Littératures étrangères - Dostoïewsky peint par sa fille

LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

DOSTOÏEWSKY PEINT PAR SA FILLE


AIMÉE DOSTOÏEWSKY : DOSTOJEWSKI GESCHILDERT VON SEINER TOCHTER[1]


Le 30 octobre prochain, la Russie s’apprêtait à célébrer le centenaire du glorieux auteur de la Maison des morts. Cette solennité devait compléter l’apothéose du 2 février 1881, où le peuple de Pétersbourg avait fait au grand romancier des funérailles nationales, où quarante-deux délégations avaient accompagné la dépouille funèbre au fameux cimetière d’Alexandre-Newsky, réservé aux plus hauts dignitaires de l’Empire. Des députés de toute la Russie devaient prendre la parole pour glorifier le génial conteur ; des orateurs tchèques, croates, serbes, bulgares loueraient le grand patriote et le grand slavophile, le plus illustre apôtre de l’idée russe dans le monde. Les documents inédits déposés à Moscou au musée Dostoïewsky devaient être mis au jour. La veuve de l’écrivain avait décidé de publier ses souvenirs sur son mari et surtout son journal de jeune mariée, témoignage si important pour l’histoire de la vie intime du romancier à l’époque de ses voyages et de son séjour à l’étranger. On pouvait prévoir qu’il sortirait de là des études qui renouvelleraient l’idée que nous nous faisons du grand homme dont l’œuvre a tant ému la Russie et le monde dans les cinquante dernières années.

Au lieu de cette fête est venue la révolution. Le centenaire se passera dans une Russie inquiète, au milieu des ruines de tout ce que l’écrivain avait passionnément aimé. Et de toute la « littérature » enthousiaste et reconnaissante que nous nous promettions à cette occasion, voici que paraît seulement une courte biographie de l’illustre écrivain, écrite sur la terre étrangère par une fille exilée : livre deux fois dépaysé, puisqu’il se publie à Zurich dans une traduction allemande. La traductrice nous avertit que sa version a été faite sur le texte français de Mlle Dostoïewsky. Celle-ci a-t-elle espéré trouver plus de lecteurs en Allemagne qu’en France ? Il y a eu un temps où une idée, avant de devenir européenne, avait à devenir française. Faut-il maintenant qu’elle se fasse allemande ?

J’avoue du reste, que cette Vie décevra plus d’un lecteur. On n’y retrouvera pas ; l’impression tragique que nous laisse la lecture de la Correspondance[2], ou celle du beau portrait de M. André Suarès[3]. Sans doute, l’auteur lui-même ne se dissimule pas les imperfections de son ouvrage ; Mlle Dostoïewsky a dû fuir en laissant ses notes en Russie. Elle écrit de mémoire, sans pouvoir se reporter aux sources, et elle s’est fait scrupule de déflorer le journal de sa mère. Est-il besoin de rappeler la grande « catastrophe » de la vie du romancier, ce complot révolutionnaire où il fut impliqué en 1849, condamné à mort et commué, devant le peloton d’exécution, en quatre ans de Sibérie ? Sur cette mystérieuse affaire, dite l’affaire Petrachevsky, les archives d’Etat de Pétrograd doivent contenir plus d’un renseignement, qu’il n’est plus interdit aujourd’hui de connaître. Mlle Dostoïewsky ne nous apprend rien de nouveau sur cet épisode capital de la vie de son père, non plus que sur son séjour au bagne d’Omsk où le romancier, comme on sait, eut la révélation de l’ « âme russe » et de son propre génie.

On s’explique ces lacunes, si l’on fait réflexion que la fille de Dostoïewsky avait moins de douze ans lorsqu’elle perdit son père : on ne peut lui reprocher d’en avoir conservé des impressions de petite fille. Et plût au ciel qu’elle eût voulu se contenter de nous rapporter ses souvenirs d’enfance ! Peut-être aurions-nous ainsi, à travers une mémoire puérile, une des visions les plus touchantes que nous puissions espérer d’une âme de génie. Mais le fait est que ces souvenirs ne nous révèlent rien d’une âme de poète. L’auteur se rappelle que son père était friand de sucreries et qu’il avait toujours à portée de la main un de ces sacs de pâtes de fruits ou de confitures sèches dont raffole l’Orient. Il fumait une multitude de cigarettes et abusait du thé et du café très forts. Il veillait fort tard dans la nuit, travaillant lorsque tout dormait, puis se jetait sur son divan, où il reposait jusqu’à onze heures. Alors on l’entendait s’habiller en chantant… Mais on sent bien que l’enfant n’a guère fait qu’entrevoir ce travailleur mystérieux et ce veilleur nocturne, qui créait dans les ténèbres, à la lueur de deux bougies, à la manière dont vivent les songes, et à cause duquel il fallait le matin que tout chuchotât et marchât sur la pointe du pied dans la maison, pour respecter le sommeil qui suivait le labeur exténuant de la nuit. »

