Littérature hollandaise

Littérature hollandaise
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 864-881).

LITTERATURE HOLLANDAISE.




DU DRAME HISTORIQUE EN HOLLANDE.
Leycester in Nederland (Leicester dans les Pays-Bas), par Mlle Toussaint ; 4 vol. in-8o, Amsterdam, Beijerinck.




Voulez-vous être soudainement et complètement dépaysé ? n’allez pas à Constantinople, allez à Rotterdam ; arrivez dans cette ville un jour de marché. Les bâtimens chargés de marchandises, les canaux bordés de grands arbres, dans les rues une population compacte comme celle qu’on voit à Paris les jours de réjouissances publiques ; une multitude qui se presse sans désordre et même sans bruit, car on n’entend ni chevaux ni voitures, une multitude empressée et calme, affairée et silencieuse, vraie fourmilière humaine en travail, et, des deux côtés de chaque rue, une décoration de théâtre représentant des maisons régulières, uniformes, mais impossibles, mais bien certainement de bois ou de carton, car comment de vraies maisons seraient-elles si propres, si lisses, si nettes, si semblables entre elles ?… tel est le spectacle qui vous frappera à votre entrée en Hollande, et que vous aurez toujours devant les yeux tant que vous resterez dans ce singulier pays, qui est à notre porte, et dont on ne peut se faire une idée sans l’avoir visité, si ce n’est peut-être en allant au Diorama contempler une vue de la Chine ; ce pays, où l’on traverse éternellement une certaine prairie que Paul Potter et les autres paysagistes hollandais ont si admirablement reproduite, car je soutiens que c’est toujours la même et qu’il n’y en a qu’une en Hollande ; ce pays enfin, qui est comme un grand parc à travers lequel on navigue sur un canal encaissé dans la verdure, au milieu des kiosques, des pavillons indiens, des ponts chinois, des serres chaudes pleines de plantes exotiques, parmi des ombrages tels que les peint Ruysdael, et dans lesquels se joue la capricieuse et fantastique lumière de Rembrandt.

Puisque la Hollande diffère autant par la physionomie qui lui est propre de toutes les autres contrées, on doit s’attendre à trouver chez les Hollandais le cachet d’une nationalité bien tranchée. En effet, nulle part en Europe le type national ne s’est conservé plus intact. Les Hollandais ne se ressemblent pas tout-à-fait entre eux autant que leurs maisons de briques, leurs rues plantées d’arbres et bordées de canaux, les plaines fertiles et monotones de leur pays ; mais il est certain qu’ils se ressemblent beaucoup, sauf quelques différences qui tiennent aux provinces. Dans la famille des nations européennes, la nation hollandaise est un individu dont le caractère est fort nettement accusé, et qu’on ne peut être tenté de confondre avec aucun autre.

C’est que cette nation n’est point, comme la nation belge par exemple, une agrégation de populations diverses que les événemens et les circonstances ont réunies sous un même sceptre. La Hollande s’est créée elle-même ; elle s’est formée et s’est maintenue par sa propre énergie ; elle a commencé par faire son sol. Ici ce n’est pas l’homme qui est né de la terre, c’est la terre qui est née de l’homme ; mais cette terre conquise sur l’Océan, il a fallu la défendre contre lui : de là une lutte de tous les jours, des efforts incessans, un combat sans relâche. Cette guerre patiente contre la nature a trempé le flegme courageux des Hollandais ; puis il a fallu soutenir une autre lutte, d’autres combats après l’Océan, Philippe II et Louis XIV. Deux fois les digues de Hollande se sont trouvées aussi fortes contre l’envahissement de l’étranger que contre l’irruption des flots, et quand l’étranger a pénétré jusqu’à leur pied, percées par des mains patriotiques, elles se sont ouvertes pour l’engloutir. L’histoire d’un tel peuple ne peut manquer d’intérêt ; il y a en Europe deux pays peu considérables, qui, par la puissance à laquelle ils se sont élevés pendant une période de leur existence, mériteraient des historiens : la Hollande et le Portugal. Tous deux ont rempli les mers lointaines de leur nom, tous deux ont soumis de vastes régions à un territoire borné, tous deux ont eu leur âge d’éclat et de grandeur ; mais il y a cette différence, que le Portugal est tombé avec le roi Sébastien dans le champ d’Alcacer Kehir, et que le fantôme de son antique gloire n’a pas reparu plus que le roi Sébastien lui-même, toujours vainement attendu. Tour à tour soumis à l’Espagne ou dépendant de l’Angleterre, le Portugal a vu se détacher de lui ses possessions transatlantiques, et il s’épuise aujourd’hui au sein de la misère et des troubles politiques. La Hollande, au contraire, est à cette heure un pays libre, riche, prospère : elle a 15 millions de sujets dans la mer des Indes, sous le plus beau ciel de l’univers. Pendant douze ans, une opposition libérale, ferme sans être anarchique, a réclamé et a fini par obtenir la révision du pacte fondamental.

Grace à l’à-propos de cette réforme, la Hollande n’a pas été ébranlée par les tempêtes européennes de février et de mars ; c’est que la Hollande est le pays du bon sens et des capitaux, et qu’il n’y a rien de moins révolutionnaire que ces deux choses-là.

Une nation qui a un caractère et, on peut le dire, un tempérament si particuliers, devait avoir aussi un art et une littérature à elle. Pour l’art hollandais, il n’y a rien à apprendre à personne. La littérature hollandaise est moins connue ; la faute en est un peu à une langue qui, entre les idiomes germaniques, est, pour nous Français, je l’éprouve ainsi, malgré ma sympathie pour le peuple hollandais, particulièrement désagréable par un mélange de dureté et de mollesse, par une alternative de grasseiement et de raclement auquel nos oreilles ont peine à. s’accoutumer. Essayer de parler hollandais, c’est comme goûter d’une confiture douceâtre entremêlée de petits cailloux. Quelle différence entre les sons de cet idiome et ceux d’un autre idiome germanique, du suédois, formé en grande partie des mêmes racines, mais qui, avec ses terminaisons sonores et ses voyelles retentissantes, fait penser à l’espagnol ! Le suédois et le hollandais, c’est un manteau de pourpre et un pourpoint de futaine grise, c’est un coup de trompette et le son d’une crécelle enrouée, ce qui n’empêche pas l’harmonie relative des vers : les sons de l’anglais blessent aussi nos oreilles, et pourtant, même sans être Anglais, on peut sentir la mélodie relative de Pope.

