement, dans la guerre impolitique et impopulaire contre les Hollandais. De ces deux fautes, la première fut la plus odieuse, la seconde fut la plus grave, car cette guerre, comme le procès, n’était qu’une vengeance des Stuarts, une vengeance contre les alliés de la république, c’est-à-dire de l’Angleterre, et la concession la moins excusable à la volonté de Louis XIV. En y consentant, Ashley, qui ne prenait pas alors les avis de Locke, avait évidemment trahi, pour se ménager auprès du roi, ses propres convictions et la cause même à laquelle il semblait attacher sa fortune ; car, malgré ses variations dans les moyens de réussir, on peut dire qu’adversaire constant de lord Clarendon, toujours opposé aux inspirations les mieux déguisées de la bigoterie et de l’absolutisme, il se montra en général le défenseur éclairé des principes de la révolution. Toutefois ses lumières mêmes lui faisaient trop bien comprendre l’empire des circonstances pour qu’il entrât inutilement en lutte avec elles ; il aimait le juste et le vrai, mais il voulait réussir, et il était toujours prêt à compromettre son caractère plutôt que son influence. Les révolutions produisent souvent de ces hommes qui les servent quelquefois mieux que des partisans plus fidèles. Le public les juge presque toujours sévèrement ; il ne voit pas toujours, en leur reprochant d’avoir appuyé des systèmes et des pouvoirs divers, qu’il a lui-même fait comme eux, que c’est lui qui bien souvent a changé d’intérêts, de sentimens, de situation, et que ces politiques qui ont tant varié sont quelquefois des serviteurs qui ne l’ont pas abandonné ; mais cette sévérité, même dans ses injustices, est un utile frein, car elle peut seule arrêter la conscience sur la pente glissante de l’habileté. D’ailleurs elle s’accorde souvent avec une admiration exagérée pour l’esprit de ceux dont elle réprouve le caractère ; on croit d’autant plus à leur pénétration qu’on se défie davantage de leur loyauté, et ce sont souvent les gens à qui il refuse son estime que le vulgaire tient pour les politiques infaillibles.

Lord Macaulay dit en effet que la multitude attribuait à Shaftesbury « un don de prescience presque miraculeux. » Il est certain que dans la conversation légère, dans les délibérations sérieuses, dans les débats politiques, il se montrait également supérieur. Son influence pourtant n’était pas égale à sa supériorité. Au prix de ses complaisances dans les questions de politique étrangère, il cherchait du moins, avec l’aide de lord Southampton, grand-trésorier et son ami, à faire prévaloir dans les matières de finances et de commerce les vues d’un administrateur éclairé, et dans les questions de police religieuse les idées de modération et de justice. Il était opposé à la persécution autant que le lui permettait son aversion pour les catholiques. Ceux-ci étaient pour lui des ennemis publics, mais non pas les dissidens. Or l’acte d’uniformité pesait cruellement sur les consciences indépendantes ; l’aggraver ou l’alléger, en maintenir la rigueur ou l’atténuer par des exceptions et des dispenses, tels étaient les deux systèmes qui divisaient le conseil et le parlement. Les ministres, partagés entre Clarendon et Ashley, se faisaient opposition les uns aux autres jusque dans les deux chambres, et la session de 1665 s’était terminée par des alternatives de succès divers entre les partisans d’une oppressive uniformité et ceux d’une tolérance relative.

Cette session s’était tenue à Oxford, une maladie contagieuse, qu’on appelait la peste, régnant alors dans la ville de Londres. Voilà sans doute comment Ashley avait connu le docteur Thomas. Depuis une chute qu’il avait faite six ans auparavant en se rendant à Breda, comme membre d’une députation du parlement, auprès du roi encore exilé, il conservait une infirmité grave et douloureuse. C’est pour obtenir quelque soulagement qu’il revint à Oxford, en 1666, prendre les eaux, et les conseils de Locke le décidèrent à une opération délicate. Une fracture dans les côtes avait produit un dépôt intérieur : sa poitrine fut percée du dehors, et demeura dégagée grâce à un tube d’argent placé dans la plaie. Ce service valut à Locke l’affection de lord Ashley, dont il devint le commensal et l’ami.


II

L’esprit élevé de l’homme d’état atteignait jusqu’à la liberté philosophique. Il attira le philosophe dans la sphère des questions pratiques qui intéressent la politique et la religion, et il s’habitua à le consulter en toutes choses sérieuses. Locke à sa suite pénétra dans le grand monde, et y forma des liaisons, presque des amitiés. Il connut particulièrement le duc de Buckingham et lord Halifax : l’un ambitieux, mais frivole, aussi peu scrupuleux dans ses plaisirs que dans sa politique, et dont l’esprit dépassait la capacité ; l’autre, plein de pénétration et de talent, mais flottant, sceptique, retenant sa conduite en-deçà de ses opinions ; tous deux au fond favorables au même parti et aux mêmes idées que Shaftesbury, mais capables de préférer, quand il le fallait, la sûreté et la fortune à leur parti et à leurs idées.

C’est en général par le talent de la conversation que les hommes supérieurs encore obscurs se font compter des grands. L’entretien agréable et solide de Locke lui marqua bientôt son rang dans sa nouvelle société. Un jour que trois ou quatre de ces nobles personnages avaient dîné avec lui à Exeter-House, dans le Strand, chez lord Ashley, on raconte qu’ils s’assirent autour d’une table pour jouer aux cartes, et que Locke, prenant un carnet, se mit à écrire en les regardant d’un air fort attentif. On lui demanda ce qu’il faisait ; il répondit qu’il était extrêmement désireux de profiter de leur conversation, et qu’ayant toujours attendu avec impatience une occasion de jouir de la société de quelques-uns des plus grands esprits du temps, il ne croyait pas pouvoir mieux faire que de recueillir mot à mot ce qu’ils disaient, et il se mit à lire les notes qu’il avait prises depuis le commencement de la séance. On comprend que le jeu fut aussitôt abandonné.

Pendant quelques années, Locke se partagea entre Londres et Oxford, entre les amis de lord Ashley et ses amis de l’université. Il lui fallait d’ailleurs continuer ses études médicales, tant pour satisfaire son goût et se faire une carrière que pour conserver son titre et son droit de résidence à Christ Church. Quoiqu’il ne fût pas médecin et n’ait jamais été docteur, il s’était fait distinguer par Sydenham, qui touchait à la célébrité. Celui-ci le consultait sur les maladies, comme faisait Ashley sur les affaires, et lorsqu’il publia son traité des fièvres, Locke lui adressa une pièce de vers, assez faible du reste, où il le loue d’avoir enfin triomphé des fureurs de la fièvre et de l’école. L’école en toutes choses était la grande ennemie que poursuivaient tous ces penseurs, élèves de Bacon et de Descartes. Aussi, dans la dédicace du même ouvrage, remanié sous un nouveau titre, Sydenham, après avoir invoqué l’autorité du grand-chancelier de Verulam, s’applaudit-il de l’approbation donnée à sa méthode par son intime ami J. Locke, à qui il a tout communiqué, et à qui il trouve, pour l’esprit, le jugement, la sagacité et les vertus, à peine un supérieur et bien peu d’égaux chez les anciens et chez les modernes[3]

On ne sait si c’est en qualité de médecin, ou dans l’intérêt de sa propre santé, que Locke accompagna en 1668 la comtesse de Northumberland dans un voyage en France. Cette course se serait assez prolongée, s’il était vrai, comme on le dit, qu’il fût encore avec elle à Paris au mois de mai 1670, époque où le mari de la comtesse, Joscelin Percy, serait mort à Turin, en route pour Rome. Quelle que soit la date de cette mort, il paraît qu’elle ramena Locke soudainement en Angleterre. Il reprit à la fois sa vie du monde et sa vie universitaire. Malgré son éducation puritaine, l’une lui était agréable, et l’autre convenait à la simplicité de ses mœurs et de ses goûts. À trente-huit ans, il n’était que maître ès-arts, reçu en cette qualité à Oxford (1658) et à Cambridge (1663). Vainement son protecteur Ashley profita-t-il d’une visite que le prince d’Orange fit, au mois d’octobre 1670, à l’université, pour demander que Locke fût compris dans une de ces promotions collectives au doctorat qui signalent ces sortes de solennités ; le supérieur de Christ Church lui-même, le docteur Fell, paraît n’avoir montré dans cette occasion que de la froideur. Locke d’ailleurs tenait peu à ces distinctions, originaires d’un système d’études qu’il n’admirait pas. Il ne faisait que le nécessaire pour garder sa place à son collège. J’ignore pour quel grade il composa en 1672 une thèse de théologie sur la vérité du caractère messianique en Jésus-Christ. Deux ans après, il devint bachelier en médecine, et ce fut là le terme de ses dignités académiques. On a écrit qu’il fut élu membre de la Société royale ; mais on n’en donne aucune preuve.

Il était encore peu connu, lorsqu’un jour, réuni dans sa chambre avec Thomas, avec Tyrrel et quelques amis, il se livrait à une de ces instructives conversations, si supérieures, même pour la recherche de la vérité, aux solennelles discussions des écoles. On discourait sur un sujet fort différent de la métaphysique, peut-être sur quelqu’une de ces questions religieuses alors agitées sans cesse à propos de la politique, et la compagnie se trouva tout à coup arrêtée par des difficultés qui s’élevèrent de divers côtés. On se fatigua vainement à les vaincre, les doutes ne firent que se multiplier. Il vint alors à l’esprit de Locke qu’ils pouvaient bien avoir pris une mauvaise route, et qu’avant de s’engager en de telles recherches, il fallait examiner la capacité de leur esprit, et voir quels objets étaient à la portée ou au-dessus de l’humaine compréhension. Il fit accepter cette idée, et l’on convint de s’en occuper à la première rencontre. Il réfléchit en attendant et jeta sur le papier ses premières réflexions. Cette esquisse, communiquée à ses amis, lui valut le conseil de poursuivre son travail, et c’est ainsi qu’il fut conduit à entreprendre un grand ouvrage.

Nous possédons encore le premier jet de sa pensée. Locke aimait à prendre note de ses méditations accidentelles sur des questions importantes. Il tenait des journaux, il dressait des registres où il insérait des souvenirs, des observations, des citations. Il avait même une méthode pour former des recueils, dont il se servit pendant une grande partie de sa vie, qu’il publia dans un journal de Hollande, et qu’on peut voir dans ses œuvres et dans l’Encyclopédie. Lord King nous a fait connaître par d’abondans extraits ces sortes de mémoires intellectuels où se montre dans sa vérité intime la nature philosophique de Locke mieux peut-être que dans ses livres. C’est à lui que nous devons le plus précieux article du recueil que Locke appelait son livre de lieux-communs (Common-place Book).

Ceux qui ont lu un des écrits les plus originaux de Bacon, ses Réflexions et ses Vues sur l’interprétation de la nature (Cogitata et Visa), se rappellent que chacun des dix-neuf paragraphes qui le composent commence invariablement par cette formule : Franciscus Baconius sic cogitavit… Cogitavit et illud… Locke, qui ne cite point Bacon, intitule ainsi un des articles de son recueil : Sic cogitavit de intellectu humano Johannes Locke, an. 1671. — Intellectus humanus cum cognitionis certiludine et assensus firmitate. Et il continue en anglais : « Premièrement, j’imagine que toute connaissance a pour fondement et pour dernière origine le sens ou quelque chose d’analogue, et qu’on peut appeler sensation le produit de nos sens mis en rapport avec les objets particuliers, ce qui nous donne les idées simples ou simples images des choses, et c’est ainsi que nous venons à avoir des idées de chaleur et de lumière, de dur et de mou, qui ne sont rien que la renaissance dans notre esprit des imaginations que ces objets, en affectant nos sens, ont causées en nous, — que ce soit par un mouvement ou autrement, c’est ce qu’il n’importe pas ici de considérer. — Et c’est ainsi que nous faisons, quand nous concevons la chaleur ou la lumière, le jaune ou le bleu, le doux ou l’amer, et conséquemment je pense que les choses que nous appelons qualités sensibles sont les idées les plus simples que nous ayons et le premier objet de notre entendement. »

Il paraît que, docile aux conseils de ses amis, il commença dès lors à écrire sur ce sujet un essai dont la première copie qui existe encore est de cette date. Il aurait donc gardé ce grand ouvrage plus de dix-huit ans avant de le publier, et il ne cessa jamais de le corriger. Ces travaux tout philosophiques ne le détournèrent pas de soins d’un autre genre ; il semblait avoir fait deux parts de sa vie, — la spéculation pour Oxford, la pratique pour Londres, — et les affaires de Shaftesbury devenaient les siennes.

