Littérature et philosophie mêlées/1823-1824/Idées au hasard

Œuvres complètes de Victor Hugo.
Littérature et philosophie mêlées
, Texte établi par Cécile Daubray, Imprimerie Nationale, Ollendorff, Albin Michel[Hors séries] Philosophie I (p. 134-139).

IDÉES AU HASARD


Juillet 1824.


I


Il faut bien que toutes les oreilles possibles s’habituent à l’entendre dire et redire, une révolution est faite dans les arts. Elle a commencé par la poésie, elle s’est continuée dans la musique ; la voilà qui renouvelle la peinture ; et avant peu elle ressuscitera infailliblement la sculpture et l’architecture, depuis longtemps mortes comme meurent toujours les arts, en pleine académie. Au reste, cette révolution n’est qu’un retour universel à la nature et à la vérité. C’est l’extirpation du faux goût qui, depuis près de trois siècles, substituant sans cesse les conventions de l’école à toutes les réalités, a vicié tant de beaux génies. La génération nouvelle a décidément jeté là le haillon classique, la guenille philosophique, l’oripeau mythologique. Elle a revêtu la robe virile, et s’est débarrassée des préjugés, tout en étudiant les traditions.

Il est risible d’entendre disserter, sur un changement invinciblement amené par le cours des événements, cette tourbe innombrable d’esprits faux, de petits docteurs, de grands pédants, de lourds railleurs, de jugeurs à verbe haut, de critiques superficiels, également propres à raisonner sur tout parce qu’ils ignorent tout au même degré ; d’artistes médiocres, qui ne connaissent le talent que par l’envie dont il les tourmente et l’impuissance dont il les accable. Ces bonnes gens s’imaginent qu’à force de cris, de colère et d’anathèmes, ils parviendront à détruire ou à modifier selon leur fantaisie un ordre d’idées qui résulte nécessairement d’un ordre de choses. Ils ne comprennent pas que, de même qu’un orage change l’état de l’atmosphère, une révolution change l’état de la société. On les voit s’évertuant en efforts inutiles pour corriger la littérature et les arts nés de cette révolution. Je serais curieux de savoir comment ils s’y prendraient pour repeindre l’arc-en-ciel.

En attendant qu’ils aient résolu ce problème, l’arc-en-ciel brillera, et ce siècle sera ce qu’il est dans sa destinée d’être.

Que la nouvelle génération laisse donc des critiques accrédités ou non affirmer, avec une grotesque assurance, que l’art est chez nous en pleine décadence. Il faut se souvenir que l’académie a condamné le Cid ; que MM. Morellet et Hoffman ont donné des férules à l’auteur du Génie du christianisme ; que la Revue d’Édimbourg a renvoyé lord Byron à l’école ; il faut laisser la médiocrité peser de toutes ses petites forces sur le talent naissant. Elle ne l’étouffera pas. Et, à tout prendre, est-ce donc un spectacle moins amusant qu’un autre, que de voir un homme de génie foudroyé par un professeur de gazette ou d’athénée ? C’est l’aigle dans les serres du moineau franc.


II


L’expression de l’amour, dans les poëtes de l’école antique (à quelque nation et à quelque époque qu’ils appartiennent), manque en général de chasteté et de pudeur. Cette observation, peu importante au premier aspect, se rattache cependant aux plus hautes considérations. Si nous voulions l’examiner sérieusement, nous trouverions au fond de cette question toutes les sociétés païennes et tous les cultes idolâtriques. L’absence de chasteté dans l’amour est peut-être le signe caractéristique des civilisations et des littératures que n’a point purifiées le christianisme. Sans parler de ces poésies monstrueuses par lesquelles Anacréon, Horace, Virgile même ont immortalisé d’infâmes débauches et de honteuses habitudes, les chants amoureux des poëtes païens anciens et modernes, de Catulle, de Tibulle, de Bertin, de Bernis, de Parny, ne nous offrent rien de cette délicatesse, de cette modestie, de cette retenue sans lesquelles l’amour n’est plus qu’un instinct animal et qu’un appétit charnel. Il est vrai que l’amour chez ces poëtes est aussi raffiné qu’il est grossier. Il est difficile d’exprimer plus ingénieusement ce que sentent les brutes ; et c’est sans doute pour qu’il y ait une différence entre leurs amours et ceux des animaux que ces galants diseurs font des élégies. Ils en sont même venus à convertir en science ce qu’il y a de plus naturel au monde ; et l’art d’aimer a été enseigné par Ovide aux païens du siècle d’Auguste, par Gentil Bernard aux païens du siècle de Voltaire.