Ne nous étonnons point si les Hollandais trouvent de l’harmonie dans les vers de Vondel, bien que les mots dont ils se composent nous écorchent les oreilles, et qu’à voir seulement les ch et les k dont ils sont hérissés, il y ait de quoi nous agacer les dents. Il faut penser que les plus beaux vers de Racine auraient probablement fait le même effet, prononcés sur le théâtre d’Athènes. Ce que nous pouvons apprécier dans la littérature hollandaise, c’est le caractère patriotique et national qui la distingue si glorieusement. Cette veine de nationalité que nous allons suivre rapidement à travers une littérature peu connue nous amènera au roman historique de Mlle Toussaint, roman qui est le sujet que nous voulons traiter aujourd’hui.

Au moyen-âge, il n’y a pas encore de poésie nationale en Hollande ; c’est tout au plus si la nationalité hollandaise est constituée. Le Hollandais ne s’est pas encore nettement séparé du Flamand. Avant le XVIe siècle, la Hollande a des chroniques rimées, des poèmes didactiques et des poèmes chevaleresques comme le reste de l’Europe, mais rien où l’on sente le génie particulier du peuple. Il faut arriver jusqu’au siècle de son émancipation, au XVIe siècle, pour voir poindre les premières lueurs de cette littérature nationale que nous cherchons. Elle apparaït tout d’abord, insurgée contre la tyrannie étrangère. Les chambres de rhétorique, académies pédantesques dans le principe, sont redoutées alors comme des foyers d’opposition politique’ et religieuse et les lettres grandissent avec l’indépendance nationale dont elles ont protégé le berceau.

Le XVIIe siècle fut le grand siècle de la Hollande. Les découvertes, les guerres, les conquêtes qui le remplissent si glorieusement, suscitèrent des voix pour les chanter. Heinsius célébra en vers énergiques Jacques Heemskerk, qui, marin intrépide sur les plages glacées de la Nouvelle-Zemble et victorieux amiral dans les eaux de Gibraltar, se montra tour à tour le Cook et le Nelson de la Hollande. Vondel, le nom le plus classique de la poésie hollandaise, rappelle plutôt une imitation appropriée de la littérature antique et de la littérature française qu’une création nationale. Cependant les meilleures tragédies de Vondel roulent sur des sujets nationaux. L’une a pour héros le fabuleux prince Bato, qui a donné aux Bataves leur nom, ou plutôt qui doit son existence à ce nom, comme le roi Dan au peuple danois, le roi Brut aux Bretons et le roi Francus aux Francs.

Gilbert d’Amstel a pour sujet un événement et des personnages moins anciens. La prophétie de la grandeur future d’Amsterdam dans la dernière scène, l’un des morceaux les plus remarquables de la pièce, achève de lui donner un caractère national. Enfin, la tragédie de Palamède doit son principal intérêt aux allusions qu’elle renferme ; et dont Barneveld, ce grand et malheureux citoyen, est l’objet. Elle fut écrite après que le parti de Maurice eut triomphé, et quand l’inspiration patriotique, forcée de se voiler sous une fable étrangère, était obligée de remonter jusqu’au siège de Troie ; mais l’inimitié politique sut l’y découvrir, et Vondel fut persécuté pour s’être souvenu dans ce sujet grec qu’il était Hollandais.

La république de Hollande, que n’avait pu subjuguer la puissance de Louis XIV, fut envahie par l’imitation des lettres françaises, et dès lors on vit s’effacer le caractère indigène de sa littérature. Ceci dura encore pendant la première partie du XVIIIe siècle ; mais bientôt quelques voix s’élevèrent pour protester contre ce culte servile d’une muse étrangère, en même temps que des chants de victoire célébraient les défaites de la France, les victoires d’Eugène et de Marlborough. Enfin, de la foule des poètes médiocres dont les noms hérissent à cette époque les pages de l’histoire littéraire, on voit sortir un nom qui marque le retour de la poésie hollandaise aux souvenirs et aux sentimens nationaux, et par là son retour à la vie : ce nom est celui des deux frères Van Harem. L’un d’eux, Guillaume, tente une épopée nationale, dont le héros est le père fabuleux de la race frisonne. Malheureusement le poème de Van Harem, jeté dans le moule de l’épopée classique, n’a guère de national que le titre. Du reste, Guillaume Van Harem était un bon citoyen. Voltaire, qui l’avait connu dans un voyage de Hollande et parle de lui avec éloge dans sa Correspondance, lui adressa d’assez beaux vers, dans lesquels il comparait l’estimable diplomate hollandais à Démosthène, à Pindare et à Tyrtée. Quand il était en humeur louangeuse, Voltaire n’y regardait pas de trop près. On connaît ses jolis vers au charmant roi de la Chine, mais tout le monde ne sait pas qu’ils furent écrits à l’occasion d’une pièce de vers que l’empereur Kien-Loung avait composée sur la prise de la ville tartare de Moukden, qui, après une défense héroïque, fut traitée avec la plus grande cruauté par le charmant empereur ; il est vrai qu’il avait persécuté les jésuites. Van. Harem, frère de Guillaume, mérite mieux une place ici par son poème des Gueux, qui respire d’un bout à l’autre l’enthousiasme patriotique le plus ardent. Depuis les deux Van Harem, le sentiment national, ravivé par eux dans la poésie hollandaise, n’en est plus sorti. Il inspira de mâles accens contre les ennemis de la patrie, ou en l’honneur de ses héros et de ses triomphes, au mélancolique Feith, qui chanta la victoire de Doggersbank et le grand-amiral Ruyter ; le même sentiment anima les chants de Bellamy ; c’est là que se trouvent les Vers à un Traître que M. Marmier a cités autrefois dans cette Revue. Bellamy mériterait mieux le nom de l’Archiloque hollandais que Van Harem les noms de Pindare ou de Tyrtée. La nouvelle école poétique qui s’est élevée en Hollande se rattache à ce mouvement national que la littérature hollandaise a reçu à la fin du XVIIIe siècle. Le poème des Gueux a été publié en 1830 par Bilderdijk, le talent le plus varié et, à quelques égards, le plus remarquable que la Hollande ait produit dans la dernière phase de son développement.