Suivant un de ces usages qui nous paraissent singuliers, et qui, introduits pour enrichir des courtisans, ont donné naissance aux plus grands exemples connus de liberté républicaine, Ashley avait reçu, peu d’années après la restauration, de la libéralité du roi, et en commun avec trois autres lords, une vaste concession de territoire dans le sud-est de la Nouvelle-Angleterre (1663). Un des concessionnaires était son ennemi politique, lord Clarendon ; mais Ashley resta particulièrement chargé de l’organisation de la colonie, à laquelle il donna, en l’honneur du roi, le nom de Caroline. C’est lui qui désignait le gouverneur et les officiers et qui surveillait l’administration. On lit dans les historiens que vers 1671 les colons s’adressèrent à Locke, comme plus tard les Polonais à Rousseau et à Condillac, pour lui demander une constitution. Le vrai, c’est que Shaftesbury choisit son philosophe pour législateur de sa colonie, et Locke écrivit un plan singulier qui fut adopté. Un palatin devait être désigné à vie pour présider une cour dite palatine, composée des personnes revêtues des pouvoirs créés par l’acte de concession. Un corps de noblesse était formé de colons sous le nom de landgraves, et d’Indiens sous le titre de caciques ; aux uns étaient attribuées quatre baronies de quatre mille acres chacune, et aux autres deux seulement et plus petites de moitié. Ces six possesseurs de propriétés et de dignités héréditaires formaient, avec le gouverneur et les députés des propriétaires, un grand conseil investi du pouvoir exécutif, de l’initiative et de la sanction des lois. Celles-ci étaient discutées dans un parlement ou législature provinciale, composée de tous les propriétaires, et elles devaient être toutes annulées de plein droit à la fin de chaque siècle, sans expresse abrogation. L’organisation des pouvoirs judiciaires était aussi fort compliquée, et l’on conçoit que ce système artificiel n’ait pas résisté à l’épreuve du temps. Mais voici ce qui méritait de durer davantage. Locke et son patron étaient l’un et l’autre des amis systématiques de la liberté de conscience, et l’article 95 de la nouvelle constitution accorda le titre d’homme libre, le droit de domicile et de vote à quiconque reconnaissait la Divinité et l’obligation de lui rendre un public hommage. Ainsi, avec toutes les classes de dissidens, les naturels, même idolâtres, furent compris dans la tolérance universelle. Locke ne voyait pour eux, en dehors de cette égalité de droits, que la persécution ou l’expulsion, et il espérait éviter à la Caroline l’iniquité qui a entaché l’origine de presque toutes les colonies. Il s’opposa en conséquence à un article qui ne permettait pas de construire d’édifices pour une autre église que l’église anglicane. On notera que ces règlemens d’un genre si nouveau précédèrent de quelques années ceux que William Penn donna à la Pensylvanie, et que celui-ci put s’éclairer de l’exemple et des conseils de Locke, son ancien condisciple à l’université. En permettant, en autorisant ces institutions remarquables, l’indifférence sceptique de Charles II, ou même son secret désir d’expatrier les puritains, jetait sur une terre vierge les germes de la noble liberté religieuse des États-Unis. Elle s’y est maintenue, même après que des troubles intérieurs eurent décidé la Caroline à se replacer sous le pouvoir direct de la couronne, et à former deux colonies constituées séparément (1693) ; car si la législation de Locke n’a pas duré, son esprit s’est perpétué ; puisse-t-il régner à jamais ! En Angleterre, là où le mot de tolérance avait été souvent, accueilli avec malédiction, même dans les congrégations dissidentes, de telles nouveautés ne pouvaient être projetées sans scandale, même pour des plantations situées au-delà des mers, et, longues années après, le docteur Waterland, l’habile défenseur du dogme de la Trinité, signalait comme le chef du latitudinarisme le législateur de la Caroline, et retrouvait le déisme de lord Herbert de Cherbury dans la tentative de réunir sous la même loi toutes les sectes, en n’excluant que les athées.

Locke devait faire un jour un traité de politique philosophique : il commença par esquisser une constitution. Il devait composer un ouvrage sur l’éducation : il commença par faire des élèves, ou plutôt il donna quelques soins à l’éducation du fils unique de lord Shaftesbury. Voyant que ce jeune homme était d’une santé délicate, il conseilla à son père de le marier à l’âge de seize ans, et s’occupa lui-même de cette union, qui donna naissance à sept enfans. L’aîné de ceux-ci, le futur héritier de la pairie, Anthony Cooper, dut aussi plus tard entendre de la bouche de Locke quelques-uns de ces discours que la jeunesse peut prendre pour des leçons ; mais il ne l’eut jamais, quoi qu’on en ait dit, pour précepteur. On peut même inférer de quelques circonstances que le spirituel auteur des Caractéristiques, élevé dans sa famille à respecter le conseiller et l’ami de son grand-père, ne lui fut jamais attaché que par un devoir de tradition et des habitudes d’intimité, sans qu’une gratitude directe, une sympathie personnelle, vinssent animer les sentimens qu’il lui portait. Nous le verrons dans ses écrits éviter soigneusement de laisser croire que Locke fût son maître, rendre un assez froid hommage à son caractère et à ses talens, approuver vaguement ses idées sur la politique, la tolérance, l’éducation, le commerce, la monnaie, le louer de tout en un mot, excepté de sa philosophie : il était philosophe lui-même.

En 1672, lord Ashley fut nommé président du conseil du commerce, institution qu’il avait fait lui-même établir quelque temps auparavant, en représentant au roi que le commerce, devenu une des grandes affaires de l’état, méritait de composer une branche spéciale de l’administration. L’idée était alors nouvelle, et cette présidence est une charge qui, encore aujourd’hui, donne entrée dans le cabinet à celui qui l’exerce. Dès qu’Ashley en fut revêtu, il nomma Locke secrétaire du conseil, aux appointemens de 500 livres sterling. Il semblait alors au faîte de la faveur. Il venait d’être élevé au rang de comte de Shaftesbury, et la baguette blanche de grand-trésorier lui était offerte à la sollicitation de ses adversaires eux-mêmes. Le poste était vacant depuis la mort de Southampton (1667), et la trésorerie était gérée par une commission dont le chancelier de l’échiquier était un simple membre. Quoique Shaftesbury fût un des cinq de cette cabale fameuse[4], qui depuis quelques années passait pour maîtresse des affaires, il avait de trop bons yeux pour ne pas voir où la politique régnante avait amené le gouvernement. Il savait quelles influences peu déguisées dominaient tout, quelles secrètes vues dirigeaient le roi et son frère, et ce que commençait à en penser l’Angleterre. Il prévoyait le jour où l’intérêt même de l’état commanderait une rupture avec la cour. Ce n’était donc pas le moment d’accepter la responsabilité du gouvernement tout entier et de recueillir pour soi-même toute l’impopularité dès dernières fautes. Voyant le piège que lui tendaient ses ennemis, il y sut échapper : il déclina l’honneur du premier rang, ou mit son acceptation à des conditions qui l’assuraient d’un refus ; il s’absenta même de Londres pour se dérober à de nouvelles instances. Il connaissait l’état des finances : l’échiquier était vide, et dans cette extrémité on n’avait eu d’autre ressource que de le fermer, c’est-à-dire de suspendre les paiemens de l’état. Shaftesbury, tout en admettant peut-être la nécessité de ce honteux expédient, avait eu l’adresse de ne le pas conseiller, d’y résister même, et d’en laisser l’initiative et la disgrâce à sir Thomas Clifford, qu’il réduisit ainsi à se laisser nommer pair et lord-trésorier. C’était un homme dévoué au duc d’York, par conséquent, dans l’opinion générale, au papisme ; il eut pardessus le marché l’odieux d’une banqueroute, et Shaftesbury écrivit à Locke, dont la réputation de probité et de sagesse lui servait comme de caution, une lettre ostensible où il lui démontrait que le chancelier de l’échiquier n’était pour rien dans la clôture de l’échiquier. En même temps, comme il ne pouvait plus garder cet emploi sous lord Clifford, il devint, sans jamais avoir paru au barreau, lord-chancelier d’Angleterre.

Il ne conserva pas ce titre trois mois. Il siégeait dans un cabinet rempli de ses ennemis ; mais, quoiqu’il y commît l’inconcevable faute d’appliquer en propres termes le delenda Carthago à la Hollande, en haranguant pour le roi les deux chambres, il sut persuader aux Hollandais eux-mêmes, en les servant sous main, que ce langage officiel était celui du prince et non pas le sien, et quand il sortit du ministère, le public pensa que l’intérêt protestant et national perdait son principal défenseur. En effet, comme pour ménager son passage du pouvoir à l’opposition, il avait eu soin, malgré ses idées de tolérance, de fortement appuyer contre ses collègues l’acte du Test dont le but était d’exclure des fonctions publiques quiconque croyait à la transsubstantiation : mesure singulière, destinée à devenir une institution respectée pendant cent cinquante ans. Elle fut une des causes de la dissolution du cabinet ; toutefois elle servit à Shaftesbury à en sortir par la porte du côté populaire. Il avait eu le temps de faire Locke secrétaire pour la présentation aux bénéfices ecclésiastiques ; mais Locke se retira avec lui, quoiqu’il gardât sa place au conseil du commerce jusqu’en 1674.

L’opposition devenait l’asile naturel de Shaftesbury. Il en connaissait les ressources et les allures ; il s’y porta avec autant d’énergie que d’habileté. Il suggéra aux communes le projet d’un nouveau bill pour la garantie de la liberté individuelle ; une prorogation subite empêcha le bill de devenir loi de l’état, et le parlement ne fut pas de longtemps réuni. Quand il rentra en session, il eut à débattre de tout autres mesures. Un bill fut proposé contre les personnes mal affectionnées au gouvernement, bill qui prescrivait comme un dogme la doctrine de l’obéissance passive, et qui fut par l’opposition traité d’inconstitutionnel. Malgré l’énergique résistance de lord Shaftesbury, il finit pourtant par passer dans les deux chambres, non sans soupçon de corruption. L’opposition avait pourtant montré une grande vigueur ; l’opinion était irritée contre les catholiques et l’appui qu’ils trouvaient à la cour. Shaftesbury, en insistant pour l’appel d’un parlement nouveau, parvint à provoquer un conflit entre les deux chambres, et le roi recourut à l’expédient habituel d’une prorogation dont le terme parut indéfiniment reculé.

Dans le cours de ces luttes politiques, Shaftesbury fut obligé de s’adresser plus d’une fois à la presse pour le défendre et pour éclairer l’opinion. Malgré son rare talent de discussion, il était moins écrivain qu’orateur ; il employa donc la plume de Locke, surtout pour expliquer au public les longs débats de la chambre des lords pendant le printemps de 1675. On trouve encore dans les œuvres de Locke un écrit intitulé : Lettre d’une personne de qualité à un ami qui habite la campagne. L’auteur y expose comment le bill contre les personnes mal affectionnées avait occupé pendant vingt-deux jours la chambre des pairs, et en exaltant le patriotisme des lords de l’opposition, il rencontre les évêques en tête de leurs adversaires, et il en prend occasion de dire que par tout pays le clergé a fait bon marché des droits et des libertés du peuple. Pour sauver son institution de droit divin, le clergé a admis le prince à la partager, de sorte que le prince et le prêtre sont devenus des jumeaux unis comme Castor et Pollux. Cet ouvrage, où Locke, changeant de ton, sut montrer la véhémence de l’écrivain politique, blessa si vivement la cour, qu’à la fin de la session d’automne elle fit ordonner par la chambre haute qu’il fût brûlé par la main du bourreau.

Fatigué de ses luttes, compromis de sa personne dans l’active opposition de son protecteur, Locke ne fut probablement pas fâché d’avoir une raison de quitter l’Angleterre. Il éprouvait toutes les incommodités d’une disposition asthmatique très prononcée. Plus d’une fois il avait senti le besoin de respirer l’air d’un climat plus doux, et il y avait plus d’un an que son ami le docteur Mappletoft lui avait conseillé l’air de Montpellier, qui est resté longtemps une des grandes ressources de la thérapeutique anglaise. Locke partit pour la France le dernier jour de novembre 1675.


III

À son arrivée à Calais, Locke commença un journal de voyage, et le continua pendant plus de trois ans, jusqu’à son retour. Ce journal existe, et lord King en a publié une partie, qui se lit sans ennui, mais qui ne fournirait guère d’intéressans extraits. La statistique historique y glanerait quelques renseignemens. Locke ne néglige pas la manière de vivre des habitants, le prix des denrées ; il s’enquiert de la police, surtout de la situation déjà bien précaire des protestans. Il ne se montre pas fort édifié de la douceur des mœurs ni du bien-être du peuple. Enfin il ne voit rien qui doive le dégoûter de la liberté et de la tolérance. Après quelques jours passés à Paris, il se rend à Montpellier par Avignon et Nîmes, y séjourne près de quatre mois, puis visite Marseille et Toulon, et fixe de nouveau sa résidence à Montpellier, qu’il ne quitte qu’en mars 1677 pour aller à Paris par Bordeaux. Il demeure à Paris plus d’un an, et repart dans l’été de 1678 pour le midi. Arrivé à Montpellier au milieu d’octobre, il n’y est pas depuis quinze jours qu’il retourne soudainement à Paris, rappelé sans doute par lord Shaftesbury. Il ne quitte pas cependant la France immédiatement, et ce n’est que le 8 mai 1679 qu’il arrive à Londres par la Tamise.

