Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie II/Chapitre XXVI
CHAPITRE XXVI.
Le dimanche septiesme jour d’octobre, bien matin, se partit le mareschal du port de Sapience devant Modon, et se mit en voye pour tenir son chemin droict à Jennes. Mais ores estoit temps que plus ne fust cachée la felonne volonté des Vénitiens, qu’ils avoyent tant gardée celément. Or leur semble véoir temps et lieu de la mettre à effect ; car assez despourvéu le pouvoient prendre, et eulx au contraire estoyent bien garnis, et de leur fait advisés. Si n’eut pas le mareschal erré environ deux milles, quand il vit partir de derrière l’isle de Sapience, le capitaine des Vénitiens accompaigné de onze galées, lequel alla tout droict à Modon, et là prit deux grosses galées de marchandises qui estoyent dedans le port, toutes chargées de gens d’armes jusques au nombre de mille hommes, et avec ce bien dix huict ou vingt vaisseaux tous chargés de gens d’armes et d’arbalestriers : et à tout cela et leurs onze galées que auparavant avoient très bien armées et chargées de gens d’armes et d’arbalestriers, après le mareschal tirèrent tant comme ils purent : et furent mis en très belle ordonnance, comme pour donner la bataille. Et avec ce, par terre faisoient aller selon la marine grande foison de gens d’armes à pied et à cheval, afin que le mareschal et sa compaignie ne pussent eschapper par nulle voye, au cas que, par peur ou par quelque advanture, pour se sauver vers terre se retirast. Le mareschal qui voyoit de loing toute celle ordonnance, n’avoit pourtant contre eulx nul soupçon, ains cuidoit que ils se départissent en telle forme du pays de delà, pour eulx en venir droict à Venise ; car jamais n’eust peu penser que sans le défier ou lui faire à savoir, luy venissent par telle voye courir sus et l’assaillir. Si exploictèrent tant leur erre les Vénitiens, que en peu d’heures forent moult approchés. Adonc les gens du mareschal qui en tel arroy venir les virent, luy dirent que sans faille les Vénitiens venoient contre eulx en trop mauvaise contenance d’amis : car ils estoyent très grand nombre de gens armés en toute ordonnance de bataille, les arbalestriers tous prests de tirer, et les gens d’armes les lances droictes, et toutes choses apprestées comme il appartient pour assembler et pour combatre ; et pour Dieu qu’il y advisast, si que de son opinion ne fust mie déceu, par quoy se trouvast surpris désarmé et despourvéu. Quand le mareschal vit la manière, et que c’estoit à certes, adonc n’eut-il en luy que couroucer. Si fit hastivement ses gens armer, si peu qu’il avoit : car mal en estoit garny. Et trop luy pesoit de ce que deux jours devant avoit congédié deux des naves de son armée, toutes chargées de gens d’armes et d’arbalestriers ; et s’il eust cuidé ceste advanture bien s’en fust gardé, mais jamais ne l’eust pensé. Et à tout ce avoyent bien pris garde les Vénitiens, et pour ce le surprirent à leur advantaige. Si mit ses gens tantost en ordonnance, et ses arbalestriers, si peu qu’ils estoyent, et tantost fit tourner vers les Vénitiens les proues de ses galées, et tout appareiller pour assembler, si besoing estoit. Toutesfois il fit expresse défence que nul ne fist semblant de tirer à eulx bombarde ne autre traict ; car encore ne pouvoit du tout croire que en mauvaise intention contre luy venissent, et ne savoit si ils venoient pour parler à luy pour aucune restitution du fait de Barut, si comme on luy avoit dict que ils s’en tenoient mal contens, ou pour autre chose ; si ne vouloit nullement contre eulx commencer débat. Quand ils furent assez approchés, adonc s’arrêtèrent tout coys, pour eulx du tout mettre en arroy de combattre, comme il affiert en mer, et leurs voiles prirent à ployer, à ce que elles ne leur nuisissent, et à toutes leurs choses bien appointer. Semblablement estoit arresté le mareschal avec tous les siens, pour les mettre en arroy tout au mieulx que faire se pouvoit. Et adonc vit bien que c’estoit acertes. Si pria moult et enhorta ses gens que ils se défendissent vigoureusement ; car il avoit espérance en Dieu que, ainsi comme autresfois leur avoit aydé, à ce besoing ne leur fauldroit point ; et ainsi le manda en toutes ses galées. Quand les Vénitiens furent bien mis en arroy, adonc prirent à naviger à effort tant comme ils purent vers le mareschal ; et luy qui oncques ne s’esbahit, semblablement vint de randon vers eulx. Si s’escrièrent iceulx Vénitiens, en disant : « bataille ! bataille ! » et avec ce luèrent les nostres de bonnes bombardes, et commencèrent les premiers. Mais nos gens ne leur gauchirent mie, ains lancèrent vers eulx de bombardes et de trait sans nulle espargne. Si prirent à approcher, ainsi tirans les uns aux autres si druement que plus ne pouvoit estre, tant que si près furent que ils vinrent au pousser des lances, et que les galées s’entrejoignirent. Lors commença la bataille dure et aspre, et mortelle, et à bonne lance, les uns contre les autres, dont maints y perdirent la vie. Après les lances, s’entrecoururent sus main à main, à dagues et à haches et espées. Et là vissiez nos gens fort envahis et durement assaillis : mais leur grand vaillance, qui autres fois et en tant de lieux s’estoit grandement démonstrée, ne fut mie adonc amortie ; ains tant vigoureusement se défendirent, que oncques gens mieulx ne le firent. Si n’estoit mie le jeu esgal quant à la quantité de gens ; car, pour un, quatre y en eut des ennemis, et presque le double de navire. Si eurent les nostres moult à souffrir, pour