Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie III/Chapitre XX
CHAPITRE XX.
Les nouvelles de la susdicte emprise, comment le roy Lancelot debvoit favoriser et secourir le pape de Rome, et comment son intention estoit de se parforcer de prendre la cité de Rome, vindrent aux oreilles du mareschal. De laquelle chose fut durement irrité ; car bien luy sembla que ce pourroit estre grand empeschement et empirement de traicté de paix au fait de l’Église. Et aussi moult luy pesa que la cité de Rome, qui doibt estre et est le droict patrimoine de l’Église, dust par telle tyrannie estre ravie et usurpée, et par espécial d’un si mauvais chrestien comme il est, et ennemy du roy de France, et si grand adversaire du roy Louys, cousin-germain du dict roy de France. Si sceut comment le dict roy Lancelot alloit jà à toute sa puissance par mer et par terre pour y mettre le siége. Si fut moult en grande pensée de trouver aulcune voye que ceste chose fust empeschée. Et quand il eut délibéré de ce qui estoit le meilleur à faire, il appella un de ses gentils hommes que il savoit vaillant, saige, bon et diligent, nommé Jean de Ony, duquel est parlé autre fois en ce livre. Si luy dit en ceste manière. « Vous vous en irez de tire à Rome, et parlerez à Paul Ursin, auquel me recommanderez ; et de par moy luy direz : que luy qui est comme le chef et principal de Rome, et qui l’a en gouvernement, veuille monstrer par effect à ce grand besoing la loyauté, preud’hommie et vaillance qui tousjours a esté en luy, et en ses nobles et anciens devanciers ; si que de toute sa puissance et force il monstre la féauté et bon amour que il porte, comme il est tenu, à la cité de Rome ; en telle manière que il ne veuille souffrir que elle soit ainsi contre droict et raison baillée, ne soufferte en mains estrangères, et en seigneurie de nouvel tyran. Laquelle chose s’il advenoit seroit très grandement à l’empirement de l’honneur de la cité et des Romains. Et que s’ils ont esté et sont grands et de noble couraige, desprisans servitude plus que gens du monde, à ceste fois le veuillent monstrer. Et que de ce je le prie tant comme je puis. Et le fais certain et luy promects que s’il se tient hardiement, et s’il se deffend par grand vigueur contre le dict Lancelot, si y aura grand honneur à tousjours mais, et que je le secoureray atout grand’puissance sans nulle faulte dedans quinze jours. » Jean de Ony atout ceste commission s’en alla batant à Rome, et avec luy par le commandement du maréschal un autre escuyer bon et appert, nommé le Bourg de Larca. Si fit sa légation à Paul Ursin bien et saigement, tout en la forme et manière que enjoint luy estoit. Et ouyes les paroles, à dire en brief ce que Paul Ursin en fit, il montra semblant que moult estoit liés de ce que le mareschal luy mandoit, en disant qu’il l’en remercioit de bon cœur. Et que par faulte de couraige, et de mettre toute peine, diligence, corps, avoir et vie, ne demeureroit mie, que Lancelot ne trouvast grande résistance. Et que à Rome y avoit assez vivres pour cinq mois, et puissance pour souffrir tant qu’ils fussent secourus. Si mettroit grand soin que ils se tenissent forts contre le siége. De ainsi faire et