Littératures étrangères - Six comédies de Bernard Shaw

Littératures étrangères - Six comédies de Bernard Shaw
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 675-686).


LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

SIX COMÉDIES DE BERNARD SHAW


HEARTBREAK HOUSE, GREAT CATHERINE, ETC. [1]


Il y a dans les musées de ces horloges d’autrefois, au timbre suranné, délicates boîtes à musique surmontées de poupées en robes à paniers ; leur petit carillon nous transporte dans un autre siècle et, chaque fois que l’heure sonne, par un ingénieux mécanisme, une ritournelle se déclenche, les poupées pivotent en mesure, agitent leurs petits bras et leurs petites jambes et exécutent un léger fantôme de menuet. J’imagine à peu près ainsi l’impression qu’auront éprouvée les lecteurs anglais en ouvrant le nouveau volume du Théâtre de M. Bernard Shaw : même cartonnage vert laitue, même préface cravachante, même personnel un peu « loufoque, » mêmes paradoxes, même esprit, — tout cela était bien fait, comme les vieux joujoux à musique, pour donner aux Anglais qui revenaient de la guerre l’illusion qu’elle n’était qu’un rêve et qu’il n’y avait rien de changé.

Tout le monde sait en effet que, depuis une trentaine d’années, le célèbre écrivain irlandais, comme son compatriote et son ancêtre le doyen Swift, est en possession de jouer dans son pays le rôle d’enfant terrible. L’auteur des Comédies désagréables et de John Bull et son autre Ile s’est donné à tâche d’irriter ses concitoyens et de les inquiéter dans le sentiment qu’ils ont de l’ordre de l’univers. Il y a un humour proprement shavien qui consiste à scandaliser pour faire réfléchir ; un esprit à base de critique qui aime à prendre le contre-pied des vérités admises, s’amuse à battre en brèche les conventions et la morale, à cribler de sarcasmes les notions communes du devoir et de la vertu, et dont l’arme ordinaire est l’emploi de l’ironie. Ainsi, depuis trente ans, M. Shaw se divertissait à passer en revue toutes les idées consacrées, famille, patrie, amour, justice, et à nous montrer en riant le néant de ces idoles. C’était un grand iconoclaste. C’est lui qui, pour ne citer qu’un exemple fameux, écrivait toute une comédie, l’Homme et ses armes, — d’ailleurs extrêmement brillante, — pour prouver que l’art militaire consiste à tourner les talons toutes les fois qu’on n’est pas deux contre un, et que dans une bataille il est beaucoup plus important d’avoir du chocolat que des balles dans ses cartouchières. Ce genre d’espiègleries faisait fureur il y a vingt ans.

Avec tout cela, il y a chez le « Molière anglais, » — comme on a si improprement qualifié M. Shaw, — une passion de réformateur et une idée fort sérieuse de la mission du théâtre. Ses comédies en pâtissent, mais c’est tant pis pour elles. L’auteur pense que la société est mal faite, et il s’emploie de tout son pouvoir à la rendre plus raisonnable. On l’étonnerait fort en lui disant qu’il y a en lui du prédicant : ce serait pourtant la vérité. Il a beau se réclamer du diable, faire la guerre au Décalogue et aux « sept vertus capitales, » qu’il trouve plus « mortelles » que tous les péchés du monde, il n’en est pas moins un moraliste et un apôtre à sa manière. On lit dans la préface de sa nouvelle comédie un long passage où il se plaint que le monde entier se soit occupé du bombardement de la cathédrale de Reims, tandis que personne ne s’est ému quand une bombe d’avion a détruit le Little Theatre, qui est un peu le Théâtre-Antoine de là-bas, en risquant de tuer par-dessus le marché deux auteurs dramatiques qui vivaient dans le voisinage. Le morceau n’est pas de très bon goût, mais il est tout à fait dans la manière de M. Shaw. Ne serait-ce pas que M. Shaw montre ici le bout de l’oreille et, dans ce nouvel épisode de la vieille querelle de l’Eglise et du théâtre, ne faudrait-il pas voir une rivalité d’influence et la lutte de deux pouvoirs qui se disputent l’empire des âmes ?

