Littérature russe - Anton Tchekhof

Littérature russe - Anton Tchekhof
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 201-216).
LITTÉRATURE RUSSE
ANTON TCHEKHOF


A. Tchekhof : Hazskazy, 3 vol., édition A. F. Marks, Saint-Pétersbourg, 1900. — Piécy, 1 vol., Tri sestry, brochure, ibidem, 1901. — Les Moujicks, traduction Denis Roche, 1 vol., Perrin et Cie, Paris, 1901. — Un Duel, traduction Henri Chirol, 1 vol., ibidem, 1902.


Nous cherchions naguère dans l’œuvre de Maxime Gorky les raisons du succès qui lui a souri si vite ; nous disions qu’il partage avec Anton Tchekhof la faveur du public russe. Il y aurait injustice et mauvaise grâce à laisser dans l’ombre l’aîné de cet heureux couple. Venu le premier, M. Tchekhof a su ajuster au goût du jour un genre littéraire : le récit rapide, le petit tableau de mœurs esquissé en quelques traits. Son jeune rival lui a emprunté le cadre et les procédés de cet art sommaire. L’habile miniaturiste a voulu d’autres gloires : dramaturge applaudi sur les théâtres de Pétersbourg et de Moscou, il y a fixé la fortune. Comment et à quel prix, c’est ce qu’on verra plus bas.

Souple et prodigieusement fécond, son talent de conteur s’exerce sur un clavier plus étendu que celui de Gorky. Il n’a pas le mordant du chantre des vagabonds, ni la puissance d’imagination, la richesse verbale, le grondement intérieur de l’âme qui sauvent la monotonie des thèmes où se complaît Maxime l’Amer. Il intéresse par la variété de ses observations, souvent par leur justesse. Il met à contribution toutes les classes de la société, toutes les particularités de la vie provinciale. Dire qu’il nous en donne la représentation serait peut-être excessif : des silhouettes, des attitudes, des momens, voilà tout ce qu’il prétend nous montrer dans ces Récits concentrés en quelques pages. La « tranche de vie » y est réduite en miettes. À Pétersbourg comme à Paris, les exigences du journalisme ont développé un genre qui n’est plus, en dépit des titres dont il se pare, ni le conte ni la nouvelle, puisque l’affabulation y fait défaut. Une impression fugitive, un mince épisode, le signalement d’un personnage caractéristique, la suggestion insinuée au lecteur par un fragment de conversation, c’est toute la substance de ces brèves chroniques, où il semble que nos romanciers vident le superflu de leurs carnets. M. Tchekhof s’est assimilé leur manière.

Les virtuoses de la plume savent communiquer l’émotion avec des moyens aussi restreints. Notre Russe y réussit parfois : une seule indication adroitement choisie nous permet d’entrevoir la suite d’une existence, les complications d’un drame intime ; comme si l’on avait battu le briquet dans les ténèbres, à l’endroit propice d’où la lueur nous fait apercevoir un instant les profondeurs d’une foule invisible. Touchante est la figure du pauvre moinillon de la Nuit de Pâques, qui passe les pèlerins sur le bac du fleuve, tandis que ses frères festoient dans le monastère illuminé : il n’a dit que quelques mots au passager, et nous sentons la sourde détresse de sa vie sacrifiée. Pathétique aussi, dans le Talent, la jeune fille qui s’immole à la vanité d’une sorte de Schaunard, rapin fainéant dont le génie doit toujours éclater demain : on la voit d’avance qui descendra tous les degrés de l’humiliation, avec une foi inébranlable dans son raté de grand homme. Plus émouvante encore est l’histoire du cocher de louage, accablé par la perte de son fils ; il attend sous la neige le bon client auquel il pourra confier son chagrin ; ceux qu’il charge refusent de l’écouter : oppressé par le poids d’une peine trop lourde à porter seul, il finit par raconter à son vieux cheval, la nuit, dans l’écurie, comment son enfant est mort.

Mais, le plus souvent, l’observation de M. Tchekhof se traduit en quelque peinture réaliste, amère ; la société russe nous y est montrée sous l’aspect de « taches grises ; » c’est le mot qu’ils se plaisent à répéter pour y remâcher leur pessimisme. On en prendra une idée dans le volume où M. Denis Roche a traduit et réuni sous ce titre, Les Moujicks, plusieurs études de la vie populaire. La plus étendue n’a d’autre objet que de décrire l’intérieur d’une famille villageoise : étude de nature morte, pourrait-on dire si l’on ne craignait de jouer sur les mots ; tant est navrant ce minutieux inventaire de la sordide izba, emplie de brutes alcooliques, d’animaux à peine différens de leurs maîtres.

