Littérature orientale, le Schah-Nameh/01



LITTÉRATURE ORIENTALE.

ÉPOPÉE PERSANE.


LE SCHAH-NAMEH,
traduit par M. Mohl.

L’ouvrage dont je vais parler est un des six grands monumens épiques formés spontanément par la tradition nationale des peuples. L’Inde a le Mahabharat et le Ramayana, la Grèce a l’Iliade et l’Odyssée, le moyen-âge a les Niebelungen, la Perse a le Livre des Rois (Schah-Nameh). Ces compositions, si diverses à certains égards, ont cela de commun, qu’on ne peut les considérer comme l’œuvre du caprice individuel ; elles sont évidemment le produit de l’imagination des masses et le résultat de la tradition des siècles. Je reviendrai sur les différences qui séparent ces grands monumens épiques. Disons dès à présent que celui de Firdousi se distingue de tous les autres en ce qu’au lieu d’offrir le tableau d’un grand évènement, il comprend un certain nombre de récits formant une série qui commence avec les temps les plus obscurs et les plus fabuleux de la civilisation persane, et qui se prolonge jusqu’au jour où cette civilisation expire sous l’islamisme. L’unité de tous ces récits, c’est l’unité de cette civilisation elle-même, représentée de siècle en siècle par des rois de même race, civilisation fondée dans les temps mythiques par Djemschid, régénérée par Zoroastre, vaincue et respectée par Alexandre, opprimée par les Arsacides, relevée par les Sassanides, tuée par les Arabes.

Ces récits ne sont point de l’histoire ; ils contiennent la tradition telle que le temps l’a faite et telle que l’a recueillie Firdousi vers l’an 980 de notre ère ; mais une tradition nationale n’est jamais entièrement dénuée de vérité : elle n’invente pas les faits, elle les altère et les transforme. La manière dont ces altérations et ces transformations s’accomplissent est elle-même un fait historique ; en outre, la tradition supplée au silence de l’histoire ou la complète, car souvent le génie des peuples se révèle mieux dans ce qu’ils croient que dans ce qu’ils savent.

Un livre qui renferme les traditions de la Perse, recueillies et chantées par son grand poète, est donc un des livres les plus importans que puisse offrir la littérature du genre humain. Ce livre, qui contient soixante mille distiques, n’avait jamais été traduit dans aucune langue de l’Europe. Ce qu’on avait de mieux était un abrégé écrit en allemand avec un vrai talent par Gœrres. Jusqu’à ce jour, quelques vers seulement de Firdousi avaient passé dans notre langue. M. Mohl a entrepris la tâche immense de publier le texte persan du poème et de le traduire en français. Le premier volume qui a paru et qui fait partie de la collection des monumens de littérature orientale, imprimés par ordre du gouvernement, montre assez que M. Mohl est capable de mener glorieusement à bout cette vaste entreprise.

La préface est un morceau capital de critique historique et littéraire sur lequel je reviendrai. Mais le monument lui-même étant peu connu, je crois qu’il faut, avant tout, donner une idée de son ensemble. Je le ferai d’autant plus volontiers que le Livre des Rois, imprimé avec un grand luxe aux frais de l’état et coûtant 90 fr. le volume, est malheureusement peu accessible à la généralité des lecteurs.


Le premier qui ait institué le trône et la couronne est Kaioumors. Il fut le fondateur de la civilisation persane et habitait les montagnes d’où elle est descendue. Kaioumors, selon la croyance religieuse contenue dans le Zend-Avesta, était un personnage mythologique : la tradition épique l’a rabaissé à un rôle humain. C’est la marche ordinaire des choses.

On a dit que les dieux étaient des hommes divinisés, bien plus souvent les héros des temps primitifs sont des personnages divins dont on a fait des hommes. Dans ces temps, on descend du ciel sur la terre plutôt qu’on ne monte de la terre au ciel, on est plus enclin à l’anthropomorphisme qu’à l’apothéose.

Siamek, fils de Kaioumors, et Houscheng, son petit-fils, combattent les divs, c’est le nom des mauvaises puissances. La lutte du bon et du mauvais principe, qui est le fond de la théologie de Zoroastre, est l’ame du poème de Firdousi. La tradition dont il est l’organe identifie sans cesse les rois de l’Iran avec le principe de lumière et de pureté, les Touraniens leurs ennemis avec le principe de corruption et de ténèbres.

On suit pas à pas les progrès de la civilisation naissante. Houscheng découvrit l’art d’extraire et de forger le fer. Comme l’empereur Yao à la Chine, il prend soin de faire écouler les eaux. On savait déjà semer, planter et moissonner, on connaissait la propriété, on possédait l’art de faire le pain ; mais, selon la tradition, on n’avait cependant encore que des feuilles pour se couvrir.

La découverte du feu amène l’établissement de son culte, qui remonte ainsi à l’origine de la société persane. L’art de faire des habits avec les peaux et les fourrures des animaux est attribué également à Houscheng. Sous son fils Tahmouras, on apprend à tondre la laine sur le dos des brebis et à la filer, à dompter, à apprivoiser les bêtes sauvages, à dresser le faucon pour la chasse ; mais celui des premiers rois de la Perse dont le nom résume, pour ainsi dire, toute cette antique civilisation, c’est Djemschid. Non-seulement Djemschid perfectionne l’art de fabriquer les armes et de tisser les vêtemens, mais il organise la société, il fonde les castes. Les anciennes castes de la Perse correspondent aux quatre castes de l’Inde ; la première est celle des prêtres, la seconde est celle des guerriers, la troisième renferme les agriculteurs, la quatrième les artisans et les marchands. Djemschid est le consommateur du perfectionnement social dont il représente une période assez avancée. Il découvre les métaux précieux, les pierreries, les parfums ; il invente l’art de guérir les maladies ; il représente aussi la science ; il est le grand investigateur, il monte sur un vaisseau rapide ; durant cinquante années, il parcourt toute la terre, et nulle qualité des êtres ne reste cachée devant son esprit.

Le monde était soumis à Djemschid ; Dieu protégeait sa puissance et sa gloire. Parvenu au comble des grandeurs et de la prospérité, il fut atteint par l’orgueil, et il ne vit plus dans le monde que lui-même « il se délia de Dieu et ne l’adora plus, il s’écria : « C’est moi qui ai fait naître l’intelligence dans l’univers, et la terre n’est devenue ce qu’elle est que par ma volonté. Il faut reconnaître en moi le créateur du monde ; » et quand les grands de l’empire, et les sages mobeds, entendirent ces paroles, ils baissèrent tristement la tête ; Dieu retira sa protection à Djemschid, et Zohak parut. »

Telle est donc la nature et la condition de l’humanité. Les renseignemens des plus antiques traditions s’accordent ici avec les leçons de l’expérience la plus récente. Si l’homme est heureux et triomphe, qu’il s’appelle Nembrod ou Djemschid, Masaniel ou Napoléon, bientôt il se perd par le succès et se brise par l’orgueil. L’histoire si profondément vraie d’Adam dans le paradis terrestre est l’histoire de toute sa misérable postérité.

Zohak est le fils d’un chef arabe ; Iblis, l’esprit du mal, vient le trouver au désert, et lui persuade de tuer son père ; puis le parricide est entièrement livré à Iblis. Iblis imprime sur les épaules de Zohak deux baisers, et de chacun sort un serpent hideux. On nourrit ces deux monstres avec de la cervelle humaine.

Alors commence la punition de Djemschid, tombé dans la tyrannie et la démence. L’unité de l’empire est brisée ; de tous côtés, des rois nouveaux s’élèvent, une portion de l’armée va se soumettre à Zohak. L’impie Arabe vient lui-même dans l’Iran. Djemschid s’enfuit, et reste caché durant cent années. Au bout de ce temps, il est trouvé sur les bords de la mer de Chine, et Zohak le fait scier par le milieu du corps. Telle fut la triste fin du grand Djemschid.

À quel évènement historique fait allusion cette singulière histoire. On ne le saurait dire avec précision ; mais il est difficile de n’y pas voir un souvenir confus d’une invasion étrangère dans l’Iran, et l’occupation du trône national par une dynastie d’origine sémitique.

Le règne de Zohak, qui dura mille ans, est une période d’oppression et de crimes. Les prophètes lui annoncent que le vengeur de tant de maux va venir, et Feridoun naît pour changer le sort de la terre.