Pour qui connaissait les idées de Man and the arms, il était curieux de savoir ce que l’auteur penserait de la guerre. C’est une question à laquelle son livre n’apporte pas de réponse claire. On n’est pas à l’aise pour tourner la guerre en dérision, au moment où tant de braves gens se font casser la tête pour une autre opinion. M. Bernard Shaw l’a compris : il était difficile de s’intéresser à des drames imaginaires, alors qu’il s’en jouait un si réel et si terrible. L’auteur s’est borné à écrire des pièces de circonstance, des impromptus, des farces fort gaies pour la récréation des troupes. La charmante pochade intitulée : O’Flaherty, V. C. [2] est un échantillon de la psychologie irlandaise, que je recommande aux Français qui se flattent de comprendre la question du « Home Rule. »

Mais j’ai hâte d’arriver à la pièce principale du volume et qui en constitue le morceau de résistance. Heartbreak house pourrait se traduire par le titre d’une comédie de notre Gustave Flaubert, le Château des cœurs, ou plus exactement le Château des peines de cœur. C’est encore une fois la comédie de l’amour, comme l’étaient naguère Candida et Homme et Surhomme. L’auteur revient au sujet favori de l’écrivain moraliste. « Fantaisie russe sur des thèmes anglais, » annonce cette fois le sous-titre de la pièce : on peut interpréter ces mots de façons différentes. L’auteur veut-il donner son œuvre pour une imitation de drames d’Anton Tchekow, dont quelques-uns furent joués à Londres peu de temps avant la guerre ? Sa préface nous avertit que, lorsqu’il commença d’écrire, on n’avait pas tiré encore un coup de canon. Mais ceci ne s’applique certainement qu’aux premières scènes : le dénouement ne peut avoir été conçu que pendant la guerre. On trouvera d’ailleurs dans le même volume deux petites comédies qui sont aussi des « fantaisies russes : » l’une est un morceau de bravoure, un sketch d’une verve exceptionnelle sur la Grande Catherine, rôle joué par miss Kingston au mois de novembre 1913 ; la seconde, Annajanska, impératrice des bolshévistes, le fut par Lillah Mac Carthy en janvier 1918. Ces dates montrent que l’ancien disciple de Strindberg et d’Ibsen est de plus en plus préoccupé par la psychologie et la morale slaves. On peut supposer que l’auteur du Manuel de la Révolution a rencontré dans le monde russe la formule de bouleversement qui lui semble la conclusion normale de ses idées et que le mot « russe » est mis ici pour « révolutionnaire. » On verra que M. Bernard Shaw n’imagine pas de meilleur remède à l’immoralité de la société bourgeoise, qu’un cataclysme heureux et que le révulsif d’un bon chambardement. C’est le traitement hygiénique qu’il propose pour nous corriger et pour nous rendre bien portants.

A cela près, il n’y a rien de russe dans sa nouvelle comédie. Le Château des cœurs est le tableau de l’Angleterre riche et cultivée d’avant la guerre. C’est cette partie de la classe oisive qui menait l’été la vie de château, « et où les plaisirs de l’esprit — la musique, l’art, la littérature, — avaient remplacé les antiques plaisirs de la chasse, du flirt et de la table. » C’était un monde délicieux, une petite Capoue, mais d’une totale futilité : des gens charmants, intelligents, qui lisaient, qui causaient, mais qui avaient horreur de la vie et de l’action. Quand on y allait — je cite toujours la préface de l’auteur, — passer le week end du samedi au lundi, vous trouviez sur la table de votre chambre à coucher les livres de Butler et de Galsworthy, les poésies de Meredith et de Thomas Hardy ; sans ces échantillons de la pensée moderne, la maison n’aurait pas été « dans le mouvement. » Cependant, cela ne changeait rien aux manières de cet aimable petit monde. C’était vraiment, dans les bons jours, un endroit délicieux pour séjour de vacances.