Beaucoup d’autres noms, parmi lesquels il en est qui sont très honorablement portés par des écrivains vivans, seraient dignes d’être plus connus en France. Le nom que je tenterai aujourd’hui d’introduire auprès de mes compatriotes est celui d’une femme qui a déjà produit un grand nombre de romans ; je choisirai parmi eux celui qui a pour titre : Leicester dans les Pays-Bas, et qui est pénétré d’un bout à l’autre de ce sentiment national dont j’ai signalé la présence dans quelques autres monumens de la littérature hollandaise. Mlle Toussaint appartient à une famille de réfugiés, comme le prouve son nom d’origine française. Elle est née à Alkmaar, dans la Nord-Hollande. Pour ceux qui, avant d’aborder les ouvrages d’un auteur, sont bien aises de faire connaissance avec sa personne, et ce désir se conçoit particulièrement quand l’auteur est une femme, nous empruntons à un journal littéraire hollandais ce portrait dont nous lui laissons la responsabilité[1] : « Sa personne est extraordinairement petite et mignonne, sa taille est fine et délicate, la vivacité de ses mouvemens et de sa physionomie expriment son caractère passionné. Au sein de l’intimité, elle laisse échapper la naïveté presque enfantine que son esprit a été assez heureux pour conserver dans toute sa fraîcheur à travers des études sérieuses et incessantes. Ses traits ne sont pas beaux (je demande pardon à l’auteur de traduire cette ligne, ce qui suit est mon excuse), mais fins, expressifs et nettement dessinés ; dans une conversation animée, ils deviennent parlans, pleins de vie, et acquièrent alors une beauté animée et d’un caractère particulier. » Voilà pour le signalement de la femme, passons à l’écrivain. Mlle Toussaint a écrit, de 1835 à 1847, un grand nombre de nouvelles et de romans, une trentaine environ en douze ans, et, ce qui rend cette fécondité plus remarquable, plusieurs de ces compositions appartiennent au genre historique, et ont exigé des études sérieuses devant lesquelles l’auteur n’a jamais reculé.

Après avoir publié des récits détachés qui ont paru dans divers recueils littéraires et sur lesquels l’auteur s’est prononcé depuis assez sévèrement[2], Mlle Toussaint se tourna vers le roman historique. Elle débuta dans ce genre de composition par le Duc de Devonshire, épisode de la jeunesse de Marie Tudor ; puis vinrent les Anglais à Rome, peinture de la Rome de Sixte V, qui eut un grand succès. La Maison Lawernesse a ouvert la série des compositions dans lesquelles Mlle Toussaint a évoqué des personnages appartenant à l’histoire de son pays ou liés à cette histoire, tantôt peignant la cour de Bourgogne dans Charles-le-Téméraire, tantôt faisant paraître sous un jour nouveau le cardinal de Ximenès et le duc d’Albe. Le temps me manquerait pour suivre Mlle Toussaint dans le vaste champ qu’elle a parcouru, aux applaudissemens de ses compatriotes. D’ailleurs, comment analyser et caractériser ici des ouvrages si nombreux et si étendus ? Je crois plus utile de m’attacher à un roman de Mlle Toussaint, à celui qui, à mon sens, est le plus considérable, et de chercher à donner une idée de la nature de son talent par quelques citations. En géologie, toutes les descriptions du monde ne valent pas, pour faire connaître un terrain nouveau, le moindre échantillon : il en est à cet égard de la littérature comme de la géologie.

Celui des ouvrages de Mlle Toussaint auquel elle semble attacher le plus d’importance est un roman historique intitulé : Leicester dans les Pays-Bas. On sait qu’après avoir appelé le duc d’Anjou, les Hollandais, en lutte avec l’Espagne, mirent à leur tête le célèbre favori d’Élisabeth. C’est la situation de la Hollande sous Leicester qu’a voulu peindre Mlle Toussaint. Toutes les opinions religieuses et politiques, tous les intérêts et les sentimens des divers partis qui divisaient la nation hollandaise à cette époque sont retracés dans cette vaste et consciencieuse étude historique, qui a coûté à son auteur deux années de travail. Cette manière d’écrire le roman est fort différente de la méthode expéditive du feuilleton. Elle serait estimable chez tout écrivain, elle mérite encore plus de respect chez une femme ; il est vrai que cette femme est Hollandaise, et que la patience est une vertu de sa nation.

Il faut se sentir quelque peu doué de cette vertu, qui est médiocrement à notre usage, pour mener à fin la lecture de quatre volumes hollandais assez compactes dont se compose, en attendant une suite qui n’a pas encore paru, le roman de Mlle Toussaint, surtout accoutumés que nous sommes au fracas des événemens, à la multiplicité et à la complication des aventures. Passer de l’un de nos romans tourmentés à ce roman tranquille, c’est quitter une rue bruyante et embarrassée de Paris, et se trouver tout à coup transporté sur un canal silencieux de la Hollande. L’action se déroule lentement[3] ; chaque personnage, et ils sont nombreux, ne commence à agir, quand il agit, qu’après que le lecteur a eu amplement le temps de faire connaissance avec lui, soit par de longs dialogues, soit par des analyses psychologiques très détaillées ; on ne peut poser plus complaisamment que ne le font les héros et les héroïnes de Mlle Toussaint, mais aussi les portraits ont un air de vie et de naturel qui attachent toujours plus à mesure qu’on les regarde de plus près et qu’on les considère plus longtemps. C’est de la peinture hollandaise en roman. L’auteur dit quelque part : « Nous allons vous présenter trois tableaux, » et l’auteur tient parole ; ailleurs, après avoir consacré deux pages à la description de l’ameublement et de la décoration d’une chambre, description qu’on dirait copiée de Terburg ou de Mieris, l’écrivain, qui semble en avoir assez, ajoute : « Passons des meubles aux personnes. » Puis viennent deux autres pages sur le costume d’un personnage qui n’est pas en première ligne dans le roman. Une page est remplie par le signalement minutieux de ses traits, et ce n’est qu’après avoir traversé tout ce luxe de descriptions, qu’on arrive au caractère ; puis Mlle Toussaint, venant à un autre personnage, un personnage féminin, dit : « Nous avons parlé de son vêtement, nous allons le décrire, » et elle décrit. Je le répète. ces descriptions sont excellentes, elles ont le fini des intérieurs que nous admirons dans les maîtres hollandais : une certaine chambre sombre à Utrecht rappelle les clair-obscurs de Rembrandt ; mais, si la peinture se fait pardonner par la perfection de la touche et du pinceau la minutie des détails, la prose, même la plus achevée, ne saurait les rendre assez présens et assez réels pour qu’ils ne lassent pas bientôt l’œil de l’esprit : l’esprit sent promptement le besoin de considérer autre chose que des formes matérielles, quelque admirablement qu’elles soient reproduites ; ce que l’ame ne se lasse jamais de contempler, c’est l’ame.

