Littérature dramatique. - Les Enfans d'Édouard, de M. Casimir Delavigne.


LES
ENFANS D’ÉDOUARD.
THÉÂTRE FRANÇAIS.

Si c’est un bonheur pour la critique d’étudier, et d’expliquer à la foule inattentive, un ouvrage important par son mérite réel, par la grandeur de la conception, par l’exécution délicate et achevée, ou même, au défaut de ces rares qualités, par la hardiesse des intentions et la majesté de la perspective ; si c’est pour la réflexion patiente un sérieux et durable plaisir, que de pénétrer, jour par jour, le secret des fantaisies qui ne se révèlent à la multitude que par des tentatives souvent très éloignées l’une de l’autre ; d’assister sans relâche et sans distraction à la lutte perpétuelle qui se partage l’imagination humaine depuis le berceau de la poésie, de suivre et d’applaudir tour à tour le triomphe de l’ordre sur le mouvement, ou du mouvement sur l’ordre, c’est-à-dire de Sophocle sur Eschyle, de Térence sur Plaute, de Racine sur Corneille ; c’est, je l’avoue, une besogne fastidieuse que d’assister au spectacle d’une œuvre sans portée, sans vigueur, et disons-le, sans volonté.

Or, cette tristesse sincère que nous exprimons ici, nous est venue à la représentation des Enfans d’Édouard. La critique, et, j’en conviens sans peine, si haute et si désintéressée qu’elle puisse être, n’aura jamais la même valeur et la même animation que les traités des philosophes, les récits des historiens, ou les inventions des poètes. Bien qu’elle prétende, avec une modestie effrontée, établir et défendre les lois qui régissent toutes les formes de la pensée, tout en avouant implicitement que Dieu lui a refusé la faculté de réaliser aucune de ces formes, cependant cette sévère magistrature, même aux mains de Quintilien, de Samuel Johnson ou de Diderot, n’aura jamais, pour la société qui nous entoure, la même grandeur et les mêmes joies que la lecture d’Homère, de Tacite ou de Platon. Mais s’il est arrivé, à de lointains intervalles, à l’estimation des œuvres de la pensée de disputer l’attention publique à ces œuvres elles-mêmes, ce n’a jamais été qu’à la condition de ne s’en prendre qu’aux maîtres et aux novateurs du premier ordre ; car il faut à la critique, pour vivre même huit jours, la colère ou l’enthousiasme. Il faut qu’elle combatte corps à corps les idées perverses qui veulent détourner l’art de sa route, ou qu’elle élève sur un piédestal les statues des demi-dieux à qui l’impiété, l’ignorance ou l’envie refusent la gloire et l’encens.

Pourtant, lorsqu’on a rencontré, parmi les inventeurs de son temps, de secrètes sympathies, si l’on n’a pu se défendre d’applaudir, comme à une victoire personnelle, aux créations du génie qui sont venues baptiser de leur nom de courageuses, mais impuissantes espérances, il y aurait de l’ingratitude, et peut-être de la lâcheté, à ne pas mener à fin la tâche qu’on a choisie : ce n’est pas assez d’avoir dit aux uns : « J’avais prévu ce que vous avez fait, » et aux autres : « Vous avez donné la vie et la durée au plus cher et au plus constant de mes rêves ; j’avais aperçu l’écueil que vous avez touché, j’avais deviné la gloire qui vous couronne. » Non, il faut aller plus loin, quoi qu’il en coûte à notre paresse instinctive. À vrai dire, nous n’avons plus rien à faire dans la lice, quand les lances les plus vaillantes ont été rompues, quand les armures les plus fidèles ont été faussées, quand les casques étincelans ont roulé dans le sang et la poussière, quand le vainqueur est proclamé. Mais, pour qu’il ne manque rien à la louange de ceux qui ont vaincu, il faut réciter, sans découragement et sans dégoût, les noms obscurs de ceux qui n’ont pas même combattu, comme pour agrandir le cortége du guerrier prédestiné.