Le Château des cœurs est une pièce sur l’influence des femmes et sur l’importance excessive qu’elles avaient prise avant la guerre. « Qu’importe qui de ces Messieurs est au gouvernement, dit quelque part dans la pièce la charmante Mrs Hushabye, tant que c’est nous qui vous gouvernons, nous autres, les jolies femmes ? » Cette question est une de celles qui tiennent au cœur de M. Shaw. Nous pourrions lui répondre qu’en France nous avons toujours laissé un très grand rôle aux femmes, et que nous n’avons pas à nous en plaindre. L’époque par excellence du règne de la femme, le XVIIIe siècle, a été une des plus fécondes sous le rapport des idées : l’empire féminin n’y a pas été seulement celui de la sensibilité, mais celui de la raison, de la philosophie. Peut-être toutefois n’est-il pas absolument sain pour une société de trop s’abandonner au charme de la femme. Le génie féminin représente, en même temps que la grâce, un élément de caprice et de légèreté qu’il n’est pas bon d’introduire dans l’organisme à haute dose ; il risque d’y devenir un poison. Un des traits remarquables du théâtre de M. Shaw est qu’il regarde la femme comme une créature dangereuse : elle le devient, en effet, aussitôt qu’on la laisse se détourner de sa fonction. Le malheur est qu’une part de sa fonction est de plaire. M. Shaw tient la femme pour le grand écueil de la création. Elle y est pourtant indispensable. Elle est faite pour donner la vie, mais elle la complique furieusement.

Je gage que M. Shaw rêve parfois, comme saint Augustin, d’un monde plus parfait que le nôtre, où l’homme pourrait se passer d’elle, et où la vie se transmettrait sans trouble, comme dans le monde des abeilles. « Quand vous aurez trouvé une île où il y ait le bonheur et où il n’y ait pas de femmes, écrivez-moi son degré de latitude et de longitude, et j’y cours, » dit un personnage de sa pièce. Il est vrai qu’il est arrivé une fois à M. Shaw de peindre une femme selon son cœur, cette charmante Candida, si pleine de bon sens et de gaité, si simple et si fine à la fois, qui mène sans avoir l’air d’y toucher son benêt de mari, le célèbre orateur, et qui guérit tout doucement le poète Marchbanks en lui faisant éplucher avec elle des pommes de terre. Candida est une perle. Heureux qui la possède ! Mais c’est, dit l’Ecclésiaste, un bonheur rare sous le soleil. En général, M. Shaw a trouvé la douceur des femmes amère comme la mort. Leurs caresses enivrent, font oublier la vie. Qui se livre à leur enchantement, meurt sans avoir vécu. On voit que M. Shaw est ce qu’on appelle un misogyne. De toutes les idoles qu’il s’est acharné à combattre, celle de la femme a été sa plus constante ennemie. Les femmes lui pardonnent cet outrage à leur culte. Elles lui feraient moins peur, s’il ne les aimait pas tant.

Quoi qu’il en soit, voici la comédie qu’il imagine. Une villa du Sussex, à la fin d’un bel après-midi de septembre. Singulière maison, d’ailleurs : la pièce où nous entrons ressemble au château arrière d’un navire de haut bord ; les fenêtres imitent une rangée de hublots, sous un plafond à l’aspect de couvercle écrasé, soutenu par des solives. Les mœurs des habitants sont plus surprenantes encore. Personne pour recevoir les invités et pour s’occuper d’eux ; leurs bagages en détresse encombrent le perron. Pas d’heure fixe pour les repas ; on prend le thé quand le cœur vous en dit, on dîne quand il plaît aux domestiques : tout va à la volée, dans le plus complet désordre. Les finances sont irrégulières. Tout sent l’abandon, la bohème. Au lever du rideau, une jeune fille en manteau de voyage et le chapeau sur la tête, visiblement une étrangère, est assise sur le divan qui court sous les hublots ; elle a pris un livre pour passer le temps et, comme personne ne venait s’inquiéter de sa présence, s’est endormie de fatigue en laissant tomber le volume. Nous sommes dans le château de la belle au bois dormant. Ce sera autre chose tout à l’heure, quand nous verrons la maison s’agiter et prendre son allure et son train véritables. Mais tout de suite, avant les premières répliques, les choses ont déjà cet air bizarre et un peu fou qu’affectionne M. Shaw. Comme le dira la bonne Guinness, qui joue dans la pièce le rôle de la vieille servante au franc-parler : « Ça fait toujours cet effet-là aux gens qui ne connaissent pas les façons de la maison. »

