Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre IX

Chap. X.  ►
PARTIE I.

CHAPITRE IX.

Cy dit comment Bouciquaut fut faict chevalier, et des voyages de Flandres.

Affin que tous ceulx qui ce présent livre verront, et orront, sachent et voyent clairement comment sans juste cause ne sont mie meus les dessus dits chevaliers et gentilshommes, par lequel mouvement et ordonnance ce présent livre est faict, à vouloir et désirer que le nom du vaillant homme de qui nous voulons traicter en cestuy volume, soit mis en perpetuelle mémoire au monde, pour donner comme devant est dict exemple à tous ceulx qui désirent avenir au hault honneur de prouesse et chevalerie, en démonstrant qu’à ce ne peut nul attaindre sans grands travaux, et labeur continuel en armes, et en bons faicts, leur plaist que, après leur tesmoiguage autentique et digne de foy, je déclare et démonstre en ceste présente escripture tout au long et par quelle manière le bon Bouciquaut a employé sa vie diligemment et continuellement en exercice d’armes, et en faits de vaillance, et que en racontant ses faits, et les voyages où il fut, commençant dès sa première jeunesse jusques à ores, je puisse demonstrer s’il a son temps employé en oisiveté et folie. Pour entrer en la narration des choses touchées, il est à sçavoir que, environ le temps dessus dict, les Flamans se rebellèrent contre leur seigneur le comte de Flandres, et de fait le chassèrent. Pour laquelle chose le dict comte vint devers le roy de France Charles sixième du nom, qui à présent règne, comme à son souverain seigneur, requérir aide et secours contre iceulx, pour subjuguer et remettre en obéissance les villes de Flandres et le dict pays, si comme seigneur doit secourir son vassal, si besoing en a, et il l’en requiert. Et aussi à la prière du duc Philippe de Bourgongne, oncle du dict roy, lequel duc avoit espousé Marguerite, fille du susdict comte de Flandres, n’y envoya pas le roy tant seulement, ains luy mesme en propre personne y alla, accompaigné de ses oncles, et de ceulx de son noble sang, à moult grande baronnie, et très-grand ost de chevaliers et de gens d’armes. En celuy voyage alla le jouvencel Bouciquaut, qui encores estoit moult jeune : mais nonobstant son jeune âge y fut fait chevalier de la main du bon duc de Bourbon, oncle du roy, qui moult l’avoit cher, et en laquelle compaignie et soubs lequel il estoit. Là s’assemblèrent par leur présomption les Flamans à bataille contre leur souverain seigneur le roy de France, et contre leur naturel seigneur le comte de Flandres, dont, la mercy Dieu ! qui à toutes choses justement pourvoit, leur en prist comme il doit faire à tous subjects qui contre leur seigneur se rebellent. Car en leurs pays mesmes, ès plaines de Rosebech, furent (présent le roy, estant armé en la bataille, nonobstant qu’il fust encores enfant,) mors et desconfits soixante mille Flamans. Advint en icelle bataille que le chevalier nouvel dont nous parlons, se voult, par son grande hardement, coupler main à main à un Flamand grand et corsu. Si le cuida férir à deux mains de la hache qu’il tenoit. Le Flamand, qui le vit de petit corsaige, présuma bien que encore estoit enfant ; si le desprisa, et si grand coup le frappa sur le manche de sa hache que il luy fit voler des poings, en luy disant ; « Va téter, va enfant. Or vois-je bien que les François ont faute de gens, quand les enfans mènent en bataille. » Bouciquaut, qui ce ouït, et qui grand deuil eut que sa hache estoit perdue, tira tantost la dague, et soudainement se fiche soubs les bras de l’autre, qui jamais ne l’eust cuidé. Si luy donna si grand coup au dessoubs de la poitrine, que il faulsa tout le harnois, et avec toute la dague luy ficha ès costés, et cil chéit en terre de la douleur qu’il sentit, ne puis ne lui mesfit. Si luy dit Bouciquaut par mocquerie : « Les enfans de ton pays se joüent-ils à tels jeux ? » D’autres beaux coups et advantureux bien faicts fit le nouvel chevalier à ceste besongne ; et tant et si bien s’y porta, que il donna nonne espérance de son faict à tous ceulx qui le voyoient. Et ainsi fut tout le pays de Flandres subjugué par le roy de France. Et tout ce faict, le roy s’en retourna à Paris. Mais les Flamans indignés contre les François, et désirans de eulx vanger s’ils eussent peu, après que le roy se fut party, pour ce qu’ils veirent bien que ils ne pourroient forçoyer contre le roy, et que leur puissance estoit trop petite, pour grever les François, appelèrent les Anglois à leur aide, et les mirent en leur pays : dont, quand le roy le sceut, il y retourna, c’est a sçavoir l’année d’après. Et cestuy feut le voyage de Bourbourg, où le roy prist Bergues d’assault, où les Anglois estoient qui s’enfuirent. À cil assault et ès autres besongnes ne fut mie des derniers monseigneur Bouciquaut, ains bien s’y porta que nul mieulx. Et ainsi par trois années le roy alla en Flandres, tant qu’il rendit les Flamans et tout le pays subject à luy, et obéissant à leur naturel seigneur. Le roy, après la prise de Bergues, en s’en retournant en France, laissa son connestable Clisson à Téroüenne, accompaigné de bonnes gens d’armes, pour garder la frontière. Mais le jouvencel Bouciquaut ne ressembla mie ceulx lesquels après le grand travail fuyent tant qu’ils peuvent au repos et aise, si comme font les nouveaux et tendres, ains voult à toutes fins demeurer en la garnison avec le dict connestable.