Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie III/Chapitre XXII

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PARTIE III.

CHAPITRE XXII.

Cy devise comment messire Gabriel Marie, bastard du duc de Milan, cuida usurper au roy la seigneurie de Jennes, et comment il eut la teste couppée.

Dict vous ay cy devant comment messire Gabriel Marie, bastard du premier duc de Milan, vendit la cité de Pise aux Florentins, et comment le mareschal à toutes ses besongnes luy avoit esté amy, voire si amy luy avoit esté, que par maintes fois luy avoit sauvé la vie, et gardé de faim, et maints autres encombriers. C’est chose vraye. Mais iceluy Gabriel, mauvais et desloyal, comme il y parut, luy en cuida rendre si petit guerdon, comme de se parforcer de usurper au roy et soustraire la seigneurie de Jennes, comme par moy vous sera devisé. Il est vray que quand iceluy messire Gabriel eust faite la dicte vendition de Pise, il alla demeurer avec le jeune duc de Milan et le comte de Pavie ses frères, qui bénignement le receurent. Et à brief dire, quoy que ils le traictassent amiablement comme frère, il se porta si mal vers eulx, que il attira tant de gens vers soy, par ses tromperies, que il osa faire guerre à ses dicts frères. Et de faict se bouta en une forte place de Milan, que on dit la citadelle, et la tint par force, en cuidant pouvoir forçoyer contre eulx. Mais sa présomption le déceut ; car il convint au dernier que par nécessité de vivres et par force de famine il se rendist. Laquelle chose fut saufve sa vie. Et le duc de Milan pour celuy meffaict le bannit à certain terme, et le confina à aller demeurer en la cité d’Ast, qui est au duc d’Orléans. Laquelle chose jura et promit. Mais de ce serment se parjura, et fit tout le contraire. Car il s’en alla au pays de Lombardie devers Facin Kan, qui est un grand tyran, et meneur de compaignies de gens d’armes, ennemy de Dieu, et de nature humaine. Car tous maulx, occisions et dommaiges sont et ont esté par long temps par luy faits et exécutés. Ce Facin Kan est ennemy du roy de France, et très grand adversaire du dict duc de Milan, et du comte de Pavie son frère. Et se teint le dict Gabriel en une cité que Facin avoit usurpée, laquelle se nomme Alexandrie de la Paille, l’espace d’un an, en portant de tout son pouvoir mal et dommaige à ses dicts frères. En ces entrefaictes ne luy suffit pas ceste seule mauvaistié, ains luy et son desloyal compaignon le dict Facin Kan vont machiner grande mauvaistié, si à chef l’eussent peu mectre. Mais Dieu de sa grâce ne le voult consentir. Ce fut que ils proposèrent d’oster au roy la seigneurie de Jennes, y occire tous les François, et l’attribuer à eulx, ou au moins, si tout ce faire ne pouvoient, mettre la ville à sac, qui est à dire la courir et piller, et eulx en aller à tout la proye. Ceste délibérée entre eulx, firent tant que aucuns Guibelins feurent de leur accord. Si estoit telle leur intention, que le dict Gabriel qui tousjours avoit trouvé amitié et courtoisie au mareschal, viendroit à Jennes devers luy, et demanderoit marque sur les Florentins pour aulcun reste de deniers que encores luy debvoient à cause de la vendition de Pise, et par celle voye, tandis que à Jennes seroit, pourroit adviser la manière de mettre à fin ceste entreprise. Ceste chose délibérée, manda au mareschal que il luy plust que devers luy vinst ; laquelle chose il octroya volontiers. Mais non pourtant Gabriel, avant qu’il y vinst envoya demander au dict mareschal un saufconduict, pource qu’il avoit demeuré avec Facin Kan, ennemy du roy et des Genevois. Et il luy donna, mais non pourtant pour faire dommaige en nulle manière à luy ou à la dicte seigneurie de Jennes. Et ainsi y vint messire Gabriel, et le mareschal luy donna la marque que il demandoit, et le traictoit aussi aimablement pour l’amour de son feu père, comme si ce fust son frère. Et à ses despens y feut environ six mois, en monstrant signe de poursuivre la dicte marque, mais à autre chose pensoit. Car c’estoit pour tousjours adviser son point, pour à son pouvoir parfournir sa trahison. Mais la saige prévoyance du mareschal ne luy souffroit avoir opportunité, ny espace. Toutesfois pour entrer en son fait avoit jà demandé audict mareschal congé de passer huict cent chevaux par la ville et rivaige de Jennes, lesquels il vouloit mener de Toscane en Lombardie, pour certain sien affaire, comme il disoit. Lequel congé il luy avoit donné. Mais Dieu qui jà par tant de fois a gardé de mal et d’encombrier son servant le mareschal, ne voult que plus fust ceste mauvaistié celée, laquelle fut par estrange manière, descouverte en telle manière.