L’impur Zohak avait fait mourir le père de Feridoun. La mère du futur libérateur de la Perse le cache au sommet du mont Alborz, dans une forêt où il est nourri par une vache merveilleuse. Quand l’heure est venue, Feridoun descend de sa montagne, il apprend de sa mère les crimes de Zohak et jure de mettre en poudre le palais du tyran. Mais voici ce qui advint alors. Zohak, pour faire taire sa conscience, imagine de faire attester, par tous les sages et tous les grands de son empire, « que, comme roi, il n’a semé que la semence du bien, n’a prononcé que les paroles de la vérité, n’a jamais enfreint la justice : » Les grands signèrent par peur cette déclaration mensongère. Tout à coup se fit entendre à la porte du roi le cri de quelqu’un qui demandait justice. C’était un forgeron nommé Kaweh, auquel on avait pris dix-sept fils pour nourrir de leur cervelle les serpens qui sortaient des épaules du roi. Ce malheureux père venait demander qu’on lui laissât le seul fils qui lui restait. En voyant la singulière attestation que Zohak avait arrachée à la faiblesse des grands, « Kaweh se leva, criant et tremblant de colère ; il déchira la déclaration et la jeta sous ses pieds ; puis, suivi de son noble fils, il sortit de la salle en poussant dans les rues des cris de rage… Lorsque Kaweh fut sorti de la présence du roi, la foule s’assembla autour de lui. À l’heure du marché, il courait demandant du secours et appelait le monde entier pour obtenir justice ; il prit le tablier avec lequel les forgerons se couvrent les pieds quand ils frappent du marteau, et il le mit au bout d’une lance. »

Kaweh va chercher Feridoun ; celui-ci, armé de sa massue à la tête de bœuf, vient assiéger Zohak dans son palais. Il n’y trouve que deux filles de Djemschid, dont le tyran avait fait ses épouses et qui apprennent au vainqueur que Zohak s’est enfui dans l’Hindoustan, où il erre désespéré, se baignant dans le sang pour faire cesser les intolérables douleurs que lui causent les morsures des deux serpens. Bientôt, furieux d’apprendre que ses femmes sont au pouvoir de Feridoun, Zohak s’introduit dans sa ville, mais la population est contre lui. « Toutes les terrasses et toutes les portes étaient couronnées par le peuple de la ville, par tous ceux qui pouvaient porter des armes : les vœux de tous étaient pour Feridoun, car leurs cœurs saignaient de l’oppression de Zohak. »

Feridoun, vainqueur, entraîne son ennemi et le porte dans les cavernes du mont Demavend, le Caucase persan, où il est suspendu les mains clouées au rocher. Y aurait-il là un retentissement du mythe de Prométhée à travers l’Orient ?

Ce qui est plus certain, c’est que l’antique insurrection qui renversa la puissance usurpée dont Zohak est le symbole, apparaît dans le récit qui précède comme profondément nationale. Chacun, du toit de sa maison, prend part à la défaite de l’ennemi. On s’écrie : « Quand une bête féroce serait assise sur le trône royal, tous, vieux et jeunes, nous lui obéirions ; mais nous ne souffrirons pas sur le trône Zohak, cet impur dont les épaules portent des serpens. » Celui qui a levé l’étendard de la révolte est sorti des rangs du peuple, l’étendard lui-même est un tablier de forgeron. Il est beau de voir ce rustique emblème de l’indépendance nationale, conservé par le respect des âges, demeurer l’oriflamme de la monarchie persane. Il dura autant qu’elle, et fut porté devant tous les rois, depuis Feridoun jusqu’à Jezdejird. Élargi de règne en règne pour qu’on pût placer les joyaux dont chaque monarque voulait le parer, le glorieux tablier avait atteint une dimension de vingt-deux pieds sur quinze, quand il tomba aux mains des Arabes ; il fut alors déchiré et partagé par les vainqueurs, comme l’empire dont il était le palladium populaire et sacré.

Feridoun réorganise la société de Djemschid. « Chacun a son devoir, dit-il ; lorsque l’un entreprend l’œuvre de l’autre, le monde se remplit de désordres… » Puis, Feridoun fit le tour du monde pour voir ce qui était découvert et ce qui était caché ; partout où il vit une injustice, partout où il vit des lieux incultes, il lia par le bien les mains du mal, comme il convient à un roi. »

Feridoun marie ses trois fils aux trois filles du roi d’Yemen, union qui fait croire à d’antiques alliances entre les peuples iraniens et les populations arabes ; ensuite il partage entre eux le monde : Selm, roi de Roum, c’est-à-dire de l’Occident, et Tour, roi du Nord, c’est-à-dire des populations turques et tartares qui, à cause de lui, ont porté le nom de Touraniennes, se soulèvent contre Iredj, roi de l’Iran ou de la Perse proprement dite. Iredj porte une ame douce et tendre, il ne veut point combattre ses frères, il va au-devant d’eux sans armée, sans défense, il leur dit « Je ne veux ni l’Iran, ni l’Occident, ni la Chine, ni l’empire, ni la vaste surface de la terre… Je suis las de la couronne et du trône, je vous donne le diadème et le sceau royal ; mais soyez sans haine contre moi, je ne vous attaque pas, je ne vous combats pas, je ne demande pas la possession du monde, si cela vous attriste… Je suis habitué à être humble, et ma foi me commande d’être humain. »

Mais Tour, le farouche frère d’Iredj, le Caïn de ce tendre Abel, frappe d’un lourd siége d’or la tête innocente de son frère, qui lui demande la vie d’une manière touchante : « Ne fais pas de mal à une fourmi qui traîne un grain de blé, s’écrie-t-il, car elle a une vie, et la douce vie est un bien. Je me contenterai d’un coin de ce monde où je gagnerai ma vie par le travail de mes mains. » Mais Tour, le père du peuple maudit, achève son crime en poignardant son frère.

Le fratricide envoie au vieux Feridoun la tête de son malheureux fils. Feridoun « pleura dans son amertume si long-temps que l’herbe crut et s’éleva jusqu’à son sein. » Il fut consolé par la naissance d’un fils d’Iredj, qui s’appela Minoutcheher et vengea plus tard sur ses deux oncles la mort de son père. Les dernières années du grand Feridoun s’écoulèrent dans le deuil et la solitude ; enfin il mourut en contemplant les têtes de ses trois fils, et Minoutcheher le remplaça sur le trône.

Sous son règne est placée l’histoire de Zal, père de Rustem, qui est le principal héros du Livre des Rois.

Zal naît avec des cheveux blancs comme ceux d’un vieillard ; exposé sur le mont Alborz, « qui est près du soleil et loin de la foule des hommes, » il est enlevé par le simurgh, oiseau gigantesque et intelligent que je crois l’original du rokh des contes arabes et de l’alcyon des Histoires véritables de Lucien. Le simurgh nourrit l’enfant avec tendresse, dans son nid, comme s’il eût été un de ses petits. Quand le père de Zal, averti par un songe, vient au pied du mont Alborz pour chercher son fils, le nourrisson du simurgh ne veut pas le quitter : « Tu es donc fatigué de ma compagnie, dit Zal à l’oiseau ; ton nid est pour moi un trône brillant, tes deux ailes sont pour moi un diadème glorieux. » Le simurgh lui répondit : « Quand tu auras vu un trône et une couronne, et la pompe du diadème, peut-être qu’alors ce nid ne te conviendra plus ; essaie le monde… Emporte une de mes plumes pour rester sous l’ombre de ma puissance, et si jamais on te met en danger, jette cette plume dans le feu ; je viendrai aussitôt, comme un nuage noir, pour te porter sain et sauf en ce lieu. Ne laisse pas effacer de ton cœur ton amour envers ta nourrice, car mon ame te porte un amour qui me brise le cœur. »

Zal, retrouvé par son père et investi du royaume de Seistan, devient amoureux de la fille de Mihrab, roi de la race de Zohak l’Arabe, et auquel tout le pays de Kaboul appartenait. Que veulent dire ces paroles ? Des tribus sémitiques auraient-elles jamais été maîtresses de ces contrées ? En ce cas, la tradition poétique aurait conservé le souvenir de faits entièrement oubliés par l’histoire. Zal s’éprend de la fille du roi Mihrab au simple récit de ses charmes ; de son côté, la belle Roudabeh, entendant son père louer les qualités héroïques de Zal, est possédée soudain par une violente passion. Elle dit à ses esclaves « Sachez que je suis folle d’amour, comme la mer en fureur qui jette ses vagues vers le ciel. » En vain les esclaves s’étonnent qu’elle veuille presser contre son sein celui qui fut élevé sur la montagne par un oiseau, et qui a des cheveux blancs comme ceux d’un vieillard. Elle répond : « Mon cœur s’est égaré sur une étoile, comment pourrait-il se plaire avec la lune ?… » Les esclaves de l’amoureuse princesse viennent cueillir des roses près du camp de Zal, et un entretien s’engage entre elles et le héros ; la suite de cet entretien est une entrevue nocturne entre les amans. La princesse monte sur le toit de son palais et salue le guerrier, qui lui répond : « Jeune fille au visage de lune, que ma bénédiction et la grace du ciel soient sur toi ! Que de fois, dans la nuit, les yeux dirigés vers l’étoile du nord, j’ai prié le Dieu saint, demandant que le maître du monde me laissât voir en secret ton visage ! Maintenant ta voix m’a rendu heureux par ces douces paroles si doucement prononcées. » Après cette gracieuse allocution, Zal ajoute avec une naïveté pleine de sens : « Cherche un moyen de réunion, car pourquoi resterions-nous, toi sur les créneaux, moi dans la rue ? » La princesse déroule ses longs cheveux noirs et parfumés de musc, et dit au guerrier de s’en servir pour arriver jusqu’à elle. Zal ne profite pas de cette singulière preuve de dévouement et emploie un moyen plus simple pour arriver auprès de celle qu’il aime. « À chaque moment, leur amour allait croissant ; la raison les abandonna, la passion s’empara d’eux jusqu’à ce que le jour parût et que le son des tambours s’élevât des tentes du roi. Alors Zal prit congé de cette lune, il fit de son corps la trame et du sein de Roudabeh la chaîne, et les cils de leurs yeux se mouillèrent de larmes. Ils adressèrent des reproches au soleil, disant — Ô gloire du monde ! encore un instant ; n’arrive pas si subitement. » Zal jeta du haut du toit son lacet, et descendit du palais de sa belle compagne. Mais cet hymen entre un héros de l’Iran et une fille du sang de Zohak ne saurait être d’un facile accomplissement. Il faut que Zal fasse fléchir successivement la volonté de son père et celle du roi ; enfin il y parvient. L’union du guerrier persan et de la femme arabe se consomme, et de cette union naît Rustem, le héros par excellence, celui dont la vie se prolongera de siècle en siècle avec la glorieuse destinée de son pays, et couvrira la tradition, chantée par Firdousi, d’une immense auréole.

