Littérature du moyen-âge. – Joinville



LITTÉRATURE
DU MOYEN-ÂGE.

JOINVILLE.

Au moment où une restauration habile va nous rendre, dans toute sa beauté primitive, la Sainte-Chapelle, ce type classique de l’architecture chrétienne, ce parthénon du moyen-âge ; au moment où se répand dans le public le bruit de la découverte du cœur de saint Louis, peut-être y a-t-il une sorte d’à-propos à rappeler cette naïve biographie du pieux et grand roi qu’a tracée la main d’un serviteur dévoué et fidèle. Rien dans notre littérature du moyen-âge n’a obtenu un renom plus populaire que les mémoires du sire de Joinville. Parce qu’on en a beaucoup parlé et fort bien parlé, n’est-il plus permis d’en rien dire ? Je ne le pense pas. L’histoire littéraire est comme toute autre histoire : sans se défaire, elle se refait perpétuellement. On ne prétend point à remplacer ceux qu’on aurait tout au plus l’ambition trop orgueilleuse peut-être de continuer. Et dans ce qui a été le mieux vu, il reste toujours quelque chose à saisir pour peu qu’on sache regarder.

Les savans débats qu’a fait naître l’espoir d’avoir retrouvé le plus noble reste d’une sainte dépouille ne sont pas encore terminés. Tandis que l’érudition poursuit son œuvre avec ardeur, voici non point une œuvre d’érudition, mais une étude purement littéraire sur l’historien de saint Louis. Du moins, cette modeste étude repose sur une base plus certaine que la découverte, hélas ! controversée. En effet, que le cœur de saint Louis soit ou ne soit pas enfoui sous les dalles de la Sainte-Chapelle, assurément il respire dans les récits de Joinville.

Si l’on faisait l’histoire de notre ancienne littérature par province, celles qui tiendraient le premier rang seraient la Normandie et la Champagne. Les ducs de Normandie accordèrent aux poètes la faveur qui rappelait le goût de leurs aïeux pour les scaldes scandinaves. Grace à la conquête de Guillaume, sur l’une et l’autre rive de la Manche, le dialecte normand devint la langue littéraire. De là, au XIIe et XIIIe siècles, cette foule de poètes normands et anglo-normands, parmi lesquels figure en première ligne maître Wace de Jersey. Les comtes de Champagne furent aussi des princes puissans et amis des lettres. L’un d’eux, Thibaut VI, a laissé dans les annales de notre poésie un nom d’une célébrité populaire ; d’autres trouvères champenois, tels que Quenes-de-Béthune[1], auraient peut-être encore mieux mérité cet honneur. Enfin, les deux plus anciens auteurs de mémoires, les deux historiens des croisades, Villehardouin et Joinville, naquirent en Champagne. Ce serait, s’il était besoin de la faire, une victorieuse réponse à un dicton ridicule que l’esprit charmant de La Fontaine, héritier à quelque égard de la vieille veine gauloise des conteurs et des trouvères champenois, suffit à réfuter.

Il était naturel que la vie littéraire se développât autour des principaux centres de la vie féodale. La Normandie, aventureuse et conquérante, où s’étaient conservés peut-être quelques restes des anciennes habitudes poétiques des rois de la mer, la Normandie fut le berceau de la poésie française. La poésie française apparaît pour la première fois à la bataille d’Hastings ; là, par la bouche d’un ménestrel guerrier, qui porte le nom de Taillefer et semble de la famille des scaldes belliqueux qui chantaient aussi en combattant, elle entonne la chanson héroïque de Ronceveaux. La Champagne, pays de commerce où les célèbres foires de Troyes attiraient les marchandises de l’Orient, où se montrèrent de bonne heure les instincts positifs de la démocratie, où un épicier écrivait, au XIVe siècle, que, s’il n’y avait point de gentilshommes, le monde vivrait en paix ; la Champagne, terre comparativement prosaïque, produisit la prose française, qui date de Villehardouin, maréchal de Champagne, et dont les origines rappellent tout d’abord le souvenir de l’aimable et bon sénéchal de Joinville. Jean, sire de Joinville, naquit vers 1224. Sa vie embrassa presque tout le XIIIe siècle et se prolongea dans le XIVe, car il vivait encore en 1315. C’est de son histoire de saint Louis qu’il faut tirer ce qu’on peut savoir de sa propre histoire. Heureusement il mêle souvent à la narration des évènemens publics les incidens de sa vie domestique ; ce mélange forme un des grands charmes de son récit. Ainsi, avant de nous emmener avec lui en Terre-Sainte, il nous raconte la naissance de son fils.