Les Récits occupent une large place dans l’œuvre copieuse d’Anton Tchekhof ; les trois recueils que je viens de parcourir en contiennent plus de cent cinquante. Celle mosaïque défie l’analyse, le choix y est difficile. Dans une de ses comédies, l’écrivain met en scène un photographe amateur ; au moment d’une cruelle séparation, alors que les principaux personnages échangent de tristes adieux, ce fervent du kodak s’écrie sans cesse : « Ne bougez plus ! Je veux prendre encore un cliché ! » Notre auteur opère comme son héros ; tout lui est prétexte à braquer l’appareil sur la souffrance humaine. D’autres, dans son pays, l’ont chantée, aimée, poétisée ; lui, il la photographie. Sa riche collection d’épreuves se déroule sous nos yeux comme une bande cinématographique ; et l’on ne saurait trouver de meilleure comparaison pour caractériser son œuvre. Elle nous donne l’illusion du mouvement, de la vie ; elle nous la donne dans la même mesure que le cinématographe, avec les mêmes limites, les mêmes artifices inquiétans.

Je crois reconnaître dans ce talent composite les empreintes de différens éducateurs. A l’origine de sa filiation littéraire, nous retrouvons Gogol, le père commun, l’initiateur qui enseigna le premier l’art d’observer et de peindre la vie réelle du peuple. Plus on va, plus les conteurs russes se multiplient, et plus on est saisi d’admiration pour le génie révélateur qui les a tous procréés. Il faut en vérité qu’elle soit innée, la moutonnière soumission des hommes au prestige de la nouveauté, de l’ « actualité, » pour que nos compatriotes s’appliquent à lire les pâles continuateurs de Gogol, alors qu’ils refusent de connaître le peintre original de la Russie. Rien n’y fait, c’est un parti pris d’ignorance. Je m’en irai pourtant avec la confiance qu’un jour viendra où les Ames mortes se trouveront à côté du Don Quichotte dans la bibliothèque de tous les honnêtes gens[1].

Pour M. Tchekhof, comme pour tous ses émules, Tolstoï a été le maître d’anatomie chez qui l’on apprend à disséquer le cœur humain. Tous essayent de lui dérober le secret incommunicable, l’art de spécifier chaque créature par le détail précis qui la fait aussitôt reconnaître entre mille autres. Plus apparent encore est le ressouvenir de Tourguénef dans les études de la vie rurale. Dès les premières phrases, le ton et le mouvement de la narration nous reportent aux Récits d’un chasseur. Voyez, par exemple, Dans la remise, la veillée des valets et leurs propos tandis que leur maître suicidé expire à quelques pas. Ici et dans vingt autres de ces petits tableaux, les premiers traits de l’ébauche décèlent une sensibilité formée par Tourguénef. Mais trop souvent le récit tourne court, la sensibilité se glace ; de nouveaux maîtres sont intervenus, professeurs de sécheresse et de pessimisme ; on craint de céder à des modes surannées en faisant palpiter sur les choses la poésie intime qui les animait, quand ce grand réaliste de Tourguénef les voyait dans son rêve lucide. Ah ! qu’il y a loin de Khor et Kalinitch, de la Pulchérie des Reliques vivantes, aux êtres dégradés dont M. Tchekhof nous montre le grouillement dans les Moujicks ! Au lieu de s’en tenir à la surface, Tourguénef regardait jusqu’au fond de ces pauvres âmes rudimentaires. C’est une chose singulière qu’en Russie, et non pas en Russie seulement, les champions déclarés du peuple nous le représentent sous un aspect repoussant, comme une animalité inférieure dont un savant veut bien étudier les tares, et qu’il faille revenir aux aristocrates de la littérature pour retrouver chez eux, avec un tendre sentiment de fraternité, la conviction que toute créature humaine porte en elle-même d’imprescriptibles titres de noblesse.

L’auteur des Récits est visiblement préoccupé de notre Maupassant ; il le cite à plusieurs reprises ; il a pensé sans doute, et avec raison, qu’on pouvait apprendre de ce parfait modèle à clarifier ce qu’il y a d’un peu trouble, à raccourcir ce qu’il y a d’un peu traînant dans les compositions des narrateurs russes. Si M. Tchekhof a sur beaucoup de ses devanciers et de ses rivaux l’avantage d’être plus bref, plus net, plus clair, il le doit peut-être à cette fréquentation. L’historiette intitulée Vieillesse semble extraite d’un recueil de Maupassant. Un architecte revient après vingt ans dans la ville de province où il a divorcé ; l’avoué véreux qui négocia le divorce est devenu un personnage considérable, bien posé dans la cité. Il reçoit à bras ouverts son ancien client, il lui confesse en riant, cyniquement, les profits illicites qu’il réalisa sur cette vieille affaire… c’est si loin ! L’architecte a une commande de la paroisse ; l’avoué le conduit sur les lieux ; en traversant le cimetière, il montre à son ami le monument de la défunte divorcée, il donne sur la vie qu’elle menait des renseignemens déplorables. L’architecte considère le tombeau ; un peu de l’autrefois lui remonte au cœur, il a envie de pleurer, le respect humain l’en empêche. Un instant après, il revient seul, à la dérobée : trop tard, l’envie de pleurer a passé.

