Littérature païenne et chrétienne du IVe siècle - Ausone et Saint Paulin/01


LITTÉRATURE
PAÏENNE ET CHRÉTIENNE
DU QUATRIÈME SIÈCLE.

AUSONE ET SAINT PAULIN.


i.
AUSONE.

L’ancien monde littéraire du paganisme en face du nouveau monde chrétien, — la mythologie en présence de la religion, — la rhétorique aux prises avec l’Évangile : — tel est le spectacle, grand dans son ensemble et curieux dans ses détails, qu’offre la littérature latine du ive siècle ; telle est l’opposition que représentent et personnifient mieux que personne deux hommes éminens de la Gaule, Ausone et saint Paulin.

Ausone, dont la longue vie remplit presque tout le ive siècle, naquit vers 310 à Bordeaux ; son père était médecin et originaire de Bazas. L’étude de la médecine était une de celles qui florissaient le plus dans la Gaule méridionale. Un noble Éduen, que les vicissitudes de la guerre civile avaient chassé de son pays, était venu s’établir sur les bords de l’Adour, dans une ville qu’on croit être Dax ; sa fille épousa le médecin Julius Ausonius, et fut mère de notre Ausone. Celui-ci tenait donc par son père à la science, et à la vie publique par sa famille maternelle. Sa destinée participa de cette double origine ; il fut à la fois homme d’étude et de cour, homme de cabinet et d’affaire, professeur et consul.

Le grand-père maternel d’Ausone, nommé Agricius, fit l’horoscope de son petit-fils ; il fut obligé de procéder clandestinement à cette opération divinatoire, à cause des lois sévères, renouvelées à diverses époques, contre ceux qu’on appelait mathématiciens, et qui étaient des astrologues. Peut-être l’Éduen Agricius conservait-il quelques traditions de la vaticination druidique ; un des professeurs dont Ausone a célébré la mémoire, avait pour aïeul un prêtre du dieu gaulois Bélénus. Du reste, l’horoscope était très favorable : il annonçait au jeune enfant des succès et des dignités ; cet horoscope devait se réaliser.

Ausone fut élevé à Toulouse auprès d’un oncle maternel qui s’appelait Arborius, et s’y exerça surtout aux lettres latines ; il confesse qu’il avait peu de penchant pour la littérature grecque. Cependant il a traduit plusieurs épigrammes de l’Anthologie, il a composé des vers grecs, et même des vers moitié latins et moitié grecs, des vers hybrides.

Ausone, après avoir reçu l’éducation la plus soignée, auprès de son oncle Arborius, vint à Bordeaux ouvrir à son tour une école de rhétorique. Il épousa Attusia Lucana Sabina, d’une famille sénatoriale, la perdit bientôt, et ne la remplaça jamais. Lui-même nous apprend qu’il professa trente ans ; c’est probablement pendant cet intervalle qu’il faut placer ses compositions les plus pédantesques et les plus arides, les tours de force, les jeux d’esprit, les épitaphes des héros d’Homère, et d’autres poésies du même genre, délassement laborieux d’un rhéteur.

Au bout de trente ans de professorat, Ausone fut appelé à Trèves par l’empereur Valentinien, qui le chargea de l’éducation de son fils Gratien. — Devenir précepteur d’un prince, c’était une fortune ordinaire aux rhéteurs ; Sénèque, Fronton, Titien et Lactance l’avaient été. Voilà Ausone, de paisible professeur de rhétorique à Bordeaux, devenu un personnage suivant la cour et faisant une campagne contre les Barbares. Ce fut dans cette campagne qu’il reçut, pour sa part de butin, une captive nommée Bissula à laquelle le précepteur de Gratien adressa des vers et des vers assez galans :

« Captive, puis affranchie, elle règne sur le bonheur de celui dont elle était la proie par les armes. »

Ausone demande à un peintre de faire le portrait de la jeune Barbare aux yeux bleus, aux blonds cheveux, et lui recommande en vrai style de madrigal d’y mêler les lis et les roses :

Puniceas confunde rosas et lilia misce.

À cette époque se rapportent ses poésies de courtisan, ses petits impromptus sur les évènemens du jour, sur un cerf mis à mort, à la chasse, par un des empereurs, ou sur tel autre fait de cette importance. C’est alors aussi qu’il composa son ouvrage le plus considérable, son poème descriptif de la Moselle, sur lequel je reviendrai, et un autre ouvrage que je ne puis qu’indiquer ici, et dont lui-même nous apprend l’origine. L’empereur Valentinien avait composé un centon nuptial, et il proposa à Ausone de lutter avec lui dans ce genre de compilation licencieuse. Ausone décrit assez naïvement l’embarras où il se trouva, entre la vanité qui lui faisait désirer le succès, et la prudence qui le lui faisait craindre :

« Conçois, écrit-il au rhéteur Paul, combien cela était délicat pour moi. Je ne voulais ni surpasser, ni être surpassé ; car si j’étais vaincu, on m’accusait de ridicule adulation, et le triomphe était une insolence. J’ai donc accepté en paraissant vouloir refuser ; malgré le danger, j’ai eu le bonheur de rester en grace. J’ai vaincu sans offenser. »

C’est un symptôme assez fâcheux de la moralité de ce temps, qu’une lutte poétique engagée sur de tels sujets, entre un empereur chrétien et le précepteur de son fils ; le tout entremêlé de petites habiletés assez peu dignes, et qui semblent bien glorieuses à celui qui les raconte.

De la cour de Trèves, le précepteur impérial écrivait à différens rhéteurs ; l’un d’eux, nommé Théon, était un ancien ami d’Ausone qui n’avait pas fait fortune comme lui, et qui adressait au rhéteur courtisan de petits cadeaux et de petits vers, dont Ausone se moquait avec assez peu d’esprit et de bonté. Ce pauvre Théon lui avait envoyé des oranges pour accompagner ses complimens poétiques ; Ausone lui répond par un calembour railleur, sur ses vers de plomb et ses pommes d’or, et en retour lui expédie des énigmes versifiées que nous ne chercherons pas à deviner, et une épître d’une obscurité affectée, sur les huîtres et les moules, qu’il avait écrite dans le feu de sa première jeunesse, et qu’il retouchait dans la maturité de l’âge. Il emploie dans cette correspondance littéraire, destinée à éblouir un bel esprit de province de l’éclat d’un pédant de cour, les périphrases les plus forcées et les plus bizarres. Les lettres sont les noires filles de Cadmus, le papier est la blanche fille du Nil, le roseau pour écrire est exprimé par les nœuds cnidiens. La recherche de ce langage employé pour désigner les objets les plus usuels et les plus familiers, ce faux esprit, ces puérilités, marquent la seconde enfance qui attend les littératures vieillies. La Chine, qui est d’un secours merveilleux pour comprendre une société et une décadence du même âge, la Chine nous fournit un pendant curieux de ce qu’on vient de lire. Il existe entre les lettrés, surtout quand ils écrivent en vers, une langue convenue comme celle des précieuses, et dans laquelle rien ne s’appelle par son nom. Les périphrases consacrées à indiquer les objets qu’on emploie pour écrire, offrent avec les périphrases d’Ausone, une singulière analogie.

Voici des vers des Deux Cousines.

« Le pinceau rempli d’encre est un nuage noir chargé de pluie ; la main agile semble poursuivre les traits qu’elle vient de former ; bientôt des rejetons fleuris s’élèvent sept à sept (les rimes), le papier rayé semble le fil d’un collier de perles. »

En général, rien ne ressemble plus aux rhéteurs comme Ausone que les lettrés chinois. Ces rhéteurs étaient de véritables mandarins, se délectant, comme ceux-ci, de futilités littéraires ; de même aussi ces futilités étaient pour eux le chemin des emplois et des honneurs. Ainsi, à la suite de ses petits vers, Ausone fut revêtu, par son élève Gratien devenu empereur, de plusieurs dignités ; il fut fait comte et questeur, il fut successivement préfet du prétoire d’Italie et préfet du prétoire des Gaules. Ces deux préfectures, qui comprenaient en outre, l’une l’Afrique et l’Illyrie, l’autre la Bretagne et l’Espagne, embrassaient tout l’Occident. Ausone se trouva donc, dans l’espace de quelques années, avoir gouverné de nom, la moitié de l’empire. Ce fait montre où cette littérature si frivole faisait arriver ceux qui la cultivaient.

