Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie III/Chapitre XVI
CHAPITRE XVI.
« Après que vous aurez dict bien et bel ordonnément toutes ces choses au dict roy de Cypre, vous prendrez bien garde au changement de son visaige, mesmement quand vous parlerez à luy. Car par ce vous pourrez adviser si la besongne luy plaira ou non, et par ce pourrez estre plus advisés de parler. Et s’il vous demande comment se pourroit faire ceste entreprise sans qu’il fust sceu, et où seroit prise si grand finance comme il y conviendroit ; à ces deux choses vous respondrez, en luy démonstrant comment il pourroit faire son armée en son pays, tenant manière que ce fust pour la guerre que il a au souldan, et nous prest au temps et au terme que luy mesme vous diroit, et telle manière que quand nous luy ferions savoir nostre venue, montast sur mer, se partist, et fist semblant de venir à Rhodes. Et adonc luy serions au devant à Chastel-rouge ; et là nous assemblerions, et partirions à tout nostre ost et au nom de Dieu tout-puissant, et tiendrions nostre chemin vers Alexandrie. Et aussi feroit bien au fait, que il trouvast manière d’envoyer secrètement un Cyprien ou un Arménien demeurer au dict lieu d’Alexandrie, par lequel il sceust toutes nouvelles, et fist à croire à celui mesme que ce seroit pour la guerre qu’il a au dict souldan, et ceste voye seroit bonne. Et quant à la mise qu’il y conviendront, luy direz que nous savons bien que soustenir ne pourroit si grands charges et despens que firent ses prédécesseurs, par lesquels la dicte cité fut autrefois prise, mesmes de nostre âge ; car trop a esté du depuis le pays grevé. Et pour ce, tout ainsi que le voulons ayder de nos personnes et de gens, sembablement nous plaist le faire de nostre chevance. Et affin que il voye et sçaiche que ceste chose avons bien en tous les points advisée, nous semble que, pour ce faire, telle quantité de gens d’armes suffiroit ; toutesfois selon nostre advis, lequel remettons tout en sa bonne ordonnance et discrétion : tout premièrement mille hommes d’armes de bonne estoffe, mille varlets armés, mille arbalestriers, deux cens archers, deux cens chevaulx, sans ceulx que nous prendrions par delà. Item de navire cinq grandes naves, deux galées, et deux galées huissières, garnies de vivres pour six mois. Après ces choses dictes, vous luy pourrez dire la despence qu’il convient, laquelle n’est pas grande selon l’effect, et peult monter environ cent trente deux mille florins. Les deux galées et les deux dictes huissières valent de naule pour mois cinq mille florins, qui monte pour quatre mois vingt mille florins. Les mille arbalestriers valent pour mois cinq mille florins. Les deux cens archers valent pour mois mille florins, qui monte pour quatre mois quatre mille francs. Les mille hommes d’armes, avec les mille varlets, et les deux cens chevaulx, valent par mois douze mille florins ; sont pour quatre mois quarante huict mille florins. Item pour les vivres dix mille florins, et pour l’artillerie et autres habillemens nécessaires dix mille florins. Somme pour toutes choses cent trente deux mille francs. Laquelle finance conviendroit toute avoir en la ville de Jennes, qui fust preste environ le mois de décembre prochain venant, affin de faire les provisions comme il appartiendroit, nonobstant que toutes ne seroient mie prises à Jennes, mais en plusieurs lieux, affin que la chose ne pust estre imaginée. Et conviendroit que la dicte armée partist de par deçà environ le mois d’avril. De ceste dicte finance que mettre hors conviendroit, vouldrions de bon cœur payer nostre part ; mais vu et considéré que ceste chose viendra tout à l’honneur et renommée du dict roy, nous semble que bien est droict que à tout le moins en paye la moictié, qui seroit en somme soixante six mille florins. En encore, au cas qu’il ne pourroit fournir à ceste dicte somme, payast soixante mille. Mais besoing seroit que, le plustost que faire se pourroit, que on les eust à Jennes ; car le mieulx seroit tost que tard. Et encore s’il n’avoit toute la dicte somme preste à temps, que au besoing on le supporteroit jusques à ce qu’il fust retourné en son pays jusques à la somme d’environ dix huict ou vingt mille florins ; mais que faulte n’y eust que, lors on les trouvast prests. Et sur ce point dire au roy comment monseigneur de Toulouse, qui tant l’aime, et désire loyaument le bien, l’honneur et exhaussement de sa personne, loue ceste chose plus que autre chose du monde, auquel il pourroit envoyer fiablement la dicte finance. Et mesmement si le roy ne l’avoit, ledict monseigneur de Thoulouse en feroit finance au nom du roy par deçà, ayant de luy le commandement et puissance ; car de ce faire pour l’authorité de luy est suffisant, et de plus grande chose, si mestier estoit. Ainsi et par ceste forme direz au dict roy de Cypre. Et s’il répliquoit que il eust aucune doubte d’aucun de son royaume, pourquoy pourroit estre péril pour luy à aller hors, respondre luy pourrez, que il mène avec luy tous ceux de qui doubter se pourroit. Item, s’il disoit qu’il sçait bien que les Genevois ne l’aiment mie, si se doubteroit de la quantité des Genevois qui viendroit en la dicte armée. Response : que tous les gens d’armes, varlets et archers qui seroyent de France, seroyent tous à son commandement et obéissance, de ce ne fist nulle doubte. Et s’il advenoit que le roy fust bien d’accord de ceste chose, et que il voulsist y mettre plus grande mise du sien, et plus grande quantité de gens d’armes et de navire qu’il n’est devisé ; dire lui pourrez que de temps que plus y mettroit, de tant prendroit-il plus en butin, et raison seroit. Car qui plus y mettra, plus prendra. Par ceste manière direz toutes les choses sus escriptes au roy de Cypre. Et du surplus que il escherra à dire, si mestier est, nous en attendrons à vostre bonne discrétion ; et tenons à faict et dict ce que vous en ferez. »