Dans cette demeure singulière habite un personnage non moins extraordinaire. Nous entendons d’abord sa voix dans la coulisse : puis, nous le voyons apparaître, grand, sec, autoritaire, avec une immense barbe blanche, en vareuse d’ancien officier de marine et un sifflet pendu au cou. Cet ancêtre est le capitaine Shotover, le propriétaire de ce logis en poupe de vaisseau, qui a roulé un peu sur toutes les mers du monde, tenu dix-huit heures dans un typhon, s’est vendu au diable à Zanzibar et a été marié à une Indienne de la Jamaïque. Il a eu d’elle deux filles, les deux sœurs aux noms de déesses, Hésione et Ariane. A l’heure qu’il est, le capitaine est arrivé à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Au théâtre, on n’a pas cet âge-là sans motif. Ce burgrave dissimule quelque symbole dans sa barbe. Pour le moment, il est fort occupé à atteindre le « septième degré de concentration. » Nous le verrons sans cesse surgir par une porte, passer de bâbord à tribord, interpeller les gens, les siffler au jardin, commander la manœuvre et disparaître soudain dans l’entrepont ou la cambuse. Il a cette manie, chaque fois qu’arrive un visiteur, de hurler son signalement à travers l’écoutille, toujours, bien entendu, au nez de l’intéressé. Signe particulier : il a son opinion faite d’un coup d’œil sur chacun, et il est inutile de l’en faire démordre. « Dunn ! J’ai eu un second dans le temps qui s’appelait Dunn. C’était un gredin qui faisait le pirate en Chine. Il s’est établi fournisseur de gréements pour navires avec des matériaux qu’il m’a volés. Je ne doute pas qu’il ait fait fortune. Êtes-vous sa fille, mademoiselle ? » Ce surprenant loup de mer, tout en poursuivant son « septième degré de concentration, est un vieux gentleman qui reçoit à table ouverte et jette l’argent par les fenêtres en s’étonnant de la dépense. En même temps, il travaille à une invention terrible, « une espèce de rayon psychique, plus puissant que les rayons X, » pour faire sauter le genre humain, si le genre humain « va trop loin. » Il a une poudrière au fond de son jardin. Et nous le voyons traverser la scène, préoccupé, avec un paquet d’allumettes, qui sont des bâtons de dynamite.

Ce vieil original a eu, comme on l’a vu, deux filles de l’Indienne : deux filles d’une beauté rare, les enfants de la sorcière, les « petites filles du diable, » la brune Hésione Husbabye, et la cadette, la blonde Ariane. Toutes deux sont mariées et mûres, toutes deux belles et désirables, et elles le savent. Elles ont le « charme des Shotover, » l’« infernale fascination » de la famille, la séduction des filles de ce « vieillard surnaturel. » Il y a en elles un pouvoir qui abolit le sens moral, et qui « emporte les hommes par delà l’honneur et déshonneur. » Ariane traîne après elle un déplorable sigisbée, son beau-frère, Randall, type d’inutile attaché à ses jupes. Elle n’est pas plutôt arrivée qu’elle se met en devoir de séduire Hector, le mari d’Hésione. C’est une femme qui a cherché toute sa vie la grande passion, sans réussir à la trouver. Son souci de la correction et son égoïsme l’en empêchent. Elle veut bien qu’Hector lui fasse la cour, et ne demanderait pas mieux que d’avoir une fois une vraie émotion ; mais sa désolante froideur la glace toujours au bon moment. Elle aime l’amour et ne peut aimer. « Il est bien entendu, déclare-t-elle à Hector, que tout ceci n’est qu’un jeu. » Ce mot est la morale de cet énervant marivaudage. Il résume toute l’absurdité de la situation entre ces quatre personnages, dans ce quadrille d’âmes sèches qui exécutent les gestes et les figures de l’amour, comme une sorte de danse conventionnelle et compliquée, impuissants à en éprouver la jeune réalité.