tenir loyaument le jura et promit Paul Ursin à Jean de Ony, et que sans faulte deffendroit la cité hardiement jusques au dict terme, et tousjours à son pouvoir, attendant le dict secours. Et pour mieulx monstrer au mareschal la voye que il debvoit tenir, luy mesme figura de sa propre main la cité de Rome sur un peu de papier, et la cité d’Ostie qui là près sied, et la manière et place où l’on pourroit combattre par mer le navire du roy Lancelot. Aussi devisa l’ayde que il feroit au mareschal, bailla enseigne comment on le congnoistroit, et dict la manière comment Lancelot pourroit estre desconfit par terre. Toutes ces choses certifia à tenir le desloyal Paul Ursin, qui oncques rien n’en tint ; Car deux jours après que le dict Jean de Ony partit d’avec luy, il mit luy mesme le roy Lancelot dedans Rome, moyennant vingt six mille florins que il receut, et deux chasteaux. Et Jean de Ony, qui en pièce n’eust pensé ceste mauvaistié, s’en retourna devers le mareschal. Toutesfois il laissa son compaignon à Rome, c’est à savoir le susdict Bourg de Larca, pour faire savoir toutes nouvelles au mareschal, et pour tousjours solliciter Paul Ursin des susdictes choses. Mais en s’en retournant trouva la venue du roy Lancelot plus advancée que luy ni le mareschal ne pensoient ; car jà estoit le dict roy à toute sa puissance par terre et par mer au siége devant la cité d’Ostie, qui sied à la rive du Tibre près de Rome. Et avoit en sa compaignie par terre, environ de huict à neuf mille chevaux et deux cent hommes à pied. Et par mer avoit en navire sept galées subtiles, et deux grosses galées huissières, et bien soixante-dix barques chargées d’habillemens de guerre et de victuailles. Ces choses vues et sceues, le dict Jean de Ony, qui vit le besoing de tost haster la chose, exploicta tant son erre, que en quatre jours fut de Rome à Portum-Vendre. Auquel lieu trouva le mareschal, qui après le rapport ne musa mie, ains mit telle diligence en la besongne, que le quatrième jour d’après il appresta toute son armée, tant de gens d’armes, comme de naves, d’arbalestriers, de vivres, et de toutes choses à ce nécessaires ; et celuy jour monta en galée. Si avoit en sa compaignie huict galées et trois brigantins, les mieux armées et fournies de gens d’armes et d’arbalestriers que on pust voir. Desquelles dictes galées avoit fait capitaines ceulx de qui les noms s’ensuivent. Luy mesme fut le capitaine de la première nave ; Dom James de Prades de la seconde ; Jean de Lune, nepveu du pape, de la tierce ; messire Girard de Cervillon, et le mareschal du pape, de la quatriesme ; de la cinquiesme, frère Raimond de l’Esture, prieur de Thoulouze ; de la sixiesme, le seigneur de la Fayette ; de la septiesme, messire Robert de Milly, et de la huictiesme Jean de Ony. Si estoient en ceste compaignie entre les autres nobles et renommés gens, ceulx dont les noms cy ensuivent ; messire Luque de Flasque, messire Gilles de Pruilly, messire Guillaume Mouillon, messire Beraut du Lac, Guillaume et Hugues de Tholigny, le sire de Montpesat, Robert de Fenis, capitaine de l’un des brigantins, Gilet de Grigny, Chabrulé de Ony, nepveu du susdict Jean et plusieurs autres, qui long seroit à dire.