M. Casimir Delavigne pourrait impunément écrire et montrer sur la scène française plusieurs centaines de tragédies pareilles aux Enfans d’Édouard, sans hâter ou ralentir les progrès de l’art dramatique. Si donc nous parlons de lui cette fois, ce n’est pas pour lui-même, ni pour discuter ce qui n’est pas discutable, le sens et le dessein de son poème prétendu ; c’est qu’il nous importe absolument de prouver qu’il ne compte pas dans la littérature de son temps ; qu’il n’est ni de ce siècle-ci, ni du siècle passé, ni du siècle précédent ; qu’il ne relève ni du tragique austère qui faisait pleurer Condé, ni du studieux élève de Port-Royal qui devait mourir d’une bouderie de roi, après avoir dévoué sa muse aux fêtes religieuses de Saint-Cyr, et qu’il n’a rien à démêler non plus avec le hardi dialecticien qui, du fond de Ferney, gouvernait l’Europe attentive, et rédigeait Mahomet, comme un pamphlet, pour le dédier au pape.

Au moins ces trois grands noms dominaient la société française parce qu’ils la comprenaient. S’ils ont pris tour à tour pour modèle la Grèce, l’Espagne ou l’Angleterre, c’est qu’ils y avaient découvert d’intimes alliances avec les idées, les passions et les habitudes de leur temps. Mais je défie le plus habile de surprendre une parenté, si lointaine qu’elle soit, entre M. Delavigne et les choses ou les hommes de ce temps-ci.

Les Enfans d’Édouard m’ont semblé une gageure sérieuse, un parti pris d’emprunter à toutes les querelles, à tous les systèmes qui se coudoient dans les salons et dans les académies, ce qu’ils ont d’inoffensif et de superficiel, et ainsi, par exemple, aux versificateurs patiens de l’empire, l’élégance monotone, les hémistiches arrangés en cascatelles sonores ; aux adeptes du moyen âge, aux panégyristes de la scène anglaise et allemande, le nom et le costume de quelques personnages historiques ; et enfin aux amirateurs oisifs des bons mots et du marivaudage débités pendant dix ans au boulevard Bonne-Nouvelle, et qui se sont appelés, je ne sais pourquoi, la comédie de la restauration, leurs antithèses cliquetissantes, leurs puérilités fardées ; mais au moins, prenez-y garde, je n’en veux pas conclure que M. Delavigne soit le rival de M. Eugène Scribe.

Le drame s’ouvre par une scène d’espièglerie très médiocrement gaie, dont la disposition et les détails sont froids, guindés, d’une prétentieuse coquetterie, mais réussissent, Dieu seul sait comment ! à tenir le parterre et les loges dans une continuelle et muette extase. Nous assistons à la toilette du jeune duc d’York ; Elizabeth Woodville semble oublier la guerre civile qui menace de toutes parts la fortune de sa famille, pour se complaire dans les mutuelles taquineries d’une gouvernante et d’un enfant. Je me prêterais bien volontiers au charme individuel de la scène, si déplacée qu’elle soit, si elle était touchée avec une délicatesse plus légère et plus naïve, et si les sarcasmes, sur les lèvres de M. Delavigne, ne se figeaient au point de se glacer. — L’analyse de la pièce entière, si l’on voulait la rattacher à une idée une, progressive et logique, serait absolument impossible : l’action, s’il y en a une toutefois, n’est qu’un travail mesquin de marquetterie ; les incidens se succèdent sans jamais s’engendrer. Quoique l’auteur ait choisi dans les annales anglaises un crime enveloppé d’épaisses ténèbres, mais constaté, au dire des chroniqueurs, et notamment selon le témoignage de Philippe de Commines qui se connaissait en ces sortes de choses, préparé, poursuivi, accompli, avec une ruse infernale, il n’y a pas, durant trois heures, un seul instant d’émotion ou d’angoisse, d’indignation ou de pitié, d’horreur ou de sympathie.