Avec quelque attention, on reconnaît qu’il existe une différence entre les premiers et les derniers artistes en amour. A une nuance près, leur vermillon est le même. Tous chantent la volupté matérielle. Mais les poëtes païens, grecs et romains, semblent le plus souvent des maîtres qui commandent à des esclaves, tandis que les poëtes païens français sont toujours des esclaves implorant leurs maîtresses. Et le secret des deux civilisations différentes est tout entier là-dedans. Les sociétés polies, mais idolâtres, de Rome et d’Athènes ignoraient la céleste dignité de la femme, révélée plus tard aux hommes par le Dieu qui voulut naître d’une fille d’Ève. Aussi l’amour, chez ces peuples, ne s’adressant qu’aux esclaves et aux courtisanes, avait-il quelque chose d’impérieux et de méprisant. Tout, dans la civilisation chrétienne, tend au contraire à l’ennoblissement du sexe faible et beau ; et l’évangile paraît avoir rendu leur rang aux femmes, afin qu’elles conduisissent les hommes au plus haut degré possible de perfectionnement social. Ce sont elles qui ont créé la chevalerie ; et cette institution merveilleuse, en disparaissant des monarchies modernes, y a laissé l’honneur comme une âme ; l’honneur, cet instinct de nature, qui est aussi une superstition de société ; cette seule puissance dont un français, supporte patiemment la tyrannie ; ce sentiment mystérieux inconnu aux anciens justes, qui est tout à la fois plus et moins que la vertu. A l’heure qu’il est, remarquons bien ceci, l’honneur est ignoré des peuples à qui l’évangile n’a pas encore été révélé, ou chez lesquels l’influence morale des femmes est nulle. Dans notre civilisation, si les lois donnent la première place à l’homme, l’honneur donne le premier rang à la femme. Tout l’équilibre des sociétés chrétiennes est là.


III


Je ne sais par quelle bizarre manie on prétend aujourd’hui refuser au génie le droit d’admirer hautement le génie ; on insulte à l’enthousiasme que le chant du poëte inspire à un poëte ; et l’on veut que ceux qui ont du talent ne soient jugés que par ceux qui n’en ont pas. On dirait que, depuis le siècle dernier, nous ne sommes plus accoutumés qu’aux jalousies littéraires. Notre âge envieux se raille de cette fraternité poétique, si douce et si noble entre rivaux. Il a oublié l’exemple de ces antiques amitiés qui se resserraient dans la gloire ; et il accueillerait d’un rire dédaigneux l’allocution touchante qu’Horace adressait au vaisseau de Virgile.


IV


La composition poétique résulte de deux phénomènes intellectuels, la méditation et l’inspiration. La méditation est une faculté ; l’inspiration est un don. Tous les hommes, jusqu’à un certain degré, peuvent méditer ; bien peu sont inspirés. Spiritus flat ubi vult. Dans la méditation, l’esprit agit ; dans l’inspiration, il obéit ; parce que la première est en l’homme, tandis que la seconde vient de plus haut. Celui qui nous donne cette force est plus fort que nous. Ces deux opérations de la pensée se lient intimement dans l’âme du poëte. Le poëte appelle l’inspiration par la méditation, comme les prophètes s’élevaient à l’extase par la prière. Pour que la muse se révèle à lui, il faut qu’il ait en quelque sorte dépouillé toute son existence matérielle dans le calme, dans le silence et dans le recueillement. Il faut qu’il se soit isolé de la vie extérieure, pour jouir avec plénitude de cette vie intérieure qui développe en lui comme un être nouveau ; et ce n’est que lorsque le monde physique a tout à fait disparu de ses yeux, que le monde idéal peut lui être manifesté. Il semble que l’exaltation poétique ait quelque chose de trop sublime pour la nature commune de l’homme. L’enfantement du génie ne saurait s’accomplir, si l’âme ne s’est d’abord purifiée de toutes ces préoccupations vulgaires que l’on traîne après soi dans la vie ; car la pensée ne peut prendre des ailes avant d’avoir déposé son fardeau. Voilà sans doute pourquoi l’inspiration ne vient que précédée de la méditation. Chez les juifs, ce peuple dont l’histoire est si féconde en symboles mystérieux, quand le prêtre avait édifié l’autel, il y allumait le feu terrestre, et c’est alors seulement que le rayon divin y descendait du ciel.