« Toute cette semaine fûmes en fête et en caroles, car mon frère, le sire de Vaucouleurs et les autres riches hommes[2] qui là étoient, donnèrent à manger chacun l’un après l’autre, le lundi, le mardi, le mercredi. » La croisade apparaît au milieu de ces fêtes hospitalières, de ces réjouissances du foyer. Le pieux et vaillant dessein est exprimé avec une simplicité qui émeut. « Je leur dis le vendredi : « Seigneurs, je m’en vais outre-mer, et je ne sais si je reviendrai. » Puis le bon sire demande si on a quelque argent à réclamer de lui, et s’en rapporte à chacun sans débat. Comme il ne voulait emporter nul denier à tort, il alla à Metz mettre en gage une grande portion de sa terre. Metz était alors ce qu’il est encore, une ville où les juifs habitaient en grand nombre. Ce fut très probablement entre leurs mains que Joinville laissa ses biens. On voit comment les croisades ont causé la division et l’épuisement de la propriété féodale, car tous les chevaliers ne revenaient pas de la croisade, et beaucoup de gages demeuraient dans les mains des juifs, qui les vendaient en détail.

Avant de partir, le nouveau croisé voulut visiter les lieux du voisinage célèbres par diverses reliques. C’est là qu’est ce trait si touchant et qu’on ne peut se dispenser de citer, bien qu’il l’ait été souvent : « Et cependant que j’allai à Blanchincourt et à Saint-Urbain, je ne voulus onques retourner mes yeux vers Joinville, pour que le cœur ne m’attendrît du beau châtel que je laissois et de mes deux enfans. » En lisant ces simples lignes, quel cœur ne s’attendrirait à cette douleur si naïvement exprimée du bon seigneur qui quitte son tant beau châtel, du père qui quitte ses deux enfans ?

On le retrouve ensuite à la croisade ; il raconte ce qui advint pendant les six années qu’elle dura. Au retour, il quitte le roi à Beaucaire, avec un peu de précipitation, tant il est pressé d’aller rejoindre son cher Joinville.

Plusieurs fois il vint à la cour de France, notamment pour négocier le mariage de Thibaut, comte de Champagne, avec Isabelle, fille de saint Louis. Quand le roi de France appela ses barons à une seconde croisade qui devait finir encore plus tristement que la première, Joinville se défendit d’y prendre part alléguant d’abord une fièvre quarte, puis tout ce que ses vassaux avaient souffert d’une semblable expédition. L’enthousiasme pour les entreprises d’outre-mer commençait alors à s’épuiser ; on le sent aux excuses de Joinville. Certes, ce n’était pas faute de courage qu’il refusait de répondre à l’appel du roi, car, en 1315, âgé de quatre-vingt-dix ans, requis par Louis-le-Hutin, en sa qualité de sénéchal de Champagne, de marcher contre les Flamands, il ne déclina point ce service dont son âge l’aurait pu dispenser, se contenta de demander un mois de délai, et rejoignit l’armée. On a la lettre dans laquelle il se justifie de n’être pas parti sur-le-champ ; elle rappelle d’une manière touchante la familiarité tendre à laquelle saint Louis l’avait accoutumé. Le vieillard s’en excuse au jeune roi avec une bonhomie naïve. « Sire, ne vous déplaise de ce que je, au premier parler[3], ne vous ai appelé que mon seigneur, car autrement n’ai-je fait à mes seigneurs les autres rois qui ont été avant vous. »

Joinville écrivit ses mémoires très tard, après l’an 1305 ; il avait alors quatre-vingts ans. Il y avait plus de cinquante ans qu’il était revenu de la croisade. On doit admirer la vivacité et la chaleur de ses souvenirs. Cette date explique aussi son goût pour les petits récits, défaut et grace de la vieillesse. On aime à voir, après un demi-siècle, le vieux sénéchal rendre un dernier hommage au roi qui fut son ami et qu’il va rejoindre.

Tout nous dit qu’il fut fidèle à cette mémoire ; le nom de Joinville reparaît à l’occasion des honneurs qu’elle reçut si justement de l’église. On voit avec plaisir le sire de Joinville figurer parmi ceux qui déposèrent pour la canonisation du saint roi. Certes nul document n’eût été plus propre à faire apprécier ses vertus que le récit ingénu de celui qui ne le quitta presque pas durant six années, et qui retrace avec tant de charme l’héroïsme du guerrier, la débonnaireté du monarque et la candeur du saint. Lui-même nous apprend que dans ses songes il revoyait son maître chéri et se plaisait à le recevoir en son château de Joinville. Il avait fondé une petite chapelle dans laquelle il entretint durant tout le reste de sa longue vie un service pour perpétuer le culte de ses souvenirs. Son livre fait aussi partie de ce culte domestique ; il en est un naïf et immortel monument.