La naissance de Rustem devait être merveilleuse comme sa vie. Son père, conseillé par l’oiseau protecteur, par le simurgh, ouvre le flanc maternel d’un coup de poignard. Dix nourrices donnèrent leur lait au nouveau-né. Quand il fut sevré, il mangeait autant que cinq hommes. Sam, le vieux héros, va visiter son petit-fils ; l’enfant lui dit : « Je ne suis pas fait pour me livrer aux festins, au sommeil, au repos ; je désire un cheval et une selle, une cotte de mailles et un casque. Ce que j’aime, ce sont des flèches de roseau ; je foulerai aux pieds la tête de tes ennemis. »

Le premier exploit de Rustem est de tuer d’un coup de massue un éléphant furieux ; puis il va accomplir une aventure assez semblable à celles des romans de chevalerie. Il s’agit de pénétrer dans un château-fort placé au sommet d’une haute montagne. Rustem se déguise en marchand de sel, cache ses compagnons parmi les charges que portent les chameaux, et pénètre ainsi dans la place au moyen d’un stratagème bien des fois employé, ou du moins prêté bien des fois à différens personnages par les historiens de l’antiquité et du moyen-âge.

Firdousi reprend ensuite l’histoire des rois de l’Iran, en racontant la mort de Minoutcheher, qui, sur son lit de mort, adresse à son fils Nouder un discours où se trouve cette phrase mélancolique : « J’ai fondé beaucoup de villes et beaucoup de forteresses, et maintenant je suis dans un tel état, que tu dirais que je n’ai pas vécu, et le nombre des années passées est effacé de mon souvenir. Quand un arbre ne porte que des feuilles et des fruits amers, sa mort vaut mieux que sa vie. »

Nouder, le nouveau roi, mécontenta les grands et le peuple « les paysans formèrent des armées, dit Firdousi, et les braves demandèrent pour eux-mêmes le pouvoir. » Dans sa détresse, Nouder appelle Sam à son secours. D’autre part, les grands, s’adressant au vieux guerrier, lui disent : « Si Sam le brave voulait s’asseoir sur le trône, quel mal y aurait-il ? » Mais Sam repousse les offres des grands vassaux. L’esprit d’insurrection qui se manifestait quelquefois parmi le bas peuple et les chefs militaires contre le souverain, et le dévouement religieux pour le sang de Feridoun qui protégeait sa famille, sont vivement empreints et contrastent énergiquement dans ce curieux passage.

D’autres dangers menacent le roi. Pescheng, chef des Touraniens, et son fils Afrasiab, se préparent à venger Selm et Tour ; en d’autres termes, les nations tartares ou scythiques s’apprêtent à fondre sur la Perse.

Dans cette guerre, le roi d’Iran est fait prisonnier, puis mis à mort par Afrasiab. Celui-ci pose sur sa tête la couronne de Djemschid, et prend la place du roi dans le pays d’Iran. La tradition ne pouvait exprimer plus clairement le fait d’une conquête de la Perse par les populations du nord, comme elle en a subi un si grand nombre depuis les temps héroïques d’Afrasiab jusqu’aux temps les plus récens.

Cette guerre ramène Rustem sur la scène. Firdousi raconte d’abord comment ce héros se procure une monture digne du cavalier ; il fait passer devant lui des troupes de chevaux. « Mais chaque cheval que Rustem attira vers lui, et sur le dos duquel il posa la main, plia sous son effort, et toucha de son ventre la terre. » Enfin paraît un poulain d’une grande vigueur ; Rustem « fit voler son lacet royal, et prit soudain dans sa main la tête du poulain pommelé. La mère accourut comme un éléphant furieux, et voulut lui arracher la tête avec ses dents, mais Rustem rugit comme un lion sauvage, et la jument fut étonnée de sa voix. Il lui donna avec la main un coup sur la tête et la nuque, et fit rouler son corps tremblant. »

Par le conseil de son père Zal, Rustem va chercher Kei-Kobad pour le placer sur le trône de Feridoun.

À Kei-Kobad succède Kei-Kaous, le roi aux projets téméraires, aux rêves insensés. Il entreprend dans son orgueil l’expédition du Mazenderan. Le Mazenderan est l’Hircanie des Grecs. Ce nom, à physionomie sauvage, est celui de la province la plus fertile et la plus riante de la Perse. On y recueille le coton et la canne à sucre, et une chanson locale, conservée par Firdousi, célèbre ainsi la gracieuse nature du Mazenderan. « La rose ne cesse de fleurir dans ses jardins, et la tulipe et l’hyacinthe croissent dans ses montagnes. L’air y est doux, la terre y est peinte de fleurs. Il n’y a ni froid ni chaleur ; il y règne un printemps éternel. Le rossignol qui chante dans ses jardins, la biche qui erre dans ses vallées, ne se lassent pas de voler et de courir. »

C’est contre cette espèce de paradis que le roi entreprend une guerre funeste. Les enchanteurs et les divs (mauvaises puissances) qui habitent le Mazenderan, font prisonnier Kaous avec son armée. Kaous appelle à son secours l’invincible Rustem. Celui-ci rencontre sur son chemin sept aventures. Tandis qu’il dort, un lion veut le dévorer ; mais Raksch, le terrible coursier, foule aux pieds le lion et le déchire. Au moment de mourir de soif dans le désert, le héros est sauvé par un bélier qui lui indique une source. Rustem combat et met à mort un dragon avec l’aide du fidèle Raksch, qui l’a réveillé trois fois, comme Bayard réveille Renaud en frappant du pied son écu. Une magicienne tente de séduire Rustem ; mais il prononce le nom de Dieu, et elle devient noire et hideuse. C’est le type des enchanteresses de la famille d’Alcine. Après plusieurs autres rencontres, Rustem arrive à la caverne du div blanc, défenseur terrible du Mazenderan. Le trouvant endormi, le héros se garde bien de le tuer dans son sommeil ; mais il l’éveille par un cri, et le combat commence. Rustem et son ennemi s’arrachent l’un à l’autre des lambeaux de chair, le sol est pétri de leur sang. Enfin Rustem enfonce son poignard dans le cœur du div, dont le sang versé sur les yeux de Kaous rend à ce monarque la vue, que les enchantemens lui avaient ravie.

Kaous alors, secondé par Rustem, combat le roi du Mazenderan, et Rustem le perce de sa lance. En ce moment, grace à son art magique, ce roi se change en un quartier de rocher ; mais Rustem ne se laisse pas tromper par cette ruse de guerre. Il saisit la lourde pierre que nul dans l’armée n’avait pu mouvoir, la porte devant la tente de Kaous, et force, par ses menaces, l’enchanteur à paraître sous forme naturelle. Enfin, il obtient que l’investiture du Mazenderan sera donnée à Aulad, guerrier indigène qu’il protége. Cette investiture accordée à un chef du pays conquis est peut-être le trait le plus historique de cette expédition dans le Mazenderan, qui doit avoir un fondement réel, mais qu’en raison même de sa célébrité, l’imagination des peuples et la crédulité des siècles ont surchargée de fables et de légendes merveilleuses.

Ici s’arrête la traduction de M. Mohl. Pour faire apprécier l’étendue de l’œuvre qu’il a entreprise, je vais continuer à donner l’analyse du Livre des Rois d’après Gœrres. Je serai encore plus succinct que je ne l’ai été jusqu’ici ; en abrégeant cet abrégé, ma seule intention est de dessiner le contour de la composition gigantesque de Firdousi.

Après son expédition dans le Mazenderan, Kaous en entreprend une autre qui n’a pas beaucoup plus de succès. Séduit par son amour pour la fille du roi du Hamaveran, il est fait prisonnier, et c’est encore le vaillant Rustem qui vient délivrer l’imprudent monarque.

Enfin, le délire de son orgueil est porté au comble. Tenté par les mauvais esprits, il ne se contente plus de régner en paix sur le monde ; il veut s’élever vers le ciel pour aller voir ce qui se passe dans les régions interdites à l’homme. Des vautours l’emportent d’abord à travers les airs, puis le précipitent sur la terre. Instruit par cette chute, il se repent de sa folle ambition et s’humilie devant Dieu.

« Laissons le roi Kaous et insérons ici une narration sur Rustem, pleine de couleur et de parfum. » C’est ainsi que le poète annonce le récit assez insignifiant d’une chasse entreprise par Rustem sur les terres ennemies et de la bataille qui s’ensuivit.

Ces grandes chasses, qui durent plusieurs jours, quelquefois plusieurs semaines, qu’on entreprend à la tête d’une petite armée, sont tout-à-fait dans les mœurs de l’Asie. En même temps, l’espèce de défi qui consiste à chasser joyeusement sur le territoire d’un ennemi est exprimée ici à peu près dans les mêmes termes que dans la fameuse ballade anglaise, la Chasse de Cheviot, que le classique Addisson a comparée à un chant d’Homère : « Percey, du Northumberland, fit vœu à Dieu qu’il chasserait dans les montagnes de Cheviot pendant trois jours, en dépit du vaillant Douglas et de tous ceux qui pourraient être avec lui… »

Une autre histoire, que Firdousi nomme à bon droit pleine de larmes, c’est la célèbre et touchante aventure de la mort du fils de Rustem, l’infortuné Zohrab. Le poète commence par retracer la romanesque naissance du jeune héros avant de raconter sa mort. Dans une chasse entreprise, comme la précédente, sur les frontières du Touran, Rustem avait perdu son bon cheval Raksch ; Rustem sans Raksch, c’est comme Renaud sans Bayard. Accueilli par l’hospitalité empressée et tremblante du roi de Semenkan, Rustem dormait, après avoir bu largement, quand la belle Tehminé vient, dans la nuit, lui offrir son amour. Les prouesses du guerrier avaient fait naître dans le cœur de la jeune fille un sentiment non moins exalté que tendre, et qui s’exprime dans des termes que ne désavouerait pas l’héroïne d’un roman de chevalerie, sauf je ne sais quoi de grandiose et d’un peu sauvage, où l’on sent une poésie plus lointaine et plus naïve.