À tout ceste belle compaignie se partist le mareschal ; mais comme Dieu le voult pour son mieulx, tantost se leva un vent contraire et un oraige si très grand, que nullement ne pouvoit aller avant, dont tout vif enrageoit. Et contre le vent par droicte force alla jusques devant Moutron, mais pour néant ; car la tempeste s’enforça si très grande que il lui convint tourner arrière ; et dura cest oraige par trois jours. De laquelle chose tant estoit dolent le mareschal que plus ne pouvoit. Et ainsi en attendant tousjours que la tourmente cessast, pour le grand désir que il avoit de parfournir son emprise, ne souffroit que nul de ses gens ississent hors du navire, jusques à tant que le susdict Bourg de Larca, que le dict Jean de Ony avoit laissé à Rome, comme dict est devant, arriva, qui venu estoit à grand haste et par maints périls. Lequel dit les nouvelles, comment Lancelot avoit esté par Paul Ursin mis à Rome, comme dict avons devant. Laquelle chose moult pesa au mareschal ; mais tous ceulx qui avec luy estoyent regracièrent Nostre Seigneur de l’oraige et tourmente qui les avoit empeschés d’aller plus avant ; car sans faille si jusques là fussent allés, tous eussent esté trahis, morts et péris. Mais Dieu, qui toujours défend les siens, garda adonc son servant le bon mareschal, qui demeura dolent et courroucé de ce qui advenu estoit ; mais ne défaillit mie pourtant en luy l’ardente volonté de tousjours travailler au bien et paix de saincte église. Ains puis qu’il avoit failly à une de ses voyes, pour venir où il tendoit, c’est à savoir d’empescher celuy de Rome que il ne fust favorisé par la puissance de Lancelot, comme dict est, il prist à penser que il cercheroit voye et manière de tant faire, par toutes les parties d’Italie qui au dict pape de Rome obéissoient, que ils fussent advertis et congnussent les grands maux et inconvéniens qui à cause de l’erreur du dict pape de Rome, et aussi de celuy d’Avignon, et par leur obstination, advenoient en la chrestienté. Et à ce tant se peina, que il leur ouvrit les yeux de vérité en ceste cause. C’est à sçavoir que bon seroit que un seul pasteur fust eslu par saincte voye, et ces deux maudits déposez. Et semblablement fit tant par ses saiges et bonnes manières, avec l’ayde de Dieu, vers tous les roys et les terres et pays qui au dict pape de Rome obéissoient, comme en Angleterre, Alemaigne et ailleurs, et pareillement de celuy d’Avignon, comme France, Arragon, Espaigne et autre part, que tous les princes de la chestienté, et chascune puissance de pays, mettroit peine à tendre à l’union, et que plus nul de ces deux ne seroit favorisé ni soustenu en son erreur. Et ainsi par long travail, non mie tout en un jour, mais en l’espace de plus de trois ans (car trop y a à faire de ramener infinies opinions, et diverses faveurs à une seule), a tant faict par son saige pourchas, que il est venu à ce que il tendoit ; c’est que tous les princes de la chrestienté qui leur obéissoient, et toutes les terres et pays sont aujourd’hui d’accord, et mesmement le roy Lancelot (qui souloit favoriser celui de Rome, comme dict est), que tous deux cèdent, et un vray pape soit eslu. Et chascun endroict soy y travaille ; et au cas qu’ils y soient contredisans, et ne aillent à la journée, qui pour ceste cause est prise à certain jour au mois d’avril, en cest an mille quatre cent huict, en la cité de Pise, où le concile général doibt estre assemblé, et eulx-mèmes y sont appelés, et jà de toutes parts y vont prélats et ambassadeurs de tous les princes et pays (en laquelle chose France a grand honneur, le roy et les princes d’icelle, avec la noble université de l’estude de Paris, qui grand peine et par long temps y a mis), ils seront délaissés seuls comme hérétiques damnés, mauvais et détestables, de tous leurs cardinaulx, de tous les princes, et de toute gent, et leur sera ostée toute puissance, et punis s’ils peuvent estre tenus, et un nouvel eslu par le sainct collége, sans contraincte, en manière due, par la voye du Sainct-Esprit. Laquelle chose Dieu par sa saincte miséricorde veuille terminer briefvement, au bien et paix de toute la chrestienté, comme mestier est ; car il n’est nul doubte que à cause de ce schisme sont venus par l’ire de Dieu les maux qui depuis sont venus au monde moult merveilleux. Et en cest estat, et soubs la forme que en brief je devise, est à cestuy jour dixiesme de mars, mille quatre cent huict, le faict de l’église. Environ lequel jour doibvent partir pour aller au dict concile les envoyés du roy de France, c’est à sçavoir le patriarche d’Alexandrie, et autres notables prélats, et nobles clercs de la dicte université de Paris, et maint gent d’authorité. Si en lairray atant, et diray des autres bienfaicts du vaillant chevalier en qui prenons nostre matière.