Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre VI
CHAPITRE VI.
Ne se tint pas à tant le noble jouvencel Bouciquaut. Si dit que plus ne tiendra la court à séjour, et qu’il sera d’or-en-avant maistre de soy. Jà luy semble qu’il soit homme, et que il doie traveiller comme les autres. Si s’en partit moult tost de Paris, et s’en alla en Guyenne avec le bon mareschal de Sancerre, qui alloit mettre le siége devant Monguison. Et comment Bouciquaut se maintint en celuy voyage, nous vous dirons. Tant estoit grande l’ardeur de la volenté qu’il avoit aux armes, que nulle peine ne luy estoit griève, et ce qui eust esté grand travail à un autre, à lui estoit très grand soulas. Car quand il estoit un peu à séjour, adonc comme celuy que grand désir menoit, ne se pouvoit tenir coy. Dont maintenant s’essayoit à saillir sur un coursier tout armé, puis autre fois couroit ou alloit longuement à pied, pour s’accoutumer à avoir longue haleine, et souffrir longuement travail. Autre fois féroit d’une coignée, ou d’un mail grand pièce et longuement, pour bien se duire au harnois, et endurcir ses bras et ses mains à longuement férir, et qu’il s’accoutumast à légèrement lever ses bras. Pour lesquelles choses exercer duisit tellement son corps, que en son temps n’a esté veu nul autre gentil homme de pareille appertise ; car il faisoit le soubresaut armé de toutes pièces, fors le bacinet, et en dansant le faisoit armé d’une cotte d’acier. Item sailloit sans mettre le pied à l’estrier sur un coursier armé de toutes pièces. Item à un grand homme monté sur un grand cheval, sailloit de terre à chevauchon sur ses espaules, en prenant le dict homme par la manche à une main, sans autre avantage. Item en mettant une main sur l’arçon de la selle d’un grand coursier, et l’autre emprès les oreilles, le prenoit par les crins en plaine terre, et sailloit par entre ses bras de l’autre part du coursier. Item si deux parois de plastre fussent à une brasse l’une près de l’autre, qui fussent de la haulteur d’une tour, à force de bras et de jambes, sans aultre aide, montoit tout au plus hault, sans cheoir au monter ne au dévaler. Item il montoit au revers d’une grande eschelle dressée contre un mur tout au plus hault, sans
toucher des pieds, mais seulement sautant des deux mains ensemble d’eschelon en eschelon, armé d’une cotte d’acier ; et ostée la cotte, à une main sans plus, montoit plusieurs eschelons. Et ces choses sont vrayes. Et à maintes autres grandes appertises faire duisit tellement son corps, que à peine peust-on trouver son pareil. Puis quand il estoit au logis, s’essayoit avec les autres escuyers à jetter la lance, ou à autres essais de guerre, ne jà ne cessoit. Et ainsi se contint en celuy voyage, ne jà ne luy sembloit qu’il peust estre à temps à aulcune besongne pour soy bien esprouver. Et quand ils furent au siége devant la dicte forteresse de Monguison, aux assaults qui y furent faicts, là s’essayoit Bouciquaut, qui légèrement couroit des premiers, pour faire en toutes choses en tel cas ce que appartient à tout bon homme à faire. Et tant s’y abandonnoit périlleusement, que tous s’en esmerveilloient. Pour lesquels biens faits, et l’apparence de son grand hardement et vaillance, le prist le dict mareschal de Sancerre en moult grand amour, et dist, présens plusieurs de ses gens : « Si cest enfant vit, ce sera un homme de grand fait. » Et à la parfin fut prise la dicte forteresse, et plusieurs autres chasteaux, et forteresses furent prises par traicté. Et après ce s’en revindrent en France.