Enfin Ausone atteignit le terme le plus élevé que son ambition se pouvait proposer. Il fut consul. Déjà Quintilien et Fronton avaient porté ce titre. Il a eu soin de mettre en vers la date de cet évènement dont il était si fier. C’est en l’année 1118 de Rome qu’il fut élevé au consulat, qui était alors une distinction de cour sans valeur politique, mais fort désirée. Nous avons le discours qu’à cette occasion il prononça pour rendre grace à son ancien disciple l’empereur Gratien. On l’imprime ordinairement avec les panégyriques, et en effet ces témoignages officiels de reconnaissance étaient de véritables panégyriques. Dans l’ancienne Rome, les consuls nouvellement élus remerciaient le peuple ; quand il n’y eut plus de peuple et que le prince eut absorbé tous les droits avec tous les pouvoirs, il hérita aussi de ces actions de grace, et les louanges du souverain en furent le sujet obligé. Ausone ne fut point tenté de se soustraire à cette obligation. Gratien, qui tenait à honneur de montrer à son ancien maître qu’il avait assez profité de ses leçons pour tourner un compliment, lui avait dit qu’il avait payé ce qu’il devait, et qu’après avoir payé, il devait encore. Ausone se récrie sur la beauté de cette parole, et défie Ménélas, Ulysse, Hector, de dire mieux. On conçoit qu’un tel empereur a tous les mérites que les panégyristes accumulaient sur les objets de leur flatterie ; il a en outre un mérite plus grand que tous les autres, Ausone le dit textuellement, c’est celui d’avoir fait son précepteur consul[1]. Le souvenir des anciens consuls pourrait, ce semble, inspirer au pédagogue de Gratien quelque modestie et quelque embarras ; il n’en est rien. S’il se compare à eux, c’est pour s’applaudir de sa supériorité. C’est un singulier mouvement de fierté, il faut en convenir, que celui d’Ausone triomphant de ne s’être pas abaissé, comme les consuls de la république, à solliciter le peuple. Sa vanité trouve la faveur impériale bien plus glorieuse que le suffrage populaire. Il n’a pas subi les formalités des élections du Champ-de-Mars, il n’a pas sollicité les tribus et flatté les centuries. « J’ai été, dit-il en relevant la tête, j’ai été consul, auguste empereur, par ton bienfait… Peuple romain, Champ-de-Mars, ordre équestre, rostres, sénat, curie, le seul Gratien est tout cela pour moi. » Plus loin cependant, il daigne se comparer aux anciens consuls, sauf une seule différence, les vertus guerrières qui existaient alors, restriction jetée négligemment entre deux parenthèses : quæ tum erant. Peut-on imaginer un aveu plus décisif de la décadence romaine, que celui qu’Ausone fait sans s’en apercevoir par ces trois mots quæ tùm erant ?

Marchant sur les traces des autres panégyristes, Ausone hésite, à leur exemple, entre l’ingratitude dont on l’accusera, s’il se tait sur l’empereur, et l’extrême témérité dont il se rendra coupable, s’il ose le louer ; et comme ses devanciers, il se décide pour la témérité, se résignant aux suites de son audace. Mais nulle part le besoin d’admirer tout dans un prince à qui l’on doit tout, ne se fait sentir aussi naïvement que dans le commentaire dont Ausone, dans son enthousiasme, accompagne le texte de sa nomination.

C’est dans le fait une courte lettre écrite par Gratien, en style assez gracieux pour du style de chancellerie. Mais c’est tout autre chose aux yeux d’Ausone ; il y découvre des beautés que personne n’y aurait soupçonnées. « Je t’ai désigné, déclaré et nommé premier consul. » « Peut-on s’exprimer avec plus d’ordre, en termes plus propres et plus choisis ! » s’écrie Ausone. Puis il reprend chaque phrase de sa nomination et en admire jusqu’aux moindres syllabes, s’écriant : « Ô la docte expression ! Quoi de plus familier ! quoi de plus fier ! quoi de plus doux ! » Il y a là une bonhomie de platitude qui désarme, et l’auteur échappe au mépris par le ridicule ; le moyen n’est pas sûr, il ne faudrait pas s’y fier.

Le panégyrique de Gratien par Ausone me conduit à dire en passant un mot de celui de Théodose par Pacatus ; sa date le place naturellement ici, car il fut prononcé en 391. Pacatus fut contemporain d’Ausone, qui vivait encore sous Théodose. Nous avons une aimable lettre de ce prince au vieux rhéteur, qu’il appelle son père, et auquel il demande avec grace une lecture de ses anciens et de ses nouveaux ouvrages.

Pacatus se distingue un peu des autres panégyristes ; ce n’est pas qu’il ne tombe dans les mêmes égaremens de bassesse, mais du moins il montre çà et là une certaine fougue, un certain emportement déclamatoire qui ne manque pas entièrement d’effet. Pacatus affecte de rappeler qu’il est un Gaulois parlant devant des Romains, qu’il vient des extrémités les plus lointaines de la Gaule ; il apporte, dans le sénat où l’éloquence est héréditaire, la rudesse inculte et l’âpreté du langage transalpin[2]. Il ne faudrait pourtant pas être dupe de ces faux airs de paysan du Danube. Le sayon de poil de chèvre cache mal la toge du rhéteur, c’est encore un raffinement et une coquetterie de langage pour relever la banalité de la louange par un air de sauvagerie affectée.

Je l’ai dit, Pacatus a plus d’éclat et de vivacité que la plupart des autres panégyristes. Dans son récit de la déroute et de la mort de Maxime, je rencontre quelques traits assez énergiques, bien que le même fond de déclamation s’y fasse toujours sentir[3]. « Que de fois il a dû s’écrier : Où fuir ? Tenterai-je de combattre, de soutenir, avec une partie de mes forces, un choc que toutes mes forces n’ont pu repousser ? chercherai-je à fermer les Alpes Cottiennes ? Que m’ont servi les Juliennes ? Irai-je en Afrique ? je l’ai épuisée. Regagnerai-je la Bretagne ? je l’ai abandonnée. Me confierai-je à la Gaule ? mais elle m’abhorre. Me tournerai-je vers l’Espagne ? mais elle me connaît. »

Malheureusement toute cette chaleur ne sert ici qu’à écraser un vaincu. Je citerai un passage qu’anime un sentiment plus noble, l’horreur des persécutions religieuses. C’est à l’occasion du meurtre des priscilianistes, premier exemple de persécutions sanglantes exercées contre les hérétiques au nom du christianisme. Les voix les plus respectables de l’église, celles de saint Martin et de saint Ambroise, s’élevèrent contre cette barbarie du fanatisme espagnol qu’autorisait Maxime. Pacatus aussi protesta contre elle ; il donna dans notre patrie le premier signal de l’opposition philosophique à l’intolérance religieuse. En flétrissant ces violences dans lesquelles avait péri la femme d’un poète célèbre de Bordeaux, Enchrotia, l’Hypatie de la Gaule, Pacatus s’élève, par la sincérité de son indignation, il est vrai sans péril, à une véritable éloquence, que ses habitudes d’emphase et de bel esprit ne peuvent étouffer.

