Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie II/Chapitre X

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PARTIE II.

CHAPITRE X.

Cy dit comment après que le mareschal eut mis la cité de Jennes en bon estat, il y fit aller sa femme, et comment elle y fut reçue.

Après que toutes ces choses furent faictes et accomplies, et que la cité de Jennes commençoit jà à reluire en prospérité, et que ses nobles et riches citoyens plus ne mussoient leurs puissances, ains démonstroient leurs richesses publiquement et à plain, tant en estat tenir, comme en riches robes et habillemens, et que ces nobles dames de Jennes vous reprirent leurs riches ornemens, atours, et vestures de velours, d’or, de soye, de perles et pierreries de grand valeur, selon l’usaige de par delà, et qu’ils se prirent tous à vivre joyeusement, seurement et en paix, soubs les aisles du saige gouverneur, et en sa fiance mettre navire sur mer à cause de leur marchandise, en plus grande quantité que ils ne souloient, et à tirer gain de toutes parts, si que jà estoyent entrés en leur très grande prospérité ; quand tout ce vit le saige gouverneur, adonc luy sembla temps de faire venir vers soy sa très chère et aimée espouse, la belle, bonne et saige madame Antoinette de Turenne, laquelle ne vivoit pas aise loing de la présence de son seigneur, ne luy semblablement : car ils s’entre-aiment de grand amour, et moult meinent ensemble belle et bonne vie ; mais alors un peu de temps estre loings convenoit. Lors par chevaliers notables et gens de grand honneur, envoya la quérir en son pays en moult bel estat, comme il appartenoit. Et quand de la ville fut approchée comme à une journée, luy alèrent à l’encontre belle compaignie, tant de chevaliers et gentils hommes des gens du mareschal, comme des plus notables hommes de la cité. Et ainsi au feur que elle approchoit, luy alloient gens au devant en moult riches atours, car tous se vestirent de robes de diverses livrées, depuis les plus grands qui de velours et nobles draps estoyent vestus, jusques aux artisans que nous disons gens de mestier. Tant que toute la communauté saillit hors à cheval celle journée, et tous luy allèrent faire la révérence, et à joye la receurent. Et ainsi en moult riche et grand arroy, tant d’atour comme de robes et montures, et belle compaignie de dames, de damoiselles, de chevaliers, d’escuyers, et nobles bourgeois et peuple de Jennes, entra en la ville, où très joyeusement de son seigneur qui au palais l’attendoit fut receue, et de toutes autres gens. Si y eut grande feste démenée à icelle venue ; et fut adonc la joye encommencée plus grande à Jennes. Car le bien, l’honneur, la courtoisie et le sens d’icelle noble dame accroissent encores plus le plaisir et bien que ils prenoient en leur bon gouverneur. Car semblablement trouvèrent en elle tout sens, bénignité, grâce et humilité. Et ces dames de Jennes la prindrent à visiter à grands compaignies, et à elles offrir toutes à son service et commandement, et la dame débonnaire les recevoit très doucement, et tant vers elles estoit bénigne, que très grandement toutes s’en louoient.