J’ai entendu chuchoter autour de moi quelques amis empressés, qui admiraient dans les Enfans d’Édouard le développement idéal et simultané (disaient-ils) de deux sentimens très beaux à coup sûr, mais à mon avis complètement absens de la pièce, pour peu qu’on exige l’élan et la naïveté. Ils louaient à l’envi l’amour fraternel d’Édouard et de Richard, et la tendresse d’Élisabeth pour ses deux fils. Pour réfuter cette affirmation d’une aveugle amitié, j’invoquerais, s’il en était besoin, l’autorité des jeunes femmes, qui pendant toute la soirée n’ont pas trouvé une larme à répandre ; et l’on m’accordera bien, je l’espère, que la représentation scénique puisse arracher des cris de souffrance, aussi bien que le marbre ciselé par le statuaire de Marseille.

Si l’on veut essayer de décalquer sévèrement les lignes de la fable inventée par M. Delavigne, on a grand’peine à comprendre le travail de sa pensée. Le duc de Glocester souffre avec une patience exemplaire les railleries d’un marmot, qu’il pourrait d’une parole réduire au silence. Il convoite le trône, il le touche du doigt, il n’a qu’à étendre la main pour placer la couronne sur sa tête, et, comme un intrigant vulgaire, comme un chevalier d’industrie, il flatte honteusement la reine, qui va s’enfuir au premier soupçon de ses desseins. Il descend jusqu’à la rassurer, quand il pourrait lever le front, et lui dire hardiment : « Je veux être le roi, et je le serai. » Il se laisse insulter par le jeune duc d’York, et se résigne à l’insulte au lieu de la punir. Il confie à Buckingham la moitié de ses projets, et s’indigne de ses scrupules, comme s’il ignorait qu’en de pareils marchés les demi-confidences font les trahisons inévitables. Au lieu de le gagner en l’associant au partage, il s’amuse à le tromper comme la reine, à protester devant lui de son dévoûment inviolable aux droits et à la personne des héritiers d’Édouard iv. Puis, pour décharger sa conscience de toute inquiétude, il le fait assassiner par un aventurier ; il gaspille le crime, il prodigue les meurtres publics, comme s’il n’avait pas à sa dévotion les prisons et l’exil.

Quand il tient dans sa main la vie d’Édouard v et de Richard d’York, chose incroyable ! il ne révèle pas à leurs geôliers le sort qui les attend ; et c’est leur mère elle-même, la reine Élisabeth, qui leur apprend qu’ils vont mourir. Comment a-t-elle pu pénétrer dans la tour ? comment a-t-elle trompé la vigilance des gardiens ? résolve qui pourra ces questions insolubles. Je ne chicanerais pas la vraisemblance du moyen, si le poète atteignait à de grands effets ; mais comme il n’en est rien, j’ai le droit de me plaindre.

Le dénoûment prévu d’avance, la mort des deux enfans, n’effraie pas un seul instant. Pourquoi ? c’est que les deux frères n’ont pas dans la bouche un accent vrai, pathétique ; c’est qu’ils regrettent la vie comme des hommes, pour des honneurs qu’ils ignorent, et qu’ils ne pleurent pas comme des enfans, sur les plaisirs qui leur échappent.

Disons-le simplement, cette tragédie prétendue n’est qu’une paraphrase laborieuse d’une toile envoyée il y a deux ans au Louvre, par M. Paul Delaroche. Or, le défaut du tableau est aussi celui de la tragédie. M. Paul Delaroche avait peint sur une toile de dix pieds un sujet dont la composition et les lignes convenaient tout au plus aux dimensions d’une aquarelle, M. Delavigne a délayé dans les trois actes d’une tragédie le petit nombre d’idées et d’images qui auraient pu suffire à défrayer une élégie. La toile de M. Delaroche était d’une couleur violette et fausse ; la versification de M. Delavigne est d’une élégance frelatée. Je dois même ajouter (et ceci, j’en suis sûr, va surprendre bien des croyans) que plusieurs fois l’illustre académicien a violé cavalièrement les lois du rhythme et de la grammaire. Je ne sais pas, par exemple, où il a vu que Londres se pouvait féminiser ; qu’Édouard était un mot trisyllabique ; que l’on pouvait protester une chose. Ce sont là, je le sais, des péchés véniels ; mais enfin M. Delavigne est académicien.