Mlle Toussaint le sait, car si elle se complaît, sous l’influence des instincts pittoresques de son pays, dans la description minutieuse des meubles et des vêtemens, elle se garde de négliger pour la nature extérieure et matérielle la nature intérieure et la vie morale. Au contraire, elle en sonde d’un coup d’œil très pénétrant les abîmes, elle en fouille d’une main très sûre les replis. Peut-être ici encore la tendance descriptive, transportée du monde physique dans le monde moral, se laisse-t-elle trop sentir. Mlle Toussaint fait parfaitement connaître les personnages de son roman, mais c’est plutôt par une analyse approfondie et délicate de leurs sentimens ou de leur caractère que par une mise en scène vive et franche ; elle les explique au lecteur plutôt qu’elle ne les lui montre ; il les comprend plus qu’il ne les voit. Aussi le consciencieux écrivain se croit-il toujours obligé d’exposer tous les antécédens de ses personnages, de scruter les motifs de leurs actions, de démêler ce qu’il y a de bon et de mauvais dans leurs sentimens. Quand il s’en dispense, il croit devoir donner une excuse valable. « Si celui-ci (Uitenbogaerd) était un des personnages principaux dans notre roman, nous ne craindrions pas de donner notre sentiment sur son compte ; mais il ne fait que passer devant nos yeux pour ne plus revenir. » Il faut cela pour que Mlle Toussaint croie pouvoir se dispenser de prononcer son jugement sur Uitenbogaerd.

Le grand mérite de ce livre, c’est d’être écrit sérieusement, mérite trop rare de notre temps, quand la plume court pour ainsi dire toute seule sans que la conscience de l’écrivain s’occupe du chemin qu’elle fait, et sauvent sans que sa volonté se mêle de la diriger.

Un caractère remarquablement dessiné est celui de Reingoud. Ce personnage, qui fut l’ame du gouvernement de Leicester et succomba sous les malédictions du parti national et la haine de Barneveld, joue un rôle principal dans le roman, et a fourni à l’auteur le sujet d’une création véritablement forte et profonde. Sans principes, sans croyances, mais plein d’habileté et de courage, se dévouant à une cause non par enthousiasme pour cette cause, mais seulement parce que son sort est lié à elle, s’acharnant dans la lutte parce qu’au bout il y a la ruine ou le triomphe, dominant ou effrayant ceux qui le haïssent, séduisant les uns, faisant ployer les autres, sans pitié, sans colère, sans entrailles, excepté pour sa petite-fille, qu’il a d’abord repoussée, et dont la grace innocente l’a vaincu : tel est Reingoud. Cette figure, qui plane sur tout l’ouvrage, est touchée de main de maître. Né en Brabant, ancien serviteur d’Egmont, élève et instrument de Granvelle, après la chute du gouvernement espagnol qu’il avait servi, Reingoud s’était réfugié en Hollande, où il parvint, par son activité et son intelligence, à entrer dans les affaires, d’où ses antécédens le repoussaient. Abjurant la religion catholique, il se fit de son apostasie un moyen de succès auprès des ministres calvinistes auxquels il procurait l’honneur de sa conversion. Envoyé en Angleterre pour négocier avec le gouvernement d’Élisabeth, il devint l’homme de Leicester, le servit et le dirigea, se rendit indispensable en lui procurant l’argent dont il avait besoin, et fut en horreur aux Hollandais. Il tint tête long-temps à l’orage et fut enfin précipité. L’auteur est parvenu à inspirer une sorte d’intérêt pour ce personnage si peu intéressant, à force de mettre de vie et de vérité dans son portrait. Cet homme qui dit qu’après la douceur d’être aimé il n’y en a pas de plus grande que d’être haï, cet homme de bronze qui ne s’amollit un peu qu’auprès de sa petite-fille, la séraphique Jacoba, montre toute la puissance et toute l’intrépidité de son caractère dans une scène remarquable qui se passe entre lui et l’honnête Daniel. Celui-ci, homme médiocre dont l’ambition est depuis long-temps d’arriver à être secrétaire intime de Leicester, et qui est enfin parvenu à obtenir ce poste, objet de tous ses rêves, méprise profondément Reingoud, dont il connaît les fâcheux antécédens. Reingoud, loin de ménager le nouveau secrétaire, le traite devant Leicester avec la dernière hauteur et comme un subalterne. C’est qu’il s’agit pour Reingoud de mater une bonne fois l’important secrétaire, qui est fort peu disposé à lui montrer du respect, et c’est ce qu’il accomplit par une seule conversation dans laquelle il déploie cet ascendant qu’un esprit ferme a sur l’esprit grossier des vulgaires humains. Je traduis quelques passages de ce remarquable dialogue, en l’abrégeant un peu.

— Et maintenant que nous sommes seuls, maître Daniel, n’avez-vous rien à me dire ? demanda au bout d’un moment Reingoud, tandis que, la tête appuyée sur les deux mains, il fixait sur son interlocuteur un regard perçant.

Un frisson saisit Daniel ; un violent combat se livrait dans son ame entre l’orgueil, l’ambition, le désir de faire fortune. Devait-il se jeter aux pieds de l’homme auquel il voyait que Leicester avait concédé la toute-puissance, dans les mains duquel Leicester semblait l’avoir livré lui-même comme tout le reste ? Devait-il prononcer une parole de lâcheté et implorer la faveur de cet homme ? ou devait-il, devait-il une fois pour toutes exprimer ce qu’il sentait, et lui laisser voir la profondeur de sa haine et son dégoût ? ou fallait-il maîtriser ces aspirations ambitieuses qui. avaient abouti à une telle humiliation ? Mais alors tous ses sacrifices antérieurs, toutes ses anciennes bassesses auraient été en vain. Daniel osa commencer le combat, ou plutôt son ame blessée ne put se contenir.

— Je ne connais que d’aujourd’hui la personne de maître Reingoud ; que puis-je avoir à lui dire ?

— Me connaître ! reprit Reingoud avec un sourire plein d’une profonde ironie.

— Mais cependant le nom de maître Reingoud ne m’est pas étranger, et je puis lui dire ce que tout homme d’honneur qui est du Brabant, et qui a mémoire de ce qui s’y est passé il y a seize ans, peut dire à maître Jacques Reingoud… Dois-je prononcer le mot, messire ? dois-je dire comment on vous nomme ?