Par exemple, c’était une fête pour la petite fille lorsqu’il lui arrivait de sortir avec son père. Dans les grandes occasions, le romancier aimait à faire lui-même ses emplettes, à s’occuper des vins, des fruits, des liqueurs, des hors-d’œuvre, de ces zakouski fameux qui étaient la gloire des tables russes. « Lorsqu’on allait avec maman chez les fournisseurs, on sortait de la boutique avec un petit paquet. Avec papa, on sortait les mains vides : seulement, on était précédé ou suivi d’un ou deux marmitons chargés, de cent bonnes choses… » Ou bien, ce sont des souvenirs de soirées littéraires où le romancier entreprenait l’éducation de ses enfants, leur lisait les Brigands de Schiller. Parfois il emmenait son monde à l’opéra. Les Russes permettent le ballet de bonne heure aux enfants (les fameux ballets russes, dont s’est engoué Paris, répondent exactement à nos spectacles du Châtelet). Mais Dostoïewsky ne souffrait qu’un opéra, toujours le même, cette aimable féerie de Rousslan et Ludmilla, composée par Glinka sur un poème de Pouchkine. Cette histoire d’enchanteurs, de traîtres et de sommeil magique, cette poétique variante de la Belle au bois dormant, où il est aisé de reconnaître le transparent symbole de la race slave captive du Tartare, convoitée par l’Allemand, délivrée enfin par le Russe, touchait Dostoïewsky aux larmes.

Nous apprenons encore quelques traits de la bonhomie du poète ou de sa distraction comique, oubliant jusqu’au nom de sa femme, lui faisant l’aumône sans la reconnaître, un jour que, dans la rue, elle s’était amusée à lui demander la charité. Mais il faut avouer que des souvenirs de cette nature sont bien peu significatifs et pourraient convenir à mille autres pères de famille, qui n’ont pas écrit pour cela les Frères Karamazov. Encore sommes-nous prêts à en apprécier le naturel, lorsque nous tombons sur d’autres endroits où l’auteur, rougissant de ces anecdotes un peu puériles, a voulu s’élever à des considérations plus graves. Au lieu de raconter tout simplement son père, comme elle l’eût fait pour ses neveux, elle s’est mise en frais de théories qu’elle a jugées sans doute plus dignes du public. Elle n’a point vu qu’il suffisait d’écrire avec son cœur, et a préféré le langage fallacieux de la science. Elle a entrepris de remplacer ses sentiments de femme par des « idées » et de nous démontrer que ce que nous admirons chez le plus original des grands écrivains russes tient en réalité au tempérament lithuanien.

Je vous fais grâce de cette thèse sur les Varègues ou Normands dont l’empire s’étendit au moyen âge de la Baltique à la Mer-Noire, et qui seraient les ancêtres des Lithuaniens actuels et des Dostoïewsky, comme aussi des endroits où l’auteur nous apprend que Tourguénef est un Tartare et Tolstoï un Allemand. Au fond, ce roman scientifique n’est qu’une nuance nouvelle de la manie romantique des généalogies fastueuses. Qu’eût pensé Dostoïewsky de cet entêtement de la naissance ? Tout le monde sait que son père était un pauvre diable de médecin d’hôpital. Lui-même ne se déclare-t-il pas « un écrivain prolétaire ? » Ne savait-il pas tout ce qui le séparait d’un Tourguénef ou d’un Tolstoï, et de la « littérature de grands propriétaires’ ? » Rien que le personnel de ses romans nous avertit que nous sommes dans un monde tout autre : citadins, étudiants, petits fonctionnaires, gens de loi, déclassés, peuple vague des grandes villes, ivrognes, prostituées, revendeuses à la toilette, cohue mélangée qui s’entasse, le long des canaux puants et des sombres péréouloks, dans les mornes casernes des quartiers pauvres de Pétersbourg, pleins de bouges et de sales traktirs, — monde qu’il fréquenta assidûment pendant les dix années qui précèdent son procès, et qu’il a fait sien, comme Rembrandt s’est emparé de la canaille et de la juiverie du ghetto d’Amsterdam.