Si nous abandonnons les questions relatives à la vraisemblance, à la rapidité de l’action, à l’enchaînement et à la génération des scènes, pour aborder un problème plus général et plus élevé, celui de la vérité humaine des caractères, notre embarras sera grand pour reconnaître dans les acteurs de M. Delavigne, ceux qui décidaient, dans les dernières années du quinzième siècle, les destinées de la Grande-Bretagne. Je ne ferai pas à l’auteur des Messéniennes l’injure de lui rappeler le Richard iii de Shakespeare. Je ne lui proposerai pas de s’agenouiller devant l’image d’un dieu qui n’a jamais reçu ses prières. Mais, je lui demanderai si le duc de Glocester, qui n’a pas craint de prendre pour marche-pied deux têtes de rois, qui a éclairci sans pitié les rangs des plus illustres familles, pouvait trouver le temps de faire sur sa conduite et ses desseins d’ingénieux quolibets. N’était-ce pas avant tout et surtout un homme d’action bien plus que de parole ?

Est-ce que la reine Élisabeth ne doit pas opter entre le rôle de veuve et celui de mère, entre la couronne de son mari et la vie de ses fils ? Reine, elle doit soutenir la légitimité de leur naissance et de leur droit ; mère, elle doit sacrifier, s’il le faut, l’honneur de son nom au salut de ses enfans. Dans la tragédie de M. Delavigne, elle flotte incessamment entre ces deux rôles sans se décider pour aucun.

Buckingham professe en toute occasion une innocence qui a tout lieu de nous surprendre dans le compagnon et l’âme damnée de Richard iii. Qu’il trébuche par maladresse, je le veux bien ; qu’il se perde auprès de son maître par impertinence ou par gaucherie, à la bonne heure ! Mais qu’il oppose à l’ambition de Glocester les scrupules d’une conscience timorée, c’est ce que je ne saurais comprendre.

Tyrrel a particulièrement charmé l’auditoire de la rue de Richelieu. J’aurais mauvaise grâce à nier un fait aussi public. Pourtant, je dois l’avouer, je n’ai pas une admiration bien vive pour cette scélératesse bavarde qui éclate en bruyantes fanfares, qui se vante, s’explique, se met à l’enchère, et qui, au moment de l’action, chancelle et redescend au niveau des poltronneries vulgaires. J’aimerais mieux dix fois que Tyrrel récitât quelque cent vers de moins sur la flamme ondoyante du punch, sur les follets capricieux qui viennent se jouer au bord du bowl, sur l’inconstance des dés et le bonheur de l’orgie, et qu’il eût la main prompte, sûre et fidèle. Si j’avais été Richard iii, loin de le récompenser pour avoir gardé les fils d’Édouard iv, je l’aurais fait pendre pour avoir laissé sa veuve pénétrer dans la Tour de Londres.

Je n’ai pas le courage de critiquer le caractère attribué aux enfans d’Édouard. Le rôle qu’ils jouent est tellement passif, que le blâme peut à peine les atteindre. Ils ne sont pas ; c’est tout ce que j’en puis dire. Ils devaient concentrer l’intérêt sur eux-mêmes, mais ce n’était pas à eux que l’action appartenait. Ils en étaient le but et non le moyen. S’ils ne signifient rien dans la tragédie de M. Delavigne, leur nullité doit être imputée à la faiblesse et à l’inhabileté des autres caractères.

Est-ce que par hasard l’été de 1483, tel que le racontent les historiens anglais, ne contenait pas les élémens d’une tragédie ? Voyons.