Ces allées et venues ne sont point expliquées dans son journal, et sa santé ou le besoin de distraction dut le plus souvent déterminer ses marches et ses haltes. À Montpellier, on ne voit point qu’il ait profité, pour de nouvelles études, du séjour d’une ville qui passait pour savante. On ignore s’il y forma quelque relation qui lui fût précieuse ; il n’en eut d’intime qu’avec Thomas Herbert, qui s’y trouva en même temps que lui. C’est celui qui, devenu comte de Pembroke, lui témoigna une constante amitié, et à qui est dédié l’Essai sur l’Entendement humain. À Paris, où Locke demeure une fois près de treize mois de suite, où il revient pour y rester cinq mois encore, on dirait, à lire son journal, qu’il n’a regardé qu’à ces curiosités extérieures qui attirent les touristes ordinaires de sa nation. Rien n’annonce qu’il ait recherché la société des hommes distingués en tout genre qui illustraient alors notre pays. Il y arriva au moment où Louis XIV soutenait avec un grand éclat une guerre triomphante contre l’empire, l’Espagne et la Hollande. Pendant son séjour, il vit conclure cette paix de Nimègue, où le vainqueur parut l’arbitre de l’Europe et humilia la Hollande, malgré l’Angleterre frémissante et le prince d’Orange indigné. Pas un mot de la main de Locke n’indique un peu d’attention donnée à ces grands événemens qui agitaient l’opinion dans sa patrie et commençaient à ébranler ou du moins à décrier le gouvernement des Stuarts. Il aurait pu chercher ou rencontrer Colbert et Louvois, Bossuet et Fénelon, Corneille et Racine, La Rochefoucauld et La Bruyère, enfin Bayle, Arnauld, Malebranche ; mais il n’est pas sûr que tous ces noms lui fussent connus. L’éclat de quelques-uns ne faisait que de naître, et les trois derniers, quoique noms de philosophes, étaient peut-être indifférens à un homme qui pouvait n’être pas encore bien sûr d’être un philosophe lui-même. Il ne paraît avoir formé en France de liaison qu’avec Guénelon, médecin hollandais de quelque réputation, qu’il devait plus tard retrouver à Amsterdam, Nicolas Thoynard, le savant auteur d’une Harmonie des Évangiles encore estimée, et un protestant érudit, Henri Justel, qui avait fait de sa bibliothèque et de sa maison le rendez-vous des gens de lettres, qui eut l’honneur d’y recevoir Leibnitz, et qui bientôt, prévoyant les persécutions religieuses et fuyant les préludes de la révocation de l’édit de Nantes, se retira à Londres en 1681 et y devint bibliothécaire du palais de Saint-James. C’est chez lui probablement que Locke vit le grand voyageur Bernier, qu’il nomme quelquefois dans son journal. Remarquons-le, parce que Bernier est l’auteur d’un excellent abrégé de la philosophie de Gassendi, et que Gassendi a souvent passé pour avoir inspiré la philosophie de Locke.

Il note également qu’il vit dans les jardins de Versailles Louis XIV se promènera pied avec Mme de Montespan, après l’avoir conduite, elle et deux autres dames, en carrosse à six chevaux. Quoiqu’il trouvât le palais, les appartemens et les escaliers fort petits pour de si grands personnages, il ne négligea pas de retourner à la cour et assista à l’opéra d’Alcesle, où il vit le roi assis auprès de la reine et ayant à sa droite Mme de Montespan. Il les retrouva de même au bal à Fontainebleau et à la revue de la maison du roi dans une plaine près de Saint-Germain ; il remarqua que, la pluie étant survenue, le roi, qui était arrivé avec un chapeau à plumes blanches bordé de dentelles d’or, le changea contre un chapeau noir uni, pour monter à cheval et passer devant le front des troupes avec la reine, en carrosse à huit chevaux.

Le véritable intérêt du journal de Locke est dans quelques réflexions générales qu’il y jette en passant comme elles lui viennent à l’esprit. Là, dans le voyageur on retrouve le philosophe, qui autrement ne se laisse guère reconnaître en écrivant quelque part sans réflexion que l’enseignement de la nouvelle philosophie de Descartes est prohibé dans les universités, écoles et académies (Montpellier, 22 mars 1676). Quelques-unes de ses notes de voyage se trouvent ainsi des dissertations qui ne dépareraient pas ses œuvres. Un morceau sur cette question : « Jusqu’à quel point la volonté agit-elle sur l’entendement ? » d’autres sur l’étude, sur les scrupules et les devoirs, sur l’immortalité de l’âme, sur l’espace, ressemblent à des fragmens de l’Essai sur l’Entendement humain. Je ne sais même si Locke ne s’y exprime pas avec plus de hardiesse que dans ses ouvrages imprimés, et s’il ne s’y fait pas mieux connaître dans la liberté de sa pensée.

Lorsqu’il revint à Londres, il trouva lord Shaftesbury et l’Angleterre elle-même dans une crise grave. La politique extérieure, la France secourue contre la Hollande, l’orgueil de Louis XIV à Nimègue, les espérances mal cachées des catholiques, tout avait irrité l’opinion, tout était grief contre la cour. La lutte ouverte entre les deux chambres avait amené, à la fin de 1675, une prorogation qui ajournait le parlement à quinze mois. Aussi, lorsqu’en février 1677 Buckingham entreprit de faire déclarer l’illégalité et la nullité d’une telle mesure, Shaftesbury le soutint-il avec vigueur, et il fut secondé par les lords Salisbury et Wharton. La chambre les déclara tous trois dignes de réprimande, s’ils ne demandaient pardon, et elle les envoya à la Tour. Pendant tout le temps de leur détention, le secrétaire de Shaftesbury donna exactement de ses nouvelles à Locke, qui avait conservé ces lettres (1677). La faveur populaire entourait les lords captifs. Shaftesbury était au secret : on craignait trop son activité hardie pour respecter son âge et son infirmité. De son côté il ne négligeait rien pour soulever le public en sa faveur. Il s’efforça, par un appel à la cour du banc du roi, d’opposer la justice au parlement. Par une pétition à la chambre des lords, il tenta même de réveiller son orgueil pour la défense du privilège de ses membres ; mais repoussé dans de justes plaintes, il fit réparation à la chambre dans les termes les plus mesurés qu’il pût trouver. Il justifia cette concession dans un imprimé, au titre duquel il écrivit la maxime tant répétée sans tirer à conséquence : « L’honnêteté est la meilleure politique. » On ne sait qui a dit cela le premier. Shaftesbury pour cette fois n’avait fait que sacrifier son amour-propre, et prouver que, tenant plus au but qu’au moyen, il ne marchandait pas le succès. Il savait qu’achetée par une soumission d’un moment, sa liberté profiterait plus à son parti que n’eût fait sa résistance, et pour le prouver il se remit à l’œuvre. À son instigation une adresse au roi pour lui demander d’influer sur les négociations de Nimègue, en se déclarant efficacement contre la France, fut présentée aux communes, qui l’adoptèrent. Présentée aux pairs par lord Russell, elle fut moins heureuse ; toutefois l’agitation des esprits était au comble, lorsque éclata la découverte du célèbre complot papiste.

L’opinion générale des historiens place aujourd’hui ce complot au rang des fables, et sans doute on ne convaincrait pas aisément un tribunal que les catholiques aient alors projeté la mort d’un roi qui était à eux, quoiqu’il ne l’avouât pas. Cependant il ne serait pas moins difficile de prouver qu’à défaut d’un complot judiciairement définissable, il n’y eût pas au sein de la cour et plus haut que les marches du trône une conspiration politique contre la religion et la liberté de l’Angleterre. De cette conspiration-là, Shaftesbury n’avait plus depuis longtemps rien à découvrir. Il était encore ministre lorsqu’un jour ayant été appelé par le roi, qui venait de dîner gaiement et qui recherchait sa conversation comme un plaisir, il l’avait trouvé en pointe de vin, et lui avait dérobé, dans l’épanchement de l’ivresse, l’aveu d’un secret catholicisme. C’était là pour lui le vrai complot papiste, et quant à l’autre, s’il ne partageait pas la crédulité populaire, il ne se fit aucun scrupule de l’exploiter. Il travailla à grossir les preuves de la conspiration comme la cour à les détruire ; il soutint les témoins qu’elle cherchait à intimider, et les deux chambres déclarèrent à l’unanimité qu’il existait un damnable et infernal complot. Shaftesbury, président du comité d’enquête, ne pouvait être étranger à cette déclaration : il était devenu un de ces hommes à qui l’on prête tout ce qu’on redoute, et Charles II dit positivement à Burnet que tout était de l’invention de Shaftesbury. Il n’y trouva pas d’autre remède que de dissoudre le parlement ; c’était appeler le feu contre l’incendie.

Le nouveau parlement ne parut pas plus maniable ; dans cette extrémité, sir William Temple, si connu comme diplomate, persuada au roi de former un conseil nombreux et d’y appeler les chefs de l’opposition, en s’y conservant la majorité. On ne voulait ainsi que changer les apparences du gouvernement, et, pour compléter l’illusion, on nomma Shaftesbury président du nouveau conseil. Or qui était plus que lui propre à tirer parti de la duplicité d’une situation ? Qui savait mieux opposer l’artifice au mensonge ? Le plus vertueux patriote n’aurait pas rendu un plus grand service à l’Angleterre qu’il ne le fit en employant immédiatement son influence à faire passer aux chambres le bill pour la sauvegarde de la liberté individuelle. Ce n’est pas moins que l’institution révérée de tout Anglais sous le nom de l’acte d’habeas corpus. Voilà pourtant à quoi sert l’intrigue dans les pays libres !

Locke arriva en Angleterre (8 mai 1679) pour être témoin de cette conquête à jamais mémorable. Tout n’avait pas dû lui plaire également dans la conduite de son parti, et sa répugnance pour l’appui qu’on avait cherché dans les crédules passions du fanatisme pouvait bien l’avoir retenu à Paris pendant les premiers mois de l’année. Quelques passages de son journal semblent, par leur date, autoriser cette conjecture ; je n’en citerai qu’un : « 7 juin 1679. OPINION. Un homme réfléchi et prudent ne peut croire à aucune chose d’un plus ferme assentiment qu’il n’est dû à l’évidence et à la validité des raisons qui la fondent. Cependant la plupart des hommes, n’examinant pas la probabilité des choses en elles-mêmes ni le témoignage de ceux qui en sont les garans, prennent la commune croyance ou opinion de ceux de leur pays, de leur voisinage ou de leur parti, pour une preuve suffisante, et ainsi croient, comme ils vivent, suivant la mode et l’exemple ; et ces gens sont aussi zélés Turcs que chrétiens. »

Il avait écrit dans les mêmes pages, du temps qu’il était encore à Paris : « Là où c’est le pouvoir et non le bon exercice du pouvoir qui donne la réputation, toute injustice, fausseté, violence et oppression qui fait échec à ce pouvoir passe pour sagesse et habileté. » La portée de cette réflexion allait-elle jusqu’à Shaftesbury, ou s’arrêtait-elle à son parti ? Il est certain que tout ce que Locke a écrit sur lui témoigne d’une grande admiration et d’un véritable goût pour sa personne ; mais le goût et l’admiration ne rendent point un homme tel que Locke dupe des qualités au point d’ignorer les défauts, ni aveugle pour le mal, parce qu’il est touché du bien. Un philosophe de beaucoup d’esprit voit tout, apprécie tout, et sans croire que la perfection morale accompagne nécessairement la supériorité active et courageuse, il n’est pas insensible aux qualités séduisantes ; il n’est pas injuste pour certaines vertus publiques qui persistent au milieu des artifices de l’ambition luttant contre une cour avec un parti. Shaftesbury plaisait beaucoup à Locke ; il lui avait rendu service, et tous deux étaient whigs : cela suffit pour tout expliquer.

Cependant la situation générale était de celles qui veulent de l’action : Locke n’avait à offrir à ses amis que des vœux et des conseils. Le retour de ses infirmités lui rendait impossible de séjourner longtemps à Londres, et aux approches de l’hiver, il retourna à Oxford. Il ne s’y confina pas tellement dans l’étude qu’il ne secondât franchement Shaftesbury et son parti dans les élections subséquentes, et il attendit les événemens.

La chambre des communes ayant sans division voté que la religion du duc d’York, héritier présomptif de la couronne, était un grand encouragement aux conspirations et aux desseins des papistes, le roi répondit par une dissolution, et le président de son conseil ne s’épargna nulle peine pour lui renvoyer une chambre obstinément fidèle à la politique qui venait de faire dissoudre la dernière. Le duc d’York étant accouru d’Ecosse auprès de son frère malade, Shaftesbury convoqua le conseil à White Hall, et voulut lui faire délibérer que la présence du duc auprès du roi était un danger public. En conséquence la présidence du conseil lui fut enlevée. Le roi se crut même assez fort pour ne pas rassembler le parlement. C’est alors que Shaftesbury, dont l’esprit et le courage étaient inépuisables, présenta dans Westminster Hall, à la cour du banc du roi, une dénonciation en forme contre le duc d’York, comme récusant papiste, ce qui aux termes des lois entraînait la privation de tout emploi public et une absolue déchéance dans le présent et dans l’avenir. Cette dénonciation est revêtue de quinze signatures, et elle porte des noms qui expliquent pourquoi il y a une aristocratie en Angleterre.

Le roi alarmé espéra calmer les esprits en convoquant le parlement ; mais l’exclusion du duc d’York fut une des premières mesures débattues à la chambre des lords. Shaftesbury la soutint avec énergie, le roi présent, et le parlement, encore prorogé, encore dissous, fit place à un nouveau, qui dut se réunir à Oxford (21 mars 1681). On s’y rendit armé. Dès le second jour, Shaftesbury proposa que la chambre se formât en comité, afin de rechercher ce qu’il était advenu d’un bill voté dans la dernière session pour rétablir l’union entre les principales sectes protestantes par l’abrogation d’un acte du règne d’Elisabeth qui, dirigé contre les catholiques, était retombé sur tous les dissidens. C’est en effet grâce aux droits des dissidens, presbytériens, indépendans, baptistes, que l’Angleterre a fait la longue et laborieuse conquête de la liberté des cultes. Ce bill avait disparu, ou plutôt n’avait pas été soumis, à la sanction royale, que Charles II ne voulait ni accorder ni refuser. Ce singulier incident parlementaire est raconté en détail dans une curieuse lettre que Locke adressa d’Oxford, où il suivait les débats attentivement, à M. Stringer, un des confidens de Shaftesbury et de quelques autres lords de l’opposition (26 mars 1681). La résolution que manifesta le parlement de s’enquérir des circonstances de cette soustraction d’un bill revêtu de son approbation fut, dit-on, le dernier motif qui décida le roi à le renvoyer et à gouverner désormais sans parlement. La situation de Shaftesbury devint périlleuse. Il avait encouru l’inimitié de l’implacable duc d’York ; on le soupçonnait d’avoir songé au duc de Monmouth pour la couronne. Il passait pour le grand agitateur du parti, pour l’inventeur de tous les plans de résistance, pour l’âme de tous les complots. Il avait fait beaucoup ; mais l’opinion lui imputait bien plus encore qu’il n’avait fait. On connaît cette sorte d’hommes d’état dont l’habileté proverbiale finit par passer aux yeux du public pour un don mystérieux qui les rend partout présens et redoutables.