M. Tchekhof excelle à marquer l’action meurtrière du temps, l’abolition des anciens sentimens chez un homme, et sa métamorphose complète, lorsque les hasards de la vie le replongent dans un milieu d’où il est sorti depuis longtemps. Mais je crains que l’imitateur de Maupassant n’ait pris au pied de la lettre les dires des esthéticiens qui érigèrent en doctrine le réalisme, le naturalisme du jeune conteur ; je crains qu’il n’ait pas lu la sage préface où l’auteur de Pierre et Jean s’expliquait avec sa clairvoyance coutumière sur toute cette logomachie. « Chacun de nous, disait-il, se fait simplement une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature… Les grands artistes sont ceux qui imposent à l’humanité leur illusion particulière. » On n’a jamais dit mieux ni plus vrai. Il en faut conclure que, s’il est expédient d’étudier les bons écrivains pour surprendre leurs procédés, rien n’est plus vain que de vouloir s’approprier leur « illusion particulière. » Chacun doit se contenter d’exprimer la sienne. Qui n’en a point peut choisir entre cent métiers estimables, la conservation des hypothèques ou le courtage des céréales, la mégisserie ou la filature ; mais, pour écrire, c’est-à-dire pour imaginer le monde, il faut l’apercevoir à travers quelque pan du voile d’Isis. M. Tchekhof me répondrait peut-être que n’avoir pas d’illusion sur le monde, c’est encore une façon d’en avoir une, la plus grossière, sans doute, et la plus triste ; et peut-être aurait-il raison.

Avant de passer à son théâtre, arrêtons-nous sur un roman qui fait corps avec l’œuvre dramatique : les personnages y sont de même famille que ceux dont nous verrons tout à l’heure les gestes sur la scène.

Un Duel a été mis en français avec l’application consciencieuse qu’on est heureux de rencontrer enfin chez ceux et celles qui s’adonnent aujourd’hui à cette tâche délicate. C’est reconnaître la valeur d’un travail que d’y signaler quelques négligences qui eussent passé inaperçues dans les traductions bâclées dont on se contentait naguère. La version de M. Henri Chirol est trop littérale quand elle parle des « vases » où l’on prend le thé, quand elle dénomme la redingote « un surtout. » Ce dernier mot, qui est en russe un gallicisme, ne se fait plus entendre lorsqu’il revient chez nous. Dussé-je être taxé de pédantisme, je dirai ma consternation devant un tour qui reparaît sans cesse sous la plume du traducteur : « Ne lui en cause pas… En causer à quelqu’un… » Il est d’autant plus nécessaire de barrer la route à cet affreux solécisme qu’il se propage avec une rapidité inquiétante ; le téléphone lui sert de véhicule : « On va vous causer… » Non, mademoiselle, plutôt pas de communication ! Je sais bien que Rousseau nous l’apporta de l’étranger, mais nul écrivain de la bonne langue n’a partagé son erreur ; et ce n’est point pour cela que Jean-Jacques est immortel.

Les scènes du roman se déroulent au Caucase ; le cadre prête à des descriptions pittoresques, j’en ai goûté l’agrément ; et j’admire comme il convient le type très bien observé, très représentatif, du zoologiste Von Koren. C’est le jacobin scientifique, grand partisan de l’élimination des faibles, qui voudrait modeler la loi sociale sur la loi de nature. Implacable, résolu, rigoureusement armé pour l’action, ce Robespierre de laboratoire attend son heure en étudiant l’embryologie des méduses ; et il préconise froidement la suppression sans phrases de tous les microbes humains, de tous les déchets sociaux affligés de tares morales ou intellectuelles. Or, il n’est entouré que de gens de cet acabit.

Le héros de l’histoire. Laïevsky, fonctionnaire du service des finances, nous est présenté comme le plus insignifiant, le plus veule, le plus paresseux, le plus corrompu des tchinovniks. Il a conduit au Caucase une femme enlevée à l’un de ses amis. Il ne l’aime plus, s’en explique longuement avec un médecin militaire auquel il soutire de l’argent, et nourrit l’honnête projet d’aller se refaire une bonne petite vie à Pétersbourg, en abandonnant au Caucase, avec ses créanciers impayés, la malheureuse qu’il y laissera dans la détresse. Ce n’est pas un méchant homme, d’ailleurs ; c’est le type de prédilection des nouveaux romanciers, un égoïste, un impulsif, qui se laisse aller à l’instinct et ne raisonne pas d’avance ses canailleries. La dame est pétrie du même limon. Aime-t-elle encore son ravisseur ? Elle n’en est pas certaine. Elle n’aime pas davantage l’officier, le marchand arménien, avec lesquels elle trompe simultanément Laïevsky ; ne sachant jamais ce qu’elle veut, elle fait ce que veulent les autres. Et celle-là aussi nous est donnée comme une intéressante petite femme, un peu indécise de sa nature, abandonnée au premier mouvement : est-ce de sa faute s’il est le mauvais ?