Il y a d’ailleurs toute une partie du génie de l’écrivain qui relève de la science : c’est le caractère de sa maladie. Son père était alcoolique, et il légua cette tare à deux des frères du romancier (lui-même mourut assassiné comme le vieux Karamazov) ; une de ses filles hérita de sa bizarrerie et de soif avarice, — elle aussi périt égorgée ; Dostoïewsky, pour sa part, hérita de l’épilepsie. Il est clair que, dans une famille dont la feuille d’hérédité est si chargée, on peut négliger l’atavisme d’ancêtres du XIIe siècle. Le cas Dostoïewsky est bien moins du domaine de l’histoire des races que de la pathologie nerveuse. C’est un des traits qui ont le plus marqué son œuvre : j’ignore ce qu’il s’y trouve du Normand, mais il n’y a pas de page où l’on n’y trouve le malade. S’il est vrai que le génie est une maladie, on ne citerait guère d’artiste ou d’écrivain dont l’exemple soit plus propre à démontrer cette « vérité. » Pas d’œuvre littéraire qui présente une plus riche galerie d’hystériques et d’épileptiques : Nelly Arzneï, le prince Myschkine, l’ingénieur Kiriloff, l’assassin Smerdiakov, sans compter les délirants et les hallucinés, toutes les catégories de détraqués et de visionnaires, les monomanes, les vicieux, toutes les victimes de l’idée fixe, de la passion ou de la folie. Personne n’a connu comme lui les phénomènes de l’exaltation et de la dépression psychiques, cette vie des bas-fonds de l’être, ce clair-obscur psychologique où les choses apparaissent sans bords, où la réalité et le délire se confondent, où la vie prend l’incohérence et le caprice des songes, — ces décisions inexpliquées, ces phénomènes soudains de cristallisation qui précèdent tout raisonnement et défient l’analyse, — ces maladies de la volonté et ces dédoublements où l’homme agit en somnambule, souvent avec une ruse et une adresse stupéfiantes, — enfin ces états flottants où les idées se succèdent et se contredisent, passent brusquement d’un pôle à l’autre, de la haine à l’amour, du rire au désespoir, avec une mobilité d’oscillations vertigineuse. Cette psychologie inouïe forme toute la substance et la couleur de son œuvre, lui donne son aspect étrange et anormal de fantasmagorie tragique. C’est le monde de Dostoïewsky et sa découverte spéciale, la source de son merveilleux, ce monde de la « raison impure, » vaste et ténébreux continent -inexploré de l’âme qu’il a annexé le premier, avant la science même, au domaine du roman et de la poésie.

Voilà, pour la littérature, la grandeur de Dostoïewsky : mais tout cela est fonction de sa maladie. Presque tout ce qu’on regarde chez lui comme « russe » est en réalité « morbide. » Rien ne serait donc plus précieux qu’une histoire de cette maladie, et elle serait facile à faire en se servant pour cela des œuvres de Dostoïewsky : nombreux sont les endroits (nous le savons par ses aveux) qui ont toute la valeur de l’autobiographie. Mais cette biographie clinique n’est pas même esquissée par Mlle Dostoïewsky. On approuvera ce respect filial, mais le sujet reste entier pour un médecin lettré tel que le Dr Pierre Janet. On espère qu’il tentera l’auteur des Médications psychologiques[4].

La partie la plus neuve du livre de Mlle Dostoïewsky traite de la famille de son père et de sa vie sentimentale ; souvenons-nous seulement que l’auteur n’a rien su que par ouï-dire et que, comme fille d’un second mariage, elle peut, à son insu, n’être pas toujours équitable envers le passé. Ce passé de Dostoïewsky nous est fort mal connu. Ses romans toutefois laissent soupçonner plus d’un secret. Rappelez-vous par exemple, dans les Frères Karamazov, le livre des « Sensuels, » les discours cyniques du vieux Fédor, ce jouisseur à la fois subtil et crapuleux, libidineux et raffiné ; rappelez-vous qu’Ivan, des trois fils de Fédor, est celui qui « ressemble le plus à son père, » et qu’Ivan est le portrait de Dostoïewsky à vingt-cinq ans. Voyez encore, dans le Crime, la silhouette équivoque du libertin Svidrigaïloff qui, pour se distraire d’une passion, se paie une petite « fiancée » de quatorze ans. On a peine à croire que l’auteur de ces types singuliers n’y ait pas mis du sien, et qu’il ait, comme l’écrit sa fille, vécu jusqu’à trente ans passés sans connaître la femme. C’est plus qu’on ne peut présumer du tempérament lithuanien.