La presse du gouvernement, même le parti de l’église, qui se ranimait pour l’obéissance passive en voyant le despotisme à l’horizon, enfin les catholiques, dont la haine au moins était mieux justifiée, éclatèrent contre Shaftesbury. On raconte que sa vie fut secrètement menacée. Enfin, la résolution étant prise de le mettre en jugement, il fut amené devant le roi et son conseil. Il défia de produire des preuves contre lui, et n’en fut pas moins mis à la Tour au milieu de l’indignation du peuple. Poursuivi pour haute trahison, trois fois il tenta d’obtenir sa mise en liberté par les voies légales, et resta en prison jusqu’à ce que l’on crût avoir contre lui des preuves et des témoins ; pourtant, lorsque l’accusation si soigneusement construite fut enfin portée devant le grand jury, elle échoua, et une médaille fut frappée en témoignage de la publique allégresse.

Une fois libre, Shaftesbury voulut poursuivre ses accusateurs ; mais son acquittement avait été comme le dernier effort de la justice. Le pouvoir royal s’était énergiquement mis à l’œuvre. La cité, les tribunaux, les universités, les corporations, tout pliait, tout tombait devant lui. Shaftesbury crut que l’heure de la résistance avait sonné. Si les enfans perdus de son parti, les Ferguson et les Rumsey, se montrèrent prêts à le suivre, Monmouth et Russell eux-mêmes le trouvèrent trop impatient ; ils perdirent du temps. Se voyant sans ressources dans un péril certain, il s’embarqua secrètement, le 18 novembre 1682, pour chercher un asile en Hollande.

Il avait raison. Le glaive suspendu sur sa tête tomba bientôt sur celle de Russell et de Sidney. Locke, connu par ses opinions libérales, ami et confident du plus haï des opposans, dépositaire de quelques-uns de ses papiers, comprit qu’une vie obscure et tranquille n’était pas un abri assuré contre la tyrannie. Bientôt il eut la douleur d’apprendre que Shaftesbury était mort presque subitement à Amsterdam, au mois de janvier 1683, et il assista à ses funérailles, lorsque ses restes furent rapportés dans le Dorsetshire. Menacé dans la persécution universelle, il vit que l’accusation de trahison contre Sidney se fondait sur des papiers trouvés dans son cabinet. Il brûla quelques-uns de ceux qui pouvaient le compromettre, et notamment des mémoires de lord Shaftesbury, écrits par lui-même. C’est afin de réparer cette perte, irréparable pour l’histoire, qu’il composa plus tard une vie de cet homme d’état. Elle n’est pas achevée, et se trouve dans ses œuvres. Malgré ces précautions, il ne se crut pas encore en sûreté, et à la fin d’août il se réfugia en Hollande.


IV

Locke n’était pas un exilé. Il s’absentait par prudence, et le soin de sa santé motivait suffisamment un voyage sur le continent ; mais cet exil volontaire le confondait avec des hommes qui n’avaient de commun avec lui que la haine de la même tyrannie. Tous ceux qui souffrent pour une bonne cause ne sont pas également dignes d’elle ; tous du moins ne la servent pas avec les mêmes principes et les mêmes desseins. Parmi les réfugiés que Locke trouvait en Hollande, il y en avait, comme le duc de Monmouth, dont l’ambition remuante et téméraire déplaisait à sa sagesse ; il y en avait, comme Robert Ferguson, qu’une vie d’intrigue et d’aventures, des opinions instables et violentes, des habitudes de désordres et de complots, lui rendaient odieux et suspects. Déjà, à Oxford, il avait, par ordre de ses supérieurs, été entouré de délateurs, chargés d’épier, de provoquer ses conversations et de surprendre dans ses paroles le crime de ses opinions ou de ses amitiés. Sa prudence et sa réserve avaient déjoué ce honteux espionnage. Sa réserve et sa prudence ne lui étaient pas moins nécessaires en Hollande. Il y évitait les rencontres et les communications compromettantes, et s’y cachait à ses compagnons d’exil presque autant qu’à ses persécuteurs. Il ne put éviter cependant qu’on ne prétendît l’avoir vu dans la compagnie de lord Grey de Wark, un des réfugiés les plus décidés à tirer vengeance de ses ennemis ; dans celle de Ferguson, dont on lui attribua, peut-être sans y croire, un des écrits anonymes. Il n’avait pas d’ailleurs besoin d’être coupable pour qu’on voulût lui nuire et pour qu’on sût comment le perdre. Il voyageait avec un congé de l’université. Ses liens avec Oxford n’étaient pas rompus. Son titre et sa chambre à Christ Church étaient le plus clair de son bien. Charles II et ses ministres songèrent donc à l’en priver, puisque c’était le plus grand mal qu’ils lui pussent faire. Comme cet acte de tyrannie intéresse à la fois l’indépendance et l’honneur de l’université d’Oxford, il a été de la part des historiens l’objet d’un examen attentif. M. Fox et lord Macaulay s’en sont occupés. Lord Grenville, cet homme d’état distingué qui a eu l’honneur singulier d’être ministre avec Pitt et avec Fox, et qui était un ancien élève de Christ Church et chancelier de l’université, a publié un écrit spécial sur ce fait historique en défense de l’institution qui l’avait élu pour chef. Nous exposerons de notre mieux le fond du procès.

Le collège de Christ Church se distingue dans l’université d’Oxford précisément en ce qu’il n’est pas un collège. C’est pour ainsi dire une école épiscopale du moyen âge, fondée par Wolsey en 1526 à la place du prieuré de l’église de Saint-Frideswide, érigée plus tard en cathédrale. Aussi est-elle administrée par un doyen et non par un master. Son personnel se composait, avant une réforme récente, de huit chanoines, autant de chapelains, un maître d’école ou écolâtre, un organiste, huit clercs, huit choristes, et cent un étudians. Ce titre d’étudiant, studentship, n’est connu qu’à Christ Church, et remplace ceux de scholar ou de fellow qui sont usités ailleurs. C’est une récompense académique qui, en principe, doit être décernée au plus méritant, et c’est à ce titre que Locke l’avait obtenue. Elle lui valait, avec quelque modeste émolument, le droit de loger et de se nourrir dans l’établissement. Il n’avait pas d’autre titre, puisque le crédit de lord Shaftesbury n’avait pas réussi à lui obtenir le grade de docteur en 1670 ; mais, en qualité de bachelier en médecine et de praticien, il était souvent traité comme un docteur, tenant du doyen et du chapitre une commission médicale qui lui permettait de garder son titre d’étudiant sans prendre les ordres, suivant une condition assez naturellement imposée aux élèves salariés d’une ancienne école épiscopale.

Comme fondation royale, Christ Church avait le roi pour visiteur, c’est-à-dire que l’établissement était sous l’inspection de la couronne. Le roi donc ordonna à lord Sunderland, secrétaire d’état, d’écrire au doyen, le 6 novembre 1684, qu’ayant appris « qu’il y avait parmi les étudians de Christ Church un M. Locke qui appartenait au feu comte de Shaftesbury, et qui s’était dans plusieurs occasions très factieusement conduit, sa volonté était qu’il fût destitué. » Le doyen John Fell, évêque d’Oxford, était dévoué à la cour, homme de parti, et membre de cette université qui, le jour de la mort de lord Russell, décréta que le despotisme héréditaire était établi de Dieu ; mais Fell était lié dès longtemps avec Locke. Celui-ci n’avait, par aucune indiscrétion, embarrassé ses supérieurs, qui avaient approuvé son voyage. Fell concevait quelque doute sur la justice ou sur la légalité de l’ordre qu’il recevait. Il répondit en rendant témoignage de la réserve parfaite de Locke ; il dit que bien que souvent provoqué à dessein au sujet de son maître, le comte de Shaftesbury, il n’avait jamais montré le moindre trouble, et qu’il n’existait peut-être pas au monde un homme qui sût mieux gouverner sa parole et ses émotions. Son emploi comme médecin le dispensait des exercices du collège et même de la résidence ; il était en ce moment absent pour sa santé ; on pouvait le sommer de revenir. S’il y manquait, il serait dans le cas d’être expulsé comme contumace ; s’il revenait, il aurait à répondre à sa seigneurie de ce en quoi il aurait failli, d’autant que s’il était sur ses gardes à Oxford, où il se savait soupçonné, il devrait s’ouvrir davantage à Londres, où l’on parlait plus librement et où se tramaient tous les exécrables desseins contre le roi et son gouvernement. Le doyen proposait donc de donner à Locke jusqu’au 1er janvier pour tout délai, et, ce terme passé, de procéder à son expulsion. Si ce plan n’était pas agréé, il se déclarait, ainsi que son chapitre, prêt à obéir aux ordres de sa majesté.

Cette lettre, où ne brille ni la fermeté ni la franchise, indiquait quelque scrupule ou plutôt quelque embarras, et les esprits bienveillans y verront au moins un biais pour éluder un ordre rigoureux et gagner du temps. Sunderland y répondit par un commandement ou warrant en forme, adressé au très révérend père en Dieu, John, lord-évêque d’Oxford, doyen de Christ Church, et au fidèle et bien-aimé chapitre, pour qu’ils eussent à expulser Locke de sa place d’étudiant et à le priver de tous les droits et avantages qui y étaient attachés. Fell répondit par une simple lettre d’envoi, jointe à un extrait des registres du chapitre portant que le warrant avait été lu et que l’ordre avait été donné de le mettre à exécution. Étaient présens : l’évêque-doyen et les docteurs Edouard Pocock, Henri Smyth, Joseph Hammond et Henri Aldrich, ce dernier l’auteur d’une logique célèbre dans l’université d’Oxford, dont elle est restée depuis 1692 le bréviaire philosophique. Il proscrivait ainsi un formidable rival ; mais disons à sa décharge qu’il l’ignorait : la philosophie de Locke était encore un secret pour le monde, et les haines ou jalousies philosophiques ne furent pour rien dans l’acte de rigueur dont Locke fut frappé. C’est ce que lord Grenville a eu fort à cœur d’établir contre Dugald Stewart. Il a de même tenu à remarquer que ce n’était pas proprement l’université qui avait expulsé Locke ; c’était le roi qui l’avait destitué, et elle n’avait ni résisté ni réclamé, voilà tout. Que l’autorité de l’inspecteur suprême de l’établissement pût aller jusque-là, il est fort permis d’en douter. Il est même certain que ses ordres auraient dû être transmis par le chancelier, non par un secrétaire d’état, et la plus simple justice voulait qu’avant d’être frappé, Locke fût entendu, ou qu’on procédât du moins à quelque information. Cependant on doit reconnaître que les droits du roi sur le collège n’étaient pas fixés alors comme ils l’ont été plus tard, et ce qui semblerait indiquer que l’acte, pour être inique, n’était pas irrégulier, c’est que cinq ans après, et sous le règne de Guillaume III, Locke rédigea une pétition pour en demander l’annulation, et renonça bientôt à insister sur cette demande. La mesure prise à son égard n’en est pas moins odieuse, et ceux qui l’ont prescrite comme ceux qui s’y sont prêtés trouveront dans les pages de toute histoire d’Angleterre une ligne de condamnation. Il est heureux que quelquefois, dans leur ignorance dédaigneuse, les despotes, en se passant une fantaisie d’arbitraire sur un homme obscur, tombent sans s’en douter sur un de ces hommes rares dont la renommée à venir immortalisera le souvenir de leur iniquité.

Rien n’était plus injuste en effet que de soupçonner Locke d’aucune participation active aux menées des réfugiés de Hollande. Il y rechercha surtout ces citoyens de la république des lettres pour qui les Provinces-Unies étaient une patrie adoptive. Il y retrouva Guénelon, ce médecin qu’il avait connu à Paris, et qui se conduisit comme un ami. Il se lia avec Benjamin Furley, qui le logea à Rotterdam, et qui avait écrit contre les rêveries d’Antoinette Bourignon. Il vit dans cette ville Bayle, qui s’y était retiré depuis 1681, et qui fonda trois ans après ses Nouvelles de la République des lettres ; mais Locke ne fit que le voir, et il ne forma de véritable intimité qu’avec Limborch et Le Clerc. De ces deux savans arminiens, le premier, petit-neveu d’Episcopius, héritier de ses doctrines, fidèle à son esprit, a, dans un grand traité de théologie, établi dictactiquement ce christianisme simple, qui peut avoir été celui des pères antérieurs au concile de Nicée. Animé du même esprit, Le Clerc, ouvrant les colonnes de ses volumineux journaux à une critique indépendante, a bien servi la cause d’une philosophie libre et d’une religion éclairée. Son nom reste honorablement attaché à celui de Locke comme son traducteur et son biographe. C’est dans la Bibliothèque universelle de Le Clerc que Locke publia ses premiers essais, d’abord des extraits d’ouvrages, puis des écrits plus originaux, comme sa Nouvelle Méthode pour dresser des recueils, et bientôt un sommaire de son grand traité philosophique.

