Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie II/Chapitre VII
CHAPITRE VII.
Le lendemain, sans plus de demeure, furent tous les plus notables et principaux hommes de Jennes assemblés avec le mareschal à conseil. Et adonc parla à eulx par saige maintien ; et en discrètes et rassises paroles leur dit : comment le roy son souverain seigneur l’avoit là envoyé à leur requeste, dont il les remercioit de la bonne opinion et fiance que ils avoient en luy ; et que, pour secourir à la désolation en quoy ils estoient pour cause de ceux de mauvaise volonté qui estoient entre eulx, lesquels persécutoient les bons, estoit là envoyé afin de punir les mauvais, et les bons tenir en paix, et faire justice à tout homme. Pour laquelle chose accomplir vouloit forces avoir, et toute sa puissance sans nulle espargne y employer, à l’honneur du roy et de luy, et au profit d’eulx. Et pour ce les requéroit et prioit, que vrais et loyaux subjects voulsissent estre tousjours au roy de France, comme ils avoient promis ; et que si ainsi le faisoient, ils fussent seurs et certains que il les défendroit de toute sa puissance, à l’aide de Dieu, contre tous ennemis, maintiendroit justice, et en paix et équité les tiendroit, et à son pouvoir accroistroit le bien et utilité publique. Mais au cas que il pourroit sentir, sçavoir ou appercevoir le contraire en eulx ou en aulcun d’eulx, et quelque machination d’aucune trahison ou forfaiture contre la royale majesté ou contre luy, que ils sceussent de vray, et tous seurs se tenissent, que il n’y auroit si grand, que il n’en fit telle punition que les aultres y prendroient exemple ; mais si preud’hommes et loyaulx subjects vouloient estre, que ils ne doublassent point de luy. Et nonobstant que ils fust estably leur gouverneur et chef, ne pensassent que il voulsist envers eulx user d’arrogance ne maistrise rigoureuse, par voye de fait et à sa volonté ; car ce n’estoit mie son intention, ains vouloit estre avec eux paisible comme citoyen et ami de Jennes, et user de leur loyal conseil, sans lequel rien ne pensoit d’establir ne faire chose quelconque touchant la police et gouvernement du pays. Telles paroles, et assez d’autres belles et bonnes, leur dit le saige gouverneur, pour lesquelles, et pour son bel et honnorable maintien, réputèrent et prisèrent moult son sçavoir, et très contens en furent. Si le remercièrent moult, et offrirent corps et biens, et féauté et loyale obéissance, comme bons subjects du roy de France leur seigneur, et à luy son vicaire et lieutenant leur gouverneur. Après ces paroles parlèrent de plusieurs choses. Et là lui furent accusés les principaux conspirateurs et machinateurs de trahisons, et qui tousjours avoient esté cause de rébellion, et mesmes de tels y avoit qui lui estoient allés au-devant et fait la révérence dès Milan. Et par espécial un nommé messire Baptiste Boucanegra, qui avoit traicté de faire occire tous ceulx qui estoient à Jennes de par le roy, et s’estoit voulu attribuer la seigneurie de Jennes. Iceluy Boucanegra et aucuns des autres ses complices des principaulx, ordonna le gouverneur prendre. Lequel commandement fut tost exécuté, dont celuy fut moult esbahy quand il vit mettre la main à soy, de par le roy et de par le gouverneur ; car pour la grande authorité dont il se réputoit, ne pensoit que nul osast s’adresser à luy : mais tout ce rien ne lui valut.
Mais le saige gouverneur qui bien sçavoit que par delà les lignaiges s’entrehayent, et ont envie les uns sur les autres, ne voult pas pour quelque accusation que on fist d’eulx, leur garder rigueur de justice sans suffisante information de leurs faits ; laquelle fut faicte très diligemment. Et bien fit examiner les dicts prisonniers ; lesquels, après le rapport de la suffisante enqueste, et la confession de leur propre bouche, furent trouvés coulpables. Pour laquelle chose iceluy Baptiste, tant fust-il de grande auctorité, afin que les aultres exemples y preinssent, et deux aultres avec luy, furent décapités en la place publique. Dont ceulx de la ville qui jamais ne l’eussent cuidé, pour le liguaige et authorité dont il estoit, furent tous espouvantés ; et tant que chascun eut depuis peur de mesprendre : et mesmement les propres gens du gouverneur. Et moult redoublèrent la rigueur de sa justice, parce que ils véirent et apperceurent que son intention estoit de n’espargner nul malfaiteur, quel qu’il fust ; car à un de ses chevaliers propres fist-il trancher la teste pour cause, que un de ces dicts prisonniers qu’il lui avoit commis à garder lui estoit eschappé. Si commença à faire raison et justice à toute gent, et punition des mauvais selon ce que ils avoient desservy, sans espargner grand ne petit, ne quelconque homme de quelconque estat qu’il fust. À ceulx qui avoyent esté traistres et rebelles au roy de France et à sa seigneurie, faisoit publiquement trancher les testes, pendre les larrons et meurtriers, brusler les bougres, coupper membres selon les mesfaits, banir les séditieux et mauvais, les uns à temps, les autres à perpétuité, selon que le cas en donnoit. Et aussi faisoit miséricorde et pardonnoit aux humbles et aux ignorans, quand leur cas estoit digne de pitié. Si faisoit comme le bon pasteur qui trie et sépare les bestes rongneuses d’entre les saines, afin que la maladie ne se prenne partout, et ainsi que faict le bon médecin qui tranche la mauvaise chair de peur que elle empire la bonne. Si n’estoit favorable à nul par corruption, ne par quelconque familiarité, tenir part ne bande. Et vrayement cestuy noble gouverneur, en suivant la voye de droicture et justice que il tenoit, sembloit que il fust appris à l’eschole de chevalerie que tenoient jadis les Romains, comme raconte Valère, qui dict que, tant étroictement gardoient les règles de droict, lesquelles règles Valère appelle discipline de chevalerie, que ils n’espargnoient point leurs affins et parens, ne leurs plus prochains, de les punir quand ils mesprenoient contre les dictes règles. La sainte Escriture compare le droicturier justicier à la vertu divine, et dict Salomon : Celui qui n’espargnera pas justice sera donneur de paix et de tranquillité, c’est-à-dire que là où justice est bien gardée, là est paix et joye. Si fut depuis le saige et droicturier gouverneur si craint pour la grande justice que il tenoit, sans espargner le privé non plus que l’estranger, ny le grand non plus que le petit, que chascun eut peur de cheoir en faulte. Adonc commencèrent à venir de toutes parts les bons anciens et les nobles hommes qui paravant n’osoient venir ni habiter en la ville, et que les populaires et les robeurs et mauvaises gens qui ne vivoient fors que de pillerie et d’occisions les uns sur les autres avoient chassés. Si se retirèrent devers le gouverneur, faisans feste de son joyeux advénement, et il les receut très bénignement, et les mauvais, qui coupables se sentoient, prirent à fuir et à eulx absenter, et musser par destours. Mais par sus montaignes et par bois, comme on fait aux loups, et en leurs tanières et repaires, fit chasser à eulx le prudent gouverneur, tant que ores par force et puis par cautèle print les principaulx chefs ; et d’iceulx, pour les autres espouvanter, fit justice.