Il y a deux personnages dans cette histoire, Joinville et saint Louis. Ces mémoires sont, pour ainsi parler, des mémoires à deux. Joinville n’a pas craint de placer son honnête figure à côté de la douce et noble figure du roi. Il a fait comme ces peintres qui laissent leur portrait dans leur tableau. Sans qu’il y tâche, l’auteur paraît à chaque page avec une simplicité charmante. D’abord on reconnaît le dévot croisé se préparant au pèlerinage armé par un pèlerinage pacifique aux lieux renommés dans les alentours. L’homme d’armes cite la sainte Écriture ; l’enjoué conteur prend un ton grave pour raconter ce qu’il a entendu dire à un écuyer qui, pendant l’expédition, était tombé dans la mer : « Comme il commença à cheoir, il se recommanda à Notre-Dame, et elle le soutint par les épaules jusqu’à temps que la galère du roi le recueillit. » Peut-être cet écuyer avait-il lu la légende du larron au gibet dont la sainte Vierge soutint les pieds de ses blanches mains. Joinville dit encore qu’un jour, tandis que l’abbé de Cheminon dormait, Notre-Dame replaça sa couverture sur sa poitrine, de peur que le vent ne l’incommodât. Telle était la croyance du temps à ces histoires légendaires que la poésie racontait. L’auteur y joint les récits merveilleux que les croisés rapportaient d’Orient. Il croit que le Nil sort du paradis terrestre. « On y trouve, dit-il, des filets où l’on pêche l’aloès, la rhubarbe, le girofle et la cannelle, que le vent abat dans le paradis terrestre, d’où elles viennent en droite ligne par le fleuve. » Colomb croyait aussi que les fleuves du continent américain avaient leur source dans le paradis terrestre.

Un jour, comme Joinville assistait avec ses chevaliers à une messe célébrée pour l’ame d’un des leurs mort durant la croisade, il les reprit de parler pendant l’office divin. Ceux-ci répondirent en plaisantant qu’ils remarieraient la femme du défunt, « et je leurs dis, poursuivit Joinville, que ces paroles n’étoient ni bonnes ni belles, et que tôt avoient oublié leur compagnon… Le lendemain, Dieu en fit telle vengeance que tous furent tués, » et il ajoute « par quoi il convint leurs femmes remarier toutes. » Une petite pointe de gaieté perce dans sa dévotion sincère, et montre, comme on voit, l’humeur de l’homme de guerre à côté de la foi du croisé. Quelquefois ces libertés vont assez loin, comme dans le récit qu’il fait de son altercation théologique avec le roi sur le péché mortel. Le roi, qui le savait moult subtil en matière de religion, avait fait venir des frères pour l’endoctriner. Devant eux, saint Louis demanda au sénéchal s’il n’aimerait pas mieux être lépreux que de faire un péché mortel ? À quoi Joinville répondit sans hésiter qu’il aimerait mieux en faire trente. Le roi laisse partir les frères, et le gronde avec une adorable bonté.

Joinville n’est point fanfaron. Pris par les Sarrasins, qui le voulaient tuer, et ayant senti le coutel à la gorge, il dit bonnement : « Et alors, pour la peur que j’avois, je commençai à trembler bien fort. » Dans un autre moment, lui et quelques barons pensant qu’on va leur trancher la tête, chacun se confesse à son voisin. Joinville avoue ingénument que, sorti de là, il ne se souvint ni des aveux qu’il avait pu faire, ni des péchés du chevalier qui s’était confessé à lui, et auquel il avait donné l’absolution.