Sur ces entrefaites, l’atrabilaire zoologiste provoque Laïevsky ; il hait le tchinovnik de toute sa haine pour les faibles, il se propose de supprimer celui-là au moyen d’un duel, puisque la société n’a pas encore régulièrement organisé l’extermination des vibrions. On échange deux balles sans résultat. Heureux épisode ! Dans sa joie de se retrouver sain et sauf après l’alerte, Laïevsky fait un retour sur lui-même, prend d’héroïques résolutions, change d’âme en un clin d’œil. Il épouse la complaisante personne, un peu chiffonnée, dont le mari est mort fort à propos ; elle aussi redevient du coup une femme exemplaire. L’un et l’autre retrouvent un caractère, de nobles sentimens, le désir d’être utiles à leurs semblables ; ce couple donnera l’exemple de toutes les vertus ; et le zoologiste rend son estime au tchinovnik régénéré. C’est tout. C’est comme cela. Pourquoi, nous ne le saurons jamais.

Je ne crois pas que j’aie chargé ce résumé : les lecteurs du roman pourront en vérifier l’exactitude. Ils seront sans doute, — je parle des lecteurs français, — aussi déconcertés que je le fus par les mouvemens réflexes de ces personnages falots : impeccables logiciens dans les conversations où ils dévident leurs théories philosophiques, branlans au moindre vent dès qu’ils passent à l’action ; inexplicables dans leurs reviremens subits, leurs chutes, leur rédemption. Mais les aventures que l’auteur leur inflige ne tirent pas à conséquence ; elles ne sont qu’un prétexte aux longs entretiens où ces entités métaphysiques développent des thèses de morale, de science, de sociologie ; et, sauf Von Koren, ils ont grand soin de n’y point conformer leur conduite. Laïevsky dit au médecin, qui l’approuve : « Pour les hommes ratés et inutiles comme nous, le salut est dans la conversation. » Cette phrase pourrait servir d’épigraphe et de sommaire à Un Duel. — Encore et toujours le prolifique Roudine de Tourguénef, ressuscité dans ses innombrables fils avec moins de bonne humeur et d’ingénuité.

Ces bonshommes cartilagineux vont envahir la scène. Tels nous les avons vus dans le roman, tels nous les verrons au théâtre. Ils transporteront sur les planches leur philosophie discursive, leurs gestes de pantins mus par des ficelles folles, invisibles. Ils y agiront très peu : soumis à la fatalité, ils se contentent de geindre et de raisonner leur cas. Il semble que le conteur se soit réveillé ; dramaturge sous l’influence d’Ibsen. Mais on ne dérobe pas au Norvégien son « illusion du monde, » la poésie de ses grands symboles, l’individualisme farouche de ses héroïnes romantiques ; on ne lui prend que les attitudes mécaniques de ces créatures et leurs soubresauts déconcertans.

M. Tchekhof choisit ses personnages dramatiques dans la société provinciale, de préférence dans la plus grise, la plus stagnante : petits propriétaires ruraux, fonctionnaires, médecins de district, officiers subalternes ou retraités. Ils ont cette marque commune d’être Ions des ratés. Le lieu de l’action, — ou plutôt de l’inaction, — est habituellement une maison de campagne aux portes d’un chef-lieu quelconque. Singulière proposition, celle que l’auteur fait à son public : « Venez : je prétends vous divertir en vous montrant ce qu’il y a de plus plat, de plus ennuyeux dans votre pays, dans le train de votre vie quotidienne ; vous aspirez tous, comme mes béros, à sortir du morne marécage : je vais vous y replonger avec eux durant quelques heures ; et je vous prouverai qu’il est impossible de s’en dépêtrer. » Ce montreur de néant a soutenu la gageure : au miroir qu’il présente, la Russie vient voir comment elle s’ennuie ; on applaudit l’image d’une réalité que l’on proclame fastidieuse. Je comprends mal, je constate.

Examinons les plus vantées de ces pièces, la Mouette, l’Oncle Vania, les Trois Sœurs. La première est la plus pauvre en élémens d’intérêt. Une comédienne en vogue, déjà sur le retour, vit retirée à la campagne. Elle y enchaîne un littérateur qui se peint lui-même en quelques mots : « Je n’ai pas de volonté à moi… Je n’ai jamais eu de volonté à moi… » Tous deux s’ennuient. Ennuyée aussi, mais éblouie par le voisinage de ces gloires, une jeune dinde veut tâter du théâtre ; on lui donne le nom d’un autre volatile, parce qu’elle va souvent rêver sur le bord de l’étang où une mouette rase l’eau : symbole facile des aspirations aventureuses qui tourmentent la petite provinciale. Elle entre au théâtre, elle y éprouve tous les déboires réservés aux actrices de peu de talent, et même à celles qui en ont beaucoup. Revenue à la campagne, jalousée par la grande comédienne à qui elle a voulu prendre le cœur vacillant du littérateur, Inna refuse d’écouter le fils de cette femme. Le garçon en tenait pour la Mouette, il va se tuer dans le jardin. Rien ne nous avait préparés à ce fâcheux éclat ; on a grand peine à épouser les sentimens de ces personnes incohérentes.

