Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie IV/Chapitre XIV
CHAPITRE XIV.
Or est temps que je tire à fin la matière de mon livre, nonobstant que dire encore assez se pourroit. Mais pour ce que l’entendement de l’homme se travaille aulcunes fois de moult ouïr, tant soyent les choses bonnes, icy conclueray mon dire, délaissant à parler de luy au temps qu’il est encore en la droicte fleur de son âge, dont j’espère que ses biens faits ne fauldront mie à tant, ains croy que tous jours iront croissans de mieulx en mieulx. Car tout ainsi que on voit que l’un vice attire l’autre, pareillement croissent et multiplient les vertus. Donc comme nous soyons tous mortels, s’il advient que mort ou autre encombrier me défende à plus escrire et adjouster à mon livre ce que le dict mareschal fera d’or-en-avant, je supplie tous saiges escrivains que aucun d’eulx veuille parfaire le surplus, jusques à sa fin, que Dieu bonne luy octroye ! Si prie et requiers humblement aux nobles et notables personnes, par l’ordonnance desquels il a esté fait, que ils me veuillent pardonner si, si suffisamment que la haulte matière le requiert, ne l’ay sceu traicter ne mettre en ordre ; car vrayement il n’a mie tenu à faulte de bonne volonté, mais à non plus savoir. Si leur plaise corriger les défaults, et avoir agréable mon labeur tel comme il est. Et aussi je supplie très humblement le bon chevalier de qui il est fait, que, s’il advient que en son vivant il vienne entre ses mains, ou en oye parler, que pareilment me veuille pardonner si, si suffisamment que il appartient, n’y ay enregistré et mis ses nobles faits et dignes mœurs, ne mauvais gré ne me veuille savoir, si j’ay eu hardiesse d’entreprendre à parler de luy et de sa vie, sans en avoir auparavant congé de luy et licence, et sans son sceu ; car j’ay receu la charge et commission de ce faire, volontiers et à bonne intention, pour ce que la belle matière dont il traicte, pourra à tousjours mais estre cause de bon exemple à ceulx qui désirent hault attaindre, et qui mirer s’y voudront. Si ne luy debvra pas desplaire d’avoir le payement de ce qu’il a bien desservy, c’est à sçavoir los et renommée à tousjours mais au monde par les mérites de ses biensfaits. Car il ne desplaisoit pas jadis aux vaillans preux, que mémoires authentiques et perpétuels fussent faicts de leurs bontés ; ainçois dit Valère, et maints aultres autheurs le tesmoignent, que en intention et espérance que ils acquissent bonne renommée faisoient et tiroient à chef les merveilleuses choses que ils entreprenoient. Et dict à ce propos Aristote : Que los et honneur n’est mie encore assez suffisant mérite à donner à l’homme qui est vertueux. Et qu’il soit vray, que un chascun prince et gouverneur de pays, ou chef de chevalerie ou de communauté de gent, doibve raisonnablement vouloir avoir los, gloire, et honneur, afin que la réputation de leurs personnes soit tenue en plus grande révérence de leurs subjects, par quoy ils en soyent plus craints et plus obéis, dit Varron, qui fut un très saige auteur des Romains : que il estoit expédient que les rois et les grands princes se faignissent estre du lignaige des dieux, comme plusieurs le firent jadis, comme le roy Alexandre, les empereurs de Rome, et autres. Et de ce fait mention saint Augustin au livre de la Cité de Dieu. Parquoy nous pouvons dire que c’est chose convenable que ceulx qui ont soubs eulx administration de gens et de peuples, accroissent leurs authorités le plus que ils peuvent, non mie par orgueil, mais pour estre plus craints et obéis comme il appartient. Doncques ne me sçaura pas mauvais gré ce vaillant preud’homme, si je luy ay procréé et enfanté un nouvel hoir, voire si durable que il ne pourra jamais mourir au monde ; car voirement les livres qui sont faits représentent les personnes de ceulx de qui ils parlent, si comme fait le fils la mémoire du père. Ô il ne sera pas plus desdaigneux que fut jadis Pompée-le-Grand, à qui ne desplut mie de ce que le saige poëte, qui fut nommé Téophanes, avoit escript sans son sceu ses gestes et ses nobles faits, que il mit en moult beau langaige et notable style. Il ne l’eut pas à desdaing ; ains quand le volume luy présenta, il en fit joye à grant merveilles ; et dit que celuy qui avoit mis peine à prolonger sa mémoire à tousjours-mais au siècle, l’amoit de grand amour, quand il désiroit sa perpétuité ; si avoit bien desservy que grand guerdon luy rendist de tel bénéfice et service. Si le rémunéra si grandement, que il le pourvéit de son vivre très honnorablement. Et avec ce pour ce que il avoit honnoré et exhaussé son nom par escript, pareillement le voult honnorer ; car il le mit au rang des chevaliers, et le fit citoyen de Rome, qui estoit adonc le plus grand honneur que on pust faire à homme, et n’estoit mie chose accoustumée que on y receust nuls estrangers. Si estoit moult grande dignité, pour les grands priviléges, franchises et excellences de quoy usoient les dicts citoyens. Et avec ce l’honnora de grand louange en ses escripts, en moult bel langaige et très orné, en luy rendant grâces de ce qu’il avoit dict de luy ; et à tousjours fut son familier, et amy singulier, avec les guerdons d’autres grandes largesses que il luy rendit.