L’aimable narrateur ne sort pas du ton familier, souvent légèrement enjoué, où il excelle. Il ne prend jamais les formes un peu solennelles de Villehardouin ; il ne dit jamais sachez, oyez, vous vissiez ; rien chez lui qui rappelle la gravité de l’histoire ou de l’épopée : il se tient entre les mémoires et le fabliau. Les transitions ne l’embarrassent pas plus en écrivant que s’il contait près de la grande cheminée du château de Joinville. S’est-il écarté de son sujet, il y rentre sans façon, en reprenant, du ton de la conversation : Or, revenons à notre matière et disons… Il cause en effet pour son plaisir, à son humeur et à sa fantaisie. Au moment de nous apprendre les résultats très curieux du voyage des frères mineurs envoyés par saint Louis auprès du roi des Tartares, il s’interrompt en disant : « Pourriez ouïr moult de nouvelles que je ne veux pas conter, parce qu’il ne me conviendroit de rompre ma matière que j’ai commencée qui est telle. » Et alors il se met à parler de ses affaires, de l’état de ses finances, qui l’intéressent plus que les frères mineurs et le grand khan de Tartarie. Avec tout l’abandon et le sans-gêne du discours, il s’écrie par deux fois : « J’avois oublié de vous dire. » On ne croit pas lire ; il semble qu’on entend parler. Ce n’est pas encore l’histoire ; mais la causerie française est née. Notre littérature, à son début, fit un effort pour s’élever au style sérieux et soutenu, à la noblesse, à la grandeur, dans la poésie sauvage et parfois sublime de la chanson de Roncevaux, dans la prose grave et fière de Villehardouin ; mais soit que cette tentative fût prématurée, soit qu’elle fût contraire au génie de notre nation, elle eut peu de suite. Le fabliau l’emporta sur l’épopée historique, les mémoires sur l’histoire épique. La grande éducation classique que reçut la littérature française au XVIe et au XVIIe siècle, l’imitation des modèles espagnols, les pompes du siècle de Louis XIV, le grandiose de la religion, imprimèrent à notre prose une majesté qui n’était peut-être pas entièrement dans sa nature ; elle en reçut parfois trop de raideur et de faste. Il semble qu’à l’autre extrémité de notre histoire littéraire la simplicité badine, le ton familièrement railleur de son premier âge, ont reparu, mais avec la marque des années, dans l’esprit, il faut en convenir, bien français, d’un conteur merveilleux, de Voltaire.

Joinville ne se montre qu’en passant et sans y songer ; mais il revient sans cesse, il s’arrête avec amour sur la figure du bon roi. Saint Louis remplit les mémoires de Joinville comme Henri IV remplit les mémoires de Sully. C’est encore étudier Joinville que d’étudier saint Louis dans l’ouvrage consacré à le peindre, car c’est réfléchie dans l’ame de l’écrivain que nous apercevons l’ame du roi. La physionomie que le portrait donne au modèle révèle la manière du peintre.

Nul grand fait n’a manqué d’historien, et il y a peu d’hommes véritablement grands auxquels ait manqué un biographe. Charlemagne, l’empereur des temps barbares, a eu Éginhart ; saint Louis, le roi du moyen-âge, a eu Joinville. Saint Louis a été plus heureux. Éginhart, venu à une époque de renaissance classique, renaissance dont il était lui-même un produit et un instrument, obligé d’écrire dans une langue savante, parce que sa langue n’était pas encore formée, a laissé dans sa peinture un certain vague qui tient à l’emploi d’un idiome mort et à l’imitation de l’antiquité ; plus d’un trait expressif prouve qu’il aurait pu être Plutarque, malheureusement il a préféré copier Suétone. Il a pensé à Auguste, tandis que le nouveau César posait devant lui. Parfois le reflet de la pourpre romaine jette un faux jour sur le visage de l’empereur franc. Joinville, homme de guerre et non pas clerc, écrit dans sa langue maternelle. Il est venu dans un temps qui avait sa vie littéraire propre, et, heureusement pour lui, il ignore l’antiquité. Précisément parce qu’il n’avait lu ni Plutarque ni Suétone, il leur a ressemblé. Il a été, comme eux, un conteur d’anecdotes qui caractérisent et de petits faits qui peignent, mais un conteur plus véritablement naïf que Plutarque, rhéteur vertueux, et surtout que Suétone, rhéteur corrompu.

On doit convenir qu’il ne nous montre pas saint Louis tout entier. Avec lui on ne voit pas le législateur, le politique, mais on voit admirablement le saint, l’homme et le guerrier. Quelles que fussent la sagesse et la générosité de saint Louis, il ne put échapper à l’entraînement des passions fanatiques de son temps. On le voit avec douleur infliger une peine physique aux juremens et aux blasphèmes, comme si mutiler une créature humaine n’était pas un blasphème en action plus odieux au père des hommes qu’un serment prononcé par habitude, ou quelques paroles insensées dont la misérable audace ne saurait atteindre le créateur du ciel et de la terre. Le même écart de l’esprit religieux se retrouve dans cette anecdote rapportée par Joinville, et qui pourrait faire juger sévèrement de la tolérance de saint Louis : — Un chevalier, qui assistait à une conférence destinée à convertir des juifs, demanda brusquement à un rabbin s’il croyait à un des mystères de la religion chrétienne ; celui-ci répondit qu’il n’y croyait point. Alors le chevalier, pour tout argument, lui asséna un grand coup sur la tête, dont le juif fut assommé. Le roi approuva fort cette étrange sorte de syllogisme, et dit : « L’homme lay (le laïque), quand il entend parler de la foi chrétienne, ne doit la défendre que de l’épée, de quoi il doit donner parmi le ventre tant comme elle y peut entrer. »