« Il a existé, dit-il, il a existé une sorte de délateurs qui, prêtres de nom, de fait satellites[4] et même bourreaux, non contens d’avoir dépouillé ces misérables de l’héritage paternel, les calomniaient pour avoir leur sang (calumniabantur in sanguinem) et voulaient la vie de ceux dont ils avaient causé la ruine ; bien plus, après avoir assisté à des exécutions capitales, après avoir rassasié leurs yeux et leurs oreilles des tortures et des gémissemens des victimes, après avoir manié les armes des licteurs et les fers des condamnés, ils rapportaient aux choses sacrées leurs mains polluées par l’attouchement des supplices, et souillaient de leur corps des cérémonies déjà violées dans leur pensée. Et ceremonia quas incestaverant mentibus, etiam corporibus impiabant. » Je reviens à Ausone.

Jusqu’ici nous n’avons vu dans Ausone que le rhéteur d’abord, et ensuite le courtisan ; mais ce qui valait mieux chez lui, c’était l’homme, le père, l’époux, le fils ; et il faut lui tenir compte de ces sentimens de famille, qui ont produit quelques-uns de ses meilleurs ouvrages : dans des temps de décomposition universelle, un assez grand abaissement politique peut se concilier avec une certaine moralité privée. Les rapports naturels sont plus indestructibles que les rapports sociaux ; il y a encore des pères, des époux, des fils, quand il n’y a plus de citoyens. À cette classe de poésies domestiques d’Ausone appartiennent ses Parentalia, hommage funèbre adressé par lui à toutes les personnes de sa famille. Ausone a dû au sentiment filial quelques inspirations touchantes. Dans l’épître qu’il adresse à son père à l’occasion de la naissance de son fils, il lui dit : « Cette naissance nous rend pères tous deux ; ce nouveau titre qui m’est donné, accroîtra encore mon tendre respect pour vous. En vous aimant, j’apprendrai à mon fils à aimer son père. » Il parle avec beaucoup de grace de la jeunesse paternelle. « Nous sommes presque du même âge… je puis être pour vous comme un frère. J’ai vu des frères aussi distans que nous par les années. Chez vous, la belle jeunesse rejoint de telle sorte la vieillesse, que la première saison de votre vie semble se prolonger quand l’autre a déjà commencé. On dirait que ces deux âges sont convenus de ne pas trop se hâter, l’un de s’écouler doucement, l’autre de s’avancer avec lenteur, apportant le fruit mûr quand la fleur est fraîche encore. »

Ausone fut aussi bon père qu’il était bon fils. Les vers dans lesquels il peint sa douleur au départ de son fils, qui l’avait quitté pour aller à Rome, ces vers sont touchans, parce qu’ils sont émus. Des entrailles paternelles est sorti le cri maternel de Mme de Sévigné : « Ah ! ma fille, quelle journée ! » Quis fuit ille dies ! Ausone se peint errant sur les bords de la Moselle, dont les flots viennent d’emporter son fils, tantôt abattant les jeunes pousses des saules dans la distraction de la douleur, tantôt détruisant des lits de gazon, tantôt s’avançant d’un pas chancelant sur les pierres glissantes… Ces détails expriment le trouble d’une affliction sentie. Un mouvement parti de l’ame a, pour un moment, dérangé les plis empesés de la robe du rhéteur.

À la cour des empereurs, Ausone conservait un goût véritable pour les douceurs de la retraite et la liberté de l’étude ; c’est encore un sentiment honorable et sincère qu’il exprime parfois avec charme : il décrit avec vivacité la joie qu’il éprouva quand il fut rendu à sa petite maison de campagne, voisine de la ville de Saintes[5], évènement qu’il se hâta de célébrer en vers imités de Lucilius. Une douzaine d’années s’écoulèrent encore entre ce moment et la mort d’Ausone. Ce fut pendant ce temps qu’il envoya de nombreuses épîtres en prose à divers rhéteurs et poètes de ses amis, à un certain Paul de Bigorre, au célèbre Symmaque, et qu’il fit avec eux de nombreux échanges de vers et de prose.

Déjà vieux, le professeur émérite adressa à son petit-fils encore enfant des conseils sur ses études futures, rajeunissant à ces souvenirs de la vie scholaire. Plus tard encore, il composa pour le même petit-fils adolescent un poème genethliaque, espèce d’horoscope en vers, dans lequel il lui prédisait une destinée semblable à sa propre destinée. Ainsi Ausone termina sa longue et paisible carrière, dans l’espoir que son plus jeune descendant allait la recommencer.

Ausone était-il chrétien ? Ce point a été controversé, et l’est encore. Il est assez curieux qu’il en soit ainsi, que la vie d’un homme dont nous possédons un grand nombre d’ouvrages donne lieu à une telle incertitude. Pour moi, cette incertitude n’existe pas ; Ausone ne fut point évêque, comme on l’a cru au moyen-âge, mais il fut chrétien. On ne peut, selon moi, lui refuser d’être l’auteur de la pièce de vers qui commence ainsi :

Sancta salutiferi redeunt jam tempora paschæ,


« voici revenir le saint temps de la pâque salutaire ; » car cette pièce contient une explication du mystère de la Trinité par l’unité impériale composée des trois princes, Valentinien, Valence et Gratien, qui est tout-à-fait dans le goût d’Ausone.

Ce qui achève de démontrer que cette pièce de vers, dans laquelle les principaux dogmes de la foi chrétienne sont énoncés avec une scrupuleuse orthodoxie, est bien d’Ausone, c’est que, venant dans ses œuvres immédiatement avant l’hommage funèbre qu’il adresse à la mémoire de son père, elle est liée à celui-ci par un morceau de prose intermédiaire, servant de transition entre l’une et l’autre, et qui commence par ces mots : « Après Dieu, j’ai toujours honoré mon père ; je devais à l’auteur de mes jours mon second respect ; c’est pourquoi cet hommage au Dieu suprême est suivi de l’éloge funèbre de mon père. » Voici donc un acte de foi bien positif d’Ausone. Sa prière insérée dans l’Ephemeris, petit poème dont nous allons parler, contient une autre profession de foi non moins explicite, et l’expression, souvent assez poétique, de sentimens chrétiens. Quant à la pratique, dans cette même pièce de l’Ephemeris, on voit qu’Ausone avait une chapelle où il adressait sa prière du matin à la Trinité[6]. Il célébrait la fête de pâque, car il écrit à Paul que les solennités de la pâque, qui approche, le rappelleront à la ville[7]. On ne peut donc douter qu’Ausone ne crût au christianisme et ne le pratiquât. Mais si Ausone était chrétien par la conviction, et même par les observances du culte, dès qu’il écrivait, il oubliait complètement sa croyance, et ses habitudes le rejetaient dans le paganisme. Ce phénomène est assez piquant pour être observé avec quelque soin. Je ne parle pas ici des passages empreints de ce déisme vague, aussi voisin de Platon que de l’Évangile, qui se trouve dans la Consolation de Boëce, surtout dans cette belle prière :

Tu qui perpetuâ mundum ratione gubernas.
Ô toi qui gouvernes le monde par un ordre éternel.