En celuy temps le mareschal faisoit tenir le siége devant un chastel que on nomme Cromolin, que tenoit contre le roy et la seigneurie de Jennes un mauvais rebelle nommé Thomas Malespine, qui estoit de l’entreprise de Gabriel et de Facin Kan. Advint une fois entre les autres, comme Dieu le voulut, que un autre Genevois qui estoit dehors au siége, prist fort à débatre avec celui Thomas qui sur le mur du chastel estoit. En disant, que mal luy viendroit d’estre ainsi rebelle au roy et à sa seigneurie, et que mieulx feroit de se rendre, et donner obéissance, comme raison estoit. À brief dire, grosses paroles eurent entre eulx, et s’entredirent de grandes vilenies, tant que le dict Genevois dit à celuy Thomas, que il luy verroit coupper la teste sur la place de Jennes. Adonc l’ire extresme et le despit que le dict Thomas eust, le fit eslargir de paroles, selon la vanité de son couraige. Si respondit : « Et je te promets que avant que il soit guères de jours tu me verras aller par entre les changes de Jennes. » La parole que cestuy dict fut moult pesée des oyans, qui tantost pensèrent que jamais cestuy-cy n’auroit la hardiesse de se tant tenir, s’il n’avoit port et espérance d’aucun. Si fut tantost tenu suspect le dict Gabriel, à cause de Facin Kan. Mais pour en savoir la certaineté, fut par secret conseil ordonné une certaine quantité de bons hommes d’armes, loyaux au roy et à la seigneurie, qui furent envoyés sur les montaignes environ Jennes, pour prendre garde si nul messaige ne pourroit aller ne venir de Gabriel à Facin Kan. Dont il adveint un jour, comme ils estoyent là en espie ; que ils virent venir un compaignon à cheval. Tantost coururent sur luy à tout dagues et espées nues, disans : « Traitre tu es mort. Car nous voyons bien à la devise que tu portes que tu ès à ce faulx traistre Gabriel, qui est amy du mareschal que nous hayons sur tous. Car par luy sommes bannis de Jennes, si compareras le maltalent que nous avons à luy. » Adonc celuy qui cuida que ils dissent vray, et que ils fussent des bannis de la ville, haineux du mareschal, leur dict que pour Dieu ne le tuassent pas, et que puisque ennemis du dict mareschal estoyent, telle chose leur annonceroit, que s’ils en vouloient estre principans, ils seroient tous riches. Adonc iceulx faisans semblant que bien leur plust ceste chose, luy tirèrent de bouche toute l’entreprise, et comment il portoit lettres à Facin Kan de par Gabriel, que il avoit entre les semelles de ses souliers. Lors iceulx faisans accroire que ils le mèneroient sauvement avec eulx, le menèrent à Jennes. Dont il se trouva esbahy, et secrètement fut examiné, et tantost recongneut toute la chose. Si fut pris messire Gabriel, qui garde ne s’en donnoit, au palais de la ville, auquel habite le mareschal, où s’estoit allé esbatre, pour adviser le lieu, afin de mieulx parfournir sa trahison. Et à tant fut mené, que de sa propre bouche recongnut tout le faict. Et comment à certain jour Facin Kan debvoit venir à tout deux mille chevaux et trois mille hommes de pied, devant les portes de Jennes, et crier : « Vive partie Gibeline ! » Que adonc quand les gens du mareschal et les Genevois sortiroient dehors contre luy, messire Gabriel à tout ses huict cent chevaulx debvoit faire semblant de saillir en leur ayde, et avec eulx contre le dict Facin. Mais il tiendroit la porte ouverte, pour donner lieu au dict Facin d’entrer dedans. Et que au cas que les Gibelins de Jennes se fussent voulu rebeller, ils eussent esté avec eulx si forts que tous les gens du roy eussent tué. Et au cas qu’ils ne se rebellassent, que au moins courroient-ils la ville et la pilleroient, puis s’en iroient. Si eut après ceste confession messire Gabriel la teste tranchée, comme il l’avoit bien desservy.