Hâtons-nous de trouver dans Joinville la preuve que, si saint Louis paya parfois un tribut aux idées fanatiques de son temps, il savait s’élever au-dessus de ces idées par une tolérance qui devançait les lumières du clergé contemporain. Comme, à la suite de la croisade des albigeois, certains propriétaires du midi refusaient une absolution qu’on voulait leur vendre au prix de leurs terres, des évêques de France s’en plaignirent au roi, lui disant que la religion périssait entre ses mains, et lui demandèrent de contraindre les récalcitrans. Saint Louis, le pieux saint Louis, finit par leur répondre « qu’il ne le feroit, car ce seroit contre Dieu et toute raison s’il contraignoit les gens à se faire absoudre quand les clercs leur faisoient tort. » Le bon sens et l’humanité de ces paroles avaient quelque mérite dans un temps si voisin des barbaries de Montfort.

Saint Louis, pour parler de la sorte, n’avait qu’à écouter son ame. Jamais il n’en fut de plus tendre. Après la bataille de la Massoure, ayant demandé des nouvelles de son frère, le comte d’Artois, qui y avait péri, on lui répondit que ce frère bien-aimé était en paradis, et on s’efforçait de distraire sa douleur en le félicitant sur les avantages qu’il retirerait de cette bataille. « Le roi répondit que Dieu fust adoré de ce qu’il lui donnoit, et lors lui tombèrent des yeux des larmes moult grosses. » Saint Louis ne bornait pas cette tendresse de cœur à ses proches ; l’esprit du véritable christianisme lui enseignait le prix de la vie des hommes. Près de l’île de Chypre, le navire qui portait le roi reçut un coup de mer violent. Les mariniers et les barons lui conseillaient de descendre à terre. « Lors dit le roi : Seigneurs, j’ai ouï votre avis et l’avis de mes gens ; or, vous dirai-je le mien, qui est tel : si je descends de la nef, il y a dedans telles cinq cents personnes et plus qui demeureront en l’île de Chypre pour la peur du péril de leur corps, car il n’y a personne qui autant n’aime sa vie comme j’aime la mienne, et qui jamais par aventure en leur pays ne rentreront. Donc j’aime mieux mon corps, et ma femme et mes enfans mettre en les mains de Dieu, que je fisse tel dommage à si grand peuple, comme il y a céans. »

Il n’est pas besoin de citer beaucoup pour rappeler la bonhomie et la simplicité de saint Louis. C’est le côté par où, grace à Joinville, il est le plus présent à tous les souvenirs. Qui ne se l’est représenté rendant la justice sous un arbre du bois de Vincennes ? Je me bornerai à une anecdote moins connue et dans laquelle Joinville figure honorablement. Elle nous montre avec quelle liberté familière il parlait au roi, et avec quelle sincérité candide le roi scrutait sa conscience et profitait d’un conseil. Au retour de la croisade, l’abbé de Cluny fit don de deux chevaux au roi, et le lendemain vint s’entretenir des affaires de son couvent. « Le roi l’ouït moult diligemment et longuement, » dit Joinville, et il ajoute : « Quand l’abbé s’en fut parti, je vins au roi et lui dis : Je vous viens demander, s’il vous plaît, si sous avez ouï plus débonnairement l’abbé de Cluny, parce qu’il vous donna hier deux palefrois. — Le roi pensa longuement et me dit : Vraiment oui. — Sire, fis-je, savez-vous pourquoi je vous ai fait cette demande ? — Pourquoi fit-il. — Pour ce, fis-je, que je vous conseille que défendiez à votre conseil juré qu’ils ne prennent (rien) de ceux qui auront à besogner devant vous, car soyez certain, s’ils prennent, ils en écouteront plus volontiers et plus diligemment ceux qui leur donneront, ainsi comme vous avez fait l’abbé de Cluny. »