Oui, on se figure volontiers que c’est avant le procès de 1849 et avant la « conversion, » dans cette partie obscure de la vie de Dostoïewsky, que durent se placer la plupart des expériences dont nous trouvons plus tard la trace dans son œuvre. Mais Mlle Dostoïewsky assure qu’il n’en est rien et que la crise sensuelle a suivi au contraire la grande épreuve de Sibérie. C’est aux environs de la quarantaine que le grand romancier aurait eu sa « jeunesse. » Du moins le biographe nous donne-t-il sur cette « jeunesse » quelques renseignements précieux, et les trois femmes qui occupèrent, avant le second mariage, le cœur de Dostoïowsky, forment le chapitre le plus curieux de cette nouvelle Vie.

L’histoire du premier mariage de l’écrivain est, on le sait, la donnée de l’Eternel mari, qui se trouve être par malheur un de ses livres les plus manques. Cette union fut désastreuse. Pour Mlle Dostoïewsky, son père fut la dupe d’une indigne comédie. C’est au sortir du bagne et quelque temps avant sa démission de l’armée que le romancier connut à Omsk la femme du capitaine Issaïew. C’était un bas-bleu de province qui aspirait à jouer au fond de la Sibérie la « Muse du Département. » Elle se disait la fille d’un officier français : en réalité, son père était un mamelouck de la Garde, pris à Moscou, et dont s’était amourachée une Russe de la Caspienne. Elle avait un vaurien de fils d’une dizaine d’années, en qui se trahissait, par une paresse précoce et une vanité grotesque, la goutte du sang nègre. La fille de Dostoïewsky n’est pas tendre pour ce mulâtre. Issaïew mort, la veuve se laissa faire la cour et consentit, après diverses péripéties, à accorder sa main. Elle était plus vieille que Dostoïewsky et déjà atteinte de la poitrine. Elle trompa son mari abominablement, avant et après le mariage, et tout le temps du long voyage que firent les époux pour rentrer en Russie. Cependant son caractère s’aigrissait tous les jours ; sa mégalomanie se sentait ulcérée d’être affublée du nom d’un ancien déporté ; elle le trompait toujours et lui faisait des scènes. Un jour, dans un transport de rage, elle lui jeta à la figure toute la vérité. Dostoïewsky se sépara de cette furie. Mourante et irritée, elle allait à grands pas dans son appartement, râlant, les pommettes enflammées et, chaque fois que sa promenade la ramenait devant le portrait de son mari, elle lui criait : « Forçat ! Forçat ! »

Cette déconvenue bizarre aurait été le prélude de la crise passionnelle. Déçu dans son foyer, le pauvre homme aurait cherché à se consoler ailleurs. À ce moment, le ciel lui envoya Pauline. Pauline N. (le biographe ne nous dit pas son nom) était le type de l’étudiante russe, de cette étudiante qui mène la vie de garçon et pousse le mépris des préjugés bourgeois jusqu’à la pratique de l’union libre. C’était une héroïne de la Cité future. Le romancier était l’idole de la jeunesse, comme martyr de la liberté. La jeune fille lui sauta au cou et devint sa maîtresse. Les deux amants convinrent de se retrouver à Paris, qu’ils brûlaient de connaître.

Ce fut un peu le pendant du voyage des « amants de Venise. » Pauline partit la première. Quinze jours plus tard, la jolie libertaire écrivait à son ami qu’il était inutile de se déranger, qu’elle ne l’aimait plus et qu’elle avait trouvé « son type. » Dostoïewsky accourt, mais la petite était coiffée, il n’y avait plus à espérer lui rendre la raison. L’infortuné n’insista pas, et se rendit à Londres où Alexandre Herzen tenait alors école de révolution, comme on allait plus tard consulter le prophète d’Yassnaïa-Poliana. C’était pendant l’été de 1863, deux ans après les Souvenirs de la Maison des morts : on voit qu’à cette date la foi de Dostoïewsky n’est pas encore parfaite et ne lui interdit pas de converser avec l’« ennemi ». Il ne songe qu’à se distraire de sa mésaventure, peut-être à se jeter dans la débauche, pour oublier, ou par vengeance : il rêve de Venise et des « belles Vénitiennes. » Peut-être veut-il se prouver qu’il est autre chose qu’un malade : faire la fête, ce serait une réhabilitation ! C’est aussi le moment où il se met à jouer. A Wiesbaden, il a fait connaissance avec la roulette. Cette crise de démoralisation se prolonge quelques mois, — l’heure du « démon de midi, » — mais il ne fut pas si tôt quitte du démon du joueur. Pendant dix ans, il eut des rechutes.

