Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XIV
CHAPITRE XIV.
Ceste année ensuivant, advint que le duc de Lancastre, à très grande puissance alla en Espaigne pour destruire le pays : et pource que il n’avoit mie intention de tost retourner, mena avec lui sa femme et ses enfans. Si avoit en son aide le roy de Portingal à cause de certaines alliances qui estoient entre eulx. Quand le roy d’Espaigne se vit ainsi oppressé de ses ennemis, il envoya tantost ses messaigers devers le roy de France, que il luy voulsist envoyer brief secours : de laquelle chose le roy dit que ce feroit-il très volontiers. Si y envoya messire Guillaume de Nouillac et messire Gaucher de Pasac, avec certain nombre de gens d’armes ; mais tantost après le duc de Bourbon y alla avec grand foison de gens, avec lequel messire Bouciquaut alla. Si y eut si belle compaignie, que quand le duc de Bourbon, avec ceux qui estoient allés devant, furent ensemble, ils se trouvèrent en nombre de gens d’armes bien deux mille. Adonc, pour le secours qui alors vint au roy d’Espaigne, les Anglois qui ne virent leur advantaige à celle fois, se retrairent en Porlingal. Et quand le duc de Bourbon eut esté une pièce au pays, pour ce que il luy sembla que on ne faisoit mie moult, il s’en partit pour retourner en France, et passa en retournant par le comté de Foix. Là se trouvoit aucunes fois messire Bouciquaut en compaignie d’Anglois, où ils buvoient et mangeoient ensemble, quand le cas s’y adonnoit. Et adonc, pour ce que les dicts Anglois apperceurent quelques abstinences que le dict messire Bouciquaut faisoit, demandèrent si c’estoit pour faire armes ; et si c’étoit pour ceste cause, que tost trouveroit qui l’en délivreroit. Bouciquaut leur respondit : que voirement estoit ce pour combattre à oultrance ; mais que il avoit compaignon, c’estoit un chevalier nommé messire Regnauld de Roye, sans lequel il ne pouvoit rien faire. Et toutefois s’il y avoit aucuns d’eulx qui voulsissent la bataille il leur octroyoit, et que à leur volonté prissent jour tant que il l’eus fait à savoir à son compagnon. Et encores s’ils vouloient estre plus grand nombre, il se faisoit fort de leur livrer partie tant qu’ils voudroient estre, c’est à sçavoir depuis le nombre de deux jusques au nombre de vingt. Si allèrent tant avant ces paroles, que un seigneur anglois du pays, que on appeloit le seigneur de Chasteauneuf, et estoit parent du dict comte de Foix, accepta ceste bataille : c’est à sçavoir vingt contre vingt, dont des Anglois celui dict seigneur debvoit estre chef, et des François messire Bouciquaut. Si fut ainsi ceste chose accordée des deux parties, et debvoit Bouciquaut quérir juge. Si esleut le duc de Bourbon, et de ce l’alla tant requérir que il s’y accorda, et pour l’amour de luy voult bailler bons ostages pour tenir la place seure ; mais je ne sçay si les Anglois trouvèrent en ce leur excusation pour délaisser la chose, et que repentis de celle emprise fussent ; car ne le duc de Bourbon, ne plusieurs autres que messire Bouciquaut leur présenta, ils ne voulurent pour juges accepter. Quand messire Bouciquaut vit ce moult luy en pesa, pour ce que bien voyoit que jà s’en repentoient. Parquoy, luy qui sur toute chose désiroit la bataille, afin que ils ne s’en peussent excuser et que plus ne sceussent que dire, leur offrit que la bataille fust devant le comte de Foix ; mais le dict comte ne le voult oncques accepter, ne leur tenir place. Si demeura ainsi la chose au très grand honneur de Bouciquaut. Et le duc de Bourbon, luy parti du comté de Foix, s’en vint par la duché de Guyenne, et alla combattre une ville appelée le Bras-Saint-Paul, auquel lieu on fit de moult belles et chevaleureuses armes, et par espécial de la personne de Bouciquaut en eschelle et autrement, à grand danger et péril. Car les fossés estoient parfonds de plus d’une lance, et tranchés à plain comme un mur, et si y avoit moult grand garnison qui bien défendoit la place. Mais nonobstant ce, quand ce vint au fort de l’assault, Bouciquaut au hardi courage sans rien douter saillit ès fossés sans aide nulle, et plusieurs autres le suivirent, pour gravir et monter sur un pont qui là estoit, dont les ennemis avoient despiécé plusieurs ais, et alloit le dict pont droict à leur porte sans pont-levis. Mais l’on n’y pouvoit aller sans le danger de deux tours ; et avec ce les dicts ennemis avoient fait devant la dicte porte, comme du long d’une lance loing, un bon et fort palis qui étoit gardé des dictes deux tours. En ce fossé, comme dict est, estoit Bouciquaut et autres, auxquels le duc de Bourbon envoya une eschelle pour monter sur le dict pont ; à laquelle dresser à grand diligence mit la main Bouciquaut, et tout le premier monta sus, et tout devant les autres vint au palis d’en hault. Mais après luy montèrent tant d’autres, désireux semblablement d’avoir honneur à la journée, comme bons et vaillans, que l’un empeschoit l’autre. Si que en nulle guise ne pouvoient combatre de leurs lances pour la petitesse de la place. Quand Bouciquaut vit que ainsi empeschoient l’un l’autre, il bouta et fit cheoir l’eschelle pour faire descendre la grand charge de gens qui dessus estoit. Si ne fault mie parler comment là estoient bien servis de grosses pierres lancées des deux tours de dessus. Plus firent les ennemis ; car pour empescher aux nostres la montée, ils ouvrirent leurs portes, et vindrent combatre main à main avec nos gens de lances et d’espées. Là leur vint au devant messire Bouciquaut et ceulx qui avec lui estoient, qui ne leur faillit mie. Si fit là de très grandes armes Bouciquaut, et moult y soustint grand fais. Car trop estoient les ennemis grand gens, qui tant y poussèrent, que ils firent ressaillir nos gens ès fossés sans eschelle. Mais tousjours, encore que tout seul fust demeuré des siens, leur lenoit estal Bouciquaut. Grand pièce se combatit, et tant d’armes faisoit, que les amis et les ennemis le regardoient par grand merveille. Et ainsi dura si grand pièce ceste bataille que un lyon de grande fierté dust estre lassé ; tant que les dicts ennemis vindrent sur luy, à si grande quantité que, à force de pousser des lances, le firent cheoir au fossé. Si cessa à tant l’assault ; car tard estoit. Mais ne fault demander le grand honneur et la feste que le duc de Bourbon fist le soir à cestuy vaillant champion Bouciquaut, Et généralement tous chevaliers et escuyers grande louange luy donnoient, et petits et grands ne parloient sinon de luy, et de ce que on luy avoit vu faire grand compte en tenoient, en racontant chascun à son tour diverses armes de grand force que vu faire luy avoient : et à brief parler, au jugement de tous, l’honneur de la journée en emporta Bouciquaut. Le lendemain vouldrent nos gens recommencer l’assault ; mais quand les ennemis virent ce, ils se rendirent, et pour celle prise semblablement se tournèrent François plusieurs chasteaux et villes de là environ.