Je préfère l’Oncle Vania. Ici, du moins, un personnage bien conçu, fouillé avec soin, nous donne une forte impression de vérité. Sérébriakof, écrivain et professeur célèbre, a fait retraite à la campagne, lui aussi. Vieilli, podagre, quinteux, le prestige de ses succès lui attache une toute jeune femme et soumet à son despotisme des proches, des amis qui ne vivent que pour sa gloire ; entre autres, le frère de sa première femme, l’oncle Vania. Celui-ci a sacrifié son existence au grand homme de la famille, il a fait métier d’intendant sur la propriété dont il lui envoyait tous les revenus. M. Tchekhof a bien regardé dans le cœur de l’homme de lettres ; il a vu et mis en lumière toutes les maladies professionnelles qui nous guettent, l’égoïsme, la sécheresse, l’injuste dédain pour les simples d’esprit, l’ingratitude de l’enfant gâté qui accepte les sacrifices prodigués par ces simples à la royauté tyrannique de son talent. Le professeur en a vite assez de la campagne ; il se croit mal soigné par le docteur, grand abstracteur de quintessence, homme génial, au dire des dames qu’il subjugue en leur développant ses vues sur l’avenir de la société ; mais les opérations du docteur ne réussissent que lorsqu’il est ivre. Peccadille que la jeune Sonia excuse avec cet aphorisme : « En Russie, un homme de talent ne peut pas être pur. »

Donc, Sérébriakof veut retourner à la ville ; n’ayant pas d’argent, il propose ingénument de vendre la propriété. Elle venait de sa première femme, elle appartient légalement à Sonia, nièce de la défunte et de l’oncle Vania ; Sérébriakof profitait d’une indivision où toutes les charges étaient pour les autres, tous les bénéfices pour lui. À ce coup, son beau-frère se révolte ; la taie lui tombe des yeux ; l’illustre professeur n’est qu’un hideux égoïste. Par une déduction très naturelle, Vania prend soudain une opinion méprisante du génie qu’il révérait : Sérébriakof n’a jamais écrit que des sottises, ce cuistre jetait de la poudre aux yeux des nigauds. Le philosophe campagnard se revanche avec d’âpres tirades contre les « intellectuels. » Voici enfin un revirement de cœur bien amené, bien expliqué, partant un effet dramatique de bon aloi. L’élégante Mme Sérébriakof, dégrisée pour d’autres motifs, confesse à Sonia qu’elle souhaiterait un mari plus jeune. Elle se juge d’ailleurs avec clairvoyance : « Je suis ennuyeuse, je ne suis qu’un personnage épisodique… » Hélène exprime là le sentiment qu’ont d’eux-mêmes la plupart des personnages produits dans ces comédies ; et, entre nous, ils pensent très juste. La jolie femme n’en a pas moins tourné la tête du docteur. — « Vous et voire mari, dit le médecin, vous nous avez troublés, votre présence a suspendu nos travaux… la contagion de votre oisiveté nous avait tous empoisonnés. » Le couple malencontreux s’éloigne, chacun reprend sa tâche accoutumée ; le docteur retourne à ses malades, l’oncle Vania et sa nièce rouvrent leurs livres de comptes ; ils continueront d’envoyer les revenus au professeur, le pli est pris, on s’est réconcilié dans les effusions du départ ; mais toute la petite société respire comme après le passage d’un ouragan. La paix est revenue, si j’entends bien le symbole, parce qu’on est débarrassé de ces deux perturbatrices, l’intelligence et la beauté.

Le public russe, me dit-on, a fait aux Trois Sœurs un accueil enthousiaste. Inclinons-nous devant l’insondable. Ces dames, dont l’une est mal mariée à un instituteur imbécile et les autres en quête de maris, vivent avec leur frère Prozorof, un Hamlet départemental, dans la banlieue d’une ville dont ce Prozorof dépeint comme suit les agrémens :


Pourquoi, dès que nous avons un peu vécu, devenons-nous ennuyeux, gris, paresseux, indifférens, inutiles, malheureux ?… Notre ville existe depuis deux cents ans, elle compte cent mille habitans, et il n’y en a pas un qui ne soit semblable aux autres ! Pas un héros, ni dans le passé ni dans le présent, pas un savant, pas un artiste, pas un homme remarquable par quoi que ce soit, et qui exciterait l’envie ou le désir passionné de l’imiter… Ils mangent, ils boivent, ils dorment, puis ils meurent… D’autres naissent, qui à leur tour mangent, boivent, dorment ; et, pour ne pas s’abrutir d’ennui, ils se divertissent avec d’ignobles commérages, de l’eau-de-vie, des cartes, des chicanes, des femmes qui trompent leurs maris…

J’abrège le morceau : et ce n’est là qu’un couplet détaché d’une interminable complainte. On comprend que la sœur de Prozorof s’écrie : « Vivre dans un pareil climat, toujours voir tomber la neige, et entendre par surcroît ces conversations ! » — Un régiment vient prendre garnison dans la somnolente cité ; il y apporte un peu de vie. Entre les officiers et les trois sœurs, des intrigues sentimentales s’ébauchent : le détail en serait fastidieux pour nos lecteurs ; on dirait que ces personnes dégoûtées de tout baillent leurs froides amours, dans l’intervalle des discussions psychologiques, l’arrivé à la catastrophe : c’est tout uniment le départ de la troupe. Les fantassins s’en vont, musique en tête, les officiers prennent congé des trois sœurs sur ces mots consolans : « Dans dix ans, quinze ans, c’est à peine si nous nous reconnaîtrons… Nous nous saluerons froidement… » La ville retombe dans sa torpeur. Les Prozorof, frère et sœurs, philosophent sur la vanité des choses.