— Sans doute, maître Daniel ; je vous ai moi-même délié la langue afin que vous puissiez dire ce qui vous conviendra, répondit Reingoud avec un calme parfait. Dois-je dire aussi le nom que vous donnent les marchands d’Anvers ?… Vous êtes soupçonné, de méfaits et de coupables pratiques dans le maniement des deniers de la république ; vous êtes soupçonné d’avoir plus songé à vos propres profits, à ceux de vos créatures et à ceux du gouvernement, espagnol qu’à ceux du pays ; ces manières d’agir, on les nomme fraude.

— Oui, fraude ; c’est bien le nom qu’on doit donner à de telles pratiques, reprit sèchement Reingoud ; mais est-ce là tout que vous aviez à me dire ? J’espérais entendre de vous d’autres discours.

— Non, ce n’est pas tout, et vous entendrez tout ce qui me reste à dire, s’écria Daniel irrité par ce sang-froid. Vous avez rompu votre ban, vous vous êtes secrètement échappé d’Anvers, et par là vous avez porté contre vous-même un témoignage de votre culpabilité.

— Mais, bon Dieu ! reprit Reingoud avec une certaine impatience, à quel propos tout cela ?

— A quel propos, maître Jacques ? À ce propos que vous sachiez que je ne connais parole ou figure qui puisse exprimer votre impudence. Quoi ! étant ce que vous êtes, vous avez osé vous insinuer dans la faveur d’un seigneur puissant certainement par de perfides manœuvres, et, parce que vous aviez usurpé cette faveur, vous n’avez pas craint d’insulter par des paroles dures et des ordres hautains un homme d’honneur comme moi ! Des ordres à moi, maître Jacques Reingoud ! à moi, qui publiquement et légalement viens d’être nommé secrétaire intime de milord comte de Leicester !

— Et après ? dit Reingoud.

— Et après ! poursuivit Daniel avec une sorte d’ébahissement et avec une surprise impossible à décrire, voyant l’homme qu’il insultait demeurer parfaitement calme et ne donner aucun signe de déplaisir et de colère, tandis qu’un sourire d’ironie errait sur ses lèvres. — Maintenant je sais que je suis perdu ici, et que vous allez user de votre influence pour m’enlever la faveur de milord ; mais moi je vais me jeter à ses pieds, je vais lui dire tout ce que je vous ai dit, poursuivit Daniel dans une sorte de désespoir, et nous verrons si le comte mettra de côté un fidèle et zélé serviteur qui a su déjà lui être utile pour un homme qui a de semblables taches au front.

Reingoud hocha la tête.

— Que direz-vous à milord sur mon compte que son excellence n’ait déjà appris de ma propre bouche ? Me croyez-vous assez maladroit pour taire à l’homme dont je possède la confiance ce que la moitié du pays peut lui dire à mon désavantage ? Le comte de Leicester sait de moi tout ce que les hommes peuvent savoir ; mais le comte de Leicester est un seigneur trop habile et trop avisé pour rejeter à cause de cela les services d’une tête comme la mienne, quand il ne pourrait en trouver deux semblables dans toutes les Provinces-Unies. — Non ! pas deux semblables, poursuivit-il se parlant à lui-même avec une conviction qui, dans un autre, aurait pu sembler une outrecuidance ridicule, mais qui, chez lui, était manifestement le résultat d’une haute conscience de lui-même. Aldegonde est trop gentilhomme, trop chevalier, trop extravagant, — et Barneveld lui-même, quand il ne serait pas du parti opposé, est trop opiniâtre pour le comte, et, quelle que soit sa valeur comme adversaire, comme champion pour lui, trop médiocre.

Après avoir soulagé son orgueil en donnant essor à son mécontentement, Daniel commençait à réfléchir qu’il avait été un peu téméraire, surtout lorsque le discours de Reingoud l’eut convaincu qu’il en appellerait en vain à Leicester. Il poursuivit ainsi d’un ton découragé et avec un sombre désespoir. — J’irai cependant ; je ne puis rétracter ce que j’ai dit ; mais je sais que je suis perdu.

Il se préparait à sortir ; un geste impérieux de Reingoud le retint.

— Restez : je vous ai ordonné de vous asseoir.

Et de nouveau Daniel obéit machinalement à l’ascendant de l’homme qu’il détestait.

— Et pourquoi seriez-vous perdu ? Je vous ai permis de parler comme vous l’entendriez, et je l’ai fait pour savoir ce qui se passait dans votre ame. Il paraît que vous aviez besoin de soulager votre cœur une bonne fois, tandis que j’attendais que vous pourriez me faire quelque proposition bien réfléchie.

— Une proposition, sire Jacques Reingoud, à un ennemi !

— Avez-vous donc tant de peine à comprendre que je ne suis pas votre ennemi ? Si je l’avais été, vous aurais-je appelé ici ? Ne pouvais-je faire à moi seul le projet de cet acte de navigation et vous tenir hors de la portée de l’attention de milord ? et pensez-vous que maître Christian Huigens ne puisse aussi bien rédiger cet écrit que vous allez le faire ? Votre ennemi ! Qui a pu vous donner cette idée ?

— J’ai dû penser, quand vous m’aviez humilié, que vous cherchiez une occasion de me nuire auprès de monseigneur, dit Daniel, descendant du ton de l’accusation au ton de l’excuse.

— Une belle idée, vraiment ! M’aurait-il donc coûté plus d’un mot pour me débarrasser en un moment de vos fonctions de secrétaire intime ? Ah ! j’ai bien autre chose en tête ! Celui qui ne marche dans ma voie, rejeté. — Il est prédestiné, comme disent les prédicans. Ils le diront dans leurs chaires quand il le faudra. Votre ennemi ! poursuivit-il en secouant la tête ; j’aurais attendu de votre habileté que vous auriez deviné l’ami dans mes façons d’agir avec vous.

— Vous, un ami ! reprit Daniel avec amertume, et vous m’humiliez, vous me foulez aux pieds comme un simple stipendié devant témoins, en présence du seul maître que ma charge me force à reconnaître !

— C’est votre faute, seigneur Daniel ; vous auriez dû me pénétrer du premier coup d’œil Ne devinez-vous pas ? Si je vous ai écrasé tout à l’heure, c’était pour vous éclairer, pour vous montrer que je faisais de votre maître ce qu’il me plaisait, pour vous montrer quelle puissance était entre mes mains avant de vous proposer de la partager avec moi, pour vous prouver que je pouvais donner avant de vous appeler à moi par une promesse.