Je suis fort d’avis qu’il est très inutile, pour inventer un poème dramatique fondé sur une époque donnée de l’histoire d’un peuple, de posséder une formule générale et précise qui exprime le développement total de ce peuple ; ces sortes d’études pouvaient convenir à Bossuet, à Vico, à Herder, et, de nos jours, séduisent encore quelques esprits graves et solitaires comme Schelling ou Ballanche. Mais quoique ces hardies tentatives, loin de refroidir l’imagination, l’exaltent et la rassérènent, en portant ses regards vers les régions de l’idéalité la plus pure, cependant je conçois très bien que les artistes les plus éminens qui ont écrit pour le théâtre ne se soient pas mêlés à ces sortes d’investigations. C’est qu’en effet les inventions scéniques vivent surtout d’individualité, tandis que les formules historiques ont besoin d’absorber l’homme dans l’idée.

Néanmoins, lors même qu’il s’agit d’aborder poétiquement et directement un caractère ou un événement historique, il faut en connaître la mission et le rôle, l’origine et la fin. Autrement on marche de tâtonnemens en tâtonnemens, dans une nuit que le génie le plus heureux risque tout au plus d’éclairer par le mensonge.

Et ainsi, puisque Richard iii, dans les annales anglaises, marque le passage de la maison de Lancastre à la maison de Tudor, si l’on ignore le sens politique de cette transition, à moins qu’on ne trouve dans la biographie de Richard iii une tragédie exclusivement domestique, une intrigue d’amour par exemple, une aventure de jeunesse, il n’y a pas de poème possible.

On le sait, la guerre civile des deux roses, c’est-à-dire la querelle des maisons d’York et de Lancastre, marque, dans l’histoire des îles Britanniques, la ruine de la royauté féodale, et l’avènement de la royauté absolue, qui devait elle-même succomber en 1649, pour faire place en 1688 à la monarchie représentative. Donc, une tragédie où Richard iii joue le principal rôle doit nous montrer l’agonie de la royauté féodale. À cette heure où le dogme de la royauté absolue n’a pas encore été consacré par l’avarice de Henri vii, et la luxure sanguinaire de Henri viii, la guerre n’est pas entre la cour et le peuple ; elle est entre les seigneurs qui s’entretuent et se disputent la couronne. Le premier guerrier venu qui peut mettre une armée brave et cupide au service de son ambition, s’appelle roi et s’asseoit sur le trône. Ainsi fit Richard iii.

Quoi qu’on fasse, toutes les fois qu’on mettra sur la scène ce bourreau difforme et bouffon, on ne pourra jamais le mettre au second plan ; car enfin il jouait sa partie et ne tuait que pour son compte. C’était pour frayer sa route, et non celle d’un autre, qu’il fauchait toute une moisson de têtes illustres. Le meurtre des enfans d’Édouard iv n’est que le dernier épisode de cette monstrueuse tragédie qui devait enfanter une royauté de deux ans. La disparition des deux jeunes frères n’eût servi de rien sans la mort de Clarence, de lord Rivers, de lord Hastings. Il fallait vider toutes les chambres du palais avant d’en trouver une qui fût paisiblement habitable, et Richard iii le savait bien.

La pénitence publique de Jane Shore, les accusations ignominieuses dirigées à la fois contre la mère et la veuve d’Édouard iv par Richard lui-même, ne sont pas non plus inutiles à l’achèvement de ce tableau historique, car elles montrent que le duc de Glocester se délassait parfois de la satiété du carnage dans de brillans intermèdes d’hypocrisie, et qu’après tout il ne versait le sang qu’à la dernière extrémité, quand la ruse, le mensonge, l’or, l’avilissement et la servilité avaient désappointé ses espérances. En attaquant la légitimité d’Édouard iv, il sapait la popularité de ses enfans.

