Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie IV/Chapitre II
CHAPITRE II.
À parler des mœurs et conditions du mareschal, après que nous avons raconté ses faicts. Tout premièrement dirons de la dévotion qu’il a vers Dieu, et commencerons à la vertu de charité : parce qu’elle est mère et souveraine des vertus, comme le tesmoigne sainct Paul. Il a telle dévotion à faire bien aux povres, et telle pitié a de eulx, que il fait enquérir diligemment où il y ait povres mesnaigers, vieulx et impotens, ou chargés d’enfans, ou povres pucelles à marier, ou femmes gisans, ou veufves, ou orphelins, et là secrètement très largement envoyé de ses biens. Et ainsi par luy sont soustenus maints povres. Et encore ne luy suffisent les aumosnes que il fait au pays où il est ; ains pource qu’il sçait que à Paris y a maintes secrètes grandes povretés, y envoie souvent très grand argent pour employer en tels usaiges à gens qu’il commect à ce faire. Et est chose vraye, comme plusieurs gens le savent, que maints povres mesnaiges et maints povres impotens en ont esté réconfortés, et maintes filles mariées. Moult volontiers aussi ayde à secourir couvens et églises, et fait réparations de chappelles et lieux d’oraisons, si comme il appert en maints lieux, et mesmement à Sainct-Innocent à Paris ; auquel lieu, par l’argent qu’il a donné, sont faits les beaux charniers qui sont autour du cimetière vers la drapperie, et aussi à Sainct-Maximin en Provence, où est le chef de la Magdelaine, a donné mille escus comptant pour faire une voulte sur la chappelle où est le benoist chef, et refaire la dicte chappelle toute neufve : laquelle est faite moult belle. Volontiers donne à povres prebstres, à povres religieux et à tous ceulx qui sont au service de Dieu. Et à tout dire, jamais ne fault à nul qui luy demande pour l’amour de Dieu. Et quand il chevauche dehors, volontiers donne l’aumosne de sa main, non mie un petit denier à la fois, mais très largement. Si est secourable et très grand aumosnier partout où il peut savoir qu’il y ait pitié, et par espécial des bons ; car il aime chèrement tous ceulx qu’il peut savoir qui sont de bonne vie, et qui aiment et servent Nostre-Seigneur ; car comme dict le proverbe commun : chascun aime son semblable. Mais pource que je sçay qu’en son noble sens, condition et nature, n’a nul défault, je me veulx excuser à luy, si le cas advenoit que jamais ceste présente escripture vint en ses mains, parquoy il fust aucunement troublé, si comme sont communément les bons quand ils oyent faire mention des biens que ils font pour Dieu, que de ce que j’en dis la vérité luy plaise n’y vouloir avoir aulcun desplaisir, ne m’en avoir aulcun mauvais gré ; car je ne le fais mie pour luy en donner vaine gloire, ains le fais en intention de donner bon exemple à tous ceulx qui en orront parler, et qui ce présent livre liront et oiront. Car comme les saiges théologiens le tesmoingnent, l’aumosne et le bien fait n’est conseillé à faire secrètement, fors pour ce sans plus que l’homme qui le fait n’y prenne aulcune vaine gloire, en monstrant sa bonté devant les gens. Mais quand l’homme est si parfait, que pour bien, aulmosne ou oraison qu’il face, soit en secret ou en public, point ne s’y glorifie, ains le fait simplement pour l’amour de Dieu, mieulx est qu’il le face devant les gens que en secret. La cause est, pource que il donne exemple, à ceulx qui le voyent, de faire bonnes œuvres.