Daniel considérait Reingoud avec une sorte d’étonnement et d’effroi. — Et maintenant, c’est manqué ? demanda-t-il humble et accablé.

— Pourquoi en serait-il ainsi ? et s’il en était ainsi, vous parlerais-je de la sorte en ce moment ? Écoutez-moi, et sachez quelles sont mes intentions et ce que j’exige. Appelé ici pour délibérer avec le comte sur les moyens de mettre ordre à l’avidité insensée qui approvisionne l’ennemi avec nos propres ressources, je n’ai pas eu besoin de beaucoup de paroles pour convaincre son excellence de mon intelligence et de mon bon jugement dans ces matières. Ce n’est pas tout, le comte a vu bientôt, comme je le voulais et l’attendais, que je lui étais nécessaire ; je l’ai vu aussi, mais j’ai vu quelque chose de plus : j’ai compris que le comte ne pouvait continuer à gouverner, tergiversant et biaisant entre la guerre et la paix, entouré, comme il est ici, d’amis incertains, de faibles serviteurs, d’ennemis secrets. Les premiers, par politique et par crainte, lui cachent le véritable état des choses ; les chefs hollandais du conseil d’état se taisent par prudence et dans un intérêt de parti, les Anglais par ignorance, et le chancelier Leoninus, qui sait, par discrétion exagérée. Et cependant le comte a grand besoin de savoir. Depuis son séjour à Amsterdam, il est certain qu’il ne peut y avoir aucune alliance solide, aucune paix sincère entre Leicester et les Hollandais. Jusqu’ici il a cru n’avoir affaire qu’à quelques marchands récalcitrans et à quelques magistrats entêtés. On lui a mis en tête cette folie. Moi, je l’ai éclairé. Il connaît maintenant d’où vient l’esprit de l’opposition contre laquelle il est venu se heurter tant de fois. Je lui ai appris que le parti des états a formé ici une association dangereuse, que cette association pouvait devenir un corps puissant et redoutable, et que Barneveld en était l’organisateur et le chef. Il voit à cette heure la résistance comme incarnée devant lui, et, quand il me demandera les moyens de la combattre, je les lui montrerai et les lui mettrai entre les mains… Nous ferons voir à ces marchands ce qu’est la rébellion contre un maître qui peut dire : Io el rey, aussi bien que Philippe II… La guerre commence entre moi et maître Jean de Oldbarneveld, et nous combattrons jusqu’à ce que l’un de nous deux reste sur le carreau ; ceux que nous servons nous fourniront des armes et savoureront la joie du triomphe, mais ils ne devineront pas d’où le coup sera parti… Amsterdam tremblera pour son commerce ; Rotterdam baissera la tête en frémissant pour éviter le coup qui la menace ; la Zélande, qui peut être atteinte dans ses ports, entrera dans une alliance qui satisfait sa jalousie contre la Hollande… Alors Barneveld et son parti seront affaiblis et abaissés, ses provinces n’auront plus la voix si haute parmi les provinces de l’union, ses créatures ne parleront pas si fièrement dans les états-généraux et dans ceux de la province ; l’égalité sera reconnue ; Utrecht lèvera encore quelque temps la tête, et pâlira ; milord lui retirera la souveraineté. Mais ils sont encore trop puissans, Barneveld et les siens. Au reste, j’ai déjà beaucoup à leur opposer les forces anglaises sont réunies et concentrées dans la cité et la province d’Utrecht… Dans la ville, tout est à milord et à moi, car j’ai prévu cette heure, et je l’ai préparée.

Ici Reingoud énumère les partisans qu’il a gagnés, et il ajoute : — Telles sont mes forces, elles entourent milord. Un seul parmi les Anglais pourrait me tenir tête : sir Philippe Sidney ; mais nous lui mettrons bientôt les armes à la main. Le chancelier ne sera pas toujours mon instrument, et il pourrait être mon adversaire ; mais deux causes lui ôtent tout pouvoir sur l’esprit de milord : il inspire le respect, et il cloche en matière d’orthodoxie religieuse. Dans le conseil d’état, les partisans de la Hollande sont en minorité ; des autres, on peut faire d’aveugles instrumens. J’ai là Meetkerke, qui est un homme honorable et mon ami, et auquel je permettrai de se pousser dans la faveur de milord autant qu’il lui plaira ; Paul Buis, qui devra choisir entre rompre ou plier, et vous, dont j’attends de très bons services…

— De moi ? dit Daniel stupéfait.

— Certainement. Croyez-vous que je n’aie pas besoin de vous ailleurs que dans le cabinet ? Et maintenant que vous voyez de quelle force je dispose et ce que je compte en faire, voulez-vous y joindre votre appui ou vous ranger de l’autre côté ? Vous appartenez au parti dont je suis le chef ; les prédicans de La Haye vous estiment, et les Hollandais vous détestent : deux motifs de faveur auprès de moi. Milord m’a parlé de votre capacité ; j’y crois, et je veux la mettre à l’épreuve, mais à une condition : je ne suis pas seulement le bras de mon parti, je n’en suis pas seulement la tête, je veux en être l’ame et le maître ! Il faut qu’il ne respire que de mon souffle, ne vive que de mon esprit, ne voie que par mes yeux ! Je le répète, celui qui ne me donnera pas la main sera sous mes pieds.

Daniel, pendant ce long discours, avait eu le temps de réfléchir. Comme Leicester, il était dominé par l’ascendant de ce personnage, qui parlait des hommes et de l’avenir ainsi que d’un bien qui lui appartenait. Maître Daniel avait complètement oublié que, deux heures auparavant, il n’eût voulu pour rien au monde de cet homme pour son associé.

— Mais, avant de faire votre choix, rappelez-vous bien ce que je suis, ce que j’ai été et ce qu’on dit de moi en Brabant, ajouta Reingnoud avec quelque ironie.

Daniel s’était levé.

— Je pensais bien que vous ne m’auriez pas pardonné cela, dit-il tout effrayé.

— Me l’avez-vous demandé ? dit sévèrement Reingoud. L’orgueilleux se précipita aux pieds de Reingoud.

— Oubliez ce que j’ai dit dans un moment d’amertume insensée et dans l’irritation de l’offense.

— Je ne vous demande plus ce que vous avez choisi ; on ne s’agenouille qu’aux pieds de son maître.

— Maître ! répéta Daniel, et il demeura dans son humble attitude, la tête baissée. Nous voudrions pouvoir donner une idée du regard que Reingoud jeta sur l’homme courbé devant lui, et qui, dans son ame, était encore plus humblement prosterné qu’il ne le paraissait au dehors. Ce regard offrait un mélange de mépris, d’orgueil diabolique, d’audace triomphante et d’une froide et ironique exaltation. Satan doit jeter de semblables regards à une ame qui s’est donnée à lui.