Cependant, à l’automne, il reçoit de Pauline des nouvelles alarmantes : son Français la trompait, elle menaçait de se tuer. Dostoïewsky vole à Paris. Mais la jeune exaltée ne l’avait fait venir que pour lui donner la comédie. Alors, elle prit les grands moyens. Un matin, à sept heures, le romancier la voit entrer comme Rachel dans Hermione, agitant un coutelas acheté la veille chez l’armurier pour poignarder l’ingrat. Tout finit, bien entendu, par une crise de larmes. La désespérée se laisse désarmer et emmener en Italie. Tous les traits de cette histoire, plus ou moins altérés, se retrouvent dans le Joueur.

Au printemps suivant, la femme du romancier étant venue à mourir, les amants étaient libres de régulariser leur liaison ; mais la jeune fille se souciait peu de se donner des chaînes, et Dostoïewsky n’avait pas fini de voir du pays. La brouille survint enfin à propos de Crime et Châtiment ; les étudiants s’estimèrent insultés par le portrait de Raskolnikoff : ce fut le prétexte de la rupture. En réalité, les amants étaient excédés l’un de l’autre. Les amours romantiques sont fatigantes dans la vie. Mais l’extravagante créature qui avait un moment ensorcelé Dostoïewsky a laissé plus d’une trace dans ses portraits de femmes. Aglaé, Lise, Grouchenka, toutes ces héroïnes capricieuses et incohérentes, séduisantes et insupportables, lunatiques et agaçantes, sont les sœurs de Pauline. Ce sont les reflets de nacre de l’astre cornu et changeant qui dansent et se jouent sur le miroir agité de l’âme du poète. Cette froide, coquette et malheureuse Pauline, folle de tête et de corps, demeura, pour celui qu’elle avait fait souffrir, la forme de l’Eternel Féminin.

Le troisième « roman » de Dostoïewsky n’est qu’une amitié littéraire qui n’alla pas jusqu’à l’amour, bien qu’il y ait eu projet de mariage. La jeune femme, sœur de la célèbre Sophie Kowalewsky, épousa un de nos communards, mais demeura fort liée avec le romancier. Mlle Dostoïewsky pense que cette belle anarchiste est le modèle de Catherine, la fiancée de Dimitri, dans les Frères Karamazov. Elle lui reconnaît le caractère lithuanien.

Mais j’ai hâte d’en venir à ce qui fait pour nous, avec le chapitre des femmes, l’intérêt principal de la vie de Dostoïewsky, je veux dire ses rapports avec ses grands contemporains. Ces rapports tiennent en peu de mots. Le romancier toute sa vie demeura assez isolé. Il n’existe guère en Russie de milieu littéraire. Beaucoup d’écrivains prirent le parti de vivre à l’étranger ; Dostoïewsky lui-même, de trente à cinquante ans, fut presque toujours loin de son pays. Mais cela n’explique pas tout : on est étonné, par exemple, de ne pas trouver dans la Correspondance une seule lettre à Tourguénef ou au comte Tolstoï.

La vérité est que Tourguénef et Dostoïewsky ne s’aimaient pas. Est-il vrai que le premier se serait permis à l’égard de son jeune camarade une impertinence de mauvais goût ? Prit-il réellement ombrage des Pauvres gens, le premier succès de Dostoïewsky ? Il n’a pas ménagé du moins son admiration à la Maison des morts, dont certains chapitres lui faisaient dire : « C’est du Dante ! » Dostoïewsky lui-même s’est toujours exprimé publiquement avec déférence sur le compte du grand écrivain de Pères et enfants. Mais il est clair que l’homme lui était antipathique. Il l’appelait un « fanfaron, » ce qui veut dire un « poseur. » Il ne pouvait souffrir sa manie d’aristocratie, sa perpétuelle affectation. Les élégances du « vieux beau, » de l’habitué de Tortoni, le monocle du boulevardier, le ridicule du Scythe devenu le caniche de Mme Viardot, et le ton de pitié qu’il affichait pour les choses russes, exaspéraient Dostoïewsky. Le Russe cosmopolite lui faisait l’effet d’un renégat. Enfin, quand Tourguénef devint le chef des Zapadniki ou des « Occidentaux, » Dostoïewsky prit l’offensive : dans son roman des Possédés, qui est un long pamphlet contre les libéraux, il a fait, sous le nom de l’ « illustre Karmasinov, » un portrait satirique d’une bouffonnerie cruelle, où il ridiculise impitoyablement la morgue, la suffisance, l’adoration de soi et la lâcheté de ce Trissotin russe.