On ne le laissait pas vaquer en paix à ces innocens travaux, on s’obstinait à l’envelopper dans toutes les trames politiques qui pouvaient s’ourdir en Hollande. Après la mort de Charles II, les projets du duc de Monmouth ne furent pas longtemps un mystère, et il n’était pas encore embarqué que l’envoyé d’Angleterre Skelton adressait aux états-généraux un mémoire tendant à obtenir l’extradition ou tout au moins l’expulsion de tous les sujets rebelles de sa majesté qui profitaient de l’hospitalité hollandaise pour conspirer contre son honneur ou contre sa vie. Il en donnait la liste, contenant quatre-vingt-trois noms, et celui de Locke était du nombre. Le prince d’Orange avait de bonnes raisons pour ne point protéger les desseins de Monmouth, et les autorités d’Amsterdam seules élevaient des difficultés qui profitèrent à son entreprise. Cependant une négociation suivit qui pouvait d’un moment à l’autre se terminer à la satisfaction du gouvernement anglais ; Locke dut songer à sa sûreté. Il s’était de bonne heure éloigné du littoral pour éviter toute occasion et toute apparence de contact avec Monmouth et ses partisans. Il trouva un secret asile chez des amis. Pendant ce temps, ceux qu’il avait laissés en Angleterre ne l’oubliaient pas. William Penn se souvenait de son camarade d’études, et comme il jouissait auprès de Jacques Il d’une faveur que lui a si sévèrement reprochée lord Macaulay, il demanda au roi le pardon de Locke ; mais Locke répondit qu’il n’y avait point lieu au pardon là où il n’y avait aucun crime. Lord Pembroke, fidèle à une ancienne amitié, saisit également toutes les occasions de parler au roi, et finit par obtenir de lui l’assurance de ne plus écouter contre Locke de rapports défavorables, et l’autorisation de lui écrire qu’il pouvait revenir en Angleterre. Il alla jusqu’à promettre au roi de le lui amener pour lui baiser la main ; mais Locke pensa toujours que sa dignité, pas plus que sa sûreté, ne lui permettait d’accepter une grâce qu’il ne demandait pas. On ne pardonne point l’injustice qu’on a commise, on la répare. Quoique sévèrement éprouvé dans sa santé par le climat, obligé à vivre de son travail et toujours exposé au danger d’une dénonciation, aux imprudences de son parti, aux poursuites capricieuses d’un pouvoir ennemi, il aima mieux attendre noblement en pays libre des jours meilleurs pour sa patrie, et cet homme, indécis, dit-on, dans les choses ordinaires de la vie, se montra inébranlable.

Toute l’année 1685 se passa en pénibles précautions. Après avoir quitté Amsterdam, Locke s’était retiré à Utrecht. Guénelon, se trouvant trop en évidence pour lui donner asile, le cacha chez son beau-frère, M. Ween. Limborch lui faisait passer ses lettres et lui gardait son testament. Locke s’était confié à l’un des magistrats de la cité, qui, sans lui taire qu’on ne pourrait le défendre si le roi d’Angleterre insistait pour son extradition, lui promit que le secret de son asile ne serait pas trahi, et qu’en cas d’alarme son hôte serait averti à temps. Il resta caché, ne sortant que le soir, puis alla passer quelques mois à Clèves, de là revint à Utrecht et enfin à Amsterdam, où il demeura chez Guénelon presque toute l’année 1686, se montrant davantage et jouissant d’une sécurité relative.

Les fragmens de son journal de voyage en Hollande, publiés par lord King, ne contiennent que des observations sur la contrée. Ils offrent peu d’intérêt ; on n’y trouve aucun trait à sa situation, non plus qu’à ses travaux. Il était cependant loin d’être oisif : plusieurs de ses grands ouvrages ont été terminés ou ébauchés en Hollande. C’est en 1686 qu’il avait fondé, avec Le Clerc et Limborch, une société littéraire dont les réunions hebdomadaires lui rappelaient ses habitudes d’Oxford. On croit généralement que c’est à la même époque qu’il mit la dernière main à son Essai sur l’Entendement humain, et ses nouveaux amis d’Amsterdam reçurent la confidence du mémorable ouvrage dont la conversation de ses amis de Christ Church lui avait, quinze ans auparavant, suggéré la première idée. L’abrégé de l’Essai, qui parut en français dans la Bibliothèque universelle, est de Locke, qui possédait assez notre langue pour l’avoir peut-être traduit lui-même.

La philosophie est le digne sujet des méditations d’un proscrit. Au milieu des traverses de la vie sociale, la contemplation des choses immuables détache l’âme de ses peines et de ses ressentimens. Celui-là cependant qui souffre pour une juste cause lui serait infidèle en quelque manière s’il en détournait sa pensée, même pour ces vérités de tous les temps que les révolutions du monde n’atteignent pas. Ce serait prendre noblement, mais froidement, son parti sur les intérêts du droit, qui sont de ce monde et qui nous sont confiés à un titre aussi sacré que peut l’être la vérité pour la raison. L’exil au contraire doit, au risque de se faire plus douloureusement sentir, animer dans toute âme honnête l’attachement pratique au bien des hommes, la sincère passion de la justice et de la liberté. Je n’aurai jamais une grande idée de celui qui, dans les jours de la persécution, arrachera son esprit aux principes qui la lui ont attirée pour l’absorber même dans ce qu’il y a de plus pur et de plus élevé. N’en déplaise à tous les Silvio Pellico du monde, les cachots de la tyrannie sont un lieu mal choisi pour apprendre la résignation.

La pensée de Locke dans l’exil se reportait principalement sur les grands intérêts de justice et de liberté pour lesquels il avait encouru ses disgrâces. Le premier de tous peut-être, en ce moment du moins, était la tolérance religieuse. Elle lui avait toujours été chère ; elle le devenait encore davantage, quand deux églises, l’une dotée, l’autre dépossédée par l’état, briguaient la protection publique ou la faveur secrète du pouvoir royal, lui offrant en échange le droit divin et l’obéissance passive. Dès l’année 1667, on aurait pu trouver dans son recueil secret un autre sic cogitavit J. Locke, et cette méditation se terminait par sept propositions sur la tolérance et ce qu’il appelait le latitudinism. Il pensait dès lors que la prétention d’établir l’uniformité, c’est-à-dire de démontrer des doctrines reconnues pour incompréhensibles et d’obliger les hommes à y acquiescer dans les formes proposées par les docteurs des différentes églises, ne devait réussir qu’à propager l’athéisme. En 1680, le docteur Stillingfleet avait prêché devant le lord-maire un sermon sur les maux de la séparation. Combattu par les plus habiles des séparatistes, il avait répondu par un livre intitulé la Déraison de la Séparation. Dans un écrit qu’il n’a ni achevé ni imprimé, Locke prit la défense de la non-conformité, et cette discussion, tout anglaise et un peu technique, n’est pas sans force. Enfin il se résolut à développer ses idées dans une lettre en latin sur la tolérance écrite dès 1685, et publiée à Gouda quatre ans plus tard. Il aurait désiré que son nom restât inconnu, et dans une lettre à Limborch il lui reproche de n’avoir pas gardé son secret. Cependant l’écrit était adressé ad clarimmum virum T. A. R. P. T. O. L. A., et écrit a P. A. P. O. J. L. A., ce qui voulait dire : Theologiœ apud remonstrantes professorem, tyrannidis osorem, Limburgium Amstelodamensem a pacis amico, persecutionis osore, JOANNE LOCKIO, ANGLO. L’ouvrage ne fut continué qu’en Angleterre pour seconder les vues libérales de Guillaume III en matière de religion ; mais sous ce rapport Locke et Guillaume étaient en avance sur la nation anglaise, même délivrée des Stuarts.

La délivrance vint en effet : il est difficile de croire que Locke n’eût pas vu de quel côté elle devait venir, ni cherché à se rapprocher par avance du prince d’Orange. S’il s’était défié de Monmouth, il devait se fier en Guillaume. Locke était le philosophe dont le prince devait être le héros. La sagesse, le calme, la persévérance, cette passion froide que rien n’exalte, que rien n’abat, cette sagacité profonde que rien n’abuse, cette grandeur sans faste, trop sérieuse et trop simple pour se faire sentir à première vue, et qui ne se révélait qu’à la réflexion, cette pénétrante connaissance des hommes, unie à la volonté invariable de ne jamais les croire ni les trahir, cette fidélité sans illusion, sans enthousiasme, sans défaillance, à l’humanité, à la modération, à la liberté, sont autant de qualités que le philosophe pouvait envier au héros, et qui avaient dû de bonne heure rendre aux timides le courage et aux sages l’espérance. On n’est pas surpris de voir, le 11 février 1689, John Locke monter sur le vaisseau qui ramenait la princesse d’Orange, disons mieux, la reine Marie en Angleterre.


V

Locke avait à peine remis le pied dans son pays que lord Mordaunt, plus tard comte de Peterborough, qui était ministre et qui l’avait connu en Hollande, lui proposa une ambassade, celle de Vienne, croit-on, ou de Berlin. Nous avons encore la lettre par laquelle Locke refusa cet honneur. Il s’y montre pénétré de l’idée que son pays, sa religion et sa cause sont dans une crise grave et décisive. « Je reconnais, dit-il, que tout Anglais est obligé, par conscience et par reconnaissance, de ne pas se contenter d’une simple, paresseuse et inactive loyauté, là où sa bourse, sa tête et sa main peuvent être de quelque utilité à notre grand libérateur. Il a pour nous trop risqué et trop fait pour qu’il y ait lieu à indifférence ou à froideur chez quiconque tient à éviter le blâme et le mépris du genre humain. Et si aux grands intérêts de ma patrie et de toute la chrétienté il pouvait m’être permis de mêler une aussi infime considération que mes pensées personnelles, je pourrais dire avec vérité que la vénération particulière que j’ai pour sa personne me porte bien au-delà d’un zèle ordinaire pour son service. » Malgré ces motifs et ce qu’a de flatteur pour son ambition l’offre à laquelle il répond, il sent trop que sa faible santé ne lui permet pas d’affronter le climat et les fatigues qui l’attendraient en Allemagne, et après avoir insisté sur cette excuse trop bien fondée, il ajoute : « Si j’ai raison d’appréhender l’air froid du pays, il y a une autre circonstance aussi incompatible avec ma constitution, et c’est une certaine habitude de la boisson. Je confesse qu’un refus obstiné peut en triompher ; mais ce serait pour le moins prendre plus de soin de ma santé que des affaires du roi. Ce n’est pas d’un mince intérêt en de semblables postes que de se faire bien venir des gens à qui l’on a affaire en se montrant capable de s’accommoder à leurs modes, et j’imagine, quoi que je pusse faire là de moi-même, que connaître ce que d’autres y font serait au moins la moitié de ma besogne. Or je ne sais pas au monde, pour mettre un homme à la question et tirer de lui ses pensées, de procédé qui vaille une bouteille bien employée. À talens égaux, l’homme qui saurait boire sa bonne part vaudrait mieux pour les intérêts du roi que le plus sobre du royaume. »

La modeste et juste ambition de Locke eût été de recouvrer sa place d’étudiant à Christ Church. On a déjà vu qu’il adressa une pétition au roi ; mais il aurait fallu faire une vacance par une destitution, ou lui donner en expectative un titre de surnuméraire. Aucun de ces expédiens ne lui convenait, et il en resta là ; par les soins de lord Peterborough[5], une modeste place dans l’excise lui fut offerte : il l’accepta, et demeura commissaire des appels, au traitement de 200 livres par an, depuis le mois de mai 1689 jusqu’à l’automne de 1704, époque où Joseph Addison lui succéda.

Un des premiers soins de Guillaume III fut la liberté de conscience. Il eût voulu la porter bien au-delà de ce qu’en pouvaient accepter les préjugés de ses nouveaux sujets. Il fut obligé de négocier et de se contenter d’une tolérance réduite à l’exemption des lois pénales pour tous les dissidens protestans. Au premier moment, par respect pour le dogme de la trinité, les unitairiens eux-mêmes furent exclus de l’impunité, quoique l’impunité de fait fût bientôt acquise à toutes les sectes. Certaines lacunes de la loi, le progrès des opinions et des mœurs, l’influence des autres libertés protectrices du citoyen anglais, donnèrent d’assez bonne heure à la Grande-Bretagne, à défaut d’une législation systématiquement impartiale, une indépendance religieuse qui pouvait être enviée de presque tout le reste de l’Europe. Locke méditait et conseillait mieux que ce que Guillaume put accomplir.

La première lettre sur la tolérance n’avait paru qu’en latin. Elle fut traduite en anglais par le révérend Popple dans le cours de l’année 1690, et accompagnée d’une seconde lettre. La troisième suivit en 1692. Locke se plaint à Limborch des embarras que lui a causés la première publication, même en latin, d’opinions aussi nouvelles encore sur les droits de la conscience[6]. Il paraît qu’il ne tarda point à rencontrer moins de défaveur, puisqu’il permit une traduction de son ouvrage, et qu’il ne craignit pas de le résumer ainsi dans la préface : « Une liberté absolue, une juste et véritable liberté, une liberté égale et impartiale, voilà ce dont nous avons besoin. » La tradition veut qu’il ait été consulté et employé par le roi dans l’examen des conditions de tolérance que les lois devaient consacrer. Toutefois, mécontent du peu qui fut fait, il trouva la législation nouvelle bien au-dessous de sa raison.

C’est à la raison, et à la raison seule, que la liberté religieuse devra son triomphe dans le monde. Le sentiment de la justice ou de l’humanité peut contribuer, mais non suffire à l’établir ; la raison y peut suffire, et c’est à elle que Locke consacrait toutes les forces de son esprit. Il crut lui rendre le plus grand service qui fût en son pouvoir (et l’on a cru longtemps ce service bien plus grand encore que lui-même ne l’avait espéré), en publiant l’ouvrage qui est resté après tout le principal monument de sa gloire.