Chez nous, un pareil sujet friserait dangereusement le vaudeville : je redouterais un succès de fou rire pour les trois sœurs éplorées qui voient filer leurs militaires. Les héroïnes de M. Tchekhof et leurs auditeurs s’élèvent vers de plus hautes pensées. — « Ils partent, nous restons seules, s’écrie l’aînée des sœurs, nous allons recommencer notre vie… Il faut vivre, il faut vivre ! » — « Il faut travailler, reprend la seconde, il n’y a que le travail ! » Et la troisième, Olga, conclut dans un accès de lyrisme, en embrassant les deux autres, tandis que s’éloigne et décroît le son des trombones :


La musique joue si gaiment, si vaillamment, on a envie de vivre ! O mon Dieu ! Un temps viendra où nous nous en irons pour toujours, et l’on nous oubliera, on oubliera nos visages, nos voix, tout ce qui a été de nous ; mais nos souffrances se changeront en joie pour ceux qui vivront après nous, le bonheur et la paix descendront sur la terre, on commémorera avec de bonnes paroles, on bénira ceux qui vivent présentement. O mes chères sœurs, notre vie n’est pas encore finie ! Nous vivrons ! La musique joue si joyeusement ! Encore un peu, je le sens, et nous saurons, nous saurons pourquoi nous vivons, pourquoi nous souffrons… Ah ! si l’on pouvait savoir, si l’on pouvait savoir !


Rideau, sur ce cri ibsénien.

Rapprochez la dernière scène de l’Oncle Vania, où Sonia s’abandonne à des effusions sur le même thème : « Nous reposerons ! nous reposerons ! » Et, dans la même pièce, les vaticinations du docteur, qui est optimiste à plus longue échéance :

Que parles-tu d’une nouvelle vie ? Notre condition, la tienne et la mienne, est désespérée… Ceux qui vivront dans cent ou deux cents ans, et qui nous mépriseront d’avoir si sottement gaspillé notre insipide vie, ceux-là trouveront peut-être le moyen d’être heureux ; mais nous… Nous ne pouvons nous flatter, toi et moi, que d’une seule espérance ; de l’espoir qu’un jour, dans les tombeaux où nous reposerons, des visions nous visiteront, et ce seront peut-être des visions agréables…


Je pourrais citer d’autres épanchemens où cette idée est ressassée par différens personnages. Elle résume la philosophie embryonnaire qui se dégage du théâtre d’Anton Tchekhof : un découragement absolu quant au présent, corrigé par un vague millénarisme, par une foi tremblotante au progrès indéfini. « Nous frayons la voie à ceux qui viendront après nous : mais auront-ils pour nous une bonne parole de souvenir, nourrice ? » — Peut-être, disent les hommes ; oui, sûrement, affirment les femmes. Mais comment faut-il vivre pour faire un meilleur lit à nos arrière-neveux ? Peu importe, nos souffrances le préparent. Cependant, est-il dit ailleurs, il faut travailler. « Messieurs, s’écrie en partant le professeur Sérébriakof, écoutez le dernier conseil d’un vieillard : il faut faire son affaire, il faut faire son affaire ! » — Travaillons, c’est la conclusion de l’Oncle Vania, et cet oncle avait peut-être lu Candide. Mais le jardin russe est si vaste qu’on ne sait par où commencer à le cultiver. L’oncle Vania, et tant d’autres, se plaignent sans cesse de ne savoir que faire, parce qu’ils veulent trop faire, trop embrasser. Au fond, ces réalistes sont rongés par un furieux idéalisme ; leur rêve trop pressé, trop ambitieux, paralyse leur volonté dans leur pays trop lent, trop immense ; ils se découragent faute de patience et de méthode. Et c’est pourquoi les fainéans de M. Tchekhof, à l’exemple de leurs aînés, achèvent leurs confessions par l’interrogation suppliante que nous rapportent toujours les échos russes : que faut-il faire ? Chto diélat ?

Si les Russes accusaient un étranger d’incompréhension ou de sévérité outrée, je les renverrais à leurs propres critiques. Un d’entre eux écrivait naguère :


Les héros de Tolstoï se pensent encore : ceux de Tchekhof se sont pensés. Dans l’âme des tolstoïens, un travail se continue ; dans l’âme des tchékhoviens, il n’y a plus que le vide. La vie est vide, difforme, ennuyeuse. L’homme est un loup pour l’homme… Tout ce qui leur arrive est fait de bribes accidentelles, éphémères, dépourvues de sens… Chez les tchékhoviens, le nihilisme de Tolstoï n’est déjà plus la négation du passé, jointe à une avide et courageuse recherche du nouveau ; non, c’est une disposition de l’âme, — le pessimisme, — et, dans la vie, c’est la prostration, l’abattement, l’hypnose sous l’influence du pessimisme. Le lecteur, tout en rendant hommage au talent de Tchekhof, souffre à voir défiler cette longue procession de malades, de demi-cadavres, de héros fantômes…


Chez Gorky, nous sentions encore une vibration stridente ; son romantisme mal étouffé flambe sous la cendre ; et la proies-talion révolutionnaire qu’on devine dans son cœur donne un sens à ses tableaux de misère. M. Tchekhof ne vibre pas, ne « proteste » pas ; c’est un virtuose qui s’empare des sujets à la mode. Et voilà peut-être pourquoi ses peintures, incomparablement moins sombres et moins violentes que celles de Gorky, nous laissent pourtant une impression d’inhumanité plus navrante.

