Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie II/Chapitre XXI

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PARTIE II.

CHAPITRE XXI.

Cy dit comment on sceut certainement que les Vénitiens avoient faict sçavoir aux Sarrasins la venue du mareschal, et comment il print Botun et Barut.

Ne fut mie encores saoulé de grever les Sarrasins le vaillant mareschal, quoy que on luy dist que à grand honneur retourner s’en pouvoit, car bien avoit exploicté. Mais de ce ne fut pas d’accord. Si se partit de Tripoli, comme dict est, et au partir de là il ouït nouvelles que une nave de Sarrasins estoit au chemin de Barut. Si commit tantost pour y aller le seigneur de Chasteaumorant, et avec lui de bons gens d’armes, atout deux galées. Si allèrent tant que ils vinrent assembler aux Sarrasins ; et si dure escrime leur livrèrent que tous les occirent, et prirent la nave, puis lies et joyeux s’en retournèrent. Le mareschal s’en alla à Botun, qui est une grosse ville champestre, qui tost fut pillée, et les Sarrasins qui y furent trouvés tous mis à mort, et partout mis le feu ; et là tint son chemin droict à Barut. Et à revenir à ce que devant j’ai dict, comment certainement on sceut que les Vénitiens avoient notifié et fait savoir aux Sarrasins la venue du mareschal, advint que, ainsi comme il approchoit la dicte ville de Barut, il vit partir du port un vaisseau appelé une Gripperie, lequel s’en cuidoit fuir vistement avant que le mareschal arrivast, et ne pensoit que nul s’en donnast garde ; et pour mieulx cuider eschapper sans que on l’aperceust, prit le large de la mer, et fuyant s’en alloit ; mais le mareschal qui l’aperceut envoya après tantost une galée qui tost le prit. Si l’amena devers le mareschal, lequel s’enquit quelles cens y avoit, et sceut que c’estoient Vénitiens. Si fit venir devant soi le principal de ce vaisseau, et moult l’interrogea, tant par amour que par menaces, pour quelle cause ainsi s’enfuyoit. Et à brief parler, quoy que il le celast au premier, tant fit le mareschal, sans luy faire mal ne grief, que il confessa et recongnut que sans faille il n’avoit cessé d’aller par mer par grande diligence, pour annoncer en toutes les terres et contrées des Sarrasins de là environ, c’est à savoir de Syrie et d’Égypte, et de ces marches, la venue du mareschal, et qu’ils s’apprestassent contre lui, car il leur venoit courir sus à grande armée ; et que ce avoit-il annoncé à Barut, et par tout aultre part. Si passoit par-là pour véoir comment ils avoient exploicté. Ceste chose raconta icelui au mareschal, et celuy tesmoignèrent ses compaignons, et que à ce faire estoient commis de par la seigneurie de Venise. De ceste très grande mauvaistié, laquelle jamais n’eust cuidé, fut moult esmerveillé le mareschal ; et fut en grande délibération, si ceulx qui venoient de bastir ce mauvais œuvre il feroit lancer en la mer. Toutesfois délibéra que non ; car il luy avoient raconté débonnairement, et aussi le mesfait n’estoit mie si grand à eulx comme à ceulx qui envoyé les y avoient. Si ouvra adonc de la très grand franchise de son noble cœur, comme celui qui n’en daigna faire compte, et les laissa aller. Laquelle chose peu d’autres eussent fait : mais ne vouloit nullement que par luy ne a son occasion fût mu débat entre les Vénitiens et les Genevois. Si tint son chemin droict à Barut. Mais si tost ne fut arrivé que bien s’apperceut de l’ouvraige que les Vénitiens avoient basty. Car devant luy voyoit tout le port couvert de Sarrasins arrangés en bataille pour luy défendre le saillir hors. Mais de ce n’eurent-ils mie le pouvoir. Car tantost le hardi combatant, comme lyon, fit de grand randon férir de proue en terre, et les arbalestriers tirer druement à celle chiennaille qui là brayoient comme enragés, et si bien les servirent de traict que plusieurs en lardèrent. Si leur convint se retirer malgré leurs dents ; et les nostres saillirent hors encouragés de leur courir sus par grand vertu. Mais quand les Sarrasins véirent leur ordonnance, ne les osèrent attendre, ains s’enfuirent ; et nos gens furent là tous ordonnés pour donner la bataille ; mais ne trouvèrent à qui parler. Si alla le mareschal devant Barut, et fit assaillir la ville par telle force que les Sarrasins qui dedans estoient furent espouvantés, si que plusieurs d’eulx s’enfuirent par autre costé ; et ceulx qui dedans demeurèrent la défendirent de tout leur pouvoir. Toutesfois à la fin par force fut prise, et mis à l’espée les Sarrasins qu’ils y trouvèrent, et tout fourragé et pillé ce qu’il y avoit ; mais guères n’y trouvèrent, pource que advisés en avoient esté, parquoy la ville estoit vuide de tous bien et de toute marchandise, que ils avoient retirés et mussés ès bois et ès montaignes, comme il fut rapporté au mareschal. Si fit le feu bouter par tout, et au navire qui estoit au port, et ce fait se retira en ses galées.