« Mille récits de tes exploits, lui dit-elle, sont parvenus à mes oreilles. Je sais que tu ne crains ni les lions, ni les crocodiles, ni les mauvais génies. À travers la nuit sombre tu marches seul vers le Touran, tu dors sur le sol ennemi, tu rôtis pour ta nourriture un âne sauvage, tu fais pleurer l’air avec ton glaive. Saisi de crainte à cause de toi, l’aigle n’ose voler, et le serpent de mer sort des flots. » La princesse termine l’aveu de sa tendresse en promettant à Rustem de lui faire retrouver son cheval, et cet argument, réservé pour le dernier, n’est pas, on peut le croire, le moins puissant de ceux qu’elle emploie pour obtenir du héros qu’il réponde à son amour.

Rustem s’éloigne aux premiers rayons du jour, et laisse à la belle Tehminé un bracelet, en lui demandant, si elle a un fils, de le placer au bras de cet enfant. Un fils naît en effet ; sa mère lui donne le nom de Zohrab. Un jour il se présente devant elle et lui dit « Apprends-moi pourquoi je suis plus fort que mes compagnons, pourquoi ma tête s’élève vers le ciel, et quelle est ma race ? Quand on me demande quel est mon père, que dois-je répondre ? Si tu me caches son nom, je ne te laisserai pas vivante sur la terre. — Ô mon fils ! répond la mère épouvantée, réjouis-toi, tu es le fils de Rustem ; c’est pour cela que tu es plus grand que le ciel ! » Mais il ne faut pas que le roi de Touran, Afrasiab, connaisse ce mystère. Elle recommande donc le secret à Zohrab. Celui-ci s’écrie : « Je veux rassembler une armée de braves, je veux aller chercher vengeance dans l’Iran, je précipiterai Kaous du trône, je donnerai à mon père la couronne et l’armée, je le placerai sur le trône royal. » Plein d’enthousiasme pour son glorieux père, Zohrab se met en campagne, et va combattre les iraniens. Bientôt le roi Kaous envoie chercher Rustem pour venir à bout du jeune guerrier, auquel nul ne peut résister.

La destinée, qui menace l’un par l’autre le père et le fils, commence à s’appesantir sur eux à leur insu. Rustem tue un guerrier touranien que la mère de Zohrab avait secrètement chargé de faire connaître à son fils le héros qui lui avait donné le jour. Un autre trompe le jeune homme, avide de découvrir son père parmi les guerriers de l’Iran qu’il contemple du haut d’un château-fort, et qu’on lui nomme, comme Hélène, sur le rempart d’Ilion, nomme les héros de la Grèce à Priam. Bientôt Zohrab s’élance dans la plaine et va demander au roi Kaous le combat singulier contre un de ses braves. C’est Rustem qui vient répondre à ce défi chevaleresque. Ils combattent. Rustem s’étonne d’une résistance qu’il n’a pas encore rencontrée. Zohrab éprouve un singulier éloignement à continuer la lutte. Il le dit à Rustem. Rustem ne l’écoute point, et jette autour de son ennemi le lacet dont se servent les héros de Firdousi. Le jeune homme brise le lacet et terrasse le vieux guerrier. Le lendemain même discours de Zohrab : « Pourquoi combattre ? Livrons-nous plutôt ensemble aux joies d’un banquet, car mon cœur éprouve pour toi de l’amour… » Mais le vieux Rustem s’obstine à la guerre, sans vouloir dire son nom à Zohrab.

Zohrab jette à terre son ennemi et se prépare à lui couper la tête. Le rusé Rustem lui dit : « Ô brave ! ce n’était pas ainsi que j’avais coutume de faire. La première fois qu’on abat un adversaire, on ne lui coupe pas la tête, même dans l’emportement de la colère ; mais, quand on le renverse pour la seconde fois, alors abattre une tête, c’est agir en lion. Telle a toujours été mon habitude. » Ce discours persuade Zohrab, et il épargne le vieillard. Le troisième jour a lieu un troisième combat. Celui-ci dure depuis l’aube jusqu’au soir. Enfin Rustem, après une lutte terrible, fait tomber Zohrab, et lui porte un coup de son poignard. Le jeune homme s’écrie « C’est mon amour pour mon père qui m’a donné la mort ! Je le cherchais. J’aurais voulu voir son visage, et ce désir me coûte la vie… Mais toi, quand tu nagerais dans les eaux comme un poisson, quand tu t’enfoncerais dans les ténèbres de la nuit, quand tu volerais dans l’espace comme un oiseau, quand tu te cacherais au ciel parmi les étoiles, tu n’échapperais pas à ta perte, car Rustem te demandera vengeance de ma mort, quand il apprendra que son fils est venu de Touran, conduit par son amour, et qu’il a été victime de la perfidie d’un vieillard. »

Cette reconnaissance, ainsi amenée, est profondément pathétique. Ce qui ne l’est pas moins, c’est la résignation de Zohrab, qui console son père, c’est la douleur de Rustem, et surtout celle de la mère de l’infortuné Zohrab en présence du cercueil de son fils. « Elle frappa son visage, elle tomba sur la terre, elle ne pouvait plus parler, elle avait perdu tout sentiment ; on eût dit que le cours de son sang s’était arrêté. Enfin, la malheureuse revint de son évanouissement, et ses lamentations recommencèrent… Elle prit l’ornement de tête de son fils, et elle pleura. Elle pressa sur son sein les sabots du cheval qui avait porté le héros au jour du combat. L’animal se tenait près d’elle tout étonné ; elle lui baisait tour à tour les yeux et la tête, elle baignait ses pieds d’un torrent de sang ; elle prit le royal vêtement de Zohrab et l’embrassa comme son enfant. La terre fut rougie du sang de ses yeux. Elle plaça devant elle la cuirasse, la cotte de mailles, l’arc, la lance, la massue et le glaive du jeune homme ; elle frappa sa tête de la lourde massue, et, dans l’amertume de ses souvenirs, elle déchira de nouveau son sein ; elle prit la selle, et la bride, et le bouclier, et les pressa contre ses joues ; elle prit le lacet de Zohrab et le déploya sur la terre. Elle pleura sur tout ce qu’il avait possédé, et se lamenta sans mesure. Elle tira le glaive de Zohrab, coupa la bride du cheval, et le laissa aller en liberté. Elle donna aux pauvres la moitié de ses trésors. Vêtue de noir, elle gémit jour et nuit sans relâche, jusqu’à ce que la pauvre désolée expirât dans sa douleur, et fût rejoindre son bien-aimé Zohrab. »

Après la touchante histoire de Zohrab vient celle de Siavesch. C’est la vieille aventure de Phèdre et de l’impératrice du roman des Sept sages. La reine veut séduire le fils de son époux, et, comme la femme de Putiphar, accuse celui qui l’a repoussée. Siavesch sort victorieux de l’épreuve du feu, dont l’origine orientale et non chrétienne est attestée par ce passage et par celui du Ramayana, dans lequel la belle Sita prouve son innocence par le même moyen.

Bientôt le jeune prince est victime de la générosité des sentimens que Rustem, son maître, lui a inspirés. Le roi des Touraniens, Afrasiab, a fait des propositions de paix, et, sur la demande de Siavesch, lui a envoyé cent otages. Kaous, avec son impétuosité ordinaire, condamne les négociations entreprises par son fils et demande les otages pour les pendre. Siavesch ne peut consentir à ce manque de foi, il aime mieux quitter son armée, et, sous un nom supposé, aller cacher sa destinée à la cour d’Afrasiab. Celui-ci l’accueille avec tendresse et lui donne en mariage une de ses filles, bien que les devins aient annoncé qu’un de ses petits-fils doit détruire le pays de Touran, et qu’il craigne, en unissant sa fille à un héros iranien, de hâter l’accomplissement de cette prédiction. Cependant Siavesch finit par exciter l’envie du frère d’Afrasiab, et le roi de Touran lui-même ordonne sa mort.

Mais bientôt naît ce fils annoncé comme le fléau des Touraniens C’est Khosrou, dans lequel on est porté à reconnaître Cyrus. Malcolm fait remarquer quelle est, à travers bien des différences, la coïncidence qui se trouve entre le récit d’Hérodote et celui de Firdousi. « Un petit-fils naît à un roi qui, craignant pour sa propre sûreté, cherche à se défaire de cet enfant et charge de ce soin son ministre. L’enfant est conservé par la personne qui avait ordre de le faire périr. Le monarque le sait et consent à le laisser vivre. Le jeune prince fait ensuite la guerre à son grand-père, dont l’armée se trouve être commandée par le même ministre[1]. » Certes, ces analogies, sans parler de celle du nom, sont frappantes. On peut remarquer, en outre, l’extrême ressemblance de toute cette histoire avec celle de Romulus, qui disparaît aussi du milieu des siens, comme nous le verrons tout à l’heure de Khosrou. C’est une raison de plus de ne voir qu’une légende dans ce que racontent les premiers chapitres de Tite-Live. Les innombrables batailles de Khosrou contre Afrasiab paraissent être un vague souvenir des expéditions de Cyrus contre les Scythes. Xénophon dit positivement[2], en deux endroits, que, de son temps, des chants célébraient les aventures et les exploits de Cyrus. Dans ces chants populaires se conservait probablement la tradition qui a fourni la base de cette partie du Livre des Rois.