la foison de gens d’armes et trait qui fut contre eulx. Mais comme ils se combatoient par grand vertu, ce n’estoit merveilles s’il y en eut moult d’occis et de navrés ; mais cher se vendoient aux occieurs, car maints en versèrent le jour en la marine noer tous armés avec les poissons. Et les véissiez saillir apertement et courir par grand vertu aux galées et au navire de leurs adversaires, nonobstant que moult les grévassent les deux grosses galées qui les surmontoient de haulteur, qui trop leur nuisoit. Mais ire et desdaing de ce que se voyoient ainsi surpris accroissoient leurs forces et leurs couraiges, parquoy à merveilles s’advanturèrent pour eulx venger ; si faisoient là merveilles de leurs corps. Hélas ! et si esgaulx fussent de nombre, comme tost feust la chose par eulx expédiée : mais trop estoit grande l’assemblée de leurs ennemis ; et y avoit moult bons gens d’armes souldoyers ; car les Vénitiens, qui bien cougnoissoient la vaillance et prouesse du mareschal et de sa compaignie, avoient pris gens d’eslite, tous les meilleurs que finer pussent. Longuement dura ceste bataille par la vigueur de nos gens, que les autres taschoient à desconfire : mais il ne leur fut mie léger à faire ; car trop y trouvèrent grande résistance. Si furent toutes les galées entremeslées, qui main à main se combattent si durement, que grande cruaulté estoit à voir deux parties qui oncques mesfait n’avoient les uns aux autres ; et telle occision fust entre eulx, car aussi mortellement s’entre-envahissoient, comme si ce fust pour la vengeance de père ou de mère morts, ou de perte perpétuelle. Et le tout par l’iniquité et l’envie de l’une des parties, comme dict est. Ha ! faulse envie ! que tu as basty de males œuvres, et maints as livré à honte ! Mais ce ne feras-tu mie de ce vaillant mareschal pour ceste fois, ne jamais, si Dieu plaist ! car Dieu l’a en sa garde entre les aultres. Que vous diroye-je du dict preux combatant, et de ceulx de la galée où son corps estoit, qui fut accouplée à celle du capitaine des Vénitiens ? car Dieu sçait comment luy et les siens vaillamment le firent, luy, pour conforter ses bons combatans, et eulx par son exemple, et pour garder et défendre leur bon chevetaine et seigneur. Ce n’estoit sinon merveilles à voir. Et leurs ennemis aussi moult les requéroient ; car comme dict est, gens estoyent en armes très eslus et esprouvés : mais nonobstant, ceulx de la dicte galée du mareschal, comme loups affamés ou enragés, sailloient en celle du capitaine si druement, et couroient parmy, faisans les traces de leurs coups, que si tost n’eust été secourue moult petit eust eu de durée. Mais les dictes deux galées grandes et hautes qui aux deux lez la tardèrent, firent au mareschal et aux siens trop d’encombrier ; car de là sus lançoient les ennemis à eulx qui moult en occirent. Et à brief parler, à quoy plus long compte vous tiendroye ? Bien l’espace de quatre heures dura ceste meslée, qui moult est grand merveille comment ce peut estre que tant durast. Ainsi comme ouïr pouvez, fut moult dure ceste bataille, où le mareschal et sa gent si vaillamment se portèrent, comme dict est, que en fin le champ leur demeura. Mais à dire toutes les vaillantises que chascun endroict soy y fit, long seroit à raconter. Et pour l’honneur d’eulx et de leurs lignées, et pour exemple de bien faire à ceulx qui nommer les orront, est bien raison que les noms soyent ramenteus en cest endroict des principaulx qui vaillamment s’y gouvernèrent. Le premier que par droict nommer debvons, est le vaillant chevetaine le bon mareschal, par la force duquel, hardement et savoir en eurent l’honneur. Là fut aussi le bon Chasteaumorant, qui de bien faire ne s’y faignit, comme il parust à luy et à ses ennemis, messire Louys de Culan, messire Jean Dome, messire Robinet Fretel, messire Jean le Loup ; et des escuyers Guichart de Mage, Robert de Tholigny, Regnauld d’Escambronne, Richard Monteille, Jean de Mont-Renart, Charlot de Fontaines, Odart de la Chassaigne, et Jean de Ony, lequel en ceste bataille entre les autres y fit tant de sa part, que il emporta, au dict des amis et des ennemis, à merveilles grand los. Et s’il y besongna, bien y parut à son corps, lequel, nonobstant que il fust bien armé, fut navré de plusieurs playes comme mortelles. Et avec les dessus dicts nommés plusieurs autres, qui long seroit à raconter, très vaillamment s’y portèrent, et généralement tous les François, et plusieurs Genevois et autres. Et à la parfin les ennemis qui jà estoyent lassés, et qui véirent que nonobstant tout leur effort et toutes leurs cautèles, pour néant s’efforçoient de desconfire le preux combatant, et que trop y perdoient des leurs, moult se voulsissent retirer s’ils pussent aulcunement à leur honneur, et en gaignant ou recouvrant quelque chose de leur perte. Adonc tant s’efforcèrent que ils enclouirent entre eulx trois des galées du mareschal, qui sur eulx trop s’estoyent advanturées, et des aultres les séparèrent, et icelles trois tant pourmenèrent que prises les emmenèrent, et laissèrent le champ au vaillant combatant à tout le demeurant de sa gent, qui grand honneur en doibt avoir. Toutesfois toutes ne s’en allèrent les galées des ennemis : car malgré eulx en retint une. Et les autres comme vaincus laissèrent la place, et fuyant s’en allèrent retirer et ficher en leur ville de Modon, dolens et marris dont avoyent failly à leur intention. Et le mareschal et les siens de la place ne se bougèrent jusques à ce que ils en eurent perdu la vue.