On pourrait rapporter à cette croyance incertaine l’invocation assez imposante qu’Ausone a placée à la fin du panégyrique de Gratien. « Ô père éternel et incréé des êtres ! ouvrier et cause du monde, qui as commencé avant l’origine des temps et dureras après leur fin ; toi qui as caché tes temples et tes autels dans le sanctuaire des ames des initiés… »

Mais ici encore je retrouve le christianisme, bien qu’il soit question d’initiés. L’église, dans les premiers siècles, affecta souvent d’avoir aussi ses initiations et ses mystères. Ce passage n’est donc point un de ceux dont la pensée et l’expression païenne peuvent surprendre chez un poète chrétien, mais ceux-ci abondent dans les œuvres d’Ausone ; ainsi la veille des calendes de janvier, jour où il devait revêtir le consulat, il adresse une prière à Janus. Les éloges funèbres qu’il a consacrés à la mémoire de plusieurs personnes de sa famille lui fournissaient une occasion bien naturelle d’exprimer, à propos de la mort de ses pareils, quelques sentimens chrétiens, de faire quelques allusions aux dogmes et aux espérances du christianisme. Il s’en garde. C’est un rite païen qu’il accomplit en dédiant aux proches qu’il a perdus ces poésies funèbres. Il les intitule Parentalia, en mémoire de la fête des parentales, instituée par Numa[8]. Il s’exprime constamment selon l’esprit des croyances et des coutumes païennes. Les cendres recueillies, dit-il, se plaisent à s’entendre nommer[9]. On doit appeler trois fois les mânes. Il ne manque ici que l’obole de Caron. Ausone désire, pour son oncle Arborius, une demeure dans les Champs-Élysées, au lieu de lui souhaiter une place en paradis[10]. Notre poète avait une tante qui était au rang des vierges consacrées, (virgines devotæ), espèce de religieuses non cloîtrées, assez semblables aux monache di casa. La mémoire de cette sainte fille n’inspire pas à son neveu le moindre sentiment chrétien.

Ausone va plus loin : entraîné par les habitudes de la poésie païenne, il va jusqu’à mettre en doute l’immortalité de l’ame. S’adressant à son beau-frère Maxime, il s’écrie : « Hélas ! Maxime, pourquoi nous as-tu été enlevé ! Pourquoi ne peux-tu jouir de ton fils, des fleurs et des fruits de ta race ? Mais tu en jouis encore. » On s’attend à un retour aux idées chrétiennes, quand le poète termine par cette restriction de peu de foi : « Si une portion divine de nous-mêmes habite chez les mânes[11] ! »

Ce n’est pas tout. Dans des vers destinés à célébrer un rhéteur de Bordeaux, nommé Tiberius Victor, on trouve des paroles encore plus étranges : « Et maintenant, soit qu’il reste quelque chose de nous après la mort, soit que tu existes encore te souvenant de la vie mortelle, soit que rien ne survive, sive nihil superest. »

Ici Ausone est évidemment entraîné par les formules de doute usitées dans la poésie païenne. Cependant, après les passages que j’ai cités, on ne saurait nier son christianisme ; mais ce christianisme, qui était dans sa conviction, ne passait pas dans son talent. En un mot, Ausone, chrétien de fait, est païen par l’imagination et sceptique par habitude : il croit quand il prie, il doute quand il chante. Mais ce qui, chez Ausone, est plus extraordinaire que l’oubli du christianisme, c’est la manière dont il mêle parfois au paganisme ce qui peut lui rester de réminiscences chrétiennes.

Dans l’Ephemeris, petit poème destiné à offrir un tableau de la journée de l’auteur, il commence par ordonner à un esclave d’ouvrir la chapelle, et annonce qu’il va prier. Suit cette prière, dont j’ai parlé comme d’une preuve irrécusable de la foi d’Ausone. Son oraison finie, il reprend les petits vers qu’il avait laissés pour le pompeux hexamètre. Assez prié[12], dit-il un peu brusquement ; et il n’est plus question que de choses mondaines, des préparatifs d’un festin, des amis qu’il attend, des détails de la cuisine. Ces distractions lui font oublier son christianisme. Arrivé au soir, il est entièrement sous l’empire des idées mythologiques, et il termine cette journée si pieusement commencée, mais passée dans une société probablement littéraire et profane, par une prière bien différente de celle du matin, par une invocation aux songes. Il leur consacre dévotement un bois d’ormes, planté peut-être devant la porte de sa chapelle.

Rien ne montre mieux le peu de place que tenait le christianisme dans l’imagination d’Ausone que son Gryphe, petit poème bizarre dans lequel il énumère tous les objets qui sont au nombre de trois. Il a eu soin de nous apprendre que ce chef-d’œuvre fut improvisé pendant l’expédition contre les Suèves, entre le dîner et le souper. Cet impromptu n’en a pas moins quatre-vingt-dix vers ; dans chacun de ces vers, il est fait mention d’une ou plusieurs choses triples ; toutes les triades mythologiques s’y trouvent. Le poète s’est gardé d’omettre les trois Graces, les trois Parques, les trois têtes de Cerbère, les trois pointes du trident de Neptune, les trois têtes de la Gorgone, etc. ; mais vers la fin seulement, il se rappelle que dans les quatre-vingt-sept vers qui précèdent, il a oublié la Trinité, et il lui accorde, non pas tout un vers, non pas la moitié d’un vers, mais trois mots :

Il faut boire trois fois, le nombre trois est au-dessus de tout,
Le Dieu un est triple.


Mention bizarre du dogme de la trinité, jetée au bout d’une pièce païenne et à la fin d’un vers dont le commencement est peu sérieux.

Ainsi le paganisme, chassé de la vie réelle, vivait encore dans l’imagination. Ainsi commençait naturellement cet empire de la mythologie antique sur la littérature moderne, qui s’est continué à travers tous les âges suivans jusqu’à nos jours. Au moyen-âge, Hidelbert, évêque du Mans, écrira en présence des statues romaines quelques vers presque païens. On sait quel fanatisme pour l’antiquité éclata lors de la renaissance, quand des cardinaux cicéroniens ne nommaient pas Dieu autrement que le souverain Jupiter, quand Sannazar appelait l’Olympe aux couches de la Vierge.

Au xviie siècle, l’emploi de la mythologie antique fut discuté en France avec passion et gravité. Boileau, après Corneille, la défendit en beaux vers, et Santeuil osa lui consacrer un jour sa lyre latine et sacrée ; mais Santeuil fut contraint de faire amende honorable, et Boileau scandalisa Bossuet. De notre temps, l’auteur de la Parthénéïde a introduit Vénus et Mercure dans un sujet inspiré par des sentimens que le christianisme seul a rendus possibles ; dernier exemple peut-être de cette alliance des deux religions, dont Ausone vient de nous offrir le premier.

J’ai cherché jusqu’ici Ausone dans ses œuvres ; il me reste à parler de quelques compositions du même auteur qui peignent moins l’homme que le temps, moins l’individu que la civilisation et la littérature de ce temps.

Le caractère prosaïque d’un grand nombre des poésies d’Ausone, en leur enlevant tout intérêt d’art, leur donne un grand intérêt d’érudition. Elles sont d’autant plus instructives qu’elles sont plus dénuées de charmes ; du moins la sécheresse de la poésie n’ôte rien à la précision de l’histoire.

Ainsi l’Ordre des villes célèbres[13], qui n’est guère autre chose qu’une nomenclature versifiée, fournit de précieux renseignemens sur la situation de la Gaule au ive siècle.

La place que ses principales villes occupent dans cette énumération des plus illustres cités de l’empire, est, à elle seule, un fait important et significatif. Immédiatement après les grandes capitales, Rome, Constantinople, Carthage, Alexandrie, Antioche, sont placées plusieurs villes gallo-romaines ; Trèves est la sixième du catalogue, Arles la dixième, tandis qu’Athènes n’est que la douzième, et vient après Mérida ; suivent Toulouse, Narbonne et Bordeaux.

Ce qu’Ausone nous apprend de l’état florissant de ces villes s’accorde avec tous les documens contemporains. Quand il parle de Trèves, qui donne aux légions des vêtemens et des armes, il dit vrai ; car il y avait à Trèves une manufacture d’armes, et devançant le rôle commercial que devaient jouer un jour les villes libres des Pays-Bas, Trèves était l’entrepôt des laines d’Angleterre.

Ausone nomme Arles la petite Rome des Gaules et célèbre son marché opulent qui recevait le commerce du monde ; on voit qu’Arles à cette époque était double. La portion de la ville située sur la rive droite du Rhône n’existe plus. Le commerce d’Arles s’est déplacé au moyen-âge, il a remonté jusqu’à Beaucaire, comme Marseille a reconquis celui dont Narbonne l’avait dépossédée.