Ici ces guerres qui, dans la réalité, furent causées par des inimitiés nationales et par les causes politiques et géographiques qui, à toutes les époques, ont mis aux prises les habitans de la Perse et leurs sauvages voisins du nord ; ces guerres ont pour motif la vengeance du meurtre du Siavesch. L’expiation du sang par le sang est le principe des mœurs et des sentimens héroïques de la Perse, comme des mœurs et des sentimens germaniques.

Un fils d’Afrasiab est fait prisonnier par les Iraniens. Le jeune prince, menacé de la mort, s’écrie qu’il a été l’ami de Siavesch, qu’il a pleuré son malheur et maudit ses meurtriers. Saisi de pitié, un guerrier va porter ces paroles à Rustem ; mais celui-ci, indigné, s’écrie : « Tu songes peu au sang du noble fils de Kaous. Il faut qu’un chagrin profond soit préparé pour le cœur d’Afrasiab, une peine qui ne s’épuise jamais. »

Au milieu de ces interminables combats se dessine la grande figure de Rustem. Outre la guerre générale, il accomplit encore d’autres exploits qui lui sont particuliers ; telle est sa singulière aventure avec le div Akwan. Celui-ci saisit Rustem et l’enlève dans les airs, après quoi il lui demande s’il préfère être jeté dans l’océan ou précipité sur la terre. Rustem, qui comprend la malice du mauvais génie, choisit la terre, sachant bien que ce sera pour son ennemi une raison de le laisser tomber dans la mer. C’est ce qui arrive en effet ; mais le héros tire son glaive de la main droite pour écarter les monstres marins, tandis qu’il nage du bras gauche, et gagne ainsi le rivage.

La fin de Khosrou ne ressemble exactement à aucune des différentes versions de la mort de Cyrus, telles que la racontent les auteurs anciens ; mais, légende pour légende, celle-ci est belle et touchante.

Après soixante années de règne, Khosrou est saisi d’une pensée triste. « Jusqu’ici j’ai été juste, mais si j’allais devenir comme Zohak, Tour ou Kaous. » Poursuivi par cette crainte, il demande à Dieu de l’ôter de ce monde. L’ange Serosch lui apprend dans un songe que son vœu a été exaucé. Alors le roi rassemble ses guerriers, leur partage ses trésors, nomme un successeur, et se met en route vers la montagne sur le sommet de laquelle il doit disparaître. Tout le peuple pleure son roi et veut le suivre ; Khosrou invite ceux qui l’accompagnent à retourner dans leur patrie. Un petit nombre de braves demeure. Il leur dit adieu durant la nuit ; et, quand l’aurore paraît, ils ne trouvent plus leur roi au milieu d’eux. Mais nul de ceux qui ont été témoins de sa disparition merveilleuse ne doit revenir parmi les hommes ; surpris par une tourmente, tous périssent, ensevelis sous la neige.

Ce dénouement semble une altération de la tradition que rapporte Hérodote, et selon laquelle Cyrus aurait péri au-delà de l’Oxus, pendant une expédition contre les Massagètes. Dans ces contrées septentrionales, il a pu être enseveli sous la neige avec son armée. Seulement la vanité nationale du peuple aurait fait de ce désastre, d’où personne n’était revenu, le départ mystérieux de Khosrou pour l’autre monde.

Nous arrivons à des noms connus de l’histoire. À Khosrou, qui est bien vraisemblablement Cyrus, succède Lohrasp, dont le fils, Gustasp, porte certainement le même nom qu’Hystaspe, père de Darius ; mais la vérité historique se borne presque aux noms et à quelques rares et incertaines allusions à des faits réels. Gustasp est, dans Firdousi, le héros d’une aventure des plus romanesques. S’étant brouillé avec son père, il fuit déguisé dans le pays de Roum, c’est-à-dire dans l’empire grec, plaît à la fille de l’empereur (Kaisar), l’épouse, tue un monstre, et revient dans son pays à la tête d’une armée. Je serais porté à croire que cette histoire romanesque, dans laquelle figure le César de Constantinople, est d’origine plus récente que le reste de la tradition, et ne se lie à aucun des souvenirs antiques de la Perse.

Mais à côté de cet épisode purement fictif se trouve mentionné un évènement véritable et d’une haute importance historique, l’établissement de la religion de Zoroastre (Zerduscht). Tout porte à placer la venue de ce grand réformateur vers le temps d’Hystaspe ou de Darius, et c’est sous Gustasp que Firdousi fait apparaître le saint vieillard, pour abolir le culte des idoles et fonder ou plutôt renouveler le culte du feu, qui remonte à Djemschid[3]. Il apporte la flamme céleste du paradis, où il a conversé avec Dieu. Il vient montrer aux hommes la foi véritable, et leur enseigner la loi. Ces expressions sont remarquables ; elles font voir à quel point l’empreinte de l’antique religion de la Perse sur la tradition subsistait encore au temps de Firdousi, après quatre siècles d’islamisme.

Le mahométan Firdousi fait parler Zoroastre à peu près comme l’eût fait parler un Guèbre. Dans plusieurs endroits de son poème, ses personnages discourent et agissent suivant l’esprit de la religion de Zoroastre. Cependant, malgré les soupçons qui se sont élevés sur son orthodoxie, Firdousi était un musulman sincère. Ses professions de foi sont fréquentes et énergiques. Il n’a donc jamais pu introduire dans la tradition l’esprit du magisme ; mais il l’y a souvent conservé : c’est une preuve de sa fidélité pour cette tradition, qu’il respectait et suivait encore, même quand elle s’écartait de sa croyance ; c’est un mérite de plus qu’a pour nous son poème.

La mort du vieux roi Lohrasp, massacré à Balk avec quatre-vingts prêtres qui, le Zend-Avesta à la main, priaient devant le feu sacré, se rattache évidemment à la tradition ordinaire du massacre des mages, immolés avec Zoroastre lui-même. Ce qui concerne ce législateur dans le Livre des Rois est ce qu’on possède de plus ancien sur sa vie et sur l’établissement de son culte, et le silence de Firdousi fait justice des fables contenues dans les ouvrages persans postérieurs, fables puériles et très probablement imaginées plus tard.

Sous le règne de Gustasp paraît sur la scène son fils Isfendiar, le plus brillant héros de l’Iran après l’invincible Rustem.

Isfendiar est présenté dans le Livre des Rois comme le grand propagateur de la religion de Zoroastre. Ses conquêtes sont celles du culte nouveau. En outre, on incline à voir en lui Xercès, fils de Darius Hystaspe, comme Isfendiar est fils de Gustasp. S’il en était ainsi, les expéditions du père et du fils contre les Grecs, ces expéditions dont l’immense appareil a été tant célébré, et probablement tant amplifié par les vainqueurs[4], ne seraient représentées dans la tradition persane que par la mention rapide et insouciante d’une expédition d’Isfendiar dans l’ouest. C’est que la tradition nationale n’enregistre pas volontiers les défaites, c’est que ces évènemens si importans pour les destinées de l’Occident se passaient loin du centre de l’empire persan, et n’y ont retenti que faiblement. Les luttes ignorées des populations de la Perse contre les populations scythiques et le rôle qu’ont joué dans ces luttes quelques chefs militaires des provinces du nord et de l’est, voilà ce qui a vécu dans la mémoire des masses, voilà ce qui a inspiré les chants des poètes. Il n’y avait point de place dans ces chants pour une guerre qui intéressait la civilisation du monde, mais qui ne touchait pas l’Orient. L’Orient a célébré Rustem et Afrasiab, personnages inconnus à l’Occident ; il s’est tu sur Xercès et sur Thémistocle. Singulières vicissitudes de la renommée ! Ce que Pascal dit de la vérité, on peut le dire plus justement de la gloire : Quelques degrés du méridien décident de l’illustration des hommes, célèbres en deçà, ignorés au-delà !

Il y a un singulier rapport entre la destinée d’Isfendiar et celle du fils de Pelée ; son corps est invulnérable, sauf en un point où la mort doit le frapper. Enchaîné impitoyablement par son père, quand on vient le chercher pour aller guerroyer, il refuse ; et on le décide à combattre en lui apprenant la mort d’un ami qui était le Patrocle de cet Achille. Mais ce héros, si brillant qu’il soit, doit tomber sous les coups de Rustem. Le vieux roi a promis à Isfendiar de lui abandonner le sceptre et la couronne ; pressé par l’impatience de son fils, il se décide à lui ordonner d’accomplir un exploit périlleux, d’aller s’emparer de Rustem, et de l’amener chargé de liens. Le héros, sous le poids d’un pressentiment sinistre, entreprend, malgré les craintes de sa mère, cette expédition, dont il comprend le vrai motif, et dont il prévoit le triste dénouement.