L’Essai sur l’Entendement humain parut en 1690, assez peu de temps après les Principes de Newton. Cette époque est une des dates de l’histoire de l’esprit humain, date mémorable pour nous, si nous réfléchissons que, trente-six ans après, celui qui devait être le maître du XVIIIe siècle se piquait de ne nous avoir appris que la philosophie de Locke et la philosophie de Newton. Si depuis lors l’esprit humain a appelé du jugement de Voltaire, il ne l’a point cassé dans toutes ses parties, et l’époque est restée mémorable, puisque Newton est resté l’inventeur de la vérité et Locke le rénovateur d’une école qui, avec toutes ses erreurs, durera peut-être autant que l’esprit humain, autant du moins qu’il sera vrai, comme on l’a dit, que tous les hommes naissent disciples ou d’Aristote ou de Platon.

D’ailleurs Locke, qui n’avait plus qu’à produire les fruits de longues années de travail et de méditation, fit paraître presque en même temps son traité du gouvernement civil. Quoiqu’une synthèse large et supérieure doive réunir dans une juste mesure le pouvoir et la liberté, et que l’union n’en soit pas plus impraticable dans les faits que dans les idées, on ne peut nier que le pouvoir et la liberté ne soient deux choses si distinctes, si importantes, si souvent exposées à s’entre-choquer et à s’exclure, que l’œil même de l’esprit a peine à les considérer ensemble, et que la science politique penche souvent vers l’un ou l’autre, sans contre-poids qui la retienne. Depuis le commencement du XVIe siècle, la question s’était posée dans presque tous les pays de l’Europe ; elle avait partagé les théologiens comme les publicistes, et les controverses des écoles avaient répondu sur ce point capital aux débats des partis. En Angleterre, la thèse de l’absolutisme avait trouvé jusque sur le trône des apologistes spéculatifs. Adoptée d’instinct par les Tudors, elle avait été soutenue didactiquement par les Stuarts. Jacques Ier s’en était fait le docteur plus encore que le champion, et Charles Ier, beaucoup plus versé, par son éducation, dans les discussions scolastiques qu’on ne le suppose communément, s’était forgé toute sa vie une doctrine ésotérique, un idéal de monarchie sacrée, une religion du pouvoir royal dont il devisait apparemment avec Laud et Strafford. C’est sous son règne que sir Robert Filmer avait composé sa Patriarchia, qui ne parut qu’après la restauration. À ce moment prévalaient les plus hautes idées de la prérogative royale, et la mode donna quelque succès à un ouvrage médiocre où l’on soutenait tout simplement que le pouvoir politique, patriarcal à l’origine des sociétés, était par sa nature identique à l’autorité paternelle. À cette doctrine si parfaitement gratuite et si facilement réfutable, Locke opposa celle qui fonde le gouvernement sur un contrat dont les clauses sont les lois fondamentales de toute société civile. Cette théorie, qui a pris un grand crédit parmi les peuples, qui a produit plus d’un livre célèbre et plus d’un événement mémorable, doit à Locke son succès, sinon son entrée dans le monde, et sans qu’il l’ait établie d’une manière irréprochable, ni purgée de toute conséquence suspecte, son ouvrage doit cependant être regardé comme un correctif salutaire des énormités de Hobbes, qui n’avait approché des mêmes idées que pour diverger immensément dans les conclusions. Ce que la philosophie politique de Hobbes avait pu être pour les Stuarts après avoir tenté de l’être pour Cromwell, celle de Locke le fut pour le prince d’Orange. C’est le pouvoir consenti, c’est la royauté conventionnelle de Guillaume III qu’il avait devant les yeux en écrivant son ouvrage. Le publiciste pensait faire acte de citoyen, et il se rendit à lui-même ce témoignage : « Tout ce qui suit est, j’espère, suffisant pour établir le trône de notre grand restaurateur, notre présent roi Guillaume, pour justifier son titre par le consentement du peuple, le seul et unique titre de tous les gouvernemens légitimes, et qu’il possède plus pleinement et plus clairement qu’aucun autre prince de la chrétienté, pour justifier enfin aux yeux du monde le peuple d’Angleterre, dont l’amour pour ses justes et naturels droits, joint à sa résolution de les défendre, a sauvé la nation, lorsqu’elle était sur le seuil même de l’esclavage et de la ruine[7]. » On peut donc dire que Locke a écrit la philosophie de la révolution de 1688.

Locke prolongea son séjour à Londres autant que sa santé le lui permit. Tout y captivait son esprit. Il n’était aucun des grands intérêts de liberté alors si vivement débattus qui ne fût cher à son cœur. On verra qu’il ne laissa guère passer une question sans la traiter, et toujours avec cette fermeté d’esprit, son vrai caractère intellectuel. Ses relations dans le monde politique et dans le monde savant le plaçaient à son rang. À des réunions de chaque semaine chez lord Pembroke, il trouvait des entretiens et même des discussions analogues à ses goûts et à ses études. Enfin, c’est alors qu’il forma deux illustres amitiés, avec le premier homme de son parti et le premier homme de la science, Somers et Newton.

Dans les postes du gouvernement auxquels il fut successivement élevé, Somers ne le perdit jamais de vue. Avec Newton, la liaison fut intime : son nom est le seul qui se rencontre souvent dans les ouvrages de Locke, et toujours avec des témoignages d’admiration. On ne sait si leur connaissance commença le jour où, chez lord Pembroke, la conversation étant tombée sur la création de la matière, Newton leur dit qu’on pouvait s’en faire quelque idée en supposant que Dieu, par sa toute-puissance, aurait enlevé la pénétrabilité à une portion, ou plutôt à plusieurs portions d’espace successives, ce qui donnerait à la fois l’impénétrabilité et le mouvement. Un passage de Locke semble contenir une allusion à cette hypothèse qui, pour avoir réduit aux termes les plus simples la création de la matière, ne la rend pas plus compréhensible[8] ; car elle n’est une explication que si l’espace est incréé, ce qui ne va pas de soi ; et si l’espace est incréé, on ne sait plus comment la nature en pourrait être soumise à la puissance du créateur. Nous ne citons d’ailleurs ceci que comme un échantillon des conversations du salon de lord Pembroke.

On a trouvé dans les papiers de Locke une démonstration du mouvement elliptique des planètes autour du soleil, qu’il tenait de la main même de Newton et qui diffère assez de celle qu’on lit dans les Principes pour mériter l’attention des géomètres. Cette communication paraît remonter à l’année 1689, celle en effet où Newton, élu à la chambre des communes, commença à faire à Londres de plus longs séjours. On sait que Locke, médiocrement versé dans les mathématiques, demanda plus d’une fois à Newton de lui expliquer ce qu’il pourrait comprendre du système du monde. Un commerce philosophique s’établit entre eux, et l’on voit par leur correspondance que les sciences naturelles, la théologie, les antiquités chrétiennes étaient l’objet ordinaire de leurs entretiens. Locke avait entrepris de donner une édition de l’Histoire générale de l’air de Boyle, et sur plus d’un passage il consultait Newton. Newton, comme on sait, avait mêlé à tous ses travaux des recherches sur l’interprétation de l’Écriture, et l’année 1690, Locke ayant annoncé quelque intention de faire un voyage en Hollande, il le pria de se charger de deux lettres de sa composition et de les faire traduire et imprimer en français sur le continent, sans en nommer l’auteur. C’étaient deux dissertations où, sur les pas de Richard Simon, le grand géomètre attaque, par les argumens ordinaires, l’authenticité ou l’intégrité littérale des deux passages de la première épître de saint Jean et de la première à Timothée qui sont cités ordinairement à l’appui de l’interprétation orthodoxe du dogme de la trinité. Locke, ayant renoncé à son projet de voyage, envoya le manuscrit à Le Clerc, qui se chargea de le traduire et de le publier. Celui-ci tarda quelque temps ; Newton qui, ainsi que plus d’un grand géomètre, était d’une extrême circonspection, s’inquiéta d’être connu, si l’ouvrage paraissait, et pria Locke d’en arrêter la publication, disant qu’il le voulait supprimer. Il n’en fit rien, car le secret que Locke et Le Clerc avaient gardé n’a été trahi que par ses éditeurs. C’est le dernier, l’évêque Horsley, qui a imprimé pour la première fois le texte entier d’un écrit dont la publication a dû coûter à son orthodoxie et fait honneur à sa sincérité.

La correspondance, de Newton et de Locke contient deux lettres qu’on ne peut lire sans se rappeler ce qui a été dit d’une sorte de faiblesse d’esprit (on tremble d’écrire un pareil mot d’un pareil homme) dont Newton aurait été atteint vers 1693, si l’on n’aime mieux y voir l’aveu d’une timidité maladive, mais pleine de délicatesse et de candeur. Voici la lettre de Newton :


« Monsieur, ayant la pensée que vous aviez tâché de troubler ma vie [embroil me) avec des femmes et par d’autres moyens, j’en ai été si fort affecté que, quelqu’un m’ayant dit que vous étiez malade et que vous ne vivriez pas longtemps, je répondis qu’il vaudrait mieux que vous fussiez mort. Je vous prie de me pardonner ce manquement à la charité, car je suis maintenant convaincu que votre conduite a été juste, et je vous demande pardon d’en avoir conçu de mauvaises pensées et de vous avoir représenté comme ayant porté coup aux racines mêmes de la morale, par un principe que vous avez établi dans votre livre sur les idées, en promettant de le développer dans un autre livre, en sorte que je vous ai pris pour un hobbiste. Je vous demande pardon aussi d’avoir dit et pensé qu’il y avait un dessein de me vendre un office ou de me mettre dans l’embarras (embroil me). — Je suis votre très humble et infortuné serviteur.

« Is. NEWTON.

« Au Taureau, dans Shoreditch, Londres, 10 septembre 1693. »

Nous regrettons, pour l’honneur de la mémoire de Locke, de ne pouvoir insérer sa réponse. Il est difficile d’exprimer avec une générosité plus tendre les sentimens d’une véritable amitié. Sur le point de doctrine cependant, il prie son ami de lui marquer le passage qui l’avait inquiété, afin qu’il l’explique de manière à prévenir toute méprise ; mais le pauvre Newton répond que, pour avoir l’hiver précédent trop dormi auprès de son feu, il y a trouble dans son sommeil et dans sa santé, et que, n’ayant pas fermé l’œil une heure depuis quinze jours, lorsqu’il avait écrit sa dernière lettre, il ne se souvenait plus de ce qu’il lui avait dit sur son livre ; il le priait donc de lui en envoyer copie. Probablement Locke ne poussa pas l’explication plus loin. Il est rare qu’en contemplant de près les plus grands hommes, un peu de pitié ne doive pas se mêler par quelque endroit à l’admiration qu’ils inspirent.

On voit au reste dans une lettre de Locke, écrite en 1703 à son cousin Peter King, qu’il connaissait parfaitement le caractère inquiet et défiant de son plus illustre ami et les soins délicats qu’il fallait prendre pour traiter avec lui. Il était attentif à ces petites choses qui font la douceur et la facilité des relations, et il tenait en grande estime le traité de Nicole sur les moyens de conserver la paix avec les hommes. Aussi sut-il maintenir jusqu’au terme de sa vie ses liens d’amitié avec Newton, et l’absence ne les relâcha point.


VI

Une lettre de Newton indique que dès 1690 Locke cherchait hors de Londres un air plus salubre pour lui, et profitait de l’hospitalité que lord et lady Peterborough lui offraient à Parson’s Green, près de Fulham. Les progrès de l’âge et des infirmités l’obligèrent, après deux ans d’efforts, à cesser de faire de la capitale son séjour habituel, et son bonheur lui fit accepter une retraite offerte par la plus délicate et la plus intelligente amitié. On ne sait s’il avait eu des relations suivies avec le docteur Ralph Cudworth, mort depuis deux ans. Cudworth était bien un peu plus platonicien, un peu plus cartésien qu’il ne le lui fallait ; mais leurs opinions religieuses pouvaient les rapprocher. En tous cas, il était lié depuis longtemps, avant même son séjour en Hollande, avec le gendre de Cudworth, sir Francis Masham. Lady Damaris Masham était une jeune femme d’un esprit sérieux et cultivé, et du plus aimable caractère[9]. Élevée près de son père, initiée à ses pensées, accoutumée à son entretien, elle était capable également de s’intéresser aux travaux d’un philosophe, aux souffrances d’un vieillard, au bonheur d’un ami. Elle habitait, avec sa mère et son mari, à Oates, près d’Ongar, dans le comté d’Essex, et elle engagea Locke à s’y fixer près d’elle. Cet intérieur, en devenant le sien, fut pour lui un asile de soulagement et de paix. Le climat était doux, et ses maux le quittaient dès qu’il revenait à Oates. Il y passa la plus grande partie des quatorze dernières années de sa vie. Avec le bien-être, l’étude, la liberté, le repos, il trouvait là une famille. Masham était un ami excellent ; sa compagne avait pour Locke la tendresse d’une fille et tout l’attrait d’une femme spirituelle et gracieuse. Elle acheva de lui gagner le cœur en élevant son enfant suivant les idées du philosophe.

L’éducation des enfans avait été en effet un des sujets que Locke avait le plus médités, et le fruit de ses réflexions parut en 1693. C’est un traité composé d’abord en forme de lettres adressées à un membre du parlement, son ami, Edouard Clarke de Chipley. Sans cet ouvrage, peut-être Rousseau n’aurait-il pas composé l’Emile. On sait en effet qu’une partie des idées éloquemment enseignées par le second avaient été modestement conseillées par le premier. Seulement Locke, bien que censeur sévère des préjugés qui régnaient de son temps dans l’éducation, est beaucoup plus préoccupé que Rousseau de l’idée d’élever les enfans pour la société telle qu’elle est. Tout en voulant que son élève apprenne un métier comme Emile, il le destine à être un gentleman, c’est-à-dire à vivre dans le monde. Et c’est en effet dans la science du monde surtout qu’il le veut instruire, et s’il attaque aussi vivement les méthodes et quelquefois les objets de l’enseignement dans les écoles, c’est parce qu’on semble s’y proposer de former des érudits de profession et non des hommes propres aux devoirs et aux affaires de la société. Ce qui frappe dans l’ouvrage de Locke, c’est cet esprit de réformation philosophique qui tient si peu de compte des traditions et des usages, et qui, opposant hardiment le raisonnement à l’expérience, tend à tout soumettre à des règles nouvelles que les temps modernes eux-mêmes n’ont pas adoptées. Si quelques-uns de ses conseils ont prévalu dès longtemps dans l’opinion, plusieurs seraient encore tonus pour des témérités.