On est bien moins accoutumé à l’idée de la vaillance de saint Louis qu’à celle de sa bonté. Joinville, son compagnon d’armes, a vivement exprimé l’ardeur de héros et l’impétuosité de soldat qui le précipitaient dans les rangs des Sarrasins. « Jamais, dit-il, je ne vis homme si beau sous les armes[4], » et il le montre dépassant de la tête toute sa suite, un haume d’or sur son chef, une épée d’Allemagne en sa main. Cet emportement guerrier achève de dessiner par un contraste heureux la figure du saint monarque. Il ne faut pas se représenter Louis IX toujours récitant des prières ou agenouillé dans un confessionnal il faut le voir, comme l’a vu Joinville, dans le désordre et la poussière de la mêlée ; il faut le voir aussi encore plus héroïque dans sa captivité, bravant la mort et la torture, et disant à ceux qui l’en menacent, comme eût dit un martyr des premiers âges du christianisme : « Je suis votre prisonnier, vous pouvez de moi faire votre volonté. » Les infidèles lui demandent un serment, et, bien que décidé à le tenir, il refuse de le prêter, parce que les imprécations qu’il aurait fallu prononcer contre ceux qui l’auraient violé lui semblaient une profanation de la croix.

Touchant la prise de Constantinople, on peut comparer au récit de Villehardouin celui du Grec Nicetas, qui ne voit dans les croisés que des impies qui profanent les églises, des barbares qui détruisent les monumens, des ennemis du beau. La narration de Joinville, rapprochée de celles des historiens arabes, n’offrira pas un si grand contraste. Ici les croisés avaient à faire à des ennemis plus généreux ; si la haine des Grecs, excusable contre des vainqueurs, avait méconnu l’héroïsme des Francs, et n’avait vu que la brutalité qui l’accompagnait, l’enthousiasme religieux et national des écrivains mahométans n’a pu être aveugle aux vertus de saint Louis. Déjà les musulmans avaient su apprécier la vaillance du roi Richard ; cette vaillance était devenue proverbiale dans l’Orient, et, comme nous l’apprend Joinville, « quand un cheval s’effrayoit d’un buisson, on lui disoit : Cuides-tu (penses-tu) que ce soit le roi Richard ? » De même, les Sarrasins rendirent hommage à l’héroïque constance du roi prisonnier, qu’ils appelaient comme par excellence le Français. Des anecdotes, peut-être légendaires, que rapportent les historiens arabes, le montrent conservant sa noblesse et sa fierté dans le malheur. Ces historiens lui font refuser les vêtemens d’honneur que lui envoyait le sultan, et répondre qu’il était aussi riche en domaines que son vainqueur, et qu’il ne lui convenait pas de revêtir les habits d’un autre. Suivant M. Reynaud tous les historiens, excepté un seul, Macrisi, représentent le caractère du saint roi sous un jour avantageux, et proclament la fermeté de son ame ; tous rendent hommage à sa piété. « Il était très pieux, dit l’un d’eux, et c’est de là que les chrétiens avaient tant de confiance en lui. » Il était donc un saint, même pour ses ennemis, et s’est vu presque canonisé par les infidèles. Dans une anecdote rapportée par l’historien Gemal-Eddin, on retrouve jusqu’à cette bonhomie mêlée de finesse ingénue que Joinville excelle à retracer.

« Un émir dit un jour à saint Louis, suivant Gemal-Eddin, qui tenait le fait de l’émir lui-même, comment a-t-il pu venir dans l’esprit d’un homme aussi pénétrant et aussi sensé que le roi de se confier ainsi à la mer sur un bois fragile, de s’engager dans un pays musulman défendu par de nombreuses armées, et de s’exposer, lui et ses troupes, à une perte presque certaine. À ces mots, le roi sourit et ne répondit rien ; l’émir poursuivit : — Un de nos docteurs pense que celui qui expose deux fois sa personne et ses biens sur la mer doit être regardé comme un fou, et que son témoignage n’est plus recevable en justice. Là-dessus le roi sourit encore et dit : « Celui qui a dit cela a raison, et sa « décision est juste. » — Joinville n’eût guère dit autrement que Gemal-Eddin. Le saint Louis de cette anecdote est bien celui auquel nous ont accoutumés les récits du sénéchal. Le silence, le sourire, la bonhomie de l’aveu, peut-être un peu d’ironie chrétienne méprisant doucement cette prudence des infidèles, tout est charmant dans ce petit portrait arabe de saint Louis.

Si j’écrivais l’histoire des évènemens et non celle des lettres, je pourrais relever dans Joinville plusieurs faits qui ne manquent pas d’importance. Il parle de cette curieuse ambassade envoyée à saint Louis par des princes tartares, pour l’engager à former une ligue commune contre les Sarrasins, fait qu’on avait révoqué en doute, et qu’Abel Rémusat a confirmé d’une manière si éclatante en traduisant les lettres de plusieurs souverains mongols à des rois de France, lettres qui sont déposées dans nos archives.