Arrivé dans le Seistan, patrie de Rustem, Isfendiar envoie vers lui son fils Bahman et dix mobeds pour lui faire part des ordres du roi et l’engager à s’y soumettre. Le jeune envoyé arrive sur une montagne, au lieu où se plaisait à chasser le héros du Seistan, et de là découvre un homme « qui, par sa taille, ressemblait au mont Bisoutoun. Il tenait, en guise de massue, un tronc d’arbre, avec lequel il avait tué un âne sauvage ; il portait sa proie vers le feu sans effort, comme si c’eût été un oiseau. » Ce géant était Rustem. Rustem embrasse le fils d’Isfendiar, et, avant d’entendre son message, l’invite à manger avec lui. Ceci est dans les mœurs homériques et dans les mœurs de l’Orient.

Rustem mange comme un lion et quand Bahman a fait son message, il reçoit cette réponse : « Personne ne m’a jamais chargé de liens… Mais viens vers moi avec ton armée, nous passerons deux mois ensemble, vivant joyeusement ; nous chasserons et banquetterons ; je t’instruirai dans l’art de la guerre, car tu es jeune et je suis vieux. (Rustem a déjà vécu sept siècles.) Quand tu voudras me quitter, je t’ouvrirai mes trésors et t’accompagnerai moi-même vers le roi, afin que la haine s’éloigne de son ame. »

Isfendiar répond qu’il ne peut se dispenser d’obéir à son père, mais il ajoute : « Dieu m’est témoin, ô homme pur ! que mon cœur saignera de te voir porter des liens. Le roi m’a promis la couronne ; dès que je l’aurai placée sur ma tête, je te renverrai avec des présens dans ta patrie. »

Aucun des deux ne peut céder avec honneur : il faut donc combattre. En attendant, Rustem s’assied à la droite d’Isfendiar sur un siége d’or, et ils se livrent ensemble à la joie du festin. Les deux guerriers se racontent mutuellement la longue histoire de leurs exploits, entremêlée de bravades cordiales et de gaietés héroïques.

« Isfendiar prit en souriant la main de Rustem, et dit : « Tu es plus fort qu’un lion, tu as la poitrine et les épaules d’un dragon. » En même temps il lui serra la main, de sorte que le sang jaillit sous les ongles ; mais l’homme pur demeura immobile. Le vieillard rit du jeune homme, et, prenant sa main, il dit : « Heureux Gustasp ! d’avoir un fils tel qu’Isfendiar ! » En prononçant ces mots, il lui pressa si fortement la main, que le visage du brave devint rouge et que ses ongles ruisselèrent de sang. Isfendiar se prit à rire, et dit : « Bois à cette heure, je te combattrai demain ; quand je t’aurai terrassé, je te délivrerai de tout souci et de tout mal, et je te comblerai de richesses. » Rustem répondit en riant : « Ainsi, demain, au lieu de vin nous verserons du sang. Homme contre homme, avec le glaive et la massue, nous accompagnerons le chant de guerre ; alors tu connaîtras ce qu’est le combat des héros. Je t’enlèverai de ta selle, je te porterai devant mon père Zal, je te placerai sur un trône d’or, et je déploierai mes richesses devant toi, pour que tu choisisses ce qui te plaira. »

Voilà de la courtoisie héroïque, et, en lisant cet entretien des preux de l’Iran, on peut s’écrier comme Arioste :

O gran bontà dei cavalieri antichi.

Le lendemain, les deux champions brisent d’abord leurs lances l’un contre l’autre, puis ils saisissent le glaive et la massue, et s’attaquent avec fureur. Les flèches d’Isfendiar percent la peau de tigre, vêtement jusque-là impénétrable, de Rustem. Le héros et son coursier sont couverts de blessures ; Isfendiar n’en a reçu aucune, son corps est fée, comme disaient les romanciers du moyen-âge. Rustem, criblé de plaies, n’en traverse pas moins à la nage le fleuve qui le sépare de sa demeure, et il échappe ainsi à son adversaire, qui croyait déjà triompher. Dans sa détresse, il appelle le simurgh, l’oiseau qui a nourri son père et qui protége sa race ; le simurgh vient guérir ses blessures et lui enseigner les moyens de vaincre Isfendiar. Zoroastre avait enchanté les armes de ce guerrier ; il avait aussi versé une eau magique sur sa tête pour le rendre invulnérable ; mais, pendant cette opération, Isfendiar avait fermé les yeux, et le charme n’avait pu s’étendre à eux. Ainsi Achille, tenu par le talon tandis qu’on le trempait dans les eaux du Styx, était vulnérable seulement par cet endroit ; ainsi la tradition germanique raconte que le sang du dragon dans lequel se lava Sigurd produisit le même effet sur toute sa personne, excepté sur l’espace qu’une feuille de saule, tombée par hasard, couvrit pour son malheur. La coïncidence et la diversité des trois récits méritent d’être remarquées.

Le simurgh ne se contente pas d’apprendre à Rustem le secret de la faiblesse d’Isfendiar, il lui découvre le moyen d’en triompher. À une branche d’orme est attachée la vie du fils de Gustasp. Instruit par le simurgh, Rustem coupe le rameau fatal, le durcit au feu, y adapte un fer de flèche, et lance le trait magique dans les yeux d’Isfendiar, qui tombe blessé mortellement.

Ici encore on peut relever une singulière ressemblance de la tradition persane avec la tradition germanique. Quoi de plus semblable à la branche d’orme par laquelle périt Isfendiar, que le rameau de Mistelstein qui tue Balder[5] ?

Le mourant parle à son vainqueur sans haine, et lui confie son fils Bahman : Rustem pleure sur son ennemi tombé, et tous pleurent sur Rustem, car les sages ont prédit que le lot de la mort doit échoir à celui qui aura tué Isfendiar. En effet, cette catastrophe approche, et le héros contemporain des générations écoulées, celui qui restait depuis sept siècles debout, à côté du trône occupé tour à tour par Kobad, Kaous, Khosrou, Lohrasp, Gustasp, comme s’il eût été une incarnation immortelle du génie héroïque de l’Iran, Rustem doit tomber à son tour. Mais ce n’est pas la force, c’est la trahison qui l’abattra : dernier rapport de ce personnage avec le héros grec et les héros germanique, avec Achille et Sigefrid.

Un frère de Rustem, Schégad, concerte avec un roi de Caboul la mort du héros. Le roi de Caboul invite sous un semblant d’amitié Rustem à venir le visiter dans ses états ; puis il fait creuser des fosses que l’on remplit de lances, de glaives, de pieux aigus, et qu’on recouvre avec soin de branchages. On sert à l’hôte illustre un joyeux festin dans la forêt ; après le festin, le roi de Caboul propose à Rustem une grande chasse ; Rustem monte à cheval, et, guidé par le perfide Schégad, arrive au bord d’une des fosses creusées pour le perdre. Raksch flaire la terre fraîchement remuée, se dresse et piétine sans vouloir avancer ; mais Rustem, que sa destinée aveugle, le frappe du fouet : la terre cède sous les pieds de Raksch ; cheval et cavalier tombent ensemble, et sont percés tous deux.

Le héros jette un profond soupir : « On t’a appelé le fort, s’écrie-t-il, et maintenant tu es tombé là d’où tu ne peux revenir, et pour toi il n’est plus d’espoir de vengeance. » Cependant il rassemble toute sa vigueur, fait un immense effort, parvient à s’arracher aux pieux qui le transpercent et s’élance hors de la fosse. Là il trouve le traître Schégad, et, plein de ruse à son dernier moment, il lui dit : « Apporte-moi mon arc et place deux flèches devant moi ; il ne convient pas que je demeure ainsi désarmé : si un lion passait ici cherchant sa proie, je ne pourrais me défendre contre lui. » Schégad fut chercher l’arc, le banda, le plaça près du mourant, et il se réjouissait de la mort de son frère, quand le héros, faible et épuisé de sang, tendit l’arc et y plaça une flèche. Schégad craignit le trait et la vengeance de son frère, et il s’élança derrière un arbre ; mais l’âge avait enlevé la moëlle du tronc, et la flèche perça d’un coup l’arbre et Schégad. »

Ainsi, Rustem tué comme Sigefrid, par trahison dans une chasse, comme lui, avant de mourir, a encore la force de se venger de son meurtrier. La ressemblance entre les destinées des deux héros se soutient jusqu’au bout.

À partir de la mort de Rustem, je suis privé du secours qui me soutenait jusqu’ici. M. Gœrres interrompt en cet endroit la version incomplète, mais pleine de vie et de couleur, qu’il a donnée du Livre des Rois. Pour le reste du poème, il se borne à une analyse aride qu’il serait impossible à analyser elle-même, à moins de tomber dans une extrême sécheresse. Je me contenterai d’indiquer, sans presque les tracer, les linéamens de la tradition. C’est ainsi qu’en géométrie on indique par des points certains contours qui ne font pas partie de la figure, mais qui complètent la démonstration.

À mesure qu’on avance dans la série des siècles, la tradition épique se rapproche davantage de l’histoire. Artaxerce Longuemain porte chez Firdousi le même nom, suivi de la même épithète (Ardeschir Dirasdust) ; Darab est Darius, seulement on a confondu deux princes de ce nom, le cruel Darius Ochus et le prince débonnaire qui fut vaincu par Alexandre. Mais ces confusions sont dans la nature et dans le génie de la tradition populaire. Ainsi, au moyen-âge, dans le Charles des romans carlovingiens, on a confondu la lutte de Charles-Martel contre les Sarrasins, la grandeur de Charlemagne et l’impuissance impériale de Charles-le-Chauve et de Charles-le-Gros.