Il semble donc, à la réflexion même la plus hâtée, qu’il n’y avait dans l’été de 1483 qu’une tragédie possible, dont le dénoûment aurait été l’avènement de Richard iii, et qui aurait eu pour exposition, pour nœud et pour moyens, les traits les plus saillans de la vie politique du Protecteur ; à savoir : la pénitence publique de Jane Shore, la fuite de la reine à l’abbaye de Westminster avec le duc d’York, l’accusation d’illégitimité portée contre ses fils et son mari, le meurtre d’Hastings et de Rivers, et, enfin, en présence d’une population menaçante, prête à se soulever pour un roi qu’elle ne connaît pas, en haine d’un tigre furieux dont elle a trop senti la sanglante morsure, la mort des neveux et la royauté de l’oncle.

Il eût été bon d’insister sur le côté jovial et satirique du caractère de Richard iii, et de mettre en scène ses paroles les plus connues, comme ce qu’il dit à l’évêque d’Ely ; les expressions dont il s’est servi en dénonçant à la malédiction publique, comme luxurieux, brigands, traîtres, concussionnaires, ses ennemis dont la tête venait de tomber sur le billot. Ainsi, on le voit, à moins de vouloir se mettre à la suite de M. Paul Delaroche, et trouver dans son tableau une tragédie armée de toutes pièces, on ne devait pas chercher dans la seule mort des enfans d’Édouard le sujet d’un poème dramatique.

Mais n’y a-t-il pas dans la biographie de Richard iii de quoi épouvanter une imagination aussi mesquine que celle de M. Delavigne ? C’est à l’histoire littéraire qu’il appartient de répondre, et je me contenterai de consulter les souvenirs poétiques de la restauration. J’ai dit que l’auteur des Messéniennes n’était pas de son temps ; je crois la chose facile à prouver. Bien que M. Delavigne se soit essayé dans l’ode, dans le dithyrambe, dans l’élégie, dans le poème didactique, dans le discours en vers, dans la comédie de caractère, dans la tragédie pure et la tragédie mêlée, dans le drame bourgeois et dans le drame historique, et même, dans le drame héroïque et philosophique ; bien qu’il ait écrit Waterloo, Jeanne d’Arc, Parthénope, le Jeune Diacre, la Vaccine, le Paria, l’École des Vieillards, la princesse Aurélie, et quantité de ballades mises en musique, remarquables surtout par la nouveauté du rhythme et l’hétérodoxie des rimes, cependant il ne lui est jamais arrivé qu’une seule fois d’exciter une attention réelle ; ç’a été lorsqu’il a versifié toutes les opinions militantes, tous les mécontentemens quotidiens dont se composait le libéralisme politique appelé par Paul-Louis, si exactement, le libéralisme à deux anses. En cette occasion, je le confesse, M. Delavigne a été de son temps, mais à quelles conditions ?

Au théâtre, il n’a rien inventé. Son début, dont on a voulu faire quelque bruit, et qui n’est guère célèbre que par la publication posthume et fort peu authentique des sympathies de Talma, n’est qu’un mélodrame de second ordre, une amplification de rhétorique. Je n’attribue qu’un seul mérite aux Comédiens, c’est de m’avoir fait relire, avec un plaisir éternellement nouveau, quelques pages de Gilblas. J’en puis dire autant du Paria et de la Chaumière indienne. Je ne sais par quel hasard inespéré il s’est rencontré dans les chœurs quelques strophes vraiment lyriques ; je soupçonne qu’on en pourrait retrouver la trace dans Kalidâsi. C’est à peine si j’ose parler d’un travestissement de Byron, qui a dû à la pantomime expressive et puissante de madame Dorval, quelques soirées d’applaudissemens. Les pages de Sanuto sont plus dramatiques à coup sûr que le poème de M. Delavigne.