— Esclave, lève-toi ! dit Reingoud au bout d’un moment, et il lui tendit la main.

— En voilà un auquel le diable offre quelque chose de moindre que les royaumes de la terre ! dit en italien une voix pénétrante.

Daniel frissonna ; deux yeux noirs brillaient dans un coin de la salle.

— Dieu du ciel ! nous n’étions pas seuls !

— Il fallait bien avoir un témoin de notre alliance, dit Reingoud en souriant ; mais, soyez tranquille, nous allons chasser le mauvais hôte qui vous a effrayé.

— Docteur Julio, vous voyez que vous êtes inutile ici ; je n’ai plus d’ordre à vous donner.

L’Italien disparut de nouveau derrière un pan de tapisserie qu’il avait soulevé.

— Et maintenant notre acte de navigation ! s’écria joyeusement Reingoud.

— Oui, milord, dit Daniel, qui n’était pas encore remis de son trouble.


La partie romanesque du livre est d’un intérêt un peu trop tempéré ; non que les héroïnes de Mlle Toussaint manquent d’exaltation, mais cette exaltation manque elle-même trop souvent de nuances. Martina, Jacoba, sont des personnages un peu trop tout d’une pièce. Ces caractères n’ont pas assez de relief et de cette individualité que donne, même à la passion et à l’enthousiasme le plus exclusif, la diversité des facultés humaines. Ces figures intéressantes sont dessinées un peu comme les personnages romanesques des tragédies de Schiller, d’après un type idéal et vague, plutôt que prises dans la nature et transportées vivantes dans le drame ou le roman, comme les créations de Shakspeare ou de Walter Scott.

Le héros de cette partie du roman est Sidney, personnage propre à jouer ce rôle s’il en fut. Quelle figure plus chevaleresque en effet pouvait se détacher plus gracieusement sur le fond sanglant des guerres religieuses et des discordes civiles que le jeune homme aimable et accompli qui, après avoir écrit une Arcadie pour sa sœur, vint mourir en héros devant Zutphen ? C’est dans ce livre, l’Astrée de l’Angleterre, que Mlle Toussaint a puisé l’idée des longs et tendres entretiens de Sidney avec l’intéressante Martina. Un homme d’armes du XVIe siècle écrivait volontiers ces langoureuses sentiment alités, mais ses passions étaient plus vives et plus franches. Rien n’est souvent moins semblable que la vie des hommes et leurs écrits. Sidney, dans le roman de Mile Toussaint, est un habitant de l’Arcadie ; j’imagine qu’il se bornait à en être l’auteur.

Le personnage de prédilection de Mlle Toussaint, celui dans lequel il semble qu’elle ait mis le plus de son ame, de son imagination, de sa rêverie, est la mélancolique Martina. Épouse négligée par un mari ambitieux et médiocre, elle se console en se livrant à un sentiment plein d’idéalité pour Sidney ; Sidney y répond par un sentiment plus idéal encore, et la pauvre Martina, froissée dans la réalité et blessée jusque dans ses rêves, retombe sur elle-même avec une profonde mélancolie ; mais cette mélancolie est douce, résignée, hollandaise : elle ne déclare point la guerre à la Providence et à la société ; elle se contente de souffrir et de gémir en silence. Martina est un peu parente de cette pauvre femme dont l’écrasement a été si admirablement tracé par une plume aujourd’hui brisée, dans un récit auquel il est permis de penser ici, car il s’appelle : Une Histoire hollandaise.

Décidément, ce qu’il y a de mieux, ce me semble, dans le roman de Mlle Toussaint, c’est l’histoire. La plume vigoureuse de l’auteur sait tracer avec fermeté les contours d’un caractère ou dessiner avec précision les principaux traits d’une situation politique.

Leicester n’est pas présenté par Mlle Toussaint sous un jour aussi brillant que par Walter Scott. Il n’est pas là dans son splendide château de Kenilworth, recevant sa souveraine au sein de cette demeure qui a laissé à l’Angleterre sa plus gigantesque ruine féodale. Il apparaît plus soucieux, plus sombre, au milieu d’un peuple étranger, entouré d’ennemis, luttant contre des difficultés infinies et des périls toujours renaissans, poursuivi par les ombrages et les rancunes d’Élisabeth, qui ne lui a pas pardonné son mariage ; non, comme à Kenilworth, engagé dans les complications d’une situation romanesque, mais plongé dans tous les embarras d’une situation politique ; plus ressemblant à cet homme au visage triste, aux traits lourds et sans grace que représentent ses médailles et ses portraits, entre autres celui que l’on voit au château de Warwick. Mlle Toussaint nous montre cet homme, qui était célèbre par le désordre de ses mœurs, qui avait fait assassiner sa première femme et empoisonner le mari de celle qu’il devait épouser ensuite, courtisant les sévères prédicans de la Hollande et flattant ces pédans qu’il méprise : triste personnage que ce Leicester ambitieux, ardent et timide, qui, frémissant sous le joug de la faveur impérieuse d’Élisabeth, tour à tour l’irritait par des saillies d’indépendance et la désarmait par des bassesses.

À l’ambitieux Leicester est opposé le patriote Barneveld dans ce remarquable portrait : « Barneveld était uniquement homme d’état, par la tête, par le cœur, par l’ame, par tout son être. Barneveld avait un seul but, et ne s’en laissait détourner par rien ; rien de ce qui pouvait lui faire obstacle n’était médiocre à ses yeux. Avec une patience souple, il attendit le moment de marcher vers ce but ; avec une persévérance inflexible, il s’en approcha lentement, et le saisit enfin d’une main ferme. Par là il fut possible à Barneveld de l’emporter sur Reingoud… Les lueurs de l’esprit de celui-ci étaient comme ces rayons étincelans qui mettent vivement en relief le point qu’ils éclairent, mais qui ne répandent pas une lumière complète sur un objet. Or, qui garantira mieux un cavalier des périls d’une route pleine de fondrières et hérissée d’obstacles, le pétillement d’une lumière vive, mais intermittente comme celle de l’éclair, ou la clarté pâle, mais égale, de la lune, qui brille pendant toute la nuit sur le chemin tout entier ? »