Le plus curieux témoignage à l’appui de ce que dit Ausone du commerce arlésien, se tire d’un rescrit d’Honorius adressé au préfet d’Arles, pour y convoquer l’espèce d’assemblée représentative qu’y envoyaient les sept provinces méridionales de la Gaule : « Telle est la commodité de cette ville, la richesse de son commerce, la multitude qui la fréquente, que quelque part qu’une chose naisse, c’est là qu’il est avantageux de la transporter. Il n’y a point de production spéciale dont une province s’estime heureuse que l’on ne puisse croire le produit propre de cette province arlésienne ; en effet, tout ce que le riche Orient, tout ce que la délicate Assyrie, la fertile Afrique, la belle Espagne et la forte Gaule ont de signalé, abonde tellement dans cette ville, que là semble naître tout ce qu’il y a de précieux ailleurs[14]. »

On voit que le rescrit impérial ne le cède guère en emphase aux vers d’Ausone. Ausone célèbre, avec une complaisance bien naturelle, sa ville de Bordeaux et son Aquitaine ; Bordeaux, déjà célèbre par son vin, insignem baccho ; l’Aquitaine, dont les mœurs étaient particulièrement élégantes et polies. L’Aquitaine était dès-lors une terre oratoire, elle l’a été jusqu’à nos jours, jusqu’à la Gironde. Ausone a pu adresser trente pièces de vers à trente professeurs de rhétorique de Bordeaux.

Les ouvrages d’Ausone sont surtout riches en détails sur la vie littéraire de cette époque, sur ce monde des rhéteurs et des grammairiens au sein duquel il vivait, et qui était le monde lettré d’alors. Quelques passages des pièces de vers dans lesquelles il a célébré ses trente collègues, peuvent servir à préciser nos idées sur ce sujet. Nous voyons qu’un grammairien était moins qu’un rhéteur. Selon qu’on étudiait l’antiquité dans les monumens grecs ou dans les monumens latins, on était un grammairien grec ou un grammairien latin. Ausone distingue ces deux classes. Un rhéteur était professeur d’éloquence et orateur dans les grandes circonstances. Ausone nous fait voir, par son propre exemple, la différence du grammairien et du rhéteur ; car avant d’être rhéteur, il avait été grammairien. Quelquefois on était l’un et l’autre en même temps. Un grammairien de Trèves donnait six heures de leçon par jour. Voilà un digne précurseur des laborieux professeurs de l’Allemagne. Il y avait de grandes différences entre les grammairiens. Les uns enseignaient aux enfans les élémens des lettres, d’autres étaient de véritables savans, des érudits, des philologues. L’un d’eux, suivant Ausone, s’occupait à comparer les législations de tous les peuples. Ceci montre à quelle hauteur scientifique pouvaient être portés les études et l’enseignement d’un grammairien. Ausone désigne cette profession par l’épithète de noble, qui lui était officiellement attribuée. Sur la condition des professeurs, je citerai le rescrit très curieux de Gratien[15], par lequel furent fixés les appointemens des professeurs de rhétorique et de grammaire, que l’empereur avait établis dans diverses villes de la Gaule, soin digne de l’élève d’Ausone.

Cet édit autorise toutes les cités qui portent le nom de métropole à choisir leurs professeurs. On voit qu’il s’agit d’écoles municipales, mot employé une fois par Ausone. Les appointemens sont fixés ainsi qu’il suit : 24 annones seront accordées par le fisc aux rhéteurs, et 12 aux grammairiens. L’annone était la paie d’un soldat romain.

Pour Trèves, comme c’est la ville impériale, les appointemens y sont portés à un taux plus élevé, à 30 annones pour un rhéteur, 20 pour un grammairien latin, 12 pour un grammairien grec, si on peut en trouver un qui mérite d’être nommé. On semble désespérer que la culture grecque puisse atteindre à cette extrémité germanique de la Gaule.

Les appointemens accordés au rhéteur Eumène par Constance paraissent avoir été plus considérables. La lettre par laquelle l’empereur le mettait à la tête des écoles, après qu’il avait rempli dans le palais impérial des fonctions qu’on réputait sacrées, était conçue dans les termes les plus flatteurs pour la nouvelle carrière d’Eumène. « Ne pense pas, disait Constance, que par ces fonctions tu déroges à tes dignités antérieures, car une profession honorable pare toute dignité et n’en abolit aucune[16]. » Tous ces témoignages s’accordent avec celui d’Ausone pour montrer quelle place les rhéteurs et les grammairiens tenaient dans la société du ive siècle.

Ces hommes formaient une confrérie lettrée dans l’empire ; ils faisaient un commerce perpétuel de vers, de discours, de questions, de complimens, sans tenir compte des différences de religion, sans s’occuper beaucoup des malheurs et des périls de la société romaine. Le chrétien Ausone entretenait une correspondance active avec Symmaque, qui fut le champion du paganisme contre saint Ambroise. Quelque chose de semblable s’est passé au xvie siècle, quand les érudits catholiques et protestans s’écrivaient sur des questions de science et de littérature au milieu des troubles de l’Europe.

Les rhéteurs et les grammairiens changeaient fréquemment de résidence. Si une ville faisait à l’un d’eux des offres avantageuses, il y transportait son enseignement, à peu près comme en Allemagne les professeurs passent d’une université bavaroise à une université prussienne. Le père d’Eumène était venu professer à Autun après avoir professé à Athènes et à Rome. Lactance avait passé d’Afrique à Nicomédie, et de Nicomédie à Trèves. Un oncle d’Ausone, Arborius, partit de la Gaule pour aller s’établir à Constantinople, et y parvint à une telle renommée, que l’empereur voulut qu’après sa mort les cendres du rhéteur aquitain fussent reportées dans sa patrie.

Au commencement, les rhéteurs et les grammairiens sortaient le plus souvent de la classe des affranchis. On en voit plusieurs exemples dans Suétone. C’était un résultat du vieux mépris romain pour les arts libéraux. Peu après, le préjugé semble s’être affaibli, surtout dans les provinces. Ainsi, en Gaule, des personnages de noble origine se consacrèrent à l’enseignement des lettres. Tel fut cet Arborius dont je viens de parler, qui appartenait à une grande famille du pays des Éduens. Les prétentions de la noblesse gauloise ne furent pas plus intraitables que celles de la noblesse romaine. Ausone célèbre également Patera, du sang des druides, et Acilius Glabrio, qui prétendait descendre d’Énée.

Les rhéteurs improvisaient-ils véritablement ou récitaient-ils des discours composés d’avance ? Il paraît que l’improvisation n’était pas fort usuelle parmi eux. On ne la trouvait pas assez respectueuse, et peut-être pas assez sûre pour les grandes occasions. Un panégyriste se défend d’improviser devant l’empereur, comme il se défendrait d’un manque de respect, c’est-à-dire d’un crime.

La mémoire jouait un grand rôle dans l’éloquence des rhéteurs. Aussi est-ce une des qualités qu’Ausone vante chez eux le plus habituellement. De l’un, il dit qu’il avait plus de mémoire que Cineas l’Épirote ; à un autre, il souhaite une méditation facile et qui se souvienne. Leur méditation, en effet, avait grand besoin de se souvenir.

La sténographie était en usage. Ausone a adressé au sténographe qui recueillait ses paroles quelques vers prestes et vifs que je pourrais adresser à M. Hippolyte Prévost :

« Quand ma langue précipite mes paroles comme la grêle, ton oreille n’hésite point, ta page ne t’embarrasse pas, et ta main vole sans paraître se mouvoir. »

Où en étaient, au temps d’Ausone, les diverses branches de la littérature ? Quels genres pouvaient subsister à une pareille époque ?