Pour Alexandre, il a pris place parmi les rois de Perse ; il figure à son rang dans leur histoire. Ici la tradition est juste et la poésie est vraie. Le Macédonien ne s’était-il pas fait Persan après sa victoire ? N’avait-il pas adopté le costume et les mœurs des vaincus ? Ne voulait-il pas faire de Babylone le centre d’un grand empire d’Orient ? Aussi l’Orient l’a adopté, et dans l’Arabie, dans la Perse et dans l’Inde, sous la tente de l’Afhgan et jusqu’aux frontières de la Chine et aux rives de Java, la renommée de Sékander est aussi grande qu’en Europe, et plus populaire. L’Alexandre de Firdousi n’est pas celui de Quinte-Curce ; c’est, à peu de chose près, celui des Gesta Alexandri magni du moyen-âge, biographies légendaires qu’ont suivies les poèmes chevaleresques. Quand notre Alexandre de Bernai écrivait le sien, sous Philippe-Auguste, il ne se doutait guère que la plus grande partie des aventures qu’il racontait dans ce vers alexandrin qu’il n’a pas inventé, mais auquel il a donné son nom, avaient été déjà traitées, depuis deux siècles, par un poète né dans le pays qu’Alexandre traversa pour aller chez Porus. Il est curieux de voir l’Homère persan et le trouvère français se rencontrer aux pieds d’Alexandre.

La source à laquelle tous deux puisaient, à travers différens intermédiaires, était la tradition grecque, telle qu’elle était née spontanément dans les diverses parties de l’empire d’Alexandre. Cette tradition, écrite d’abord en grec, passa dans les langues orientales, qui devaient plus tard la rendre à l’Occident ; d’autre part, elle fut traduite en latin, et par cette voie tomba dans la littérature vulgaire du moyen-âge. Tel fut son prodigieux chemin à travers le monde et à travers les siècles.

Bien que l’origine grecque de la tradition sur Alexandre soit prouvée[6], cette tradition n’en contient pas moins, chez Firdousi, certaines portions incontestablement orientales. Ainsi, ce n’est qu’en Perse qu’a pu naître l’idée de faire d’Alexandre le fils d’un roi du pays et le frère aîné de Darius, de sorte que la victoire d’Arbèle se trouve n’être autre chose que le triomphe de la légitimité. L’orgueil national ne saurait mieux se tirer d’une défaite qu’en absorbant ainsi le vainqueur dans le peuple qu’il a conquis.

De temps en temps, le récit de Firdousi s’écarte des gesta et des poèmes de l’Occident, pour donner place à quelques interpolations, surtout arabes ; mais, dans l’ensemble, ce récit et celui des gesta s’accordent : ce sont deux échos du même retentissement.

Les successeurs d’Alexandre ne figurent point dans le Livre des Rois. Les annales poétiques de la nationalité persane n’ont pas mentionné ces princes étrangers qui n’héritèrent point de la politique d’Alexandre. Alexandre s’était fait Persan, eux demeurèrent Grecs. La persistance incroyable de la civilisation grecque au centre de l’Asie a été révélée de nos jours par les nombreuses médailles trouvées dans l’Afhganistan et dans la Transoxane, et sur lesquelles on voit le type hellénique se maintenir, même sous les rois scythes, destructeurs des dynasties macédoniennes. Cette époque, purement grecque, manque et devait manquer dans l’épopée persane de Firdousi. Les rois arsacides ou parthes, qui soutinrent de si glorieuses guerres contre les Romains, en dépit de ces triomphes, ont peu occupé le chantre de la tradition nationale ; c’est qu’eux-mêmes, bien que leur race fût alliée à celle de l’Iran, bien qu’ils eussent délivré le pays de la domination des conquérans grecs, n’ont jamais été considérés par les historiens persans comme ayant continué dans sa pureté l’ancienne civilisation du pays. Ils mêlèrent des superstitions étrangères aux doctrines de Zoroastre ; l’unité du vieil empire n’existait plus ; la Perse était alors divisée en une foule de principautés. Firdousi dit, en parlant des Arsacides : « C’était comme si aucun roi n’avait gouverné la terre ; ils n’accomplirent rien de grand. Alexandre, ajoute-t-il, l’avait ainsi ordonné, afin que Roum conserve sa splendeur. » Singulière extension de la puissance d’Alexandre à des dynasties qui ont renversé les dynasties fondées par ses successeurs !

L’avénement des Sassanides fut la résurrection de l’unité, de la religion et de la nationalité persane. Ici le poète est sur le terrain de l’histoire. On retrouve chez lui à peu près complète la succession réelle des rois de Perse depuis Ardeschir Babekan jusqu’à Yezdejird. Mais dans cette série sont entremêlées bien des fables, bien des histoires merveilleuses et romanesques. En approchant des temps modernes, il semble que la tradition perd de sa naïveté, de sa simplicité, de sa grandeur. Mais, dans cette partie, la maigre analyse de Gœrres ne peut suffire, et, pour prononcer, il faut attendre que M. Mohl ait mis à fin sa vaste entreprise.

J’en ai dit assez pour qu’on ait une idée de ce qu’embrasse et contient l’immense poème de Firdousi ; j’ai présenté, comme font les géologues, une coupe de la montagne dans laquelle l’œil peut compter toutes les couches et tous les âges de la tradition persane. Il est visible que le Livre des Rois est l’œuvre la plus nationale qui fut jamais. C’est par là qu’il est profondément épique, car la nationalité est l’ame de l’épopée. Le fond des épopées les plus célèbres, c’est toujours la lutte de deux races, de deux civilisations, de deux mondes. Le monde grec et le monde asiatique combattent l’un contre l’autre au pied des remparts de Troie. Quel est le sujet des épopées carlovingiennes du moyen-âge ? N’est-ce pas le combat des populations chrétiennes de l’Europe contre les populations musulmanes de l’Orient ? De même le Livre des Rois roule en très grande partie sur la guerre des peuples de l’Iran, ou de la Perse proprement dite, contre les hommes du Touran, c’est-à-dire contre les tribus du Nord. Cette guerre est, en effet, presque toute l’histoire de la Perse depuis les anciennes expéditions contre les Scythes jusqu’à l’occupation de l’empire par la race turque des Cajars, qui le possède aujourd’hui. Le Livre des Rois est le récit de cette grande lutte durant l’ère qui précéda l’invasion mahométane. Inspiré par un sentiment pareil à celui qui a inspiré les poètes épiques de l’Occident, Firdousi n’a pas procédé comme eux. L’épopée homérique, qui est le type de l’épopée occidentale, demande un grand fait à la tradition, et, dans ce grand fait, elle concentre, pour ainsi dire, toute la vie historique du peuple pour lequel elle est faite. L’Iliade montre la Grèce armée contre l’Asie, les dieux partagés entre les deux races qui sont aux prises, et tout cela au sujet d’un fait particulier, la colère d’Achille.

Quand on arrive à des époques moins naïves, on voit les poètes employer des moyens détournés et ingénieux pour ramener au sujet déterminé du poème les grandes phases de la destinée nationale. C’est ainsi que Virgile a fait dérouler par Anchise l’histoire future de Rome aux yeux d’Énée, et l’a gravée sur le bouclier du héros. C’est ainsi que Camoëns, qui a pour héros le peuple portugais (les Lusiades), a mis dans la bouche de Vasco de Gama une histoire du Portugal. Ce sont là des artifices plus ou moins heureux au moyen desquels on groupe autour d’un fait central les autres grands faits de l’histoire d’un peuple. Ces artifices sont motivés par le besoin d’unité qui est le principe de l’épopée classique. Il n’en est pas de même en Orient. Là, l’épopée n’a point recours à ces ruses de l’art, pour faire rentrer dans un cadre étroit toutes les destinées d’une race. Là, elle se déroule librement dans son immensité, et ouvre son large sein à tous les siècles comme l’océan à tous les fleuves. Le Livre des Rois a pour sujet la naissance, les combats, la mort de la nationalité persane. Il a pour héros des personnages qui représentent des dynasties et des époques. Le règne de Djemschid dure sept cents ans, et celui de Zohak en dure mille. Ce sont deux périodes de l’histoire. Rustem vit aussi long-temps que Djemschid ; il est le contemporain d’une foule de rois et survit à tous. Rustem est sans doute le représentant d’une dynastie indépendante, établie dans le Seistan. L’unité du Livre des Rois, c’est donc l’unité même de la tradition persane. Il existe dans notre littérature du moyen-âge un ouvrage dont la composition offre quelque rapport avec celle du Schah-Nameh ; c’est le roman de Brut qui contient toute la série fabuleuse des rois bretons, depuis Brut, fils d’Hector, jusqu’à la fin de la nationalité bretonne.

Ce long poème a été versifié par Wace d’après un original latin, comme le Livre des Rois a été écrit par Firdousi d’après un texte pehlwi. Il contient de même toute l’histoire légendaire d’un peuple. Hâtons-nous de dire que là se borne la ressemblance. À part l’incommensurable distance qui sépare un poète, objet de la vénération des siècles, et un humble rimeur qui n’est lu que par les curieux, les récits puisés par Wace dans la chronique de Geoffroi de Monmouth offrent en général des fables forgées à plaisir ou nées de l’altération qu’a fait subir à l’histoire mal connue une érudition ignorante. La base de Firdousi, c’est la tradition vivante et populaire. Il y a entre les originaux, aussi bien qu’entre les auteurs, toute la différence qui sépare un pédant d’un poète. J’aimerais mieux rapprocher du Livre des Rois ce que devait être le poème de Rome par Ennius, et ce qu’aurait été celui de Virgile, s’il eût traité ce sujet comme il en avait conçu, dit-on, la pensée dans sa jeunesse.