Si l’on s’accoutumait à considérer les compositions littéraires sous ce point de vue, la critique prendrait probablement une direction nouvelle ; car il est certain que le véritable poëte, s’il est maître du choix de ses méditations, ne l’est nullement de la nature de ses inspirations. Son génie, qu’il a reçu et qu’il n’a point acquis, le domine le plus souvent ; et il serait singulier et peut-être vrai de dire que l’on est parfois étranger comme homme à ce que l’on a écrit comme poëte. Cette idée paraîtra sans doute paradoxale au premier aperçu. C’est pourtant une question, de savoir jusqu’à quel point le chant appartient à la voix, et la poésie au poëte.

Heureux celui qui sent dans sa pensée cette double puissance de méditation et d’inspiration, qui est le génie ! Quel que soit son siècle, quel que soit son pays, fût-il né au sein des calamités domestiques, fût-il jeté dans un temps de révolutions, ou, ce qui est plus déplorable encore, dans une époque d’indifférence, qu’il se confie à l’avenir ; car si le présent appartient aux autres hommes, l’avenir est à lui. Il est du nombre de ces êtres choisis qui doivent venir à un jour marqué. Tôt ou tard ce jour arrive, et c’est alors que, nourri de pensées et abreuvé d’inspirations, il peut se montrer hardiment à la foule, en répétant le cri sublime du poëte :

Voici mon orient ; peuples, levez les yeux !


V


Si jamais composition littéraire a profondément porté l’empreinte ineffaçable de la méditation et de l’inspiration, c’est le Paradis perdu. Une idée morale, qui touche à la fois aux deux natures de l’homme ; une leçon terrible donnée en vers sublimes ; une des plus hautes vérités de la religion et de la philosophie, développée dans une des plus belles fictions de la poésie ; l’échelle entière de la création parcourue depuis le degré le plus élevé jusqu’au degré le plus bas ; une action qui commence par Jésus et se termine par Satan ; Ève entraînée par la curiosité, la compassion et l’imprudence, jusqu’à la perdition ; la première femme en contact avec le premier démon ; voilà ce que présente l’œuvre de Milton ; drame simple et immense, dont tous les ressorts sont des sentiments ; tableau magique qui fait graduellement succéder à toutes les teintes de lumière toutes les nuances de ténèbres ; poëme singulier, qui charme et qui effraye !


VI


Quand les défauts d’une tragédie ont cela de particulier qu’il faut, pour en être choqué, avoir lu l’histoire et connaître les règles, le grand nombre des spectateurs s’en aperçoit peu, parce qu’il ne sait que sentir. Aussi le grand nombre juge-t-il toujours bien. Et en effet, pourquoi trouver si mauvais qu’un auteur tragique viole quelquefois l’histoire ? Si cette licence n’est pas poussée trop loin, que m’importe la vérité historique, pourvu que la vérité morale soit observée ! Voulez-vous donc que l’on dise de l’histoire ce qu’on a dit de la Poétique d’Aristote : elle fait faire de bien mauvaises tragédies ? Soyez peintre fidèle de la nature et des caractères, et non copiste servile de l’histoire. Sur la scène, j’aime mieux l’homme vrai que le fait vrai.