Cette odieuse caricature, d’une verve et d’une haine féroces, exige un mot d’explication. Depuis sa « conversion, » c’est-à-dire depuis le jour où il avait compris, au bagne, le cœur de la Russie, Dostoïewsky n’attendait plus rien qui vaille de l’Europe. Il s’était assommé à Genève et à Dresde. L’Europe lui semblait un cimetière, un musée de bibelots, bon à voir en touriste, comme les ruines de Pompeï ; mais tout cela était désormais du passé, et ne pouvait rien apprendre à cette Russie toute jeune et immense d’avenir. Certes, Dostoïewsky avait le cœur trop grand pour ne pas chérir l’Europe. Walter Scott et Dickens, Gœthe et Schiller, Balzac et Victor Hugo (il avait débuté par traduire Eugénie Grandet, et l’Homme qui rit, est bien autant que Don Quichotte le modèle de l’Idiot), — tous ces grands écrivains demeurèrent toujours ses frères, sa vraie famille intellectuelle. Et quelle flamme encore dans ses paroles sur George Sand ! Mais toutes ces voix ne lui rappelaient que sa jeunesse : elles étaient incapables de lui montrer l’avenir. Une grande désillusion lui était venue enfin de la guerre franco-allemande ; Sedan et la Commune le firent désespérer de la civilisation.


Une nation de l’Europe, la plus civilisée et la plus savante, a profité d’une occasion pour fondre sur une voisine, civilisée et savante aussi, mais moins favorisée par les circonstances du moment. Elle l’a mordue comme une bête sauvage, l’a saignée à blanc en lui prenant des milliards et lui a arraché une côte en lui ôtant deux de ses plus chères provinces…[5] »


A partir de ce moment, il n’y eut plus pour Dostoïewsky rien à espérer d’une Europe qui donnait de tels exemples de brigandage et d’immoralité. Ce fut à ses yeux la déchéance de la culture occidentale. On ne peut exagérer, dans la pensée de Dostoïewsky, le rôle de cette année 1870. A côté de l’Occident gangrené, pourrissant, l’immense Russie vierge lui apparut comme la grande réserve de l’avenir, la ressource ménagée par la Providence pour la régénération du monde. C’est alors qu’il commence le Journal d’un écrivain, — ce recueil d’une foi ardente, qui a fait pour sa gloire plus que tous ses romans, — et qu’il se met à composer les plus prodigieux de ses livres « apocalyptiques, » les Possédés et les Frères Karamazov.

On voit maintenant pourquoi Dostoïewsky devait détester Tourguénef : le croyant ne pouvait pardonner au sceptique, l’apôtre s’accorder au tiède et au critique, faire des concessions au doute et au libéralisme. Demander des conseils à un monde décrépit, verser le vin nouveau dans de vieilles outres, emprunter les formules d. » cette Europe croulante, c’était une folie et une aberration : que dire du crime de ceux qui refusaient de croire et qui fermaient les yeux ? Cette mission de la Russie, le peuple « déifère, » le « peuple-Christ, » chargé de rétablir le royaume de Dieu sur la terre, était pour le romancier le premier article du Credo. Loin donc de copier ou de singer l’Europe, il fallait faire crédit au jeune « colosse russe, » l’aider à développer son génie spontané. En lui se trouvait la solution de tous les problèmes présents. Est-ce que le Russe depuis longtemps, sans Marx et sans Fourier, par le mir et l’artel (commune et coopérative) n’avait pas trouvé la formule de la société parfaite ? Est-ce que son mépris pour la propriété n’avait pas résolu d’avance la question du capital ? Est-ce que la plus grande révolution du monde, l’abolition du servage, qui avait coûté à l’Europe des siècles de tempêtes, ne s’était pas accomplie dans la sainte Russie miraculeusement, par un geste et un oukase du Tsar Libérateur ? Telles étaient les raisons de la « foi » de Dostoïewsky : elles font suffisamment comprendre son horreur des Tourguénef et des Karmasinov.