Mlle Toussaint s’est complètement transportée dans le temps qu’elle raconte ; elle connaît, elle reproduit dans tous leurs détails les sentimens politiques de la Hollande au XVIe siècle, non-seulement la haine du peuple néerlandais contre les Espagnols, mais les inimitiés particulières des villes l’antipathie d’Utrecht et d’Amsterdam, le mépris des Hollandais pour les Brabançons. Toutes les nuances de la situation religieuse sont démêlées et retracées avec une connaissance profonde de l’époque, et souvent une grande finesse, depuis Barbara Boots, la dévote catholique, jusqu’à Douglas, le jeune protestant farouche. D’autres personnages intermédiaires sont placés à divers degrés sur cette échelle de croyances qui va du catholicisme le plus naïf au calvinisme le plus exalté. Il y a le prédicant Fraxinus, ambitieux et persécuteur ; il y a le vertueux Taco-Sijbrandz, honnête ministre d’une fraction dissidente. Le moment où celui-ci s’arrache à son petit troupeau pour demeurer fidèle à sa conscience a fourni à l’auteur une scène touchante. Celui qui veut obtenir de lui les concessions qu’il refuse dit à sa femme : Dame Sijbrandz, jetez-vous aux pieds de votre mari avec vos enfans innocens, et suppliez-le de rester.

— Oh ! qu’il reste, s’écrièrent tous en chœur les membres de la congrégation, ne songeant pas dans ce moment aux conséquences de cette parole. Conserver leur maître chéri semblait le plus pressé.

— Afin qu’il n’attire pas l’exil sur vous et sur lui, poursuivit Uitenbogaerd, et qu’il n’appelle pas sur vous le malheur et la pauvreté pour une chose de médiocre importance.

— Rien n’importe médiocrement quand il y va de la conscience, reprit Taco avec fermeté ; mais je ne veux pas, sans son consentement, livrer le sort de ma femme et de nos enfans à ce qui peut leur survenir. Marie ! prends ta résolution, sois une honnête servante de Dieu appelée à marcher en tête de son troupeau. Il faut choisir entre la paix du monde et la paix de la conscience. Quelle voie suivre ? quelle voie voulez-vous suivre avec celui qui est votre mari ?

Quel que fût le nombre des témoins de cette scène, soudain régna parmi eux un silence pareil à celui de la prière, tant ils comprirent tous en même temps qu’un tel choix devait se faire en priant, et comme si la femme de Taco n’avait pas assez de ses émotions, le sérieux de ce silence la gagna aussi. Abattue, incertaine, elle regarda le cercle muet qui l’entourait ; elle regarda aussi ses enfans, qui l’avaient suivie, et qui, voyant le recueillement des grandes personnes, avaient joint leurs petites mains. Elle leva ses regards sur Taco, qui baissait les yeux pour qu’elle n’y pût lire ni un ordre ni une prière ; elle tourna les siens tout remplis de larmes vers le ciel, et d’une voix faible, mais distincte, elle dit :

— La paix avec Dieu est ce qu’il faut d’abord chercher, et ce que votre sagesse a reconnu être la volonté et l’inspiration de Dieu, il faut le suivre, je crois, avec vous ! Ce qui nous arrive en cette voie pourra-t-il nous apporter dommage, à nous ou à nos enfans ?

— Non, certainement, non, cela est impossible. — Taco se leva et la serra tendrement sur son sein. — O Seigneur Dieu ! sois béni pour cette femme ! Et vous, mes frères, quand une telle fidélité et une telle foi me fortifient, pensez-vous que je puisse être faible ?

Ce passage et ceux qui précèdent peuvent donner une idée de ce qu’il y a, chez Mlle Toussaint, de ferme et de senti dans l’expression.

Comme je l’ai dit plus haut, l’auteur avait le projet de continuer son roman historique et d’y faire entrer le second séjour de Leicester en Hollande. Mlle Toussaint a ajourné l’exécution de ce dessein ; elle donne les raisons de ce changement dans une post-face (narede) dont je citerai quelques lignes en finissant, parce qu’elles expliquent l’intention générale de l’auteur, et aussi parce qu’elles respirent un sentiment d’honnêteté littéraire, et témoignent d’une intention sérieuse et patriotique qui doivent le recommander à l’estime de tous, comme elles lui ont mérité l’estime de ses compatriotes.

L’auteur explique comment, embarrassée entre son respect pour l’histoire et les besoins du roman, elle a dû, pour être fidèle à la pensée de son livre, différer l’accomplissement de sa promesse, car Mlle Toussaint n’a pas renoncé à une suite qu’elle compte donner après avoir fait encore de nouvelles études. Quant aux légères inexactitudes qu’elle s’est permises, elle déclare les avoir commises sciemment en usant de son droit de romancière. Elle se hâte d’ajouter : « On ne doit pas soupçonner que mon honnêteté (serlijkheid) m’ait permis de faire usage de ce droit quand ces changemens auraient pu avoir quelque influence sur l’appréciation des faits… Il ne faut pas croire que j’aie sacrifié à l’étude deux années de ma vie pour me traîner dans une ornière creusée par d’autres, et encore moins avec le but coupable de donner des impressions fausses à tout un peuple sur quelque chose d’aussi important que l’histoire de la patrie… Que mon but, mes voeux, ma direction, ne soient pas méconnus par mes concitoyens ! Puissent beaucoup d’entre eux avoir compris ma pensée et s’y unir ! Puisse cet ouvrage, être pour eux ce qu’il a été pour moi ! Tandis que je l’écrivais, j’ai invoqué sur lui la bénédiction du Seigneur avec une ferme foi qu’il ne le rejetterait pas, même si l’œuvre n’était pas bénie par l’art ; il m’a donné la force et le courage d’entreprendre cette œuvre et de la terminer. Aujourd’hui qu’elle est achevée, pourra-t-il lui refuser sa bénédiction ? »

Cette solennité étonnera le lecteur français. Nos auteurs n’ont pas coutume de parler ainsi au public en présence de Dieu, et de terminer un roman par une prière ; mais, ou je me trompe, ou ces lignes feront naître pour la femme qui les a tracées le respect qu’a inspiré la lecture de son ouvrage à celui qui vient d’en parler.


J.-J. AMPERE.

  1. De Tijd, deel VI, 323.
  2. Voyez la préface des Versprejde Verhaalen.
  3. L’auteur le confesse au commencement du neuvième chapitre, « continuant un récit qui a fait encore si peu de chemin, Een verhaal vervolgerede, dat nog schlechts zoo Korte Schreden voorwaarts heeft Gedaan, t. I, p. 294. »