Ce n’était certes pas la poésie épique. Ausone avait bien versifié les annales de Rome, comme son ami saint Paulin avait mis en vers l’histoire des rois de Suétone. Mais rien ne ressemble moins à la poésie épique que l’histoire versifiée. Dans tous les temps qui vont suivre, jusqu’au cœur du moyen-âge, on continuera de faire ainsi. Par ce genre de travaux, Ausone et saint Paulin sont moins les continuateurs de Virgile que les devanciers lointains de l’auteur du roman de Brut et du roman de Rou.

On ne saurait non plus s’attendre à rencontrer ici la poésie lyrique. La lyre donne une voix à l’enthousiasme ; mais il faut que l’enthousiasme existe. Pour chanter, il faut avoir quelque chose à dire. Où était l’enthousiasme au temps d’Ausone ? Qu’avait-on à dire, et que chanter ?

Quant au genre dramatique, un seul ouvrage d’Ausone tient du drame, au moins par la forme ; c’est le Jeu des sept Sages. Je le rapprocherai d’un autre ouvrage contemporain et beaucoup plus curieux, le Querolus, sur lequel M. Magnin a publié un morceau très intéressant dans la Revue des Deux Mondes[17]. Je parlerai du Querolus, parce que je crois pouvoir prouver qu’il a été écrit en Gaule ; mais il faut dire auparavant quelques mots de l’état du théâtre au ive siècle.

La comédie et la tragédie étaient à peu près mortes. Ce qui avait remplacé les genres élevés de la littérature dramatique, c’étaient les genres populaires, les mimes et les pantomimes. La pantomime surtout fit fureur dès les premiers temps de l’empire. On voit, par les poésies d’Ausone, quelle était la vogue et la puissance de la saltation, que les Grecs appelaient orchèse ; on représentait par cette saltation les sujets qu’elle semblait le moins faite pour exprimer, non seulement la fuite de Daphné, mais la pétrification de Niobé. On disait danser la Niobé[18].

Ausone a rendu par un vers énergique les ressources de cet art. Érato, dit-il, danse du pied, du corps, du visage[19]. C’était bien autre chose que la pantomime de nos ballets.

Le Jeu des sept Sages d’Ausone est plutôt un dialogue qu’un drame. Chacun des sages de la Grèce paraît à son tour, énonce en grec une maxime et la développe en latin. Cette composition pédantesque était cependant destinée à la représentation. On le voit dès les premiers vers : « Les sept sages auxquels l’antiquité a donné ce titre, et que l’âge suivant n’en a point dépouillés, paraissent aujourd’hui sur le théâtre, revêtus du pallium[20]. »

L’antiquité est opposée à l’âge suivant. Ausone est déjà pour lui-même un moderne.

Les vers qui suivent marquent très nettement la différence des mœurs romaines et des mœurs grecques par rapport au théâtre. La fierté romaine le considérait toujours avec un certain mépris. Les Grecs étaient exempts de ce préjugé, à tel point que Sophocle, après avoir rempli diverses charges publiques, paraissait dans les chœurs de ses pièces, et que le théâtre servait pour les assemblées politiques.

Aussi, Ausone dit, dans son prologue : « Pourquoi rougis-tu, ô Romain qui portes la toge, de ce que ces hommes illustres vont paraître sur la scène ? C’est une honte pour nous ; ce n’en est pas une pour les Athéniens, chez lesquels le théâtre tient lieu de curie… Il en est de même dans toute la Grèce. »

Puis vient une histoire abrégée du théâtre chez les Romains, — assez instructive et assez déplacée. — L’auteur du prologue a raison d’ajouter : « Mais pourquoi tout cela ? je ne suis pas venu ici pour vous exposer ce qu’est le théâtre, ce qu’est le forum. » Il aurait dû s’en aviser plus tôt ; mais la prétention à la science se retrouve partout.

Le prologue terminé, et après qu’un comédien a fait une courte dissertation sur les maximes qu’on va entendre, Solon paraît le premier et parle très longuement. Après lui s’avance le Spartiate Chilon, qui est, au contraire, très bref, et qui exprime d’une manière assez comique l’impatience que lui a fait éprouver la durée du discours de Solon : « J’ai mal aux yeux, dit-il, à force de regarder, et mal aux reins à force d’être assis, en attendant que Solon eût fini de parler. »

Chilon est le personnage bouffon de la pièce, le gracioso. Si elle ressemble à quelque chose, c’est aux moralités du moyen-âge. Remarquons qu’elle est intitulée le Jeu des sept Sages. Ce nom de jeu a été donné aussi à quelques-unes des plus anciennes compositions dramatiques en langue vulgaire : le Jeu de Robin et de Marion. Par ce titre, les derniers efforts où s’épuise le drame ancien se rattachent aux premiers essais du drame moderne.

Un ouvrage dramatique, plus amusant et plus important tout ensemble que le Jeu des sept Sages, c’est le Querolus. Le Querolus a été attribué à Plaute, quoique les premiers vers démentent expressément cette assertion. Il appartient au commencement du iiie ou au commencement du ive siècle ; on peut hésiter entre les deux dates, à cause d’une allusion aux Bagaudes révoltés, qui convient à l’une et à l’autre. J’incline pour la seconde, et en ce cas la dédicace à Rutilius peut avoir été adressée à notre Rutilius gaulois, ce qui a été rejeté, sans motif suffisant, par le dernier éditeur du Querolus. Cette circonstance, réunie au passage où il est fait mention de la révolte des Bagaudes au bord de la Loire, nous donne le droit de nous emparer de cet ouvrage comme appartenant à la Gaule.

Il est dit dans le Querolus qu’il est fait pour la table, c’est-à-dire pour être lu ou joué pendant les repas. C’est un usage qui se retrouve ailleurs. Les pièces chinoises sont, en général, destinées à être représentées durant les repas. Le chef de la troupe comique présente au maître de la maison un volume qui contient un grand nombre de comédies pour qu’il choisisse celle qui lui agrée davantage. Celui-ci donne le volume à son voisin, qui le passe au sien, et ainsi de suite, en vertu de la politesse chinoise ; c’est seulement lorsque le recueil, après avoir fait le tour de la table, est revenu au maître de la maison, que ce dernier se décide à désigner la pièce qu’on doit jouer. Cet usage est, comme on voit, tout-à-fait analogue à celui qui consacrait les heures des repas à ces derniers jeux de la dramaturgie latine.

Querolus est, comme son nom l’indique, un grondeur mécontent du sort. Son bon génie lui apparaît sous la forme du dieu Lare, et lui annonce que, par l’influence de son étoile, il sera heureux, quoi qu’il fasse. Ainsi, des bandits pénètrent chez lui pour le voler, et cette visite malintentionnée lui révèle l’existence d’un trésor qu’il possédait sans le savoir. Cette idée d’un homme disposé à se plaindre et content malgré lui est assez piquante. Laissant de côté les détails d’une analyse qui a été si bien présentée[21], nous ne nous occuperons que d’une seule question, qui tient à des questions examinées plus haut, et sur laquelle nous ne sommes pas de l’avis de M. Magnin. Il s’agit de la foi religieuse de l’auteur du Querolus.

Selon M. Magnin, le Querolus est l’ouvrage d’un chrétien qui raille les superstitions païennes. Ce critique distingué a cru reconnaître dans la comédie du ive siècle des allusions aux croyances et aux controverses chrétiennes. J’avoue n’avoir pu y découvrir rien de pareil ; je n’y ai trouvé que ces expressions d’une religiosité vague qui se rencontrent souvent chez les auteurs païens de cet âge, et qui étaient le produit de la contagion salutaire que le christianisme propageait hors de son sein. M. Magnin voit une sorte de confession chrétienne dans la scène où le dieu lare fait avouer à Querolus une foule de mauvaises actions et de mauvais penchans. Il me semble que, si cette scène, d’ailleurs fort plaisante, rappelle une confession, ce ne peut être que celle de Scapin.