Mais ce qui se passe entre ces deux couples d’âge mûr n’occupe qu’un coin de la comédie. Le théâtre anglais contemporain n’a pas encore adopté la mode des jeunes premiers quinquagénaires. Les héros de M. Shaw sont presque tous des jeunes gens, comme son Marchbanks, son Tanner et son Anne ; l’auteur est régulièrement du parti de la jeunesse, et c’est ce qui donne à ses pièces leur ton frondeur, leur air de turbulence. On se rappelle cette jeune fille qu’on a vue endormie au lever du rideau : c’est elle qui va être l’héroïne de la pièce. Cette jolie Ellie Dunn est la fille d’un brave homme qui n’a pas réussi ; les parents de ce pauvre hère, un ménage de poètes républicains, l’ont accueilli à sa naissance comme un « soldat de la liberté » et l’ont baptisé Mazzini. Mais le soldat de la liberté a fait de mauvaises affaires. Il a été ruiné par un certain Mangan, celui qu’on appelle « Mangan le Boss, » le « Napoléon des affaires, » une espèce de Jean Giraud, lourd, vulgaire, un nabab riche à millions, qui passe ses nuits à réfléchir à la manière d’économiser dix sous. La jeune fille gagne sa vie à chanter dans les concerts et à copier des tableaux à la National Gallery. Le nabab a cinquante-cinq ans et souffre de l’estomac. Il a demandé la main d’Ellie. Elle accepte, parce qu’elle en a assez de la misère, et qu’elle ne veut plus se préoccuper de faire durer ses gants.

Ce mariage se fera-t-il ? Hésione Hushabye a résolu de l’empêcher. Elle a invité, comme on l’a vu, la jeune fille à la campagne et entreprend de la confesser. Ellie aime, — on devine qui : elle aime, sans le savoir, le mari d’Hésione qu’elle a connu à un concert, et qui l’a abominablement leurrée. Sa déception est cruelle. Quand elle découvre que son héros est un vulgaire menteur, un homme marié, un fourbe, la pauvre enfant éprouve un étourdissement. Elle pense s’évanouir. Mais ce n’est qu’un instant. Les êtres qu’aime M. Shaw ne sont jamais des lâches. La jeune fille se raidit et ne prononce qu’un seul mot, — un de ces mots que lui envierait une « affranchie » de M. Donnay. Elle s’écrie : « Zut ! » — et elle ajoute : « Oui, zut pour moi, bête que je suis ! (Elle se lève). Comment ai-je bien pu m’y laisser attraper ? » (Elle marche vivement de long en large ; son teint a perdu toute sa fleur ; elle paraît vieillie et durcie.) Et elle se décide de plus belle à épouser le Boss, afin de se punir elle-même, de conquérir l’indépendance et de se venger de l’amour, par un acte de liberté où elle soit bien sûre qu’il n’entre nulle faiblesse.

Étrange petite fille ! Une seule déconvenue fait d’elle une révoltée, la dégoûte à jamais de se laisser conduire par son faible cœur. Ce cœur qui l’a trahie une fois, et s’est brisé, ne compte plus. Elle n’agira plus que par volonté et par raison. Cette cruelle enfant a peut-être des aînées dans le théâtre d’Ibsen. Pour moi, en dépit de son langage un peu aventuré, elle me semble assez cornélienne. Elle me fait comprendre ces princesses lombardes des dernières pièces du vieux tragique, ces héroïnes qui ergotent sans se lasser contre elles-mêmes, occupées à mettre d’accord leur « gloire » et leur « amour, » et qui jugeraient déshonorant de céder aux instincts confus et à la partie trouble et inférieure de leur âme. Cette jeune Ellie, qui débat son mariage avec le Boss et règle froidement les conditions de ce marché, où elle livre son corps en échange d’une fortune, peut paraître une petite peste, horriblement cérébrale et presque sacrilège : je suis sûr que M. Shaw l’admire pour son courage et sa résolution.

Cependant, il ne peut pas l’approuver tout à fait : il ne peut pas bénir ce mariage, parce qu’il méprise le Boss et que le publicain qui ne songe qu’à l’argent lui paraît ce qu’il y a de plus infâme sur la terre. Le portrait qu’il fait de ce grossier personnage, sa mentalité d’hommes d’affaires, son cynisme, son ignorance, son habileté spéciale pour faire travailler le prochain et le dépouiller en l’égorgeant, sa manière de combiner des « coups » et de profiter de l’effort d’autrui sans y mettre du sien, — tout cela est d’un relief de grande comédie, qui fait songer aux types illustres du théâtre, comme Turcaret ou Mercadet. L’auteur ne se résignera pas à consommer le sacrifice et à livrer la charmante fille à ce vilain parvenu. La Belle n’épousera pas la Bête. Elle va trouver notre vieil ami, le capitaine Shotover, qui émet des maximes abruptes dans sa barbe de prophète. La scène est curieuse. Elle serait à traduire tout entière.