Le philosophe n’avait pas enseveli dans la retraite sa sollicitude pour les grands intérêts publics. Avant de publier ses lettres sur l’éducation, il avait été frappé de l’état fâcheux de l’Angleterre au point de vue économique par suite de la rareté des métaux précieux et de la dépréciation de la monnaie nationale, et il avait imprimé une brochure sur les conséquences de toute mesure tendant à réduire le taux de l’intérêt ou à élever la valeur de l’argent. La détresse publique n’ayant fait que s’accroître, on proposa le remède usité, l’altération de l’étalon monétaire. Des brochures en ce sens, publiées par Lowndes, avaient produit quelque effet. Des ministres ne paraissaient pas éloignés de recourir à cet expédient ; mais Somers et Pembroke avaient d’autres idées. Ils se souvenaient d’avoir lu ce que Locke avait écrit. Ils lui demandèrent ses conseils, l’appelèrent à des conférences où il discuta lumineusement la question et ramena le gouvernement à de plus saines maximes. Il en seconda la propagation par deux nouveaux écrits, dont l’un, publié en 1695, est dédié à Somers. Dans tous il réfute avec clarté les fausses opinions qui avaient partout et longtemps prévalu sur cet important sujet, et au milieu de quelques erreurs alors universelles en économie politique, son sens droit le met sur la voie des principes qui ne sont plus contestés aujourd’hui en matière de numéraire. On peut dire qu’il contribua à l’adoption du plan de refonte des monnaies, qui honora l’administration de Charles Montague. Dans cette importante opération, Locke fut l’économiste et Newton le savant. On n’ignore pas que la charge de maître de la monnaie, cette sinécure qui sert encore quelquefois à faire un membre du ministère, était remplie à cette époque par le révélateur du système du monde, et l’on ajoute que le crédit de Locke ne fut pas étranger à cette nomination.

C’est le moment où il fut le plus mêlé aux affaires publiques. Une place de commissaire du commerce et des colonies, avec 1,000 livres sterling de traitement, le récompensa de ses services. Le roi le vit et lui demanda plusieurs fois conseil. D’abord ils étaient tous deux asthmatiques, et Guillaume le consultait à la fois comme malade et comme médecin. Puis il le faisait parler sur la liberté de conscience, sur les préjugés des sectes, sur les universités, qui lui reprochent encore d’avoir voulu les mettre mal en cour. On prétend que Locke dit au prince que, s’il n’y prenait garde, elles seraient capables de le détrôner. Ses propres expressions paraissent avoir été : « Sire, vous avez fait une très glorieuse et très heureuse révolution ; mais les bons effets en seront bientôt perdus, si l’on ne prend soin de mettre ordre aux universités. » Ces paroles sont empreintes de la prévoyance exigeante d’un esprit généralisateur qui lie toute grande révolution politique à une révolution intellectuelle, et peut-être sont-elles une des meilleures preuves du caractère systématique du libéralisme de Locke. C’était, à certains égards, un homme de notre temps et, si j’ose ainsi parler, un réformateur à la française ; une nuance de radicalisme colore toutes ses idées. Il est vrai que les fruits de la révolution de 1688 n’ont pas été perdus, et que cependant, tout à l’heure encore, les universités demeuraient à bien peu près telles que Locke les avait connues. Elles étaient un des plus curieux exemples de ce mélange du vieux et du neuf qui fait l’originalité de l’Angleterre, et sir William Hamilton répétait il y a peu d’années au gouvernement anglais le pressant conseil de Locke. Depuis lors la réforme a commencé ; il s’est fait beaucoup de bien ; mais au milieu de singuliers abus et de préjugés non moins singuliers, le mal pouvait n’être pas aussi grand qu’il le paraissait à la raison. Les choses humaines ont heureusement moins besoin de conséquence que l’esprit humain.

Ce sont là pourtant de ces épisodes historiques que l’on aimerait le mieux à connaître, que l’on se plaît le plus à se représenter, les conversations de Locke et de Guillaume III. Elles sont rares les heures où la puissance et la philosophie confèrent ensemble : la politique et la spéculation passent leur temps à s’entre-fuir et à se dédaigner mutuellement, et leur alliance, essayée de nos jours, a plutôt ressemblé à une liaison romanesque qu’à un durable mariage ; mais on ne peut s’empêcher de croire que Guillaume et Locke, ces deux libérateurs, ne se rencontrèrent pas inutilement pour les destinées d’un grand peuple. Une importante question s’était élevée vers le même temps. L’acte du règne de Charles II qui depuis 1685 régissait temporairement la presse et soumettait les livres à la censure et la librairie au monopole expirait en 1694. Devait-il être renouvelé ? On en délibéra. Les observations sévères de Locke sur chacun des articles qui le composent existent encore, et nous y lisons ce qu’il dut en dire s’il fut entretenu à Kensington d’une question dont il était le juge le plus compétent. Il semble naturel qu’appelé précisément à cette époque dans la sphère du gouvernement, il ait été pour quelque chose dans l’établissement de la liberté tutélaire qui luit sur l’Angleterre depuis plus de cent soixante ans.

Une cause plus haute et plus sacrée peut-être sollicitait encore son zèle. Guillaume III n’avait pas renoncé à l’idée d’envelopper dans un vaste système de compréhension toutes les nuances du christianisme. Ces mots comprehension et toleration exprimaient en anglais les deux manières de concevoir un régime libéral pour les consciences. L’un conduit à une loi et à une liberté égale pour tous les cultes, l’autre à l’idée d’une protection et d’un privilège pour un seul avec la tolérance pour tous les autres. Le premier était le vrai nom du régime que réclamait Locke pour la paix et la dignité des religions elles-mêmes. Il avait entrepris, pour affermir l’autorité de Guillaume, de reprendre la thèse du gouvernement fondé sur un mutuel engagement du prince au peuple contre le droit absolu et suprême d’une royauté tombée du ciel. Pour seconder les vues libérales du prince, il sut trouver l’argument philosophique le plus propre à fondre de son temps toutes les croyances dans la liberté légale. Il ne suffisait point alors d’affirmer les droits de la pensée, la sainteté de la conscience, le caractère usurpateur de tout pouvoir qui s’érige en vengeur de la vérité spéculative ; il n’était pas moins juste et il était plus utile de soutenir que toutes les croyances, toutes celles du moins qui aspiraient à se former en congrégations, et qui avaient besoin pour leur culte de la tolérance de la loi, étaient ou pouvaient être chrétiennes. Quelle était donc alors l’essence du christianisme, si elle n’était exclusivement dans le credo d’aucune église ? L’application de la raison à l’Écriture pouvait seule en dégager les vérités fondamentales. Or si le christianisme selon la raison se trouvait ainsi être le christianisme essentiel, il s’ensuivait que le christianisme en lui-même était raisonnable, et une recherche entreprise pour l’établissement de la liberté religieuse devenait ainsi une excellente apologie de la religion chrétienne. Telle est en effet l’idée, tel est le sujet d’un des principaux ouvrages de Locke[10]. Aussi ses critiques orthodoxes ont-ils pu lui reprocher de réduire le dogme, mais non de l’ébranler. On peut trouver qu’il n’a pas compris dans sa défense toute la religion, mais non qu’il n’ait pas défendu la religion ; et ses apologistes, non moins croyans, plus éclairés, ont célébré avec reconnaissance le secours puissant que le plus indépendant des philosophes était venu apporter à la cause de l’Évangile.

D’ailleurs une pensée particulière, et qui a joué un grand rôle dans l’histoire intellectuelle et religieuse de l’Angleterre, quoiqu’elle ait été rarement professée aussi distinctement qu’elle a été conçue, guidait Locke dans sa nouvelle entreprise. S’il était chrétien, comme je le crois, il était chrétien unitairien. En déterminant les élémens essentiels du christianisme, c’est-à-dire ce que tout le monde en devait au moins croire, il comptait bien établir comme nécessaire seulement ce qu’il en croyait. Il développait donc et propageait sa propre foi en défendant les droits de tous, et effectivement la proposition fondamentale de son livre est qu’il suffit, pour être chrétien, de tenir Jésus-Christ pour le Messie.

Que Locke fût, en tant que chrétien, attaché à la doctrine de Falkland et de Milton, de Somers et de Newton, à la doctrine qui, pendant près d’un siècle, inspira tant d’esprits supérieurs en Angleterre, c’est, à défaut de son ouvrage, ce que prouverait, je pense, son recueil d’Adversaria. Sous ce titre, qui ressemble au Sic et Non des scolastiques, il recueillait le pour et le contre, soit en philosophie, soit en théologie. On ne peut lire dans ce recueil les articles Trinitas et Christus, ou, dans son Common place Book, Unitaria ou Trinity, sans être convaincu que Locke est un des promoteurs de l’arianisme moderne.

Il était impossible de s’exprimer avec une telle liberté sur le gouvernement, sur la métaphysique, sur la religion, sans éveiller la critique, sans exciter des doutes et des ombrages. La dignité calme, la gravité courtoise, le langage modeste et mesuré de Locke cachaient, sans la détruire, l’âpreté d’un esprit plus absolu qu’il ne le laissait voir, et tous ceux dont par ses principes il réfutait les doctrines ou condamnait les croyances ne pouvaient le laisser jouir en paix d’une autorité incontestée dans le royaume des intelligences. Ses ouvrages furent tous attaqués, attaqués à plusieurs reprises, et à plusieurs reprises aussi il fut obligé de les défendre. En cherchant à les apprécier, nous dirons plus tard un mot de cette polémique. Constatons seulement qu’elle ne paraît pas avoir beaucoup troublé sa tranquillité. L’indépendance de ses opinions était si vraie qu’elles défiaient toute agression. Une méditation sérieuse et prolongée avait rempli son esprit de partis-pris sur lesquels il était bien assuré de ne pas revenir. Il répondait donc à toutes les attaques avec un calme animé quelquefois par un ton railleur qu’il réservait pour certains adversaires. On voit dans ses lettres qu’il ne leur portait pas en général une haute estime, et Leibnitz lui-même lui imposait médiocrement. Ce n’est pas qu’il n’examine avec attention les critiques qu’il trouve plausibles. Il cherche à satisfaire aux objections de ses amis. Sur les points douteux, il s’exprime avec une grande sincérité, et en particulier sa correspondance avec Molyneux le montre sans cesse occupé de ces problèmes délicats qui flottent entre la physique et la métaphysique, et que l’on dédaigne trop aujourd’hui. Molyneux, comme l’on sait, était un Irlandais solidement et diversement instruit, membre de la Société royale, honoré de l’amitié de Locke et de Newton, et qui a rempli ses lettres de nouvelles et de questions intéressantes pour l’histoire des sciences au XVIIIe siècle. Les lettres de Locke les plus curieuses sont peut-être celles qu’il écrit à Molyneux. On comprend d’ailleurs que sa correspondance soit plus instructive que divertissante. C’est assez le cas de celle de tous les hommes de ce temps-là : il faut absolument les lire avec un but, car l’esprit de recherche donne de l’intérêt à tout.

Parmi les amis de la vieillesse de Locke, la justice ne permet pas d’oublier un Français, Pierre Coste, qui se dévoua à la propagation de ses idées et de sa renommée. Né en 1668, la révocation de l’édit de Nantes lui avait fermé les portes de sa patrie. Après avoir cherché à se fixer dans les universités ou les églises de Hollande, il vint en Angleterre vers 1 697, déjà recommandé à Locke par deux traductions françaises qu’il venait de publier de ses ouvrages sur l’éducation et sur le christianisme. Accueilli par lui avec bonté, il s’attacha à sa personne, et fit sous ses yeux la seule traduction de l’Essai sur l’Entendement humain qui soit encore dans les mains du public. Retouchée plus d’une fois, elle a eu dix éditions depuis la première en 1700. C’est surtout par elle que Locke est connu. Coste, malgré les dissidences que l’on sait, fut plus tard employé à l’éducation du fils de lord Shaftesbury le philosophe, et il l’accompagna dans un voyage en France. Il finit par s’y fixer, et mourut à Paris le 24 janvier 1747.