Le rôle du mathématicien ou astrologue contient, il est vrai, un persiflage bouffon des prêtres païens et de la société païenne ; mais ces plaisanteries pleines de verve trahissent, selon moi, bien plutôt un esprit fort païen qu’un adversaire chrétien. L’auteur est un Lucien Gaulois ; c’est, si l’on veut, le Rabelais du paganisme. Il y a de singulières analogies entre les épigrammes que le mathématicien du Querolus prodigue aux prêtres et aux cérémonies de la religion expirante et celles que le curé de Meudon dirige contre le clergé romain. À la fin de Pantagruel, les évêques, les cardinaux, le pape lui-même, sont travestis grotesquement en volatiles qui portent les noms d’évesgaux, cardingaux, papegaut. De même, dans le Querolus, les prêtres du paganisme sont figurés par des oies.

« Ce sont ceux qui prient pour les hommes devant les autels. Ils interprètent tout de travers les vœux des humains ; ils disent les prières, mais les réponses ne sont jamais congrues. J’ai vu dans un temple voisin beaucoup de ces oies, et parmi elles pas un cygne. — Elles élèvent leurs têtes sur de longs cous, elles ont des ailes au lieu de mains, elles dardent leurs langues avec un triple sifflement. Dès que l’une a entonné, toutes les autres agitent leurs ailes et font un affreux vacarme. »

Ce qui achève de montrer quelle était l’intention de l’auteur, c’est qu’un des personnages finit par dire à celui qui a ainsi raillé toutes les superstitions de la société païenne : « Tu as attaqué toutes les choses saintes, omnia sacra improbasti. »

Ce n’est pas seulement au clergé païen que s’en prend le mathématicien, c’est encore aux magistrats, à tous les membres de la hiérarchie administrative de l’empire ; il les personnifie par des allégories grotesques. Ainsi, des singes (cynocephali) sont les huissiers (admissores) qui défendent la demeure des hommes puissans.

« Si un suppliant inconnu approche du temple, tous, frémissans de colère, font entendre un aboiement redoutable : — Tu donneras tant pour entrer ; pour pouvoir adresser une demande, tu donneras plus encore. »

Quelquefois les détails de l’allégorie satirique sont exactement les mêmes chez Rabelais et chez l’auteur de la pièce gauloise. Dans celle-ci, les collecteurs d’impôts sont représentés par des harpies. On se rappelle les apedeftes de Rabelais, aux longs doigts et aux mains crochues.

Ainsi considéré, le Querolus offre le spectacle piquant du paganisme se raillant lui-même avant de disparaître, et se raillant avec une verve de laquelle Ausone était loin d’approcher.

Je ne dirai rien de ses essais dans le genre ennuyeux par excellence, quand il n’est pas soutenu par la philosophie ou relevé par l’imagination : le genre didactique. Je ne citerai point les vers d’Ausone sur le zodiaque, sur la livre, sur l’explication d’un accouchement avant terme. Je note seulement cette direction pédantesque prise par la poésie latine, arrivée à son dernier âge ; il le faut bien pour comprendre comment le génie nouveau, la trouvant engagée dans cette voie aride, l’y suivit fréquemment. Le chantre divin de Béatrix ne manque pas une occasion de montrer qu’il possédait à fond la mauvaise astronomie et la mauvaise physique de son temps.

On ne sera pas surpris que l’ouvrage le plus remarquable d’Ausone appartienne au genre descriptif. Le triomphe de la poésie descriptive est un signe de mort pour les littératures. Quand on n’a plus rien en soi à exprimer, on demande aux objets extérieurs ce qu’on ne trouve pas dans son ame, et l’on crée ainsi une poésie purement matérielle. La poésie descriptive se montre avec tout ce qu’elle peut avoir de minutieusement exact et d’ingénieusement recherché dans le poème de la Moselle. À la suite d’un petit voyage de Mayence à Trèves, Ausone voulut peindre cette belle vallée de la Moselle où Trèves est placée.

Ceux qui ont suivi, comme notre poète, le cours très pittoresque du beau fleuve qu’il a célébré, seront frappés de la fidélité de ses descriptions. La vallée où coule la Moselle est surtout remarquable par une richesse de verdure vraiment extraordinaire. L’œil la retrouve partout, soit qu’il s’arrête au sommet des collines, soit qu’il s’abaisse au bord des eaux. Ausone insiste sur ce caractère de la Moselle, il l’appelle avec justesse et bonheur fleuve verdoyant, amnis viridissime ; il montre ses rives vertes de vignobles, et virides baccho colles ; la limpidité et la placidité de ses ondes inspirent à Ausone quelques vers qui semblent, en reproduisant le calme du fleuve, imiter son murmure presque insensible.

Et amena fluenta
Subterlabentis tacito rumore Mosellæ.

Mille traits de cette description sont vrais encore à cette heure : les filets disposés pour prendre le saumon, les bateaux traînés par des cordes attachées au cou des remorqueurs et qui remontent sans cesse le fleuve, les vendangeurs suspendus aux rochers. Les détails sont d’une telle exactitude, que M. Cuvier s’est servi du poème d’Ausone pour déterminer plusieurs espèces de poissons.

Ces descriptions n’ont du charme et un peu d’originalité que là où elles abandonnent la précision technique, pour chercher à rendre, par l’indécision des contours et l’incertitude des images, quelques accidens singuliers de la nature. Les poètes des époques naïves peignent les phénomènes les plus tranchés, les objets les plus simples, le lever, le coucher du soleil, le jour, la nuit, le torrent, la mer, la tempête. Dans les époques plus avancées, la poésie se plaît aux spectacles plus compliqués et plus vagues, elle aime à reproduire en nous les sentimens confus et mélangés que ces spectacles éveillent. Ainsi Virgile peindra le voyageur qui voit ou croit voir la lune à travers les nuages ; Ovide et Lafontaine, le jour douteux aux prises avec les ombres, et Châteaubriand versera la lueur de la lune sur la cime indéterminée des forêts.

Les temps de décadence veulent continuer ces conquêtes de la poésie sur ce qu’il y a de plus fugitif et de plus insaisissable dans la nature. Ils redoublent toujours d’effort et de recherche. Ils font ressortir le bizarre et jouent pour ainsi dire avec lui. Cette prédilection pour les effets indécis et compliqués, étranges et quasi fantastiques, se retrouve dans les vers suivans, qui décrivent les approches du soir descendant sur les rives de la Moselle.

« Lorsque le fleuve glauque imite la couleur des collines, les eaux paraissent verdoyantes, et le fleuve semé de pampres. Quelles teintes se répandent sur les ondes, lorsque Hespérus allonge les ombres du soir, et qu’une montagne verte semble remplir le lit de la Moselle ! Les sommets nagent sous les flots légèrement ridés ; le pampre absent s’y balance ; la vendange se déploie sous les eaux limpides. Le nocher est trompé par ces illusions, tandis qu’il navigue, sur son batelet d’écorce, loin des deux bords, là où l’image de la colline se confond avec le fleuve et où le fleuve confine à la limite des ombres. »

Cette traduction, que j’ai faite aussi littérale qu’il m’a été possible, est loin de reproduire le caractère vague et voilé du morceau original. Ce sont des vers maniérés, mais charmans.

L’art de décrire les petits objets, les actions familières, cet art où excellent les poètes descriptifs modernes, est déjà dans Ausone, leur contemporain en poésie, si l’on peut dire ainsi. Je prends pour exemple la Pêche à la ligne de Thompson, imitée par Delille :

Le pêcheur patient prend son poste sans bruit, etc.