Je ne voudrais pas affirmer que cent personnes, même littéraires, se souviennent aujourd’hui de la princesse Aurélie, satire obscure et alambiquée d’un triumvirat politique oublié six mois avant le jour où l’auteur des Messéniennes s’aventura malencontreusement jusqu’à prendre en main le fouet d’Aristophane, de Junius et de Beaumarchais. — Sans Talma, qui est-ce qui se souviendrait de Danville ? Louis xi est dans la vie littéraire de M. Delavigne, la même chose à peu près que Philippe à Bovines, dans la vie pittoresque d’Horace Vernet. Des deux parts, c’est la même impuissance et la même guinderie. Il fallait le talent pastoral de M. Delavigne pour trouver dans Philippe de Commines, Jean de Troyes et Béranger, le sujet d’une églogue inoffensive ; pour emprunter au conseiller de Bourgogne, au greffier de Paris et au lyriste le plus dru de notre siècle, une bergerie qui eût fait envie à Racan.

Il n’y a donc en lui ni l’étoffe d’un poète capable d’imposer à ses contemporains la couleur et la trempe de ses pensées habituelles ; ni celle d’un inventeur fertile en ressources de toutes sortes, promenant du nord au midi, de la Grèce à la Judée, de l’Alhambra à Whitehall, les caprices et les erreurs de son imagination ; s’égarant avec délices dans les siècles évanouis, et donnant à chacune de ses rêveries, de ses douleurs ou de ses joies, le nom d’une catastrophe ou d’un héros ; se ressouvenant des choses et des hommes qu’il n’a pas connus, comme un vieillard qui repasse dans le secret de sa conscience ses premières années, et qui écoute le bruit des jours qui ne sont plus.

Non, M. Delavigne n’est pas poète. Ceux qui l’ont cru se sont trompés. Ceux qui l’ont répété ont été trompés ; ceux qui le soutiennent ignorent eux-mêmes l’origine et la valeur de leur conviction. S’il était vraiment, comme on le dit, un artiste du premier ordre, au lieu de descendre aux opinions vulgaires et démonétisées pour les versifier et les appeler siennes, il aurait librement exprimé ses idées individuelles, et il aurait amené la foule à les accepter. Puisqu’il n’en a rien fait, c’est qu’il se sentait faible ; puisqu’il s’est appuyé sur elle au lieu de l’élever jusqu’à lui, c’est qu’il n’avait ni mission ni puissance ; puisqu’il a suivi, c’est qu’il ne devait pas conduire.

Mais il y a dans toutes les réflexions qui précèdent, le germe d’une conclusion plus générale et plus haute : je veux parler d’une réaction spiritualiste dans toutes les formes de l’art littéraire ; car, prenez-y garde, l’esprit, l’imagination et le style de M. Delavigne, sont à la taille du plus grand nombre. C’est un irréprochable ouvrier en hémistiches ; il sait précisément la dose de plaisanterie commune dont il faut envelopper et assaisonner une idée presque nouvelle pour la rendre présentable et polie.

Il faut donc induire de tout ceci que l’auditoire de la rue de Richelieu, qui n’a trouvé dans les Enfans d’Édouard aucune aspérité repoussante, aucune excentricité scandaleuse, mais qui est demeuré froid et muet malgré le dévoûment des amitiés, commence à se lasser tout de bon des panoramas historiques, et regrette sérieusement les passions humaines en échange desquelles on lui donne aujourd’hui des hauberts, des tabards, des surcots et des couronnes à fleurons. Il commence à comprendre ce qu’il n’aurait jamais dû oublier, que la poésie dramatique est quelque chose de plus sérieux et de plus élevé qu’un ballet ou une mascarade ; que c’est une nourriture pour l’âme, et non une pâture pour les yeux.

C’est pourquoi je pense que les inventeurs de profession feront bien de se préparer à la révolution qui s’annonce dans le goût public, de se mêler au monde et à ceux qui ont vécu, de mener des journées actives et pleines, et d’oublier pour quelque temps les missels enluminés, les chroniques poudreuses, les gravures héraldiques et les généalogies, s’ils veulent faire face à l’indifférence, et ramener la foule qui s’en va.


Gustave Planche.