Joinville peint avec beaucoup de vivacité les mœurs et les habitudes de l’Orient. On voit combien elles se sont peu modifiées. En lisant les batailles qu’il raconte, on croit assister à une campagne de l’Algérie ; une chose cependant a changé : nous faisons mieux cette guerre qu’on ne savait la faire au temps de Joinville ; du reste, ses Sarrasins ressemblent parfaitement à nos Kabyles. Sa peinture des Bédouins est excellente encore aujourd’hui ; il les montre enveloppés de leurs burnous blancs qu’il compare à des surplis ; même usage de couper les têtes, qu’on leur rachetait pour un besan d’or, coutume très propre à les encourager, par cette prime maladroite, dans leur habitude barbare. Si les chevaliers étaient étonnés à la vue de ces guerriers couverts de vêtemens flottans qui se précipitaient sur eux avec de grands cris, ceux-ci ne l’étaient pas moins de voir leurs ennemis bardés de fer planter en terre leur bouclier, et, derrière ce rempart, se mettre à l’abri des lances. Cette tactique défensive n’allait point à leur idée de la vaillance et à leur fougue indisciplinée ; elle leur semblait un effet de la crainte, et Joinville nous apprend qu’ils maudissaient leurs enfans en leur disant : « Ainsi sois-tu maudit, comme les Francs qui s’arment par peur de la mort. »

En somme, le grand mérite de Joinville, c’est la naïveté et la vivacité du récit. Son livre n’a pas le sérieux de l’histoire, il n’offre pas même la suite des mémoires. Ce sont des souvenirs écrits avec charme, dans lesquels paraissent un grand évènement et un grand homme. Joinville avait bien eu au commencement l’idée d’une composition historique méthodiquement divisée en deux parties : dans la première, il devait traiter de tout ce qui concernait les vertus religieuses et la politique de saint Louis, dans la seconde, raconter ses chevaleries ; mais l’écrivain ne s’est pas attaché à réaliser très strictement son programme. Ce qui tient à la religion, à la justice, au gouvernement, est exposé en quelques pages ; arrivé à la croisade, Joinville y demeure, et ses souvenirs ne tarissent plus.

Pour bien apprécier le caractère des mémoires du sire de Joinville, il faut les comparer avec la narration de son devancier Villehardouin. D’abord, l’individualité du narrateur domine beaucoup moins dans celle-ci. Villehardouin a beaucoup plus de cette qualité que les Allemands appellent l’impersonnalité, et dont ils ont fait avec raison la condition dominante de l’épopée. Joinville, en se mettant en scène, introduit dans son récit un intérêt plus dramatique. Villehardouin peint les évènemens d’un point de vue supérieur et désintéressé ; il y tient sa place, il y paraît à son rang, mais il ne les rapporte pas à lui, il ne se fait pas centre de ce qu’il raconte. Joinville se raconte lui-même ; il n’a garde d’oublier ses coups d’épée et ses aventures. Une circonstance du récit rend bien sensible cette différence des deux historiens. Villehardouin parle rarement de lui et ordinairement à la troisième personne. Joinville parle de lui souvent et toujours à la première. Leur position aussi est différente. Le maréchal de Champagne et de Romanie est un des chefs de la croisade ; le sénéchal est dans la foule des seigneurs. Avec le premier, on embrasse d’en haut l’ensemble de combats et de négociations dont se compose l’entreprise ; avec le second, on ne voit qu’un point, on est dans la mêlée. L’un peint de grandes lignes de bataille, l’autre des charges et des rencontres de cavalerie à la Vandermeule. Joinville est familier jusqu’à l’enjouement et jusqu’au bavardage ; Villehardouin est toujours grave et ne sourit jamais, il ne sourit pas plus que la visière de son casque ; son récit marche, pour ainsi dire, sur une ligne droite, il ne se détourne jamais ; comme un soldat bien discipliné, il suit le drapeau. Joinville est un volontaire qui caracole sur les flancs de l’armée ; il s’éloigne et revient, il quitte la grand’route et y rentre. Au lieu de cette trame de la narration de Villehardouin, qui se déroule dans sa majestueuse simplicité, il croise et mêle les fils de son récit, et, comme il dit, les entrelace. C’est ce que Froissard fera encore plus que lui, car, en s’éloignant de la manière grave et calme de Villehardouin, Joinville approche de la manière vive et sautillante de Froissard.