Un fait prouve la popularité de la tradition qui sert de base au poème de Firdousi, et la célébrité de ce poème lui-même, c’est qu’un grand nombre de lieux présentent aujourd’hui de prétendues traces des personnages et des évènemens dont il est fait mention dans le Livre des Rois. On croit voir encore Zohak suspendu aux rochers du Mazenderan, et les ruines de Persépolis s’appellent le trône de Djemschid. Mais c’est Rustem qui, plus que tout autre personnage, a attaché des souvenirs et un nom à de nombreuses localités : de même qu’on montre dans les Pyrénées la brèche de Roland, de même qu’au moyen-âge on appelait le golfe de Gascogne la mer de Roland, et grotte de Roland une caverne de l’Etna, de même dans le Mazenderan on nomme un tertre surmonté de quelques ruines le Trône de Rustem[7]. Dans cette province où il accomplit une expédition célébrée par Firdousi, trois cents villages portent son nom[8]. On y a même placé, par une de ces confusions que la tradition se permet volontiers, le château d’Hamaveran, qui devait être fort loin de là, uniquement peut-être parce que la conquête du Hamaveran vient, dans le Livre des Rois, tout de suite après celle du Mazenderan. Ailleurs, de grands blocs de pierre passent pour être de gigantesques vestiges que le chameau de Rustem a laissés derrière lui en traversant le désert. On appelle sculptures de Rustem des figures gravées sur le roc dans les environs de Persépolis, bien qu’elles ne remontent pas plus haut que les Sassanides. Une vallée du Seistan, patrie de Rustem, porte encore le nom de son fils Zohrab. Cette province, aujourd’hui peu habitée, montre des restes frappans d’une ancienne splendeur. On y trouve d’immenses ruines. Celles qu’on voit près d’Ielalabad, couvrent un aussi grand espace de terrain que la ville d’Ispahan[9]. Ce sont là les traces imposantes de cette dynastie du Seistan personnifiée dans Rustem. D’autres monumens encore, au nombre desquels était une digue, furent détruits au temps de Tamerlan ; la capitale du pays fut saccagée, et alors, disent les historiens persans, il s’éleva un cri qui se répandit à travers le Seistan et qui évoquait ainsi l’ombre de Rustem : « Lève ta tête hors de ton sépulcre, et vois l’Iran tout entier aux mains de ton ennemi, aux mains des guerriers de Touran. » Bien plus, dans les dernières guerres, les exploits de Rustem étaient encore chantés avant l’action, comme la bataille de Ronceveaux l’était sous le roi Jean. Dans ce siècle, Malcolm trouva à Buschir un pauvre Arabe qui connaissait l’histoire de Zohak et savait le nom du Schah-Nameh de Firdousi. Sur la route de Schiras à Persépolis, un palefrenier, attaché à l’ambassadeur, récita tout en marchant un fragment du Livre des Rois[10]. Un autre jour, un personnage distingué de l’escorte en fit autant. Tous les assistans écoutaient ravis, car chaque parole de Firdousi est, pour un Persan, un article de foi. Un voyageur français actuellement en Perse, M. Eugène Boré, écrit que l’envoi de la traduction de M. Mohl serait reçu avec reconnaissance par le roi régnant. Il n’y a pas d’autre exemple aujourd’hui d’un poète qui fasse les délices des lettrés et des princes, et que sachent par cœur les palefreniers.

Partout où un poème national a obtenu une grande vogue, il s’en est produit d’autres à son imitation. On a voulu compléter le récit principal par des récits accessoires, joindre à l’histoire des personnages les plus importans l’histoire des personnages secondaires, ou plutôt développer et traiter pour elle-même une partie de la tradition négligée d’abord. C’est ce qu’ont fait pour les sujets homériques les poètes alexandrins auteurs de la Prise de Troie et de l’Enlèvement d’Hélène ; c’est ce qu’ont fait pour les traditions germaniques dont les Niebelungen ont reçu le principal dépôt, les auteurs des diverses épopées contenues dans le recueil intitulé le Livre des Héros. L’ensemble de tous ces poèmes, qui se rapportent à un même centre et dont chacun contient le développement particulier de telle ou telle partie de la tradition, forme ce qu’on appelle un cycle. Le cycle héroïque de la Perse comprend, outre le Livre des Rois, un certain nombre d’ouvrages qui relèvent de lui. Ferdousi est la racine, dit un auteur persan ; les autres sont les branches.

M. Mohl, dans sa belle préface sur l’analyse de laquelle je crois devoir anticiper ici, parle de quelques-unes de ces compositions qui sont comme les satellites de la grande composition de Firdousi, et se réserve de traiter plus à fond ce sujet dans un appendice qui sera placé à la fin de l’ouvrage.

Le mètre de ces divers poèmes est toujours celui du Livre des Rois ; l’intention d’imiter Firdousi est évidente. Quelquefois même les continuateurs de son œuvre ont trouvé plus simple de reproduire, en changeant les noms des personnages, certaines histoires déjà racontées par le grand poète. Le touchant épisode de Zohrab a fourni matière à deux répétitions de ce genre.

Pendant deux siècles environ, l’impulsion donnée par Firdousi à la poésie épique subsiste et produit des ouvrages d’une étendue considérable. L’un d’eux, le Barzou Nameh, est plus long que le Livre des Rois ; il a au moins 130,000 vers. Dans tous ces poèmes, qui appartiennent à l’école de Firdousi, M. Mohl reconnaît encore la présence de la tradition nationale ; mais il la voit disparaître entièrement dans les poèmes moraux et lyriques de Nizami et de ses imitateurs. Les noms que la tradition héroïque avait rendus célèbres, n’y paraissent que pour fournir aux auteurs une occasion de moraliser et de se livrer à la peinture de sentimens romanesques. Le style, qui est très recherché et par suite très obscur, ne peut convenir qu’à des lettrés ; toute vie, toute inspiration populaire s’est donc retirée de cette poésie purement artificielle.

Mais le peuple, qui se souvenait confusément des anciens héros du pays, bien qu’il ne connût plus guère que leurs noms, a accumulé autour de ces noms une foule d’historiettes banales et souvent ridicules.

Ainsi, la tradition épique expira en Perse sous le double fléau du bel esprit et de la vulgarité : ce sont les deux écueils entre lesquels marche toute poésie, et contre lesquels, à la longue, toute poésie vient se briser.

Enfin Firdousi a trouvé dans notre temps deux émules qui, je pense, ne seront pas bien dangereux pour sa gloire. L’un était le poète lauréat du dernier roi[11]. En 1821, il avait déjà composé, sur les exploits de son souverain, un poème de trois cent quarante mille vers ; c’est à peu près le double de celui que Firdousi a consacré à tous les héros de la Perse antique. Aussi trouvait-on à la cour qu’il était à peine inférieur à son modèle. Quelques-uns même le plaçaient bien au-dessus, sans doute à cause de l’intérêt du sujet.

L’autre rival de Firdousi, mort il y a peu d’années, a eu l’incroyable idée d’opposer au Schah-Nameh le George-Nameh, c’est-à-dire une histoire de la conquête des Indes par les Anglais, rédigée en l’honneur de George III. J’ai sous les yeux une préface écrite à Bombay en 1836, par le neveu de l’auteur, dans laquelle il expose modestement que son oncle a désiré lutter avec Firdousi, et que dans ce but il a choisi un sujet qui, selon lui, était aussi digne d’être célébré que les glorieuses actions des anciens monarques de l’Iran. Après cela, l’éditeur, qui s’appelle Rustem, fils de Kei-Kobad, invite les gentlemen d’Europe à souscrire, et pour les y engager donne une table des chapitres, qui serait merveilleusement placée à la fin de la collection d’un journal anglais dans l’Inde.

Telle a été de nos jours la dernière contrefaçon de cette poésie ; on ne peut la suivre plus loin de son origine. Jusqu’ici je n’ai guère envisagé le Schah-Nameh que dans son rapport avec la tradition qui l’a produit. Il reste à l’étudier en lui-même, dans les sentimens dont il contient l’expression, dans les mœurs dont il offre le tableau, dans son caractère poétique ; et d’abord il faut, d’après M. Mohl, faire connaître le poète, dont je n’ai pas encore parlé.


J.-J. Ampère.


  1. Histoire de la Perse, par Malcolm, traduction française, pag. 334.
  2. Préface de Gœrres, pag. 153.
  3. Préface de M. Mohl, 37.
  4. Hérodote, et après lui Isocrate et Plutarque, portent le nombre des soldats de Xercès à cinq millions environ ; mais Diodore de Sicile, Pline, Ælien, s’accordent pour en retrancher les quatre cinquièmes. (Malcolm, Histoire de Perse, I, 347.)
  5. Voyez sur ce mythe mon analyse des Dieux du Nord, poème d’Œlenschlaeger, Littérature et Voyages, p. 173.
  6. Voyez la préface de M. Mohl (pag. 49). — M. Mohl cite un passage décisif du Modjmel-al-Tewarikh.
  7. Ritter, Géographie, t. VIII, pag. 527,
  8. Ibid., pag. 181.
  9. Ritter, Géographie, t. VIII, pag. 152.
  10. Sketches of Persia, vol. I, pag. 204-219.
  11. Fraser’s Narrative of a journey into Khorasan, pag. 157.