Voici maintenant Ausone décrivant un enfant penché sur les ondes : « Il abaisse l’extrémité infléchie de sa ligne, et jette les hameçons qui portent les amorces mortelles. Après que la troupe vagabonde des poissons, ignorant cette ruse, les a saisies avidement, et que leurs gosiers béans ont senti profondément la tardive blessure du fer caché, ils palpitent, et aussitôt leur mouvement se manifeste. La ligne s’inclinant suit les tremblemens répétés de leur agonie ; soudain l’enfant enlève obliquement sa prise en frappant l’air d’une secousse rapide. »

L’attitude du pêcheur attentif qui suit les frémissemens de la ligne, puis le mouvement de la main qui la retire, sont parfaitement rendus.

Cette coupe imitative de la prestesse du mouvement :

Et excussam stridenti verbere prædam
Dexterâ in obliquum raptat puer,


est excellente. C’est du Delille tout pur et du meilleur.

Je ne m’arrêterai pas à plusieurs sortes de tours de force poétiques dans lesquels Ausone a essayé et, on peut le dire, égaré son talent : des amphigouris (inconnexa), des vers terminés par un monosyllabe qui commence le vers suivant :

Res hominum fragiles alit et regit et perimit fors,
Fors dubia æternumque labens.

Au xvie siècle, on s’est livré à des puérilités tout-à-fait pareilles. Ainsi, à l’aurore de la littérature moderne, on imitait les bizarreries au sein desquelles la littérature antique s’était perdue.

Les rapports de la poésie d’Ausone à la poésie moderne ne se bornent pas à ceux que j’ai indiqués. On y trouve encore la galanterie subtile, la coquetterie mignarde, jusqu’aux pointes et aux concetti du sonnet et du madrigal. Lisez, par exemple, l’Amour crucifié : Les héroïnes de l’antiquité, voulant punir l’Amour, dont elles ont été victimes, le saisissent et le mettent en croix comme un malfaiteur. L’idée de cette petite composition avait été fournie à Ausone par un tableau qui existait probablement dans le boudoir de quelque grande dame de Trèves. Ainsi c’est encore de la description. Rien n’est plus froid en poésie qu’une peinture d’après un tableau. Ausone faisant des vers précieux à l’occasion de celui-ci, qui représentait un sujet mythologique et galant, ne rappelle-t-il pas Benserade accompagnant de ses rondeaux les gravures des Métamorphoses d’Ovide. Le maniéré de l’exécution répond au prétentieux du sujet. Vénus fustige son fils avec un bouquet de roses ; Dorat n’eût pas mieux trouvé. On reconnaît plutôt le caractère de certaines poésies espagnoles dans une petite pièce de vers sur les roses, qui n’est peut-être pas d’Ausone, mais qui certainement appartient à son temps. L’auteur va contempler les roses de son jardin aux clartés de l’astre de Vénus et aux premières lueurs d’une aurore de printemps. « On eût douté si l’aurore empruntait ou prêtait à ces fleurs leurs teintes roses, et si ce n’était pas le jour naissant qui les peignait de ses couleurs. Le jour et les roses avaient même rosée, même couleur, même aurore… À Vénus appartiennent et l’étoile et la fleur. Peut-être l’une et l’autre ont-elles un même parfum ; plus éloigné, celui de l’astre s’évapore dans les airs. »

Ceci est à la fois gracieux, recherché et hardi ; cette confusion des nuances des roses et des teintes de l’aurore, les parfums de la fleur prêtés à l’étoile, sont des imaginations du genre de celles dont Calderon ou Lope de Vega remplissent leurs vers cultos, espèce de tirade lyrique jetée dans leurs comédies. Puis le poète voit la rose s’épanouir et bientôt se faner ; naissante à peine, il la voit vieillir :

Et dum nascuntur consenuisse rosas.

Un jour est une longue vie pour elle. C’est l’espace d’un matin de Malherbe ; mais ici le poète moderne est plus simple, on pourrait dire plus antique. Ausone, d’ailleurs, n’a rien de la mélancolie profonde que respirent les stances à Duperrier ; à peine surprend-on une légère nuance de ce sentiment dans les derniers vers : « Jeune fille, cueille des roses, tandis que la fleur est nouvelle et nouvelle ta jeunesse ; et souviens-toi que ta vie est fugitive comme leur durée. »

Collige, virgo, rosas, dum flos nova et nova pubes,
Et memor esto ævum sic properare tuum.

Telle est cette poésie puérile et vieillie, gracieuse et pédante, élégante et vide, où l’on voit poindre l’affectation moderne. La muse moderne a hérité, en naissant, des travers de cette muse décrépite : on pourrait la comparer à une jeune fille qui prendrait, pour se parer, le fard et les mouches de son aïeule.

Ausone porté mollement par les paisibles eaux de la Moselle, au milieu des maisons de campagne, des châteaux magnifiques qu’il peint s’élevant sur les deux rives du fleuve, Ausone goûtait avec sécurité les douceurs de cette civilisation qui allait finir. Nul pressentiment sinistre ne venait troubler le versificateur indolent. Tandis qu’il arrangeait ses descriptions, rien ne l’avertissait que, moins de trente ans après, ces barbares, auxquels il aurait pu toucher la main et auxquels il ne pensait pas, passeraient le Rhin ; qu’alors ces belles villas, ces châteaux somptueux, la ville de Trèves, avec son amphithéâtre, ses thermes et ses palais, seraient la proie des Francs. Pour nous, qui savons ce qui a suivi, il y a une impression presque tragique dans le spectacle de cette frivolité, de cette insouciance qu’attend un si terrible réveil ; elle nous fait la même impression que la frivolité et l’insouciance au sein desquelles s’endormait la société élégante et lettrée du dernier siècle, tandis qu’on dressait déjà l’échafaud de 93. De même, tandis que la grande catastrophe frappait à la porte, oublieux d’elle et du lendemain, Ausone s’occupait à décrire la pêche à la ligne, et respirait le parfum des roses.


J.-J. Ampère.
  1. Hujus verò laudis locupletissimum testimonium est… ad consulatum preceptor evectus.
  2. Rudem hunc et incultum transalpini sermonis horrorem.
  3. Chap. xxxviii.
  4. Il y a ici un de ces jeux de mots trop fréquens à cette époque, et que l’éloquence chrétienne eut depuis souvent le tort de ne pas toujours repousser : Nominibus antistites, reverâ satellites. Un prédicateur du xvie siècle eût dit : De nom prêtres, de fait reîtres.
  5. Santonicamque urbem vicino accessimus agro. (Ep. viii ad Paulum.)
  6. Pateatque fac sacrarium… Deus precandus est mihi ac filius summi Dei… Majestas unius modi sociata sacro Spiritui.
  7. Instanter revocant quia nos solemnia paschæ.
  8. Il le dit dans sa préface et le répète dans la première de ses élégies.
  9. Gaudent compositi cineres sua nomina dici.
    ..............
    Ille etiam mæsti cui defuit urna sepulchri
    Nomine ter dicto pene sepultus erit.

  10. Ergo vale elysiam sortitus, avuncule, sedem.
  11. Sed frueris, divina habitat si portio manes.
  12. Satis precum datum Deo.
  13. Ordo nobilium urbium.
  14. Fauriel, Histoire de la Gaule méridionale, pag. 149.
  15. Cod. Theod., xiii, iii, 2. Cité par Heeren, Geschichte der class. litt., tom. i, pag. 30.
  16. Eum. Oratio pro scholis instaurandis xv.
  17. Livraison du 15 juin 1835.
  18. Saltare Nioben.
  19. Saltat pede, corpore, vultu.
  20. Palliati in orchestrum prodeunt.
  21. Revue des Deux Mondes du 15 juin 1835. Ce morceau est extrait de l’ouvrage de M. Magnin sur les Origines du théâtre moderne, ouvrage vivement attendu, dont le premier volume est sous presse.