VII


Quand on suit attentivement et siècle par siècle, dans les fastes de la France, l’histoire des arts, si étroitement liée à l’histoire politique des peuples, on est frappé, en arrivant jusqu’à notre temps, d’un phénomène singulier. Après avoir retrouvé sur les vitraux des merveilleuses cathédrales du moyen âge comme un reflet de cette belle époque de la grande féodalité, des croisades, de la chevalerie, époque qui n’a laissé ni dans la mémoire des hommes, ni sur la face de la terre, aucun vestige qui n’ait quelque chose de monumental, on passe au règne de François 1er, si étourdiment appelé ère de la renaissance des arts. On voit distinctement le fil qui lie ce siècle ingénieux au moyen âge. Ce sont déjà, moins leur pureté et leur originalité propres, les formes grecques ; mais c’est toujours l’imagination gothique. La poésie, naïve encore dans Marot, a pourtant cessé d’être populaire pour devenir mythologique. On sent qu’on vient de changer de route. Déjà les études classiques ont gâté le goût national. Sous Louis XIII, la dégénération est sensible ; on subit les conséquences du mauvais système où les arts se sont engagés. On n’a plus de Jean Goujon, plus de Jean Cousin, plus de Germain Pilon ; et les types vicieux, que leur génie corrigeait par tant de grâce et d’élégance, redeviennent lourds et bâtards entre les mains de leurs copistes. À cette décadence se mêle je ne sais quel faux goût florentin, naturalisé en France par les Médicis. Tout se relève sous le sceptre éclatant de Louis XIV, mais rien ne se redresse. Au contraire, le principe de l’imitation des anciens devient loi pour les arts, et les arts restent froids, parce qu’ils restent faux. Quoique imposant, il faut le dire, le génie de ce siècle illustre est incomplet. Sa richesse n’est que de la pompe, sa grandeur n’est que de la majesté.

Enfin, sous Louis XV, tous les germes ont porté leurs fruits. Les arts selon Aristote tombent de décrépitude avec la monarchie selon Richelieu. Cette noblesse factice que leur imprimait Louis XIV meurt avec lui. L’esprit philosophique achève de mûrir l’œuvre classique ; et, dans ce siècle de turpitudes, les arts ne sont qu’une turpitude de plus. Architecture, sculpture, peinture, poésie, musique, tout, à bien peu d’exceptions près, montre les mêmes difformités. Voltaire amuse une courtisane régnante des tortures d’une vierge martyre. Les vers de Dorat naissent pour les bergères de Boucher. Siècle ignoble quand il n’est pas ridicule, ridicule quand il n’est pas hideux ; et qui, commençant au cabaret pour finir à la guillotine, couronnant ses fêtes par des massacres et ses danses par la carmagnole, ne mérite place qu’entre le chaos et le néant.

Le siècle de Louis XIV ressemble à une cérémonie de cour réglée par l’étiquette ; le siècle de Louis XV est une orgie de taverne, où la démence s’accouple au vice. Cependant, quelque différentes qu’elles paraissent au premier abord, une cohésion intime existe entre ces deux époques. D’une solennité d’apparat ôtez l’étiquette, il vous restera une cohue ; du règne de Louis XIV ôtez la dignité, vous aurez le règne de Louis XV.

Heureusement, et c’est là que nous voulions en venir, le même lien est loin d’enchaîner le dix-neuvième siècle au dix-huitième. Chose étrange ! quand on compare notre époque si austère, si contemplative, et déjà si féconde en événements prodigieux, aux trois siècles qui l’ont précédée, et surtout à son devancier immédiat, on a d’abord peine à comprendre comment il se fait qu’elle vienne à leur suite ; et son histoire, après la leur, a l’air d’un livre dépareillé. On serait tenté de croire que Dieu s’est trompé de siècle dans sa distribution alternative des temps. De notre siècle à l’autre, on ne peut découvrir la transition. C’est qu’en effet il n’en existe pas. Entre Frédéric et Bonaparte, Voltaire et Byron, Vanloo et Géricault, Boucher et Charlet, il y a un abîme, la révolution.