Ces trois historiens montrent la chevalerie sous un aspect différent. Chez Villehardouin, la chevalerie est héroïque et religieuse, elle n’offre nulle trace de galanterie ; elle n’en est pas encore à l’age de la grace : on ne parle point des dames. Chez Joinville, il en est tout autrement ; c’est à elles qu’on pense dans la mêlée, et le bon comte de Soissons s’écrie, tandis que le feu grégeois pleut sur les croisés : « Par la creiffe-Dieu, sénéchal (c’est ainsi qu’il avait coutume de jurer), encore parlerons-nous de cette journée en chambre des dames. » Saint Louis lui-même reconnaît courtoisement leur empire. Il dit à un émir qu’il ne sait si la reine voudra payer sa rançon, car elle est sa dame (domina), discours qui dut bien étonner le musulman. Du reste, la chevalerie est tellement dans les mœurs, que Joinville la voit partout. Pour lui, les mameloucks sont des chevaliers ; il appelle le sultan d’Émèse le meilleur chevalier qui fût en toute payennie. Froissard en dira autant des princes maures d’Afrique. Qu’on s’étonne après cela que dans les romans du moyen-âge on transformât en chevaliers tous les infidèles ! et cette dénomination appliquée aux adversaires des croisés n’était pas entièrement fausse. Notre chevalerie, quoi qu’on en ait dit, est chrétienne d’origine et n’est point venue des Arabes : néanmoins il est certain que les musulmans avaient aussi une certaine chevalerie née de leur religion et de leurs mœurs. Sans remonter à leur héros populaire Antar et aux premiers conquérans de l’Espagne, il y avait du chevalier dans Saladin. Selon Joinville, les Sarrasins offrirent aux chrétiens de jouter sous les murs d’Acre. Les deux chevaleries se rencontrèrent aux croisades, et, malgré les haines religieuses, elles se reconnurent pour sœurs et se saluèrent en se combattant.

Joinville se complaît au récit des combats singuliers. Tandis qu’un véritable duel chevaleresque a lieu sous les murs d’Acre entre des Sarrasins et des chrétiens, un chevalier, voyant huit hommes qui regardaient le combat, va les attaquer. Joinville ajoute avec complaisance : « Et les trois beaux coups fit-il devant toutes les femmes qui étaient sur les murs. » On croit entendre Froissard raconter une apertise d’armes.

Encore une ressemblance de Joinville et de Froissard. Froissard s’émerveille des fêtes, de la parure des chevaliers et des dame, de la braverie ; il ne fait pas grace au lecteur d’une aune de velours ou de satin. Villehardouin ne voit que des armures, et, s’il parle une fois de vêtemens précieux, de pierreries, c’est pour montrer, après la prise de Constantinople, toutes ces richesses entassées pêle-mêle en monceaux aux pieds des Francs. Joinville décrit, comme l’aurait fait Froissard, les pompes de la grande cour tenue à Poitiers, et le costume de tous les seigneurs qui mangèrent avec le roi. Ainsi ces trois historiens correspondent aux trois phases de la chevalerie et les représentent. La chevalerie est austère dans Villehardouin, elle est sérieuse et guerrière ; elle combat pour vaincre l’ennemi et non pour le plaisir de faire briller son épée. De la devise qui plus tard fut la sienne : Dieu et les dames, elle n’a encore écrit sur son bouclier que le premier mot. Dans Joinville, elle est déjà galante, enjouée, se plaisant aux joûtes, aux combats singuliers applaudis par les dames, au luxe des armes, aux éblouissemens des parures et des fêtes. Dans Froissard, elle aura presque perdu tout objet sérieux, et sera comme un luxe de vaillance, une mode de défis, d’entreprises, d’aventures souvent inutiles ; elle se complaira comme son historien dans la magnificence et l’éclat, elle cachera parfois sa rude cuirasse sous une robe de brocard. Toute son histoire est donc contenue dans ces trois noms, Villehardouin, Joinville, Froissard. Si l’on comparait la chevalerie à un grand arbre, Villehardouin en serait la racine et le tronc, Joinville la fleur, Froissard le feuillage touffu et retentissant, mais un feuillage d’où la sève commence à se retirer, un feuillage déjà diapré des teintes variées de l’automne et qu’un souffle fera tomber.


J.-J. Ampère.
  1. Voy. M. P. Paris, Romancero français, p. 77 et suiv.
  2. Riche a encore ici le sens germanique de puissant : reckern, ricos hombres — Avec le temps, la puissance a voulu dire l’argent.
  3. Au commencement de ma lettre.
  4. « Onques ne vis si bel armé. »