Ellie. — Les vieilles gens prétendent qu’on peut avoir une âme sans avoir d’argent. Ils disent même que plus on est pauvre, plus on a d’âme. Nous autres jeunes, nous savons le contraire. Une âme aujourd’hui, cela coûte cher : c’est plus cher qu’un automobile.

Shotover. — Vraiment ? Elle dévore donc, votre âme ?

Ellie. — Des tas de choses ! De la musique, des tableaux, des livres, des montagnes, des lacs, de belles robes, des relations. Dans ce pays, tout cela est hors de prix… C’est pour sauver mon âme que je fais un mariage d’argent. C’est ce que font toutes celles qui sont un peu malignes.

Shotover. — Je ne peux pas discuter. Je suis trop vieux. Je n’ai plus ma tête, je suis fini. Tout ce que je puis vous dire, c’est ceci : il n’y a pas de vieux jeu qui tienne : si vous avez le malheur de vous vendre, ce sera pour votre âme un tel coup que tous les livres, les tableaux, les concerts et les paysages du monde ne parviendront pas à la guérir.

Un peu plus loin, le vieillard ajoute :

À mon âge, n’est-ce pas ? on ne vit plus. L’intérêt est tari. On retombe en enfance. Je ne m’intéresse vraiment plus qu’à mes petites manies. Je suis là, à poursuivre mes vieilles recherches sur les moyens de supprimer mes semblables. Je vois mes filles et leurs maris qui mènent leurs vies absurdes de romanesque, de galanterie et de snobisme. Je vous vois, vous autres, la jeune génération, qui vous détournez de ce roman, de cette sentimentalité et de tout ce snobisme, pour ne vous attacher qu’à l’argent, au bien-être, au bon sens pratiques. Eh bien ! j’ai été dix fois plus heureux sur ma passerelle dans le typhon, ou à demi gelé dans les glaces de l’Arctique, pendant des mois, dans les ténèbres, que vous ne l’êtes, eux ou vous, tant que vous êtes. Qu’est-ce qu’il vous faut ? Un mariage riche. À votre âge, moi, ce qu’il me fallait, c’était l’audace, le péril, l’horreur, la mort. Alors je me sentais vivre, j’existais d’une manière intense. Je ne permettais pas à la peur de la mort de gouverner ma vie : ma récompense, c’est que j’ai vécu. Vous, c’est la peur d’être pauvre qui gouverne la vôtre : en récompense, vous aurez eu à manger, mais vous n’aurez jamais su ce que c’est que la vie.

Ce discours éclaire la pièce. On voit que nous sommes en plein symbole. Cette comédie, c’est l’histoire d’un siècle, le tableau de trois générations. Cette maison en forme de vaisseau, c’est la vieille Angleterre. Shotover, c’est le passé héroïque de la race, c’est la génération des grands aventuriers et des grands conquérants.

Ses filles se bornent à jouir des travaux paternels ; elles n’ajoutent rien à l’héritage et gaspillent leur vie en caprices et en vanités. Mais il leur reste le charme, la beauté d’un sang fier qui fait d’elles des sirènes. Hector même est encore capable d’élégance et de courage. Leur tort, c’est de se désintéresser de l’action pour la volupté de vivre, et d’avoir laissé le pays en proie à la canaille et aux politiciens, à la race énergique et sans scrupule des Mangan. Quant aux Dunn, — car il en existe de deux espèces : le Dunn qui pense et le Dunn qui boit, — l’un, Mazzini, le père d’Ellie, est un modeste, un simple, qui travaillera toujours et ne fera jamais rien ; l’autre (car on se rappelle qu’il y en a un autre), se fera prendre la main dans le sac comme cambrioleur, en train de dévaliser les diamants d’Ariane. Et il se trouve que ce voleur est le mari de la nurse Guinness…