Quant à Tolstoï, l’altitude de Dostoïewsky à son égard est différente. Bien entendu, il ne l’a jamais tenu pour un prophète, ni même pour un « génie. » Il réservait ce nom pour Pouchkine et Gogol. Mais il reconnaissait à son jeune confrère un immense talent, le charme d’un style incomparable et il tenait Guerre et Paix pour l’« histoire » accomplie de la haute société russe. Anna Karénine le frappa plus vivement encore. Tolstoï, de son côté, n’a cessé de manifester envers son grand devancier un sentiment voisin de la vénération. Il y aurait une étude à faire sur les rapports de sa morale avec celle de Dostoïewsky, où l’on verrait le rôle essentiel que celui-ci a joué de plus en plus dans l’évolution de la pensée de son cadet. Au lendemain de la mort du romancier, Tolstoï écrivait à Strachov la belle lettre bien connue : « Jamais je n’ai vu cet homme, jamais je n’ai eu de rapports directs avec lui ; mais, maintenant qu’il est mort, je m’aperçois que de tous les hommes il m’était le plus proche, le plus cher et le plus nécessaire. Jamais l’idée ne me viendra d’oser me comparer à lui, jamais ! Tout ce qu’il a fait est de telle sorte que je ne puis que m’en nourrir et l’admirer pieusement. L’art peut m’inspirer de l’envie, l’intelligence aussi ; mais une œuvre toute sortie du cœur ne peut que m’inspirer une profonde joie. » Et près de vingt ans plus tard, dans son livre sur l’art, où il désavouait ses chefs-d’œuvre, l’auteur d’Anna Karénine cite l’Idiot, les Frères Karamazov et surtout les Souvenirs de la maison des morts comme les véritables modèles de la littérature chrétienne.

Et pourtant les deux hommes ne se sont jamais vus, n’ont jamais fait le moindre effort pour devenir amis. Peut-être sentaient-ils qu’ils n’avaient rien à se dire et qu’en se rencontrant, ils n’auraient pu éviter de se heurter mutuellement. Il y avait d’abord entre eux une sourde hostilité d’artistes : leurs deux tempéraments étaient trop différents. En dépit de ce qu’on vient de lire, j’en crois très bien Gorki, lorsqu’il nous dit que Tolstoï ne pouvait souffrir Dostoïewsky[6]. Tolstoï, en art, est un classique, un grand peintre de l’humanité moyenne. Son naturalisme répugne à l’inquiétant, au surhumain, à l’anormal. Il ne croit pas plus au monstre qu’au héros. C’est là au contraire le domaine propre de Dostoïewsky : tous ses personnages sont des déséquilibrés ; même les gens de bon sens déraillent. Tout tournoie dès le début dans un tourbillon de catastrophe. Il choisit de parti pris les sujets les plus fous, les crises les plus tragiques, comme étant les plus propres à révéler le fond des âmes et les abîmes de la vie. « Ce qu’on traite de fantastique et d’exceptionnel, écrit-il, forme pour moi quelquefois l’essentiel de la réalité. » En résumé, ce qu’il y a d’exagéré et de maladif dans l’art de Dostoïewsky ne pouvait manquer de heurter profondément Tolstoï, comme celui-ci, par ce qu’il a d’uni et de placide, paraissait à Dostoïewsky tenir moins du poète que du chroniqueur ou de l’historien. Le mot de Gœthe : « Le classique, c’est la santé ; le romantisme, la maladie, » ne s’est jamais mieux appliqué qu’à ces deux tempéraments et à ces deux conceptions opposées de la nature.

