Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie II/Chapitre XXVIII

PARTIE II.

CHAPITRE XXVIII.

De la pitié des prisonniers françois.

Quand Chasteaumorant avec la compaignie des autres prisonniers furent arrivés à Venise, adonc on les ficha en bonne forte prison ; et selon la coustume en tel cas, je croy qu’ils n’eurent mie toutes leurs aises : car dur giste et petit repas, et du mal assez leur faisoit compaignie. Helas ! si n’en eussent-ils mie eu mestier : car navrés, malades et blessés plusieurs d’eulx estoyent. Et si oncques eurent eu aise, joye et repos, adonc en eurent-ils souffreté : mais ainsi sont souvent servis ceulx qui honneur quièrent et pourchassent, et bien doibvent estre hault eslevés les bons qui si chère chose vont poursuivans. Or furent ainsi là à grand tourment et meschef de cœur, de corps et de pensée. Car bien savoient que le mareschal estoit tant indigné contre les Vénitiens, et à bon droict, que pour rien n’eust laissé de leur faire guerre et de s’en venger. Si ne sceurent que faire, ni quel conseil prendre ; car bien furent informés des coustumes des dicts Vénitiens, c’est à savoir que au fait de leurs guerres jamais les prisonniers que ils prennent ne sont délivrés jusques à ce que la guerre soit faillie, qui peult aucunes fois durer tout l’âge d’un homme. Si pouvez penser, vous qui ce oyez, en quel soucy ces bons gentils hommes debvoient estre. Le bon Chasteaumorant, le saige au cœur constant, en qui ne default vertu que bon et vaillant et preux doibve avoir, lequel pour male fortune ne se trouble, ne pour la bonne moult ne s’esjouist, fut entre eulx comme leur chef. Si les réconfortoit par ses bons admonestemens, et leur mettoit Dieu en mémoire, comme celuy qui l’aime, sert et craint, et leur disoit que à luy retournassent et y eussent fiance, et que sans faille point périr ne les lairroit : et avec ce, que ils eussent cœurs de gentils hommes forts et endurcis, et qui pour rien ne se doibvent douloir, ne délaisser bonne espérance, ne cheoir en desconfort. Et ainsi souvent les réconfortoit, et iceulx prenoient grande consolation. Mais ne croyez mie que le bon vaillant mareschal oubliast ses bons amis, pourtant s’il ne les voyoit, et s’ils estoyent enchartrés, comme souvent sont oubliés des princes, dont est pitié, ceulx qui sont à cause de leurs guerres pris et destruits. Nenny certes. Mais au plus tost qu’il put, les envoya réconforter de fait et de paroles ; car argent assez et largement leur envoya ; et manda que de rien n’eussent mélancolie, car il ne leur fauldroit jour de sa vie ; dont ils furent moult reconfortés.