Il est facile d’en démêler les tendances et d’en constater la vogue ; il l’est moins de se reconnaître dans les contradictions qu’elles font apparaître. En France, lorsque les jeunes écoles littéraires brusquent nos habitudes d’esprit avec des œuvres d’une psychologie maladive, les gens rassis haussent les épaules et disent : « C’est un petit groupe qui ne représente rien. » J’ai idée qu’ils s’y trompent souvent : tels écrits où ils ne veulent voir qu’une fantaisie sans conséquence attestent dans la mentalité des jeunes gens une évolution plus significative que ne le croient les dédaigneux. En Russie, nous n’avons même pas la ressource d’en appeler d’une école à l’autre : tous ceux qui guident et satisfont l’ « intelligence, » — ainsi se dénomme la partie éclairée de la nation, — s’accordent aujourd’hui au même diapason. Sous le pontificat de Tolstoï, les Tchekhof et les Gorky règnent seuls sur les imaginations. Des masses d’hommes, les forées vivantes de demain, se laissent bercer par ces conseillers de découragement ; elles se contentent de ces larves d’idées morales, de ce fatalisme sommaire. Que veulent donc ces Russes, et où vont-ils ainsi ?

Au temps du servage, la tristesse des premiers écrivains qui se penchèrent sur le peuple fut aussitôt comprise. Il n’y avait qu’une explication plausible aux railleries d’un Gogol, aux colères d’un Nékrassof, aux suggestions mélancoliques d’un Tourguénef ou d’un Dostoïevsky : une nation serve ne pouvait être que morose et difforme : il fallait ressusciter, libérer ces âmes mortes. L’émancipation s’accomplit, un long soupir de soulagement la salua, tout fut espérance dans les cœurs. On avait droit d’attendre une éclaircie joyeuse de la pensée chez les écrivains : reflet contraire s’est produit ; elle alla s’assombrissant. Quarante ans ont passé : les nouveaux venus sont plus acres, plus lugubres, plus désorientés que leurs aînés. Combien douce et vivifiante paraît la plainte des anciens, en regard de ces œuvres où le nihilisme philosophique aboutit à une prostration totale de l’esprit !

Sous les traits communs dont la permanence est imputable à la race, au climat, au tempérament national, sous les habitudes de pensée et de style inculquées par les premiers maîtres du roman et du théâtre russes, on discerne des modifications profondes dans la personnalité morale des nouveaux écrivains et de leurs lecteurs. Contrairement à ce qu’on pouvait augurer, ces changemens ne se font pas dans le sens d’une gravitation vers l’Occident, d’une soumission des intelligences russes à la logique qui gouverne les nôtres. Suivez attentivement la courbe, je ne dis même pas depuis Pouchkine et Tourguénef, ces Européens avérés, mais depuis les premières œuvres de Tolstoï jusqu’aux Tchekhof et aux Gorky : bien loin qui) y ait rapprochement entre le génie slave et le génie latin, les divergences foncières se sont accentuées. Les plus avisés de ces littérateurs peuvent bien nous emprunter des formes, des recettes pour réussir : leur for intérieur se dérobe à ce qu’il y a d’essentiel dans nos disciplines. Plus j’y songe, plus je m’affermis dans une idée qui me hante depuis le jour où j’ai commencé d’observer les choses russes : s’il est un pôle historique et philosophique vers lequel l’esprit de ce peuple soit naturellement sollicité, c’est le bouddhisme. Il ne s’agit point ici, bien entendu, de la religion qui porte ce nom ; mais de la disposition intellectuelle et morale d’où cette religion est issue, avec toutes les conséquences qu’elle engendre. L’assertion serait facile à défendre, si l’on ne tirait argument que des œuvres littéraires : en dépit de quelques appels convulsifs à la vie et à l’action, le nihilisme y abolit de plus en plus le principe même de la vie ; il en repousse avec dégoût toutes les manifestations, il descend toujours plus avant la spirale sans fin du nirvana.