Une autre amitié qui n’a pas laissé de donner à penser à quelques critiques est celle que Locke porta à un jeune homme connu plus tard par des ouvrages qu’il n’eût sans doute pas avoués, Anthony Collins, né en 1676, n’avait encore rien publié lorsqu’il s’attacha à lui. Il pouvait avoir les qualités morales, et il avait certainement les qualités intellectuelles qui intéressent naturellement un vieux philosophe, et quelques dissidences, peut-être même encore peu prononcées, ne devaient pas empêcher Locke, toujours libre d’esprit et bienveillant, de lui témoigner une affection confiante dont les preuves subsistent encore. On lit dans sa correspondance que, s’il avait dû recommencer sa vie, il aurait souhaité pour compagnon un ami tel que Collins, trouvant, dit-il, en lui l’amour de la vérité pour elle-même, la meilleure garantie de la perfection humaine en ce monde (1703). Il devait aussi lui reconnaître un mérite qui séduit toujours, le mérite de le bien comprendre, et peu de mois avant sa mort, dans une lettre destinée à n’être lue qu’après lui, il lui confia un jeune homme à qui il s’intéressait et ce qu’il voulait lui laisser, en écrivant ces propres mots : « Je sais que vous m’aimiez vivant, et que vous conserverez ma mémoire maintenant que je suis mort. »

Au commencement du XVIIIe siècle, Locke sentit ses infirmités s’accroître, au point de renoncer presque complètement au séjour de Londres. Il y avait déjà deux ans que, forcé d’y borner sa résidence à trois ou quatre mois par an, il avait voulu donner sa démission du conseil des colonies. Nous avons la lettre par laquelle lord Somers lui refuse de se charger de la faire agréer au roi, qui, au lieu de l’accepter, lui offrit une place plus active ; il semblerait que ce fût une mission diplomatique. Locke n’eut pas même assez de voix pour aller dire au roi qu’à Londres il perdait la parole, et manqua son audience à Kensington pour s’enfuir à la campagne, où il respirait mieux. En 1700, il parvint, en résistant encore aux instances du roi lui-même, à se démettre d’un emploi qu’il ne pouvait plus remplir, et qui paraît n’avoir été créé que pour rester une sinécure, car Addison, Prior et Gibbon furent parmi les successeurs de Locke, et la place a été supprimée en 1771 par la réforme de Burke.

Libre enfin, Locke commença à disposer sa retraite pour la vieillesse et pour la mort. Conservant le plus longtemps qu’il le put toute l’activité que comportaient ses forces, il aimait la promenade, le jardinage ; il montait à cheval ou se faisait porter en chaise. Il ne fuyait pas la société, au contraire, heureux au besoin de la compagnie d’un enfant. L’égalité de son humeur n’était point altérée par ses souffrances, dont il ne parlait pas. La sévérité de son régime, la gravité de ses pensées n’ôtaient rien à la liberté bienveillante de son esprit, à l’agrément de sa conversation. Dans les dernières années, l’aspect des affaires publiques l’attristait quelquefois : la corruption du temps l’inquiétait pour l’avenir, et l’on dit qu’il se plaignit de voir vers le terme de sa vie s’échapper les nobles espérances qui l’avaient longtemps animé ; mais cette cruelle épreuve, désespérer de sa cause et de son pays, il trouvait dans sa religieuse philosophie les moyens de la soutenir, sinon de l’oublier. Sans se piquer de ce détachement dont se vante quelquefois la piété, il avait ce courage serein que soutient la foi. Exact aux offices de l’église, il faisait de l’Écriture son livre de prédilection. Il disait qu’en approchant du terme de sa vie, il concevait comme une idée plus haute du christianisme, et il regrettait de ne pouvoir plus écrire. Il le pouvait encore, mais il approchait des jours du déclin, non de son esprit, mais de ses forces, lorsqu’il composa sa paraphrase et ses notes sur les épîtres de saint Paul aux Romains, aux Galates et aux Corinthiens. La lecture de cet ouvrage, qui n’a paru qu’après la mort de l’auteur, et où il manque plus encore que dans aucun autre d’un certain nerf dans la pensée et dans le style, n’inspire pas un vif intérêt. On remarquera cependant la préface où il a indiqué les principes d’une critique philosophique de l’Écriture. Il faut ajouter qu’en se livrant des premiers à ces recherches de théologie paulinienne, si affectionnées des Anglais, il a donné l’exemple d’une interprétation large et raisonnable qui dégage, autant que possible, l’apôtre des gentils de cet absolutisme doctrinal sur la grâce et sur la damnation que l’autorité de grands commentateurs, favorisée par la lettre du texte sacré, lui attribue dans la plupart des églises protestantes. L’esprit et la manière de Locke ont été imités par le savant James Peirce dans ses recherches sur les autres épîtres du même apôtre, qu’il a dédiées au cousin du philosophe, le chancelier King. On cite d’autres commentateurs renommés de saint Paul qui ont dû beaucoup à Locke et à son influence salutaire sur l’interprétation raisonnée des écritures. Il est vrai que l’auteur d’une logique assez connue, Isaac Watts, l’a poétiquement dépeint dans le ciel fort repentant de son ouvrage sur saint Paul ; mais aux vers où il décrit cette triste vision, on en oppose d’autres où il avait représenté Locke pendant sa dernière maladie, tout entier à la lecture des livres saints, et donnant à la raison les ailes de la foi, porté par elle dans la région sublime où la voix du prophète s’entend du haut des cieux.

Peter King était le plus proche parent de Locke. Il était arrivé par le barreau à la chambre des communes, et faisait ses premiers pas dans la carrière parlementaire. Locke, dans ses lettres, les suit avec une sollicitude éclairée. Il lui témoigne beaucoup d’affection et de confiance. C’est là que l’on voit combien, tout en comprenant les avertissemens que lui donnaient la maladie et la faiblesse, il s’intéressait vivement encore aux affaires de sa patrie. La guerre qui s’approche lui donne toutes les émotions que devait ressentir un ami du roi, un homme de 1688. « J’ai reçu, écrit-il à King, le 3 janvier 1702, les imprimés que vous m’avez envoyés. J’ai lu le discours du roi, qui est si gracieux, et qui exprime une si haute sollicitude pour la religion, la liberté et l’intérêt de son peuple, que, sans compter tout ce que les deux chambres feront et ont fait, la cité de Londres, les comtés de l’Angleterre, et tous ceux qui ont si tard recouru à lui ne peuvent, ce me semble, faire moins que de lui rendre, en joignant leurs cœurs et leurs mains, des actions de grâces pour le soin qu’il prend d’eux. Pensez à cela avec vous-même, et pensez-y avec d’autres qui peuvent et doivent songer aux moyens de nous sauver des mains de la France, dans lesquelles il nous faudra tomber, si toute la nation ne déploie pas la dernière vigueur, et cela promptement. » Il eut deux mois après la douleur de voir mourir le prince en qui reposait toute sa confiance, et c’est alors qu’un jour plus sombre dut à ses yeux s’étendre sur l’avenir de son pays. Cependant ses lettres à King le montrent fidèle à la politique guerrière de Guillaume, et il ne l’oublie pas au milieu des réflexions tristes et sereines à la fois que lui inspirent le déclin de ses forces et le progrès de ses maux.

Vers la fin de 1703, il cessa de pouvoir écrire lui-même, et pour la première fois il eut besoin d’un secrétaire. Cependant il conserva toute son activité d’esprit, toute son égalité d’humeur, et sa conversation était aussi animée que le lui permettait sa poitrine. Lorsque, peu de temps avant sa mort, on remarquait sa gaieté : « Il faut vivre tant qu’on vit, » répondait-il.

La belle saison lui avait toujours apporté du soulagement ; mais le printemps et l’été se passèrent en aggravant ses maux. Observant les signes précurseurs d’une fin inévitable avec le coup d’œil d’un médecin et la fermeté d’un sage, il se prépara à la dernière épreuve. Il entretenait ses amis de sa confiance dans la Providence, de sa résignation et de sa reconnaissance, de sa ferme espérance dans les promesses d’une vie à venir. Comme il ne pouvait plus marcher, il se faisait porter dans un fauteuil. Il y avait déjà quelque temps qu’il était hors d’état d’aller à l’église, et il reçut le sacrement dans sa chambre avec deux amis, répétant au ministre que ses sentimens étaient ceux d’une parfaite charité envers tous les hommes et d’une sincère union avec l’église du Christ, sous quelque nom qu’elle fût désignée.

Le 27 octobre, veille de sa mort, il se sentit très faible et ne put se lever. Lady Masham et toute la famille se tinrent dans sa chambre. On lui fit quelque lecture, et lorsqu’on lui dit adieu : « J’espère, dit-il, que vous vous souviendrez de moi dans vos prières du soir. » On lui proposa de les faire dans sa chambre, et il y consentit. Puis, au moment où ses amis se retirèrent, il leur dit : « Je vous souhaite à tous du bonheur, quand je vous aurai quittés. » Lady Masham resta seule assise auprès de son lit, et il l’exhorta à regarder ce monde uniquement comme une préparation pour un meilleur. Quant à lui, il avait assez longtemps vécu, il bénissait Dieu pour avoir passé une heureuse vie, et cette vie cependant ne lui paraissait que vanité. Il ne voulut pas que lady Masham le veillât, espérant un peu de sommeil ; mais il ne dormit pas, et le lendemain matin il voulut essayer de se lever et se fit porter dans son cabinet. Il y dormit quelque temps dans son fauteuil ; puis, se sentant mieux, il voulut s’habiller comme à l’ordinaire. Il demanda un peu de bière, et pria lady Masham, qui lisait les psaumes tout bas, de les lire à haute voix, ce qu’elle fit. Il parut attentif jusqu’à ce que, s’apercevant d’un certain trouble dans son esprit, il lui dit de s’interrompre, et, après quelques minutes, il expira. C’était le 28 octobre 1704. Il était dans la soixante-treizième année de son âge.

« Sa fin, écrivait lady Masham, a été aussi admirable que sa vie. Il est mort de faiblesse, n’omettant aucune occasion de donner des conseils chrétiens à tout ce qui l’entourait. En tout, sa mort a été, comme sa vie, vraiment pieuse, et pourtant naturelle, facile, exempte de toute affectation. Et jamais le temps, je pense, ne produira un plus éminent exemple de raison et de religion qu’il ne l’a été vivant ou mourant. — Oates, 8 novembre 1704. » Il est doux de transcrire de telles paroles. Elles recommandent tout ce qu’elles racontent, et, bien mieux que tout ce qu’on entend de nos jours, elles nous apprennent comment la religion et la philosophie peuvent se rejoindre dans la vérité et la vertu.

Par ses actes de dernière volonté, il fit King son héritier et donna ses ouvrages à la bibliothèque bodleienne de l’université d’Oxford ; il est vrai que le conservateur les lui avait demandés. Locke fut enterré dans le cimetière de High Lever, Essex. Il avait lui-même composé son épitaphe, qu’il faut, ce me semble, copier pour achever de le faire connaître.


« SISTE, VIATOR. Hic juxta situs est Joan. Locke. Si qualis fuerit rogas, mediocritate sua contentum se vixisse respondet ; litteris innutritus, eas usque profecit ut veritati unice litaret. Hoc ex scriptis illius disce, quae quod de eo reliquum est majori fide tibi exhibebunt quam suspecta epitaphii elogia. Virtutes si quas habuit minores sane quam sibi laudi, tibi in exemplum proponeret. Vitia una sepeliantur. Morum exemplum si quaeras, in Evangelio habes : vitiorum utinam nusquam : mortalitatis certe, quod prosit, hic et ubique.

« Natum an. Dm. 1632, aug. 29°, mortuum 1704, oct. 28° memorat haec tabula brevi et ipsa peritura. »


On s’est plaint quelquefois de l’abandon de la sépulture de Locke dans un lieu inconnu ; mais les révérends Edouard Tagart et Benjamin Mardon, qui ont visité le 28 octobre 1853, jour anniversaire de sa mort, son tombeau et celui des Masham[11] à High Lever, l’ont trouvé dans le meilleur état de conservation. Il nous semble que les mortelles dépouilles d’un sage n’ont pas besoin d’un plus somptueux mausolée. Du reste on sait que la reine Caroline, cette femme supérieure dont les inspirations firent pendant un temps toute la sagesse de George II, aimait la philosophie et les philosophes. Elle se plaisait beaucoup à Richmond, et la partie de l’ancien parc qu’on appelle le Jardin-Royal lui dut toute sorte d’embellissemens d’un goût fort contestable, mais qu’on admirait alors. Elle y fit construire une grotte ou plutôt un souterrain, dit le Caveau de Merlin, orné de figures de cire, et un ermitage, où elle voulut placer les bustes des grands philosophes de l’Angleterre : c’étaient ceux de Bacon, de Newton, de Clarke et de Locke. L’hommage était digne de remarque, venant d’une ancienne amie de Leibnitz.

Après ce récit, il nous semble superflu d’en recueillir les traits pour peindre le caractère de Locke. En essayant son portrait, nous n’égalerions assurément pas celle dont Le Clerc nous a conservé les lignes remarquables[12]. Lady Masham (car sans aucun doute elle en est l’auteur) avait écrit quelques ouvrages de piété, et jamais son cœur ne l’a mieux inspirée que lorsqu’elle a tracé cette vive image de l’ami vénéré qui lui dut le bonheur de ses derniers jours.

  1. The Life of John Locke, with extracts, etc., by lord King, nouvelle édit., 2 vol. ; Londres 1830.
  2. Usserius.
  3. Observ. medic. circa Morb. acut. histor. et curat. ; — Th. Sydenham, Opp., 2 vol. in-4o Genève 1769. Le même ouvrage avait paru en 1666 sous le titre de Method. cur. Febr.
  4. Cabal, des premières lettres de ces cinq noms : Clifford, Arlington, Buckingham, Ashley, Lauderdale.
  5. Il était premier commissaire de la trésorerie.
  6. « Nescis in quas res me conjecisti. » King, II, p. 311.
  7. Two Treatises of Government, préface.
  8. Essai sur l’Entendement humain, l. IV, c. X, 18.
  9. Lady Masham, née à Cambridge en 1658, seconde femme de sir Francis, n’avait de commun que le nom avec lady Masham (Abigaïl Hill), la favorite de la reine Anne. Elle mourut en 1708.
  10. The Reasonableness of Christianity as delivered in the Scriptures, 1695.
  11. Il parait cependant que lady Masham fut ensevelie dans la cathedrale de Bath.
  12. Bibliothèque choisie, 1705, t. VI, p. 395. Lady Masham a écrit des Pensées sur une Vie chrétienne, publiées la même année, et qui ont été attribuées à Locke lui-même. Elle avait en 1696 donné un autre ouvrage traduit par Coste sous ce titre : Discours sur l’Amour divin, par Mme Masham, Amst. 1705.