Tous ces événements sont un peu compliqués. Je ne me charge pas d’éclaircir cet enchevêtrement de symboles. Quelqu’un, à un moment, s’écrie : « Sommes-nous en Angleterre ou dans un asile d’aliénés ? » C’est le mot de la situation. Elle est devenue inextricable. Mangan est devenu fou de désir pour Hésione ; Hector se lasse de perdre son temps à courtiser Ariane, qui cette fois encore n’a pas rencontré le grand amour, et qui, par représailles, se venge sur son idiot de beau-frère, qui lui sert de souffre-douleurs. On ne sait plus où on en est. La tête se perd dans ce dédale d’intrigues qui ne mènent à rien, dans ces efforts que font pour s’enflammer un peu ces blasés qui ont épuisé la faculté de sentir. Au milieu de cette société d’âmes en peine, le bel Hector se promène en costume d’Arabe, parce que sa femme trouve que l’habit de soirée lui va mal, et cette turquerie ajoute encore à la confusion générale. Le pauvre mari commence à trouver qu’il joue un triste personnage. « Y a-t-il pour un homme esclavage plus abject que celui d’une femme ? » Et on s’aperçoit que dans ce château tout est un trompe-l’œil : les histoires d’Hector sont fausses et faux les cheveux de sa femme, Ariane n’a pas de cœur, le Boss n’a pas le sou, et on va le faire premier ministre… Et il n’y a pas de raison pour que cela finisse.

Le ciel va se charger de faire le dénouement. C’est dans la soirée, au jardin : une nuit délicieuse. Ariane dans un hamac fait la sieste. On vient de faire en causant les belles découvertes que j’ai dites. Le Boss, après son aveu, subit un accès de dépression complète ; il perd toute pudeur, veut se mettre tout nu, puis s’abat dans une crise de larmes. On cause politique. On parle de l’avenir. Quel avenir ? Le monde ne change pas. Rien n’arrive. Il ne se passe jamais rien. La nuit est si calme !.. À ce moment, on entend un bruit sourd dans le lointain. Puis bientôt, une seconde explosion plus proche : cette fois, la bombe est tombée tout près, sur le presbytère. Maintenant, les gothas survolent la maison. Leur grondement emplit le ciel comme une colère surnaturelle. Hector se précipite dans la maison, fait jouer toutes les lumières, illumine par bravade. « Mettez le feu à la maison ! » crie Ellie. Au même moment, fracas, lueurs épouvantables. La bombe est tombée droit dans la cave à la dynamite, où venaient de se terrer Mangan et le voleur. Ainsi M. Bernard Shaw se débarrasse de ses ennemis : il fait justice des coquins, sépare les bons des méchants, purge la terre par le feu du ciel, et Ellie épousera « son père spirituel, » le capitaine Shotover.

Je ne sais trop ce que le public pensera de ce dénouement. Cette fin apocalyptique demeurera plus tard comme un témoignage amusant de la stupéfaction indignée qu’éprouva le bourgeois anglais quand il eut la surprise de se voir attaqué dans son île. Pour ce qui est de la fable elle-même, il est clair que l’auteur n’y attache qu’un sens poétique. Shakspeare ne donne pas Miranda pour femme à Prospero. Wagner n’a permis qu’un moment à Hans Sachs de soupirer pour Eva. L’étonnant mariage d’Ellie Dunn signifie seulement que la jeune Angleterre ne retrouvera sa grandeur qu’en renouant avec ses traditions héroïques. Mais cette fantaisie porte profondément la marque de M. Shaw. Elle se relie à ce qu’il y a de plus personnel dans son œuvre, à l’acte « philosophique » de Man and superman. C’est l’horreur, non seulement de la sensualité, mais de la fadeur, le dégoût de la mollesse et de l’attendrissement, la haine de ce qui engourdit, efféminé, affaiblit, de tout ce qui corrompt et avilit dans l’homme les facultés viriles. C’est l’idée de la faillite de l’« éducation sentimentale. » C’est le caractère même d’un théâtre, dont le trait essentiel est le dédain de l’amour.


Louis Gillet.
  1. 1 vol. in-8o. Londres, Constable et Cie, 1919.
  2. Victoria Cross, distinction militaire des plus rares.