Mais comment concilier ces vues, et le morne abattement qui semble les confirmer, avec tout ce que nous savons par ailleurs d’une nation jeune, vigoureuse, chaque jour plus avide de s’approprier notre civilisation, plus habile à en tirer parti ? Les témoignages sont unanimes sur le développement économique de la Russie ; le travail s’y montre intense et fécond dans toutes les branches de l’industrie, dans les sciences, dans les arts. Cette nation est ambitieuse, comme il sied à sa jeunesse et à sa grandeur. Les progrès qu’elle fait dans le monde sont dirigés avec vigilance et méthode, ils attestent le sens pratique autant que la force d’expansion. Voilà des signes de vitalité qui ne s’accordent pas avec la contemplation du nombril ; le sceau du renoncement bouddhique n’apparaît guère sur la physionomie du Russe travailleur et conquérant. — L’Inde bouddhiste, pourrait-on répondre, a joui d’une civilisation matérielle qui ne le cédait en raffinemens à aucune autre ; ces méditatifs détachés de la vie ont pullulé, leur esprit, sinon leur race, a conquis les deux tiers de l’univers alors connu. — L’historien qui croit saisir le principe directeur de l’évolution d’un peuple, d’une époque, ne se laisse pas arrêter par les contradictions apparentes qui viennent sans cesse infirmer ce principe. Mais ce n’est point l’occasion de discuter ces problèmes. Tenons-nous-en à l’objet de notre étude : des livres, représentatifs d’idées suggérées ou acceptées par leurs lecteurs habituels. Ces livres autorisent un rapprochement que d’autres indices feraient écarter.

M. Tchekhof a écrit un récit, le Corps mort, auquel l’ensemble de ses œuvres donne une signification allégorique. Un homme a péri sur la route, victime d’un meurtre ou de quelque accident ; son corps, recouvert d’un drap, gît étendu au bord du chemin, à la lisière de la forêt ; selon la coutume des campagnes russes, deux moujicks veillent en plein champ le cadavre : ils se réchauffent dans la nuit glaciale au feu de branchages qu’ils ont allumé. L’un d’eux se tait, regarde le mort d’un œil tranquille, stupide ; l’autre jase : le silence de son compagnon l’irrite, il se défend par un flux de paroles contre les frayeurs vagues qui l’assaillent. Un petit moine passe sur la route en psalmodiant des répons liturgiques ; il prend peur, lui aussi, s’approche des veilleurs, et décide sans peine le bavard à l’accompagner loin de ce lieu funèbre, jusqu’au prochain village. Le moujick hébété demeure seul, muet, hypnotisé sur la forme blanche : elle se détache des ténèbres aux lueurs des flammes, emplit tout le paysage, apparaît gigantesque sous la clarté qui tire de l’ombre cet unique et lamentable objet. — On tourne les pages du livre où d’autres récits se succèdent, et il semble que le tableau gravé dans la mémoire surmonte chacune de ces pages. C’est la Russie, telle que la voit et la montre l’auteur : énorme cadavre raidi sous son suaire de neige, gisant entre la steppe et la forêt, contemplé par un peuple stupide ; abandonné par le moine qui s’enfuit en marmonnant son oraison, par le raisonneur qui trompe à force de bavardages ses sinistres pressentimens. Il ne manque au tableau qu’un personnage : celui qui répandrait sur le blanc fantôme des flots d’encre noire, corrosive.

Auront-ils raison du boyatyr, du géant enchanté des légendes russes, les écrivains qui s’efforcent de lui prouver qu’il est incurable, pourri de tares, à demi mort, incapable de revivre d’une vie saine « avant cent ou deux cents ans ? » Réussiront-ils à désagréger son âme vierge, à l’annihiler dans le sentiment d’une complète impuissance morale ? Le géant se redressera-t-il d’un effort instinctif, avec toute l’énergie qui sommeille et s’accumule dans ses immenses réservoirs de vie ? — « Ah ! si l’on pouvait savoir ! » comme dit l’Olga des Trois Sœurs. A quoi Tchéboutykine, excellent Russe du vieux modèle, répond en fredonnant : « Je suis assis sur la borne… C’est égal, c’est égal ! » — Quand les Tchéboutykine le disent de cette façon, ce dernier mot répond à tout, car il signifie aussi dans leur langue : « Parlez toujours… quoi qu’il advienne, j’ai confiance en moi ! »


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.

  1. « Il nous a paru y avoir comme une souveraine injustice des choses dans ce contraste entre l’éclatante gloire française, européenne même, des disciples, et l’effacement immérité du maître… » — Je recueille cet écho de mon propre sentiment dans une thèse sur Gogol, récemment soutenue à l’université de Lyon et publiée à Aix par une étudiante bulgare, Mlle Raïna Tyrnéva. Rarement cause fut mieux instruite et mieux plaidée. Je ne souscrirais pas à toutes les opinions de Mlle Tyrnéva : mais j’ai plaisir à signaler ici un travail qui témoigne d’une virile fermeté de jugement, en même temps que d’une possession surprenante de la littérature russe et de la française. Je songe au temps on je parcourais la Bulgarie, alors toute sauvage et engourdie sous le joug des Turcs ; voici qu’une petite fille de l’archiprêtre de Philippopoli vient prendre rang parmi nos docteurs, avec un livre français que nous serions tous honorés d’avoir écrit ! La terre bulgare n’eût-elle produit que cette belle fleur de pensée, ce serait assez pour payer les sacrifices qui l’ont fécondée en lui rendant son indépendance.