Mais il y avait encore une cause latente de différend, qui éclata soudain en 1878, quand parut la huitième partie d’Anna Karénine. C’était le moment de Plewna, de la première guerre des Balkans, des exploits de Radetzky et de Tcherniaïew : toute la Russie frémissait aux combats de ses armées, s’indignait aux nouvelles des atrocités turques ; c’était dans tout le pays un esprit de croisade, un grand souffle d’amour et de sacrifice pour le salut du monde slave. Dostoïewsky se faisait le héraut de cette guerre fraternelle. Sa voix devenait la voix de toute la Russie. Son Journal proclamait la guerre sainte, remuait les profondeurs du peuple comme aucun écrit ne l’avait fait depuis le temps de saint Bernard. Ce phénomène singulier lui semblait le signe même du doigt de Dieu au front de la Russie, la confirmation de la foi et de l’attente de toute sa vie : enfin la Russie se levait et se mettait en marche, enfin le jeune géant se réveillait pour lever l’étendard du christianisme universel, pour confondre et chasser l’impie et répandre sur la terre la religion de l’amour. Les destins de la Russie, interrompus au XVe siècle par la chute de Byzance, allaient se renouer à Constantinople, en rentrant dans la Méditerranée et dans l’héritage de la Grèce, mère de l’orthodoxie. Dostoïewsky ne se lassait pas d’annoncer cette aurore. Il assistait vivant au commencement de ses rêves et toute la Russie communiait avec lui.

Seule, une voix se mettait en dehors du concert : celle de Tolstoï, pour qui tout ce mouvement « national » n’était qu’une agitation artificielle, étrangère au pays, et n’existant que dans la cervelle de quelques songe-creux moscovites. Le peuple, écrivait-il, se moque de Constantinople ; il est totalement indifférent aux souffrances de ses frères slaves, dont il n’a jamais entendu parler. Et c’était, — dans cet épilogue d’Anna Karénine, — cette négation de la patrie, cette critique destructrice de l’idée nationale et cette apologie défaitiste de la paix, et tous les éléments de cette doctrine de l’inertie, qui devaient faire pendant trente ans le thème du « tolstoïsme… »

Ce n’est pas le lieu de juger ce procès. Du reste, à l’heure actuelle, qu’en est-il de ces disputes ? La Révolution s’est chargée de mettre les deux hommes d’accord. La voilà, cette catastrophe que Dostoïewsky avait tant de fois prévue, lorsqu’il s’effrayait de l’abîme qu’il voyait se creuser en Russie entre l’ « Intelligence » et le peuple ; elle s’est écroulée, la façade que Pierre le Grand avait improvisée sur la glace des marécages : la débâcle est venue, engloutissant le rêve et l’impérial décor.

L’immense Empire, tombé aux mains des « Possédés, » est la proie d’une poignée de ratés et de maniaques, fils de ce que le romancier exécrait le plus au monde, — de ses Raskolnikoff, de ses Pierre Verkhovensky et de ses Ivan Karamazov. Et, chose curieuse ! c’est depuis ce temps qu’a vraiment commencé, pour une partie de l’univers, le « messianisme » russe : c’est depuis lors que la Russie, aux yeux des égarés, semble investie d’une mission et chargée de dire le mot de l’énigme universelle. C’est alors que Moscou, selon la prophétie de Dostoïewsky, est véritablement devenue « la troisième Rome, » dont des foules attendent le signal de faire régner sur le monde Le nouvel Evangile. On dirait la vision du croyant, diaboliquement retournée par quelque méchant génie…

Nous ne triompherons pas de l’épreuve de la Russie. Nous avons l’expérience des révolutions et nous savons qu’elles profitent rarement à ceux qui les ont faites. Les événements sont plus forts que les hommes. Déjà les maîtres de la Russie sont contraints de reprendre la politique nationale des tsars, comme la Convention continue Louis XIV. De plus, la révolution, par le partage des terres, a créé en Russie cent millions de propriétaires. Que résultera-t-il de ces deux faits immenses, l’unification de la Russie et l’avènement d’une classe de paysans capitalistes ? Je l’ignore. Mais le centenaire de Dostoïewsky est une bonne occasion pour méditer ce problème ; on trouvera dans son œuvre la vision la plus précise du mal dont souffre la Russie, la description la plus profonde du mécanisme de la révolution, et le sentiment d’ « horreur sacrée » qui doit nous pénétrer devant le secret de ce vaste Empire du devenir et devant le mystère de l’inconnu.


LOUIS GILLET.

  1. 1 vol. in-8o. Eugen Rentsch, édit. Zurich, 1920.
  2. Th. Dostoïewsky, Correspondance et voyage à l’étranger, trad. Bienstock in-8o, Mercure de France, 1908.
  3. André Suarès, Dostoïewsky, Cahiers de la quinzaine, 1911.
  4. On trouvera quelques indications dans la brochure du Dr Segaloff, Die Krankheit Dostojeuoskys, in-8o, Munich, 1907.
  5. Journal d’un écrivain, traduction Dienstock, Paris, Fasquelle, 1904, p. 428.
  6